• 1 L’année de fondation de l’atelier (1862, 1863 ou 1864) est celle retenue par la tradition familiale (...)
• 2 On peut considérer l’exposition « Un siècle de photographie à Genève, les Boissonnas » au musée Rat (...)

1Au début des années 1860, touché par des difficultés économiques, le graveur de montres Henri-Antoine Boissonnas (1833-1889) décide de réorienter ses activités. Il s’établit comme photographe à la rue de la Cité à Genève, avant de reprendre, en 1866, le commerce d’un concurrent, Auguste Garcin situé à la place Bel-Air, dans l’hôtel des Trois-Rois1. Cet atelier, qui sera déplacé à plusieurs reprises, se transmettra au sein de la famille jusqu’au début des années 19802. La production des Boissonnas et de leurs collaborateurs constitue aujourd’hui, avec plus de 200 000 images, l’un des points forts des collections du Centre d’iconographie de la Bibliothèque de Genève et représente un fonds exceptionnel pour l’histoire de la photographie. Les œuvres du plus célèbre des membres de cette « dynastie », Frédéric dit Fred Boissonnas (1858-1946), l’un des fondateurs et principaux donateurs du Musée suisse de photographies documentaires, y sont bien représentées.

• 3 Le magasin était situé rue Centrale (aujourd’hui rue de la Confédération).
• 4 Fred Boissonnas crée une succursale visant la « haute clientèle » à Paris (12, rue de la Paix) avec (...)
• 5 Bibliothèque de Genève, Br 733/18, Exposé de Mr Fred. Boissonnas sur les ateliers Fred Boissonnas (...)

3Ses deux fils, Edmond-Victor (1862-1890) et Fred, sont appelés à lui succéder. Le premier, réputé pour ses compétences en chimie, connaît le succès avec la mise au point de plaques orthochromatiques commercialisées sous le nom de Regularitas (fig. 3). Ses découvertes attirent l’attention d’industriels américains qui le font venir aux États-Unis, où il meurt prématurément, à Saint-Louis, en 1890 (fig. 4). Formé en Allemagne et en Europe centrale, Fred succède à son père en janvier 1887 (fig. 5). Grâce à la notoriété acquise en 1900 à l’Exposition universelle de Paris, il étend dès 1901 ses activités, à Genève avec l’ouverture d’un magasin d’exposition et de vente de fournitures photographiques pour amateurs au centre-ville3, mais aussi hors de Suisse avec la création de filiales, notamment dans la capitale française et à Saint-Pétersbourg, à la tête desquelles il place ses proches collaborateurs (fig. 6)4. La réussite de cette expansion se base sur la « méthode » qui a fait le succès de l’atelier du quai de la Poste, notamment pour « les poses d’enfants… négligées en France5 ».

• 6 On le trouve à l’enseigne : « Fred Boissonnas & Cie, 12, rue Boissy-d’Anglas, Paris. Portraits d’ar (...)
• 7 FBB, dossier SDN comportant pour l’essentiel des portraits de délégués.

4Dès 1918, Fred Boissonnas cède l’entreprise de Genève à ses fils pour s’installer à Paris où il reprend l’atelier des photographes Cherry-Rousseau6. C’est d’abord Edmond-Édouard qui le remplace, lequel établit notamment un studio auprès de la Société des Nations nouvellement fondée7. Après sa mort, survenue prématurément en 1924, Henri-Paul assume à son tour la direction mais renonce à la photographie trois ans plus tard pour se consacrer à la peinture et à la restauration d’art. Le troisième fils de Fred, Paul, reprend alors les rênes de l’entreprise familiale. Il va gérer le passage, suscité par les importants changements techniques et sociaux de l’entre-deux-guerres, du grand atelier de photographie du XIX^e siècle comptant plusieurs dizaines d’employés au studio moderne fonctionnant avec un patron et quelques assistants. Après avoir traversé la crise des années 1930, Paul est contraint de vendre l’immeuble du quai de la Poste.

• 8 Frédéric Boissonnas, « Inauguration du studio de Paul Boissonnas le 19 novembre 1937 », Revue suiss (...)
• 9 Gad Borel installe l’atelier d’abord au boulevard des Philosophes, puis en 1971 à la rue Saint-Lége (...)
• 10 Maral Farahmand, La Galerie Canon à Genève, 1970-1984. Entre marché et institutions culturelles de (...)

5À partir de 19378, il occupe diverses enseignes à Genève (passage des Lions, rue de Candolle) avant de remettre vingt-deux ans plus tard l’atelier à son gendre Gad Borel, époux de sa fille Ninon, qui poursuit l’activité jusqu’au début des années 19809. Photographe spécialisé dans la reproduction d’œuvres d’art, enseignant, Borel joue un rôle pionnier dans la promotion à Genève de la photographie comme art dans le dernier quart du XX^e siècle, en particulier comme animateur de la Galerie des philosophes (1971-1975) devenue Canon Photo Gallery de 1975 à 1982, enfin Nouvelle galerie des philosophes, avant de fermer peu après. Borel est aussi l’un des cofondateurs du Centre pour la photographie en 1984 dont il assura la présidence de 1995 à 199810 et il est à l’origine de la première exposition d’envergure sur les Boissonnas (Genève, Musée Rath, 1981) qui clôt 120 ans d’activité de l’atelier.

• 11 Le Centre d’iconographie conserve un album en deux volumes de photographies du sud de la France pri (...)
• 12 Fred Boissonnas a triplé le chiffre d’affaires de son père en 1901 (Exposé de Mr Fred. Boissonnas…, (...)

6C’est sans nul doute le talent et l’esprit d’entreprise de Fred Boissonnas qui confèrent son caractère exceptionnel à la production de la famille. Il acquiert une formation complète dans le nord et l’est de l’Europe, d’abord à Stuttgart (chez Friedrich Brandseph), puis en Hongrie (chez Károly Koller), et son père, Henri-Antoine, l’encourage à faire ses premiers voyages pour gagner de nouveaux marchés (fig. 7)11. Jusqu’en 1914, l’entreprise connaît un succès qui ne se dément pas. Elle compte 24 employés au tournant du XX^e siècle12.

• 13 Armand Brulhart, « Fred Boissonnas et l’architecture » dans Estelle Sohier, Nicolas Crispini (dir.) (...)

7Fred Boissonnas cherche à se faire remarquer au niveau international en développant une double stratégie : la participation aux grandes expositions internationales, comme le faisait déjà son père, et une politique active d’édition, avec, pour chef-d’œuvre, En Grèce par monts et par vaux qu’il fait paraître en 1910 avec la complicité de son ami Daniel Baud-Bovy pour le texte. Quel que soit le domaine, il exige un haut degré de qualité technique, ce qui lui vaut reconnaissance et nouveaux contrats : sa célèbre photographie du mont Blanc, prise au téléobjectif en 1892, incite un Anglais fortuné à lui commander une image du mont Parnasse, en Grèce, où il se rend pour la première fois en 1903 ; En Grèce par monts et par vaux lui ouvre à son tour l’Égypte (il publie Égypte en 1932). Éditeur d’ouvrages de luxe, il produit aussi des publications à grande diffusion comme ses portfolios sur le Village suisse à l’Exposition nationale de 189613. La force séductrice de certaines de ses images et ses talents d’illustrateur lui valent de travailler dans la publicité, avec des réclames pour Suchard et Nestlé.

• 14 Estelle Sohier, « Les Boissonnas et le triomphe du visuel », dans ibid., p. 17‑57, particulièrement (...)
• 15 Frédéric Python, « Un joyau dans son écrin. La table et la salle à manger des maisons Heimatstil ge (...)
• 16 Albert Naef, Souvenirs de 1912. Rome, Hohkönigsburg, Zürich et Berne, Lausanne, Hoirs d’Ad. Borgeau (...)
• 17 Céline Eidenbenz, « L’hypnose au Parthénon. Les photographies de Magdeleine G. par Fred Boissonnas  (...)
• 18 Méthode Jaques-Dalcroze. Exercices de plastique animée, vol. 1, La rythmique, la plastique animée e (...)
• 19 Voir infra, note 34.
• 20 Alfred Cérésole, Fête des vignerons Vevey 1905, instantanés au téléphot par Fréd. Boissonnas, Genèv (...)
• 21 Voir supra, note 13.
• 22 Album du centenaire genevois. Les fêtes de juin 1914, introduction d’Horace Micheli, notices histor (...)

8L’activité polymorphe du photographe, enfin, se traduit dans nombre d’entreprises où il prête la main14 : la protection du patrimoine architectural avec Guillaume Fatio15 ; l’architecture pour l’archéologue Albert Naef qui lui vaut une commande de l’empereur Guillaume II pour effectuer des relevés photographiques du Haut-Koenigsbourg en 191316 ; l’hypnose avec Auguste Magnin17 ; la danse avec le musicien et pédagogue Émile Jaques-Dalcroze (« études instantanées de plastique animée »)18 (fig. 8) ; la littérature homérique avec Victor Bérard19. Il sera aussi le photographe inventif de grands spectacles et de commémorations (la Fête des Vignerons à Vevey en 1889 et 190520, l’Exposition nationale suisse à Genève en 189621 ou la Fête de juin en 1914, dans le cadre des célébrations du centenaire de l’entrée de Genève dans la Confédération suisse22).

• 23 Le fonds Boissonnas conservé au Centre d’iconographie de la Bibliothèque de Genève comprend exactem (...)

9C’est le mérite de Paul Boissonnas d’avoir su conserver, après la vente de l’immeuble du quai de la Poste et lors des déménagements successifs qui se sont ensuivis, l’essentiel du fonds de l’atelier. Certes, les pertes ne sont pas négligeables et l’on peut penser qu’au moins le tiers sinon la moitié des négatifs a été détruit. L’ensemble compte aujourd’hui 140 200 négatifs et transparents alors que la 100 000^e vue fut fêtée en 1913 (fig. 9) et que le nombre total de négatifs verre des Boissonnas se monte aujourd’hui à moins de 25 00023. Paul peut néanmoins être considéré comme le producteur, au sens archivistique du mot, du fonds d’atelier tel qu’il est parvenu jusqu’à nous, veillant à son intégrité, triant et reclassant les documents, les annotant d’informations précieuses sur les sujets représentés ou les dates de prises de vue.

• 24 Le fonds fut acheté pour 2 millions de francs suisses (Mémorial des séances du Conseil municipal de (...)
• 25 Les images de ce fonds sont publiées en ligne sur le site du Musée de la photographie de Thessaloni (...)
• 26 Gad Borel, « L’héritage de Fred Boissonnas. Regard intime », dans Estelle Sohier, Nicolas Crispini, (...)

10Jusqu’à l’exposition au musée Rath en 1981, l’ensemble n’a pas connu de dispersion significative. L’intention de la famille était dès cette date de transmettre l’intégralité du fonds à une institution patrimoniale genevoise. Les tractations furent cependant longues et n’aboutirent qu’en 201124. Entre-temps, les images de Grèce comprenant environ 12 500 tirages et 4500 négatifs (dont 3500 plaques de verre) ont été acquises en 2003 par l’État hellène dans le cadre de la préparation des manifestations culturelles prévues pour accompagner la tenue des jeux olympiques à Athènes25. Ce choix se justifiait en raison des liens qui unissaient la famille à la Grèce. Les images de Fred Boissonnas, déposées au Musée de la photographie de Thessalonique, ont été classées monument du patrimoine mobilier de la Grèce le 19 juin 201226.

• 27 Le plan de classement a été établi par Cécile Dobler, archiviste au Centre d’iconographie.
• 28 La numérotation et le conditionnement des fonds papier ont été principalement confiés à Viorel Stan (...)
• 29 Sandra Vez, Chantier de reconditionnement des négatifs du fond Borel-Boissonnas. Protocole de trait (...)

11Le fonds de l’atelier a été déménagé des combles de la maison du photographe Gad Borel à Vésenaz, son avant-dernier lieu de conservation, dans les dépôts du Centre d’iconographie en mars-avril 2012. Grâce à un crédit de 400 000 francs suisses voté par le Conseil municipal de la ville de Genève au moment de l’acquisition, un programme de conservation préventive a pu être mis en place sous la supervision de Nelly Cauliez, conservatrice responsable de l’Unité régie à la Bibliothèque de Genève. Il comportait le déménagement du fonds, l’achat de mobilier de stockage installé dans un local climatisé et l’acquisition de matériel adéquat. Un protocole décrit les actions envisagées ; description sommaire du fonds27 ; campagnes de numérisation ponctuelles (5500 images ou groupes d’images) effectuées par le Centre d’iconographie ; conditionnement des documents sur support papier28 et constitution d’une équipe chargée du traitement des transparents et de leur pochette de rangement originel29. L’opération comprenait également des interventions de restauration ponctuelles sur certains documents et l’identification des pièces nécessitant une intervention plus importante et/ou un équipement spécifique.

• 30 Estelle Sohier, Ursula Baume, « Musée, histoire et photographie, le cas de Genève. Sur les traces d (...)

14Il s’agit premièrement des prises de vue faites dans le cadre du projet « Genève, les anciennes maisons », publié entre 1897 et 1907 (fig. 10, 14‑16). Ces images, aujourd’hui dispersées dans le fonds dit Vieux-Genève (VG) ou encollées sur des cartons dans les années 1950, proviennent du Musée suisse de photographies documentaires créé en 1901 et intégré aux collections du Service documentaire du Vieux-Genève en 191030.

• 31 Ces albums sont conservés sous les cotes Y630 01 à 03 et Y631 01 à 15 (ces derniers consultables su (...)
• 32 Y631 01 02. La mort de leur fils Pierre Jules en 1901 (Y631 05 12) a fait l’objet d’un album (X 157 (...)

15Deuxièmement, il faut citer les albums. Les plus importants sont les trois recueils illustrant le voyage en Grèce de 1903 et ceux que Fred Boissonnas a constitués pour sa femme Augusta31. Ces derniers forment un ensemble de plusieurs milliers d’images recensant événements familiaux et faits marquants de sa carrière. À l’origine, il s’agissait d’un cadeau de Fred Boissonnas à sa femme pour le quinzième anniversaire de leur mariage en 1905 ; le photographe a ensuite poursuivi annuellement l’entreprise jusqu’en 1916 : « Dans cette suite fidèle de toutes nos joies, dit-il dans la dédicace placée en tête du premier volume, j’ai laissé les deux pages poignantes de maladie et de deuil [de Pierre et Fredy] ! Car nous ne voulons pas oublier ! »32. Ces albums, acquis en 1957 par la Bibliothèque de Genève auprès de Paul Boissonnas, constituent un véritable journal visuel, à la fois intime et professionnel, du photographe.

• 33 Estelle Sohier, « Une Odyssée inachevée. Le projet photographique de Victor Bérard et de Fred Boiss (...)
• 34 Victor Bérard, Dans le sillage d’Ulysse, photographies de Fred Boissonnas, Paris, A. Colin, 1933.

16Enfin, troisième ensemble d’importance, le fonds Victor Bérard, acquis en 2005, conserve plus de 2000 négatifs noir/blanc sur support souple et près de 1200 tirages contact ainsi que des diapositives33. Ces prises de vue, qui combinent projet artistique et scientifique, documentent le voyage fait en 1912 autour de la Méditerranée par l’helléniste français et le photographe genevois « dans le sillage d’Ulysse34 ».

• 35 Ces images sont regroupées dans la série « Clients », dont il existe un fichier exhaustif classé pa (...)

17Trois thématiques principales se dégagent à l’analyse du fonds Boissonnas. Premièrement, le fonds d’atelier proprement dit est constitué majoritairement de portraits. Il est comparable à ceux d’autres photographes de la même époque (et qui ont souvent disparu tels ceux des concurrents des Boissonnas à Genève, Émile Pricam ou les frères Charnaux). Le travail des Boissonnas se distingue toutefois par la qualité de leur production qui s’adresse en priorité à une clientèle aisée. Le fonds offre ainsi une vision rare des milieux de la haute bourgeoisie genevoise (portraits de personnalités, événements familiaux, vues des grands domaines et des intérieurs bourgeois)35. Mais il fournit aussi des documents irremplaçables sur le paysage genevois et régional (vues de la ville et de la campagne, des Alpes, etc.) et constitue une source importante pour l’histoire des collections en Suisse, la reproduction d’œuvres d’art ayant été une spécialité de l’atelier jusqu’aux années 1970. Le fonds conserve en revanche très peu de matériel photographique ancien pour la prise de vue. Deuxièmement, les séries liées aux diverses activités de Fred Boissonnas représentent sans conteste la partie la plus riche et la plus originale du fonds. On peut distinguer plusieurs types de documents :