Notes de terrain et photographies factuelles chez John Brinckerhoff Jackson
Résumés
Les archives de John Brinckerhoff Jackson contiennent, parmi de nombreux documents manuscrits, un journal de terrain daté de 1957. Jackson y énumère les faits paysagers, architecturaux et sociaux qu’il observe jour après jour, lors d’un voyage entre l’État de New York et le Sud profond. Il y laisse apparaître un style dépouillé, aux limites des normes syntaxiques, mais à même de renseigner au plus près les réalités à propos desquelles il s’enquérait. Outre qu’il aide à mieux comprendre les pratiques de terrain de son auteur, ce journal permet, indirectement, d’éclairer un usage de la photographie et plus spécifiquement de la diapositive qui, chez Jackson, deviendra prépondérant à partir des années 1960. Dès cette période, Jackson semble en effet avoir délaissé la rédaction de terrain pour privilégier la notation photographique et, après développement des films, l’écriture de textes étroitement articulés aux vues réalisées.
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Mots-clés :
Jackson (John Brinckerhoff), documentaire, factographie, diapositive, notes de terrain, États-Unis, routeKeywords:
Jackson (John Brinckerhoff), documentary, factual photography, slides, field notes, United States, roadPlan
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Je dédie cet article à la mémoire de François Brunet qui partageait si bien son ouverture d’esprit, son goût pour les décloisonnements et sa qualité de dialogues exemplaires.
Texte intégral
1Fondateur en 1951 du magazine Landscape et éditeur de ce périodique jusqu’en 1968, John Brinckerhoff Jackson (1909-1996) est reconnu comme l’une des figures tutélaires des études paysagères américaines et comme l’un des théoriciens importants du vernaculaire. Fréquemment rattaché au champ de la géographie, il s’est toutefois tenu en lisière du monde universitaire et à l’écart de ses cloisonnements disciplinaires. Malgré son influence grandissante à partir du milieu des années 1960, il n’a pas eu pour dessein d’établir des pratiques d’enquête, d’analyse et d’écriture canoniques. Étudier Jackson, son œuvre et ses travaux conduit à questionner des manières de faire personnelles, qu’il qualifiait lui-même d’amateurs.
- 1 Les archives John B. Jackson sont conservées au Center for Southwest Research de l’université du No (...)
2 Ses écrits sont principalement composés d’essais sur l’hodologie, science des routes, de leur conception et de leur expérience, sur la domestication du paysage américain et ses modes d’habitation précaires, et c’est à partir de ces textes que son œuvre reste le plus souvent appréhendée. Pourtant, depuis quelques années, des publications et des expositions investissent les autres formes d’écriture contenues dans ses archives1. En leur sein sont conservés plusieurs centaines de tirages photographiques, plusieurs milliers de diapositives et quantité de documents manuscrits : des textes de conférence, des fiches de lecture, les caches des diapositives annotés, etc. (fig. 1, 2 et 9).
1. John Brinckerhoff Jackson, « Panneaux routiers ; panneau d’indication de lieu ; panneaux manuscrits », Deming (NM), 1976

Diapositive, 5 x 5 cm. Albuquerque, University of New Mexico, CSWR.
© University of New Mexico, Center for Southwest Research, Albuquerque (reproduction et chromie : Camille Fallet)
2. John Brinckerhoff Jackson, « Route du XIXe siècle ; route à péage », Californie, 1976

Diapositive, 5 x 5 cm. Albuquerque, University of New Mexico, CSWR (2-E1-06).
© University of New Mexico, Center for Southwest Research, Albuquerque (reproduction et chromie : Camille Fallet)
- 2 UNM-CSWR (MSS 633 BC B2F3).
3Parmi ces écrits, un journal de terrain, carnet de voyage, se distingue2. Daté de 1957 et contenant 77 pages difficilement lisibles, il est bien plus long et plus ancien que la plupart des autres pièces qui, pour la plupart, datent des années 1970 à 1990 et ne dépassent guère une vingtaine de pages. Il commence et s’achève ainsi :
1er janvier 1957
Henry Wallace habite à South Salem, à proximité de Ridgefield, dans une vieille ferme en activité – silo, poulaillers, maison de maître, verger. La maison des Wallace est grande + blanche avec un grand porche, porte cochère et pelouses.
[…]
- 3 Ibidem. Toutes les citations issues des archives de J. B. Jackson sont traduites par l’auteur.
Greenville |
72 stations-service |
|
|
36 salons de beauté |
|
|
40 églises |
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N. Iberia |
18 salons de beauté |
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16 églises |
||
Chattanooga |
132 salons de beauté |
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162 églises3. |
4Tenu avec assiduité du Nouvel An à la fin février 1957, ce journal témoigne du mode de notation écrite que Jackson a privilégié le temps d’un parcours entre l’État de New York et la Louisiane. Au-delà, il permet de mieux cerner l’art de l’observation itinérante et de la consignation, textuelle et visuelle, qu’il développait. Il amène à comprendre à quelles fins et de quelle manière il sillonnait le pays, et comment il sondait les configurations architecturales et géographiques, les activités sociales et culturelles vers lesquelles il se dirigeait, avant de reprendre la route. Indépendamment de ces informations, ce journal éclaire aussi une pratique photographique qui, chez Jackson, devient régulière à partir des années 1960.
5 En effet, l’absence d’autres journaux de terrain archivés et, à l’inverse, le grand nombre de diapositives conservées conduisent à penser que Jackson délaissera bientôt la notation écrite pour la note photographique. Suite à ce journal, ce sont principalement ses diapositives qui rendent compte de l’articulation qu’il a instaurée entre expérience, recherche et collecte de terrain. Au sein de ses archives, le journal de 1957 fait place à trois décennies et cinq milliers de Kodachromes et d’Ektachromes qui révèlent à la fois la forme extensive de ses enquêtes géographiques et la fonction documentaire de ses vues photographiques.
- 4 Henry A. Wallace fut secrétaire à l’Agriculture de 1933 à 1941 et vice-président des États-Unis de (...)
- 5 UNM-CSWR (PICT 866-6-F-06).
6 Ainsi, tandis que Jackson amorce son journal en décrivant sommairement la demeure d’Henry A. Wallace4, il l’achève deux mois et 76 pages plus tard en comptabilisant les églises, stations-service et salons de beauté de trois villes du Tennessee, de la Louisiane et du Mississippi. Durant bien plus longtemps, de 1955, année de sa plus ancienne diapositive archivée5, jusqu’en 1989, année de ses pellicules les plus récentes, il ne cesse de saisir photographiquement des éléments paysagers et architecturaux, semblables aux pelouses, vergers, poulaillers, maison de maître et porte cochère qu’il rapportait par écrit en 1957. En dépit de ce basculement du relevé textuel à l’image enregistrée, il pourrait avoir perpétué, sur le terrain, une pratique de notation homogène. C’est du moins l’hypothèse qui sera ici investie.
7 Il s’agira, en ce sens, de comprendre les manières de photographier que Jackson a privilégiées, tout en les analysant au regard des modes de notation écrite qu’il avait précédemment mis en œuvre en 1957. En interrogeant son choix de la diapositive, seront aussi étudiées les relations qu’il a instituées entre les vues réalisées et leurs caches, sur lesquels il ajoutait fréquemment des informations textuelles. Dans cette perspective, une attention continue sera portée aux fondements hodologiques de sa photographie. Jackson rédige un journal puis photographie, sans s’installer à l’intérieur de terrains circonscrits. Ses méthodes de recherche n’impliquent pas de se sédentariser en vue de décrire des lieux en détail jusqu’à les topographier ; elles nécessitent d’embrasser l’ensemble des États-Unis en sillonnant les routes et en faisant du cheminement le vecteur de questionnements et d’une production documentaire partiellement photographique.
La diapositive comme support documentaire
8L’organisation thématique qui préside à l’archivage de ses diapositives fait ressortir l’attention tous azimuts qui animait Jackson : moyens de transport, voies commerciales, lieux de travail, habitations, fermes, sports et loisirs, centres urbains et institutionnels sont parmi les thématiques qui structurent son fonds photographique. Cette taxinomie atténue cependant fortement la lisibilité de ses voyages. En cataloguant ses diapositives, Jackson rompait leur continuité chronologique et, indirectement, entravait les retours réflexifs potentiels. Pour appréhender ses itinéraires, leur développement empirique, leur motivation scientifique, il est nécessaire de rétablir la succession originale de ses prises de vue et de reconstituer, tant que possible, les pellicules auxquelles elles appartenaient.
9 Plus qu’un ensemble d’images classé selon des centres d’intérêt disparates, ses diapositives forment un quasi-inventaire géographique de l’Amérique. Il les a distribuées au sein de dix thématiques divisées en cent cinquante catégories. Dans « Institutions, centres et lieux de travail urbains » se trouvent les usines, les moulins, les marchés, les vendeurs, ou encore « l’industrie dans le paysage ». Les garages, les porches et les logements ouvriers participent au chapitre « Habitations ». Les voies et les transports donnent accès à vingt-neuf types de lieux, activités, équipements et véhicules :
- 6 Un strip est une avenue commerciale linéaire dont l’aménagement routier et la signalétique ont pour (...)
- 7 Ces catégories thématiques sont indiquées sur la partie supérieure de chaque feuillet servant à la (...)
2. Connexions (tout transport hors Strip6) : 2A - Aéroports ; 2B - Ponts ; 2C - Canaux ; 2D - Routes de campagne goudronnées I […] ; 2G - Écologie des voies rapides ; 2H - Ouvrages d’art des Interstates ; 2I - Parking ; 2I(2) - Parking II […] 2M - Panneaux autoroutiers officiels […] 3. Le Strip : 3A - Stations-service ; 3A(2) - Stations-service II ; 3B - Motels ; 3C - Restaurants de bords de route ; 3D - Strip I Années 1930, « Canards » années 1940 […] ; 3H - Pancartes commerciales II ; 3I - Relais routiers ; 3J - Commerces de bords de route7.
10Afin de parvenir à ce classement, Jackson a annoté la plupart de ses diapositives – annotations qu’il a placées sur le cache cartonné ou plastique qui encadre chaque cliché. Plus des quatre cinquièmes de ses photographies sont renseignés par des indications typologiques simples – « strips », « relais routiers », « stations-service », etc. – ou composées – « Vente d’équipements agricoles Sud Strip rural », « Strip Décoration Pop art », « Strip Centres nodaux Centres commerciaux Las Vegas », etc. Parallèlement, Jackson a mentionné sur plus d’un cinquième d’entre elles le toponyme de la région, de l’État, de la ville, du village et, plus exceptionnellement, du quartier photographiés. À l’intérieur de chaque thématique, des indications tels que « Sud-Ouest », « Grandes Plaines » et « Nouvelle-Angleterre » peuvent de la sorte se suivre. Dans la catégorie « Églises », Stockton et Oakland, en Californie, Tucumcari et Tecolotito, au Nouveau-Mexique, voisinent avec Brockton et Lancaster, dans le Massachusetts, tandis que des panneaux localisés en Pennsylvanie, en Alabama et au Nevada sont rassemblés.
- 8 Les mois et années indiqués sur les diapositives correspondent aux dates de développement des films (...)
11 Certes, seul un cinquième des diapositives archivées est localisé avec précision ; mais si cette proportion est trop lacunaire pour retracer avec exactitude ses parcours, elle n’en est pas moins suffisante pour découvrir comment Jackson alliait enquête de terrain, notation photographique et écriture hodologique. Les annotations présentes sur les caches, de même que les noms apparaissant sur les panneaux photographiés permettent de localiser en totalité plus de mille cinq cents prises de vue. Il est ainsi possible d’établir qu’en septembre 1958, Jackson visite Monument Valley et le Canyon de Chelly, qu’en 1959, il se rend dans le New Hampshire, et que durant les années 1960, il parcourt la Californie, les Rocheuses, les Grandes Plaines, la Nouvelle-Angleterre et le Sud profond. Ces voyages durent de quelques semaines à plusieurs mois. De janvier à mars 1967, trimestre au cours duquel il commence à enseigner régulièrement à Berkeley, il fait développer des pellicules mêlant San Francisco, Sacramento, Auburn et Santa Barbara, plus au sud8. En octobre et novembre 1969, durant son premier semestre de cours à Harvard, il fait des photographies à travers la Nouvelle-Angleterre. La lecture de la pellicule codifiée « NOV67 H7 » indique qu’il venait d’emprunter les routes du Dakota du Sud, de l’Iowa voisin, puis de l’État de New York et du Texas, pour retourner plein nord vers le Dakota et prendre à nouveau la direction de l’est, jusqu’au Massachusetts. Dans l’ensemble, les informations manuscrites laissent entrevoir un cheminement à grande échelle, fait de changements de direction et de va-et-vient longs de plusieurs milliers de kilomètres.
- 9 Voir P. Groth, « J. B. Jackson Slides », art. cité, pp. 120-127.
12 Surtout, elles permettent d’envisager ses diapositives comme un support documentaire qui ne serait pas uniquement photographique. Les textes qui y sont ajoutés répondent d’abord à une volonté d’identification et de classement. Ils ne résultent pas d’un effort de composition raisonné : les termes ont été juxtaposés, par petits groupes ou un à un, et restent fragmentaires. Ils paraissent ressortir d’une stricte pratique de consignation, mise en œuvre après réception des pellicules développées. Ils voisinent avec les codes, dates et numéros de cliché imprimés par les laboratoires, mais ne peuvent pas être réduits au statut de métadonnées. Ces textes sont associés visuellement aux images ; ils ne sont pas rédigés sur un support indépendant ou sur la face arrière et opaque d’un tirage. Ils ne pourraient en être éloignés qu’à la condition de détacher l’image du cache. En dehors d’un temps de projection limité, cantonné à la fin de ses cours et durant lequel seules les photographies étaient montrées9, Jackson semble avoir privilégié une lecture manuelle de ses diapositives – lecture qui lui permettait et nous permet de les appréhender comme des documents polygraphiques, fondés sur deux écritures, l’une textuelle et l’autre visuelle. Ses diapositives représentent ainsi les morphologies architecturales et paysagères qu’il étudiait, mais elles donnent aussi à lire une expérience de terrain verbalisée, dont les différentes étapes peuvent être reconstituées, énumérées.
- 10 L’analyse du fonds archivé à l’UNM-CSWR montre que Jackson a fait développer au minimum six pellicu (...)
13 Bien que le nombre de diapositives archivées datant des années 1960 soit bien supérieur à celui des années 1950, il faut attendre la décennie 1970 pour appréhender à travers les images les tours et traversées que Jackson réalisait10. 1970 est l’une des nombreuses années où il photographie les aires urbaines de San Francisco et Boston. Il parcourt les quartiers de Watts, Santa Monica, Long Beach, Arcadia et San Gabriel, à Los Angeles. Les diapositives de novembre 1970 indiquent qu’il est passé par l’Arkansas, le Kentucky, le Tennessee, la Virginie-Occidentale et la Pennsylvanie. Les pellicules codifiées « JAN71 P4 » révèlent quant à elles qu’il a fait des vues à Norwell, dans les environs de Boston, à Brunswick, au bord du Potomac, au barrage Boulder, non loin de Las Vegas, à Salinas, sur la côte californienne, de même qu’à Albuquerque et San Antonio, au Nouveau-Mexique. En définitive, les textes associés aux images confirment que son activité photographique ne repose pas sur des ancrages géographiques et sur des focalisations thématiques. « Infrastructure autoroutière », « canal », « champs », « mobile homes », « grange », « bâtiment de bureau », « pauvreté », « scène paysagère », « monument », « irrigation », etc., se succèdent sans être liés par une quelconque proximité spatiale. De même, alors qu’entre le mois de mars et la fin avril 1971, Jackson sillonne les Rocheuses, de l’Arizona au Wyoming, il y photographie, une ou plusieurs fois, de l’« habitat en bandes », une « piste cyclable », une « raffinerie », une « station de lavage automobile », un « panneau de signalisation », une « pancarte commerciale », un « vignoble », un « golf », une « grange », des « mobile homes », etc.
- 11 John B. Jackson, « Le paysage accessible », in J. Ballesta, J.-M. Besse et G. Tiberghien (dir.), Jo (...)
- 12 Ibid., p. 176.
- 13 Ibid., p. 180.
- 14 Ibid., p. 185.
- 15 55 diapositives comportent la mention « scenery ».
14 En l’absence de notes de terrain textuelles ultérieures à 1957, seul un essai non daté, mais certainement rédigé après le milieu des années 1980, rend compte explicitement du mode d’enquête qu’il avait développé. Dans ce texte, « Le paysage accessible »11, Jackson explique qu’après avoir plaidé un temps pour « l’étude des paysages vus du ciel12 », il s’est consacré à l’observation au sol et en déplacement. À plusieurs reprises, il y fait mention de ses itinéraires quotidiens qui duraient « de longues heures, souvent monotones », de son appréhension du paysage de « l’intérieur »13, des traversées et détours qu’il opérait. Il se présente aussi comme un voyageur descendant rarement de son véhicule, moins absorbé par le bâti environnant que par la route et ses différents équipements : « des garages, des parkings souterrains, des parkings en surface, des espaces de drive-in […], des échangeurs, d’étranges petits espaces interstitiels et des îlots de verdure14. » Ses diapositives montrent, à ce propos, qu’il fréquentait pour l’essentiel les voies carrossables et parcourues au quotidien de la géographie américaine. Au sein de ses archives, les sceneries, paysages qui chez lui se définissent par leur valeur esthétique et leur naturalité prégnante, sont en quantité infime en comparaison des landscapes, anthropisés, bien plus instables et composites15. En outre, Jackson n’a pas articulé ses quelques sceneries à une typologie détaillée. Nulles catégories multiples, comme c’est notamment le cas pour la route et ses déclinaisons : « Culture routière », « Entreprise de bord de route », « Route à péage », « Beauté autoroutière », « Écologie autoroutière », etc. C’est vers les formes d’habitation, sédentaires ou mobiles, qu’il portait surtout son attention, photographique puis textuelle.
Une photographie factographique
- 16 Ce que montrent les pellicules MAY76 H3.
15En mai 197616, Jackson termine l’un de ses plus longs voyages, dans la moitié environ des États de la fédération. S’éloignant de Berkeley, il traverse le Nouveau-Mexique, l’Oklahoma, l’Arkansas, le Tennessee, le Kentucky, jusqu’à atteindre la Virginie. Il bifurque vers le Vieux Sud et son littoral, l’Indiana, le Nebraska, le Minnesota et l’Iowa. Ces sinuosités s’accompagnent d’une curiosité qui est restée tout aussi vaste et ramifiée. Son parcours peut être lu comme une énumération d’éléments disparates, plutôt architecturaux, géographiques ou culturels : « Baseball », « Pop art », « Monument », « Bâtiment de bureau », « Église », « Centre commercial », « Route », « Forêts », etc. (fig. 3).
3. John Brinckerhoff Jackson, « Centre rural, enchères », Dakota du Sud, 1976

Film inversible, 2,4 x 3,6 cm. Albuquerque, University of New Mexico, CSWR (866-8-K-05).
© University of New Mexico, Center for Southwest Research, Albuquerque (reproduction et chromie : Camille Fallet)
- 17 Jackson indique la date du dimanche 7 janvier, après avoir mentionné le vendredi 4 janvier. Après v (...)
- 18 Par exemple, son article « The Stranger’s Path », publié à l’automne 1957, fait suite à son voyage (...)
- 19 Jackson n’a pas indiqué le nom de son coéquipier. Peut-être était-ce Edgar Anderson, botaniste, qui (...)
16Deux décennies auparavant, en 1957, Jackson était moins enclin aux déviations. Comme son journal l’indique, il part de South Salem entre le Nouvel An et le 3 janvier, pour atteindre la Pennsylvanie le 4 janvier. Quittant Washington le 6 janvier17, il se dirige vers Charlottesville, en Virginie. Il y séjourne une journée et deux nuits. Partant des universités de Charlottesville et Durham, il rejoint celles de Chapel Hill, d’Athens et d’Atlanta. Après une brève excursion au Yucatan, puis dans le bas Mississippi, il repart vers l’État de New York, en suivant un plan de voyage parallèle à celui de l’aller. La linéarité relative de cet aller-retour s’explique, d’une part, par le fait que Jackson recherchait, université après université, des auteurs susceptibles de publier dans le magazine Landscape, qu’il avait fondé en 1951. Elle repose, d’autre part, sur le fait qu’il partait examiner des villes dont les morphologies spatiales et l’animation sociale pouvaient nourrir ses articles18. L’emploi à plusieurs reprises de la première personne du pluriel signale, au demeurant, qu’il ne voyageait pas seul19, et qu’étant accompagné, il semble s’être abstenu de changer de route à des fins strictement personnelles, même si ce voyage ne fut pas exempt de quelques détours. Jackson infléchit sa route vers le littoral de la Caroline et demeure quatre jours dans les stations balnéaires de Myrtle Beach, de Charleston et Savannah. Comme le montre ce qu’il rapporte de ces villes, son journal n’est en aucun cas un recueil d’impressions personnelles ; il est avant tout un inventaire des scènes et lieux observés. Formes architecturales et d’urbanité, contrastes sociaux et prestations hôtelières sont parmi les éléments qu’il consigne assidûment, par écrit, dans un style quasi machinal. Ce style, il le perpétuera lors de nombreux voyages postérieurs, mais sur la base de ses diapositives polygraphiées. Dans son journal, à partir d’une écriture pareillement assimilable à une forme de factographie, Jackson mentionne un à un les faits saisis et constatés :
- 20 UNM-CSWR (MSS 633 BC B2F3).
Dimanche 7 janvier. Départ de Washington à midi […] Paysage vallonné, Warrenton et ses grandes maisons blanches, nombreuses vaches noires, prairies où paissent des chevaux, magnifiques platanes + ormes entourant les habitations Déjeuner à Warrenton : petite ville résidentielle au sommet d’une colline : une localité nouvelle fondée en 1810. […] Drugstore encombré de cartes, d’appareils électriques, de cosmétiques, de magazines ; commerce indépendant. Des filles de village à l’étroit derrière leur guichet, Heinz fait de la location-vente de matériel de cantine sur 3 ans aux drugstores. Ce qui garantit un débouché à leurs produits […] En pleine campagne – la pauvreté s’accentue, coqs + poules en liberté sur la route. Un banc sur une véranda qui s’affaisse ; des cabanes au lieu de granges ; du grillage20.
- 21 Marie-Jeanne Zenetti, Factographies. L’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine, Paris, C (...)
- 22 M.-J. Zenetti cite ici Benjamin Buchloch, Essais Historiques I. Art moderne, trad. C. Gintz, Villeu (...)
- 23 Ibid., p. 72.
- 24 Citation de Walker Evans, tirée de son entretien avec Leslie Katz publié en mars-avril 1971 dans Ar (...)
17Dans son ouvrage, Factographies. L’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine, Marie-Jeanne Zenetti définit la factographie comme une « écriture des faits21 » pratiquée dans la littérature, la photographie, le cinéma, les arts plastiques. Si son propos est principalement centré sur la littérature, Zenetti évoque néanmoins « la capacité factographique de la photographie22 » chez les constructivistes russes, de même que les analogies entre factographie textuelle et photographie documentaire. Selon elle, style factographique et style documentaire s’appuient sur une esthétique de la captation non altérée par des processus explicites de personnalisation ; l’un comme l’autre reposent sur un « effet de documentation » et s’affranchissent des écritures à visée fictionnelle. Bien qu’elles constituent des œuvres, les factographies « jouent avec le document, voire jouent au document23 », mais ne se confondent pas avec celui-ci, car elles ne servent pas à générer des analyses ultérieures. Affirmation qui converge avec l’assertion maintes fois reprise de Walker Evans : « Un document a de l’utilité, alors que l’art est réellement inutile. Ainsi, l’art n’est jamais un document24. » Pour autant, toute photographie documentaire conforme à cette acception du style documentaire, ou qui en serait héritière, ne relève pas d’une écriture factographique.
- 25 M.-J. Zenetti, Factographies, op. cit., pp. 9 et 42.
- 26 Ibid., pp. 34 et 38.
- 27 Ibid., pp. 42 et 10.
- 28 Ibid., pp. 54 et 55.
- 29 Georges Perec et Robert Bober, Récit d’Ellis Island. Histoire d’errance et d’espoir, Paris, P.O.L/I (...)
18 Zenetti oppose, en ce sens, la factographie à une « littérature de l’imagination », comprenant les « formes littéraires de la description et du récit »25. Fondée sur des procédures de notation et sur des pratiques de transcription, la factographie participe également d’une captation. La « formulation et la mise par écrit de faits observables », le « prélèvement d’énoncés préalablement entendus ou lus avant d’être recopiés », tout comme « une certaine neutralité de l’expression » spécifient cette écriture des faits26. Possédant des affinités avec les dispositifs de constatation, la factographie relève enfin d’un art de la saisie du réel, lequel est conçu comme un « matériau brut » ne devant subir que des transformations « aussi minimales que possible »27. En cela, la factographie s’appuie sur des « démarches citationnelles », faites d’actes de « prélèvement et de recontextualisation »28, auxquels ont notamment travaillé les auteurs de la literatoura fakta russe et les objectivists américains. Outre ses références aux pratiques de cadrages, transcriptions et compilations de fragments textuels, Zenetti s’intéresse à la « mise par écrit de faits observables », tel que Georges Perec l’a développée dans Récit d’Ellis Island et Tentative d’épuisement d’un lieu parisien : « nommer les choses, une à une, platement, les énumérer, les dénombrer, de la manière la plus banale possible, de la manière la plus précise possible, en essayant de ne rien oublier29. »
- 30 À propos du vernaculaire chez Jackson, voir notamment J. Ballesta, J.-M. Besse et G. Tiberghien (di (...)
- 31 James Agee, Une saison de coton. Trois familles de métayers, J. Summers (éd.), trad. H. Borraz, Par (...)
19 Se rapprocher de la sphère culturelle de Jackson implique toutefois de s’éloigner des références de Zenetti. Sans appartenir aux mouvements factographiques, James Agee est l’un des écrivains dont la factualité textuelle côtoie le plus celle de Jackson. Par ailleurs, il partage avec lui l’un de ses thèmes de prédilection : l’Amérique ordinaire et son versant vernaculaire, marqué par la précarité économique, la difficulté à se projeter au-delà du court terme, la faiblesse des ancrages territoriaux et la prédominance des motivations utilitaires30. Dans Une saison de coton. Trois familles de métayers31, Agee énumère « les choses, une à une, platement », comme Jackson le fera en 1957 du nord-est au Sud profond des États-Unis. Il recense l’ensemble des éléments que comprennent les habitations des métayers placés au centre de l’enquête qu’il a menée, avec Walker Evans, dans le Hale County. Il détaille les surfaces cultivées, la mise en culture des sols, les transactions entre propriétaires et métayers, les repas quotidiens, les fournitures scolaires, etc. Il nomme ce qu’il a relevé à l’intérieur des localités visitées. À propos de Moundville, Alabama, Agee écrit :
- 32 Ibid., p. 150.
Environ 500 habitants. Slogan sur les plaques des voitures : « Cœur de la Cotton Belt ». Située à 400 mètres d’une grand-route qui traverse l’État […]. Desservie par les chemins de fer du Sud. Trois grandes égreneuses en tôle ondulée qui appartiennent à une association de propriétaires […]. Hangars bas en tôle : entrepôts pour le coton. Une scierie dirigée par Joseph Mills, qui abat de manière prématurée les arbres des environs depuis quinze ans […]. Le café-hôtel de Mme Wiggins. Devant, une négresse bringuebalant le bébé des Wiggins sur une balançoire élastique […]. Deux drugstores, gérés par les vieux médecins de la ville, qui servent des quantités gigantesques de Coca-Cola […]. Trois magasins généraux appartenant à l’association des propriétaires […]. Un magasin Yellow Front, franchise d’une chaîne, spécialisée sans l’épicerie. Un magasin d’outillage. Une station essence. (Les autres sont sur la grand-route.) Un marché aux mules32.
- 33 M.-J. Zenetti, Factographies, op. cit., p. 44.
- 34 Ibidem.
- 35 Issu de l’enquête menée par Agee dans le Hale County, mais refusé par le magazine Fortune en 1936, (...)
20Reprendre et élargir les références factographiques mobilisées par Zenetti invite à considérer les écrits de terrain et les diapositives de Jackson au-delà de leur seule qualité documentaire. En effet, dès lors qu’il est fait abstraction de leur caractère non littéraire, le journal de 1957 et les textes fragmentaires que contiennent ses diapositives peuvent être rapprochés du champ de la factographie. Il en est de même pour ses photographies. Dans son journal et sur ses diapositives qu’il a polygraphiées, Jackson n’a quasiment pas amorcé de mouvements narratifs qui l’auraient mené à rapporter davantage que le matériau directement appréhendé. Il « inventorie le réel, en dénombre les éléments constitutifs plus qu’il ne le décrit véritablement33 ». Il écrit sur le terrain comme, plus tard, il va photographier, non pas en composant un récit ou un tableau, qu’il soit textuel ou visuel, mais en opérant des séries de prélèvements, marqués par l’utilité première de consigner et de compiler (fig. 4 et 5). D’une manière analogue aux factographes, « ces inventaires manifestent un refus attaché des tours traditionnels auxquels se livre l’écrivain : virtuosité et inventivité sont niés par le choix de termes banals et d’un ‹ style non marqué › qui va jusqu’à l’abandon de la phrase au profit de la succession de noms34 ». Travaillant à la collecte de l’observable, Jackson ne dépeint pas, mais saisit ce qu’il vient de voir. L’amplitude spatiale et les déplacements quasi quotidiens qui structurent sa factographie divergent de l’installation pendant presque deux mois d’Agee dans le Hale County. Ce qui pourrait être assimilé à une suite de carottages disséminés chez l’un n’équivaut pas à la topographie patiente de l’autre. Les différences entre le journal et les diapositives de Jackson, d’un côté, et les recensements d’Agee, de l’autre, résident également dans le statut de leurs productions réciproques : notations à usage strictement documentaire et personnel pour le premier, tapuscrit littéraire destiné à être publié pour le second35. Produisant des documents ne devant rien perdre de leur force d’enregistrement et dont la seule fonction était d’alimenter des essais à publier, Jackson constatait et inventoriait, en se dépouillant de son art de la narration, celui-là même qui structure nombre de ses écrits ayant fait l’objet de parution. Son objectif n’était pas, alors, de raconter les États-Unis et leur habitation, comme il le fait dans The Westward-Moving Houses, The Almost Perfect Town et dans d’autres de ses essais, mais bien d’aligner des faits, sans se soucier de son phrasé. Dans son journal, plus encore qu’Agee, il s’affranchit par moment de la phrase verbale et de ses normes syntaxiques. Il se contente de nommer une suite de composantes, comme à New Iberia, petite ville proche de la Nouvelle-Orléans :
- 36 UNM-CSWR (MSS 633 BC B2F3).
Chiens couchés sous les maisons – toutes 2-3 pieds au-dessus du sol. Tout le monde – chaque travailleur porte une casquette en cuir rouge […] Dépôt de bus non pas centre logistique […] voie rapide menant au port + champ de pétrole. – noms de rue : Napoléon, le plus souvent noms de fille + fleurs + arbres – peu de noms d’homme – Bob, Danny, Eugene, Philip, Edward, – aussi Alpha, Beta, Omega36.
4. John Brinckerhoff Jackson, « Nichoir », Athens (AL), 1975

Film inversible, 2,4 x 3,6 cm. Albuquerque, University of New Mexico, CSWR (866-O-08).
© University of New Mexico, Center for Southwest Research, Albuquerque (reproduction et chromie : Camille Fallet)
5. John Brinckerhoff Jackson, « Monte-charge », 1977

Film inversible, 2,4 x 3,6 cm. Albuquerque, University of New Mexico, CSWR (866-8-K-11).
© University of New Mexico, Center for Southwest Research, Albuquerque (reproduction et chromie : Camille Fallet)
- 37 Toutes les diapositives de Jackson sont au format 24 x 36 ou 24 x 24 cm. Aucun témoignage n’a permi (...)
- 38 John B. Jackson, À la découverte du paysage vernaculaire, trad. X. Carrère, Arles, Actes Sud, 2003, (...)
21Comme dans cet extrait, rares sont les diapositives qui représentent des scènes, rurales ou urbaines, composées, par exemple, d’une rue arborée, bordée de trottoirs étroits jonchés de poubelles éventrées et menant à de petits immeubles en bois entourés de terre comme a pu le faire Richard Longstreth (fig. 6). Bien qu’il se soit affirmé comme un observateur, un narrateur et un théoricien majeurs du paysage, Jackson a – autre exemple – cadré au plus près un immeuble de logements ouvriers, sans souci de restitution des contextes, sans chercher à montrer les relations au sol, au parcellaire, à la rue, au parc automobile (fig. 7). La qualité optique de ses photographies indique qu’il tendait à limiter au minimum la séquence de prise de vue et qu’il n’accordait que peu d’intérêt à la technique photographique. Sa photographie semble ne pas interférer sur l’expérience directe du terrain et reposer sur des usages volontairement sommaires, facilités par l’emploi d’appareils petit format, probablement automatiques et bon marché37. Nombreuses sont ses prises de vue où son déplacement a été à peine arrêté : le pare-brise de sa moto ou de sa voiture est visible et les flous de bougé n’ont pas été évités. Rien ne montre qu’il avait sondé auparavant ce qu’il allait photographier. Il s’approche passagèrement et isole des boîtes aux lettres, des panneaux publicitaires, une scène d’enchères, des nichoirs, une voiture décorée pour un mariage, des « boîtes aux lettres fixées sur un arbre mort », avant de repartir (fig. 8). Il ne donne pas à voir ces objets au sein d’un espace composite, fait de voisinages multiples invitant à un cheminement du regard. Comme il l’écrit dans À la découverte du paysage vernaculaire, « le paysage n’est pas un décor », « ce n’est en réalité rien d’autre qu’une collection, un système à l’intérieur d’espaces artificiels à la surface de la terre »38. Et ses diapositives, comme son journal de terrain, démontrent qu’il prélevait visuellement un à un les éléments de cette collection et choisissait de ne pas en rendre compte au sein d’une composition dont les motivations seraient esthétiques. C’est à l’échelle de ses archives photographiques que le paysage américain, dans ses régularités et sa complexité, peut être réassemblé et interprété.
6. Richard Longstreth, « Logement datant de la Seconde guerre mondiale », Washington D.C., 1971

Film inversible, 2,4 x 3,6 cm. Albuquerque, University of New Mexico, CSWR (866-6-V-05).
© University of New Mexico, Center for Southwest Research, Albuquerque (reproduction et chromie : Camille Fallet)
7. John Brinckerhoff Jackson, « Logement ouvrier », Cambridge (MA)

Film inversible, 2,4 x 3,6 cm. Albuquerque, University of New Mexico, CSWR (866-6-C-05).
© University of New Mexico, Center for Southwest Research, Albuquerque (reproduction et chromie : Camille Fallet)
8. John Brinckerhoff Jackson, « Boîtes aux lettres fixée sur un arbre mort », 1984

Film inversible, 2,4 x 3,6 cm. Albuquerque, University of New Mexico, CSWR (866-7-K-09).
© University of New Mexico, Center for Southwest Research, Albuquerque (reproduction et chromie : Camille Fallet)
9. John Brinckerhoff Jackson, « Mobiles homes ; terrain de maisons mobiles d’ouvriers ; parking de mobile homes », Stockton (CA), 1976

Diapositive, 5 x 5 cm. Albuquerque, University of New Mexico, CSWR (866-6-A-05).
© University of New Mexico, Center for Southwest Research, Albuquerque (reproduction et chromie : Camille Fallet)
La photographie, une écriture intermédiaire
22Chez Jackson, la photographie constitue un mode de prélèvement qui vise à collecter des fragments de réalités architecturales et paysagères. Plus avant, elle représente une écriture intermédiaire qui repose sur la réalisation d’itinéraires et mène à l’écrit. La photographie est prolongée, premièrement, par l’annotation sur le cache des diapositives, puis plus indirectement, par des essais qui ne sont plus factographiques mais narratifs. Par la prise visuelle, il ne s’agit pas de véhiculer des propositions finalisées, mais d’enregistrer sur-le-champ, pour retenir et consigner, avant de participer à la construction d’une polygraphie. La polygraphie jacksonienne, dans ses versants empirique, photographique et textuel, articule l’itinéraire de terrain, la captation et le catalogage. L’écriture routière requiert l’observation in situ et occasionne la captation ; la captation se matérialise par une notation visuelle transportable ex situ ; le catalogage, enfin, organise les captations et dépend d’annotations manuscrites qui désignent ce pourquoi la prise de vue a été opérée. La diapositive jacksonienne, dans toute sa polygraphie, répond à ces finalités. Elle est le support d’une double notation, visuelle et textuelle, et d’une conversion qui reste inachevée, de l’immersion à la factographie, de la factographie vers la rédaction d’essais. Et c’est cette fonction de conversion qui fonde sa dimension documentaire.
23 Photographier dans le sillage de Jackson impliquerait ainsi de ne pas scinder documentaire, factographie, polygraphie et conversion graphique. Ce pourrait être aussi, et contrairement à lui, ne pas s’abstenir de formuler des propositions esthétiques, quand bien même la photographie répond à des visées utilitaires : collecter pour, plus tard, produire des connaissances. La photographie jacksonienne permettrait en cela d’envisager un autre style documentaire. Ce style serait factuel, aurait des motivations cognitives et serait étranger à toute volonté de lyrisme. Il serait fondé sur une proximité et une spontanéité permises par l’absence de protocoles et sur un désintérêt vis-à-vis de la composition comme art de la description et de la narration. Au détriment de la composition, il conduirait à l’intégration visuelle de simples ingrédients : les objets, phénomènes, agencements interrogés. En ce sens, il serait entendu que les images produites seraient insuffisantes : insuffisantes car elles interrogeraient plus qu’elles ne concluraient ; parce qu’elles seraient à prolonger par d’autres strates d’écriture.
Ce texte émane de travaux réalisés grâce au soutien de l’UMR Géographie-cités, de la Terra Foundation for American Art, du projet ANR Photo-paysage, du Pavillon populaire et du CIEREC. Je tiens à remercier Camille Fallet, Claire-Lise Bénaud, Audra Bellmore et Gilles Mora pour leur collaboration.
Notes
1 Les archives John B. Jackson sont conservées au Center for Southwest Research de l’université du Nouveau-Mexique (UNM-CSWR). Les fonds auxquels je fais référence sont désignés par les cotes PICT 000-866 et MSS 633 BC. À propos des différentes formes d’écriture de Jackson, voir notamment Jordi Ballesta, Jean-Marc Besse et Gilles Tiberghien (dir.), John Brinckerhoff Jackson. Les Carnets du paysage, no 30, 2016, pp. 12-215.
2 UNM-CSWR (MSS 633 BC B2F3).
3 Ibidem. Toutes les citations issues des archives de J. B. Jackson sont traduites par l’auteur.
4 Henry A. Wallace fut secrétaire à l’Agriculture de 1933 à 1941 et vice-président des États-Unis de 1941 à 1945.
5 UNM-CSWR (PICT 866-6-F-06).
6 Un strip est une avenue commerciale linéaire dont l’aménagement routier et la signalétique ont pour principal objectif de favoriser la circulation automobile, puis l’arrêt du potentiel acheteur.
7 Ces catégories thématiques sont indiquées sur la partie supérieure de chaque feuillet servant à la conservation et au classement des diapositives appartenant au fonds PICT 000-866. À propos du classement de ce fonds : Paul Groth, « J. B. Jackson Slides. Landscape Categories for Thinking and Learning », in Janet Mendelsohn et Chris Wilson, Drawn to Landscape. The Pioneering Work of J. B. Jackson, Stauton (VA), George F. Thompson Publishing, 2015, pp. 120-127.
8 Les mois et années indiqués sur les diapositives correspondent aux dates de développement des films et non de la prise de vue.
9 Voir P. Groth, « J. B. Jackson Slides », art. cité, pp. 120-127.
10 L’analyse du fonds archivé à l’UNM-CSWR montre que Jackson a fait développer au minimum six pellicules durant les années 1950, 72 durant les années 1960, 225 durant les années 1970 et 52 durant la décennie 1980. Il n’est pas possible de parvenir à un chiffrage exact dans la mesure où plusieurs pellicules peuvent avoir une date et un code de laboratoire identiques.
11 John B. Jackson, « Le paysage accessible », in J. Ballesta, J.-M. Besse et G. Tiberghien (dir.), John Brinckerhoff Jackson, op. cit., pp. 176-191.
12 Ibid., p. 176.
13 Ibid., p. 180.
14 Ibid., p. 185.
15 55 diapositives comportent la mention « scenery ».
16 Ce que montrent les pellicules MAY76 H3.
17 Jackson indique la date du dimanche 7 janvier, après avoir mentionné le vendredi 4 janvier. Après vérification, le 6 janvier 1957 était un dimanche.
18 Par exemple, son article « The Stranger’s Path », publié à l’automne 1957, fait suite à son voyage de South Salem à New Iberia. Jackson y dépeint la ville de Lancaster, Pennsylvanie, préalablement mentionnée dans son journal de terrain.
19 Jackson n’a pas indiqué le nom de son coéquipier. Peut-être était-ce Edgar Anderson, botaniste, qui était également présent chez Henry A. Wallace en début de voyage et qui, dès 1953, a publié dans Landscape.
20 UNM-CSWR (MSS 633 BC B2F3).
21 Marie-Jeanne Zenetti, Factographies. L’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 7.
22 M.-J. Zenetti cite ici Benjamin Buchloch, Essais Historiques I. Art moderne, trad. C. Gintz, Villeurbane, Art Édition, 1992, pp. 97-98.
23 Ibid., p. 72.
24 Citation de Walker Evans, tirée de son entretien avec Leslie Katz publié en mars-avril 1971 dans Art in America, in Olivier Lugon, Le Style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Paris, Macula, 2001, p. 18.
25 M.-J. Zenetti, Factographies, op. cit., pp. 9 et 42.
26 Ibid., pp. 34 et 38.
27 Ibid., pp. 42 et 10.
28 Ibid., pp. 54 et 55.
29 Georges Perec et Robert Bober, Récit d’Ellis Island. Histoire d’errance et d’espoir, Paris, P.O.L/INA, 1994, p. 41.
30 À propos du vernaculaire chez Jackson, voir notamment J. Ballesta, J.-M. Besse et G. Tiberghien (dir.), John Brinckerhoff Jackson, op. cit., pp. 12-215.
31 James Agee, Une saison de coton. Trois familles de métayers, J. Summers (éd.), trad. H. Borraz, Paris, Christian Bourgeois, 2014.
32 Ibid., p. 150.
33 M.-J. Zenetti, Factographies, op. cit., p. 44.
34 Ibidem.
35 Issu de l’enquête menée par Agee dans le Hale County, mais refusé par le magazine Fortune en 1936, Une saison de coton donnera ensuite naissance à Louons maintenant les grands hommes [1941]. La version originale du tapuscrit paraîtra finalement en 2013.
36 UNM-CSWR (MSS 633 BC B2F3).
37 Toutes les diapositives de Jackson sont au format 24 x 36 ou 24 x 24 cm. Aucun témoignage n’a permis d’identifier les appareils photographiques qu’il utilisait. Il semble toutefois qu’il se soit aussi bien servi d’optiques grand angle que de téléobjectifs. Seul le film documentaire J. B. Jackson and the Love of Everyday Places de Robert Calo (1988) permet de le voir en train d’utiliser un appareil compact basique.
38 John B. Jackson, À la découverte du paysage vernaculaire, trad. X. Carrère, Arles, Actes Sud, 2003, p. 277. Paysage, décor, collection et système artificiel sont la traduction des termes landscape, scenery, collection et system of man-made spaces utilisés dans la version originale : John B. Jackson, Discovering the Vernacular Landscape, New Haven, Yale University Press, 1984.
Haut de pageTable des illustrations
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Titre | 1. John Brinckerhoff Jackson, « Panneaux routiers ; panneau d’indication de lieu ; panneaux manuscrits », Deming (NM), 1976 |
Légende | Diapositive, 5 x 5 cm. Albuquerque, University of New Mexico, CSWR. |
Crédits | © University of New Mexico, Center for Southwest Research, Albuquerque (reproduction et chromie : Camille Fallet) |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transbordeur/docannexe/image/1712/img-1.jpg |
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Titre | 2. John Brinckerhoff Jackson, « Route du XIXe siècle ; route à péage », Californie, 1976 |
Légende | Diapositive, 5 x 5 cm. Albuquerque, University of New Mexico, CSWR (2-E1-06). |
Crédits | © University of New Mexico, Center for Southwest Research, Albuquerque (reproduction et chromie : Camille Fallet) |
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Titre | 3. John Brinckerhoff Jackson, « Centre rural, enchères », Dakota du Sud, 1976 |
Légende | Film inversible, 2,4 x 3,6 cm. Albuquerque, University of New Mexico, CSWR (866-8-K-05). |
Crédits | © University of New Mexico, Center for Southwest Research, Albuquerque (reproduction et chromie : Camille Fallet) |
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Titre | 4. John Brinckerhoff Jackson, « Nichoir », Athens (AL), 1975 |
Légende | Film inversible, 2,4 x 3,6 cm. Albuquerque, University of New Mexico, CSWR (866-O-08). |
Crédits | © University of New Mexico, Center for Southwest Research, Albuquerque (reproduction et chromie : Camille Fallet) |
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Titre | 5. John Brinckerhoff Jackson, « Monte-charge », 1977 |
Légende | Film inversible, 2,4 x 3,6 cm. Albuquerque, University of New Mexico, CSWR (866-8-K-11). |
Crédits | © University of New Mexico, Center for Southwest Research, Albuquerque (reproduction et chromie : Camille Fallet) |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transbordeur/docannexe/image/1712/img-5.jpg |
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Titre | 6. Richard Longstreth, « Logement datant de la Seconde guerre mondiale », Washington D.C., 1971 |
Légende | Film inversible, 2,4 x 3,6 cm. Albuquerque, University of New Mexico, CSWR (866-6-V-05). |
Crédits | © University of New Mexico, Center for Southwest Research, Albuquerque (reproduction et chromie : Camille Fallet) |
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Titre | 7. John Brinckerhoff Jackson, « Logement ouvrier », Cambridge (MA) |
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Titre | 8. John Brinckerhoff Jackson, « Boîtes aux lettres fixée sur un arbre mort », 1984 |
Légende | Film inversible, 2,4 x 3,6 cm. Albuquerque, University of New Mexico, CSWR (866-7-K-09). |
Crédits | © University of New Mexico, Center for Southwest Research, Albuquerque (reproduction et chromie : Camille Fallet) |
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Titre | 9. John Brinckerhoff Jackson, « Mobiles homes ; terrain de maisons mobiles d’ouvriers ; parking de mobile homes », Stockton (CA), 1976 |
Légende | Diapositive, 5 x 5 cm. Albuquerque, University of New Mexico, CSWR (866-6-A-05). |
Crédits | © University of New Mexico, Center for Southwest Research, Albuquerque (reproduction et chromie : Camille Fallet) |
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Fichier | image/jpeg, 707k |
Pour citer cet article
Référence papier
Jordi Ballesta, « Notes de terrain et photographies factuelles chez John Brinckerhoff Jackson », Transbordeur, 3 | 2019, 174-187.
Référence électronique
Jordi Ballesta, « Notes de terrain et photographies factuelles chez John Brinckerhoff Jackson », Transbordeur [En ligne], 3 | 2019, mis en ligne le 01 octobre 2024, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transbordeur/1712 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12gym
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