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Dossier

Photographier, informer, civiliser. Politique de la documentation photographique universelle dans la France de l’après‑guerre

Photographing, Informing, Civilising. The Politics of Universal Photographic Documentation in Postwar France
Guillaume Blanc
p. 62-75

Résumés

Au milieu des années 1950 en France, Roland Bourigeaud, Albert Plécy et Paul Sonthonnax présentent tous trois la photographie comme l’instrument central pour la réconciliation de l’humanité après la guerre : l’avènement d’une civilisation de l’image permettrait à l’homme d’outrepasser les frontières traditionnelles de la communication. Tous trois souhaitent participer à cet élan avec des projets de documentation photographique universelle, qui cependant ne voient jamais le jour. Se replongeant dans les sources, Guillaume Blanc démontre qu’en réalité, leurs projets étaient conçus comme le cœur d’une stratégie de conquête symbolique devant redonner à la France un rôle majeur dans une mission civilisatrice renouvelée par les pouvoirs informationnels de l’image.

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Texte intégral

  • 1 Répertoire des collections françaises de documents photographiques établi par le Comité de coordina (...)

1Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le champ photographique français, considérablement affaibli, est à reconstruire. Du point de vue institutionnel, la Bibliothèque nationale – seule institution publique soutenant véritablement la photographie – entreprend dès 1945 un état des lieux des collections photographiques, qui aboutira en 1949 à la publication d’un premier répertoire1.

2 Dans les milieux associatifs et privés, certains acteurs s’imposent comme chefs de file et confient à la photographie un rôle primordial dans l’établissement d’un nouvel ordre mondial pacifié. C’est le cas de Roland Bourigeaud, Albert Plécy ou Paul Sonthonnax. Considérant les possibilités techniques du médium, tous trois dissertent largement sur son potentiel en tant que support d’information et de communication propre à réconcilier l’humanité. Cette ambition les mène chacun, au milieu des années 1950, à militer pour la constitution d’une documentation photographique universelle.

  • 2 Voir par exemple Suzanne Briet, Qu’est-ce que la documentation ?, Paris, Éditions documentaires ind (...)
  • 3 Comité national de l’organisation française (dir.), Exposition du microfilm et de la photocopie, ca (...)
  • 4 Sur la question de l’échec des projets photographiques documentaires ou documentalistes, voir Éléon (...)

3 Dans un contexte où s’épanouit une riche réflexion sur la documentation et les possibilités offertes par des supports comme le microfilm2 – en témoigne par exemple l’Exposition du microfilm et de la photocopie en 19503 –, de nouveaux moyens techniques sont à leur disposition pour matérialiser leurs projets respectifs. Pourtant, leurs propositions, qui s’inscrivent dans ce que l’on pourrait presque concevoir comme la tradition de la documentation photographique universelle4, n’aboutiront à aucune réalisation concrète.

  • 5 Pour une critique de la présupposée neutralité de l’archive et des systèmes de documentation, voir (...)

4 Les sources n’expliquent pas clairement les raisons de leur échec, mais accusent en revanche un fossé entre la grandiloquence de leurs discours et la timidité de leurs initiatives. C’est en documentant les parcours respectifs – et parfois croisés – de ces trois acteurs que l’on peut mettre au jour les fondements contradictoires de leurs projets. Ces parcours invitent à reconsidérer leur prétention universaliste comme étant au fond inscrite dans une stratégie de domination culturelle : la documentation photographique universelle, présentée comme une banque des savoirs au service de l’humanité et un dépôt de sa mémoire collective, n’était plus seulement une archive supposément neutre, transparente et impartiale5. Elle était convertie en un espace devant attester de l’hégémonie culturelle de la France et, plus généralement, de l’Occident. Le microfilm, présenté comme central dans la réalisation de ces projets, était envisagé comme un moyen d’information plutôt que de conservation. Les possibilités pratiques qu’il offrait le prêtaient donc indirectement à un usage idéologique, et l’on s’appuyait sur sa prétendue neutralité informative pour dissimuler une forme de propagande.

Des projets isolés au front commun

  • 6 Elle découle de l’Union nationale des sociétés photographiques de France fondée en 1892 par Jules J (...)
  • 7 Roland Bourigeaud, « La contribution de la photographie au développement de l’éducation, de la scie (...)
  • 8 Elle passe de 5 000 adhérents réunis en 69 sociétés photographiques en 1945 à 41 000 adhérents réun (...)
  • 9 Voir Elizabeth Edwards, The Camera as Historian. Amateur Photographers and Historical Imagination, (...)
  • 10 Les citations sont extraites de Roland Bourigeaud « Déclaration faite au palais de Chaillot le 9 no (...)

5Le premier d’entre eux à formuler le souhait d’une documentation photographique universelle est Roland Bourigeaud (1900-1995). Président de la Fédération nationale des sociétés photographiques de France (FNSPF) qu’il a remise sur pied en 19466, il devient en 1950 vice-président et commissaire aux affaires administratives de la Fédération internationale de l’art photographique (FIAP) à son premier congrès à Berne. Fort de ce statut privilégié au sein de l’une des principales organisations photographiques internationales, il rédige et présente au congrès suivant, à Salzbourg en juin 1952, un rapport sur la « contribution de la photographie au développement de la science, de l’éducation et de la culture7 ». Dans ce discours, qui insiste sur le potentiel salvateur de la photographie, Bourigeaud réclame l’établissement d’une documentation universelle comme moyen de mettre toutes les ressources de la photographie au service du progrès humain. Placée sous le signe de l’efficacité, notamment par l’économie d’espace que permet le microfilm, la documentation photographique devait « présenter un inventaire aussi complet que possible de toutes les œuvres photographiques existantes et consultables », afin de donner lieu à une « Bibliothèque des analogies ». Ces hésitations terminologiques laissent entendre que ce qu’il appelle « documentation photographique universelle » correspond à un système dans lequel les images se répondent en prouvant l’harmonie du monde, pour « faire découvrir des filiations insoupçonnées ». Bourigeaud veut asservir sa documentation à la recherche de valeurs universelles, autour desquelles l’humanité peut se retrouver et éprouver sa communion. Le président de la FNSPF invite ses homologues à suivre sa voie : par les concours nombreux organisés par sa fédération et l’ampleur de celle-ci8, il en a fait depuis 1946 une machine à documenter le territoire français, s’inscrivant dans une tradition remontant au XIXe siècle9. Cette production à visée patrimoniale devait ensuite rejoindre le Cabinet des estampes de la BnF grâce à une disposition des statuts de la FNSPF l’engageant à « contribuer dans la plus large mesure possible à l’extension de ce centre unique de documentation photographique10 » par le don des épreuves d’amateur.

  • 11 Albert Plécy, « Pour un prix Nadar », Point de vue – Images du monde, no 242, 22 jan. 1953, pp. 18- (...)
  • 12 Ibid., p. 18.
  • 13 Ibidem.
  • 14 Albert Plécy, « La première exposition mondiale de Lucerne consacre… l’âge de la photographie », Po (...)
  • 15 « Le grandiose Congrès international de Barcelone », L’Officiel de la photographie et du cinéma, no(...)
  • 16 Albert Plécy, « On demande 20 000 hommes d’images », Point de vue – Images du monde, no 230, 30 oct (...)
  • 17 Albert Plécy, « Notre enquête sur la photographie (8) », Point de vue – Images du monde, 18 déc. 19 (...)

6 Venu quant à lui à la photographie pendant la Seconde Guerre mondiale en tant que chef du Service cinématographique des armées, Albert Plécy (1914-1977) considère également que la photographie est un levier pour le salut de l’humanité et relaie les propositions de Bourigeaud dès janvier 195311. Comme lui, il cristallise ses aspirations autour de l’idée d’une documentation photographique universelle, usant souvent d’un ton exalté et d’une rhétorique prémonitoire pour convaincre de sa nécessité. Il souhaite voir la France constituer des « Archives mondiales12 », arguant des possibilités du microfilm et de la transmission des images par radio qui, selon lui, aurait atteint une qualité telle qu’il serait « parfois impossible à un professionnel de l’image de reconnaître un original d’une photo-radio transmise en quelques minutes d’une distance de plusieurs milliers de kilomètres13 ». Si aujourd’hui Plécy est connu pour l’association des Gens d’images qu’il a fondée en 1954, il est avant tout, dès 1946, rédacteur en chef de la revue Point de vue – Images du monde, principalement consacrée au « grand monde » et au gotha. Il y inclut néanmoins une rubrique entièrement dédiée à la photographie, que l’on retrouve chaque semaine entre 1953 et 1977 sous l’intitulé « Salon permanent de la photo ». Conçu comme un espace discursif privilégié, il expose les vues de Plécy sur la photographie et ses possibilités. Ce dernier s’insurge régulièrement contre un usage jugé trop timide du médium, quand celui-ci pourrait bouleverser le cours de l’humanité. Pour lui, qui annonce l’« an I de l’image » (fig. 1), il est temps d’entrer dans l’« âge de la photographie14 ». Dans sa rubrique, il dévoile l’intérêt qu’il partage avec Bourigeaud pour les procédés de miniaturisation. Invité par ce dernier au Congrès de la FIAP à Barcelone en 1954 pour y donner une conférence sur le sujet, Plécy étend les atouts des procédés microphotographiques à leur possibilité de projection en grand format15. Plécy et Bourigeaud s’entendent aussi sur le mode d’approvisionnement de leurs projets de documentation : si le second peut compter sur une masse toujours croissante d’amateurs, le premier exige une armée de « 20 000 hommes d’images16 » : conservateurs de musée, prêtres, administrateurs des colonies, ingénieurs, docteurs et missionnaires doivent nourrir cette documentation17.

1. « L’An I de l’image », article d’Albert Plécy paru dans Point de vue – Images du monde, no 362, 12 mai 1955, p. 3.

1. « L’An I de l’image », article d’Albert Plécy paru dans Point de vue – Images du monde, no 362, 12 mai 1955, p. 3.
  • 18 Nous n’avons pu, pour le moment, obtenir de plus amples informations biographiques à son sujet.
  • 19 « Le Congrès international de Salzbourg consacre l’ampleur du mouvement photographique mondial », P (...)
  • 20 Paul Sonthonnax, « Faisons le point », Photo-Monde, no 25, 1953, p. 1.
  • 21 Il donne d’ailleurs la parole au conservateur du Cabinet des estampes de la BnF, Jean Prinet lui-mê (...)
  • 22 Paul Sonthonnax, « La photographie française est-elle à l’agonie ? », Photo-Monde, no 22, 1953, p.  (...)
  • 23 Bourigeaud est présent au congrès fondateur du CIP et se présente d’ailleurs comme étant lui-même l (...)
  • 24 « Biennale Photo-Cinéma-Optique. International Gatherings for the Study of the Place of Picture in (...)
  • 25 « Note au sujet des entretiens de Monsieur Sonthonnax avec Monsieur Van de Wyer, président de la FI (...)
  • 26 CIP, Feuillets no 1, 1960. Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie, Rés-Ye-219 ( (...)

7Autre voix importante du monde photographique, Paul Sonthonnax18, rédacteur en chef de Photo-France fondée en 1950, devenue Photo-Monde en 1952, se fait lui aussi l’écho des idées de Bourigeaud19. Au sein de cette revue qui publie des études variées sur la photographie pour la promouvoir, Sonthonnax s’affirme en éditorialiste volontiers polémique. Il insiste notamment sur la nécessité de créer une documentation photographique d’ampleur internationale20, pensée comme pour Plécy sur le modèle du Cabinet des estampes21, et surenchérit pour demander à son tour « vingt millions d’hommes22 ». Cependant, Sonthonnax se distingue de Plécy et Bourigeaud : il est le seul à avoir eu l’opportunité de mettre en œuvre une documentation photographique et à avoir véritablement travaillé en ce sens. À partir de 1955, il est en effet secrétaire général d’un Centre international de la photographie (CIP) fondé à Paris sous l’égide de l’UNESCO23. Au sein de cet organisme, Sonthonnax se montre plus réservé et réaliste quant à ses propositions et pilote des études à l’échelle internationale afin d’évaluer les attentes des usagers24. Réparties en cinq sections, dont la quatrième est consacrée à la documentation et à l’information, ces études prospectives visent notamment à connaître le point de vue des amateurs, dont les opinions font l’objet d’une attention particulière suite à une convention signée avec la FIAP25. Les colloques, congrès et réunions organisés par le CIP sont l’occasion de rassembler des spécialistes d’horizons variés et de mutualiser leurs expériences. Le CIP édite notamment en 1960 la première livraison de ses Feuillets26, réunissant les textes de conférences prononcées lors d’un congrès à Florence et consacrées aux systèmes de classification des bibliothèques et centres d’archives. Ils traduisent la prudence d’un Sonthonnax qui, au-delà de ses discours inspirés dans Photo-France ou Photo-Monde, évalue avec pondération les possibilités de concrétisation d’une documentation photographique internationale à travers le CIP.

8 Si Bourigeaud, Plécy et Sonthonnax ne s’associent pas formellement pour faire valoir leurs motivations, il leur arrive toutefois de faire front commun dans leur œuvre de prosélytisme : force est de reconnaître que leurs intérêts se recoupent et que leurs idées peuvent être conjuguées sur une même base. Dans un texte paru en 1953 dans la revue internationale Camera, Plécy, adoptant la position d’un observateur qui commenterait son époque depuis un âge postérieur, y livre sa vision du futur de la photographie :

  • 27 Albert Plécy, « L’époque photographique », Camera, no 11-12, 1953, p. 485.

Alors ce fut une prodigieuse extension de l’industrie photographique. On avait enfin compris que depuis la tour de Babel, nous avions un nouveau langage international. [….] Le gouvernement français, qui l’avait fait construire par Le Corbusier, inaugurait le Centre des archives mondiales de la photographie : un immeuble de 32 étages où l’on pouvait se procurer instantanément des photographies sur les sujets les plus divers, et qui étaient envoyées par radio dans le monde entier sur simple demande. Toute une armée de photographes alimentait ces archives. Il s’agissait de fixer le monde en images. On s’aperçut que rien n’avait été fait. Et la documentation fut à l’origine de découvertes et d’études passionnantes. C’est ainsi que les prêtres et les missionnaires, tous dotés d’un appareil, réussirent en 6 mois à photographier en détail la totalité des édifices religieux. Les 2 millions de photographies ainsi obtenues permirent aux Bénédictins d’éditer les magnifiques albums que l’on connaît. Grâce à de tels apports et aux recherches d’artistes-photographes, l’art prit l’orientation nouvelle et si remarquable qu’on appela « l’époque photographique ». On peut dire qu’elle débuta en l’an 1960, mais quelques-uns l’avaient déjà annoncée et pressentie dès 195327.

9La prophétie de Plécy présente ainsi une trajectoire inéluctable – si inéluctable que l’utilisation du mode imparfait l’inscrit déjà dans un temps révolu. On comprend ici que ce futur de l’information instantanée charrie avec lui des enjeux qui dépassent le cadre de la pure documentation. La photographie est tout d’abord présentée comme un langage international dont l’avènement marque l’entrée dans une nouvelle « époque ». Elle est ensuite associée à une apologie du progrès, où Le Corbusier et la transmission radio incarnent l’organisation rationnelle et la technologie. Est enfin introduite la mansuétude du gouvernement français qui, après avoir offert la photographie au monde, devait le nantir du plus grand centre d’archives photographiques jamais imaginé et répondre instantanément aux besoins en information exprimés en tout point du globe. Plécy livre ici un texte ambigu, entre futurisme et passéisme : à la rationalisation et l’efficacité au service de l’universel, il adjoint une culture « missionnaire », catholique et coloniale, présentée comme un héritage glorieux. Les trois aspects identifiés ici, qui contiennent une forte charge idéologique (l’universalisme du langage, le progrès, le nationalisme), méritent d’être interrogés. Ils démontrent que l’idée d’une documentation photographique universelle, dans ce contexte, reposait sur une contradiction fondamentale qui rendait sa mise en œuvre peu probable. À la prétention universaliste des discours s’opposait une stratégie gouvernée par les enjeux idéologiques de la France en reconstruction : retrouver sa souveraineté culturelle et son rôle civilisateur en contribuant au progrès humain. Les discours de Bourigeaud, Plécy et Sonthonnax, au-delà de leurs projets documentaires, permettent de comprendre que leurs projets n’ont jamais constitué une fin en soi, mais un moyen au sein d’une plus vaste opération de propagande.

À nouvelle civilisation, nouveau langage

  • 28 L’expression est par exemple employée dans Georges Gusdorf et al., Civilisation de l’image, Paris, (...)

10Les années 1950-1960 définissent un moment où l’on observe une cristallisation des discours autour d’un phénomène prétendument nouveau : de nombreux acteurs prennent acte d’un tournant dans la production du savoir, de l’information et de la communication, qui s’incarne en une « civilisation de l’image28 ». Ces années sont jalonnées par des entreprises qui, sous des formes variées, ont en effet toutefois eu pour point commun d’interroger la place grandissante de l’image mécanique dans la culture d’après-guerre. Au sein de cet ensemble d’énoncés visant à comprendre, évaluer ou critiquer le phénomène, on peut se demander ce qui pousse Bourigeaud, Plécy et Sonthonnax à y répondre par un appel à établir une documentation photographique.

11 Ce qui rend selon eux possible le passage d’une civilisation du verbe à une civilisation de l’image, c’est avant tout le présupposé que la photographie constitue un langage universel.

  • 29 Albert Plécy, Grammaire élémentaire de l’image, Paris, Éditions de l’école Estienne, 1962.
  • 30 Ibid., p. 20.
  • 31 Ibid., p. 25.
  • 32 Albert Plécy, « À la recherche d’un langage universel basé sur la photographie », Point de vue – Im (...)

12 C’est Albert Plécy qui consacre le plus d’efforts à sa compréhension. Elle l’occupe en réalité depuis qu’il travaille avec la photographie, notamment dans les pages de son « Salon permanent de la photo ». De sa première tentative d’associer langages écrit et photographique résulte un Alphabet photographique publié en 1952. C’est surtout sa Grammaire élémentaire de l’image29 (fig. 2), publiée dix ans plus tard, qui témoigne de l’aboutissement de ses réflexions. Plécy y propose une typologie de l’image photographique, selon ce qu’elle est censée exprimer, afin de « mettre l’image totalement au service de la pensée30 ». La nécessité d’un tel langage, chez Plécy, s’explique dans une prospective tant universaliste que productiviste : il faut « apprendre le maximum de choses dans le minimum de temps et en utilisant le minimum d’espace, donc d’argent », « poser les bases d’une nouvelle culture » grâce à l’image, pour « ensemble penser en images et par-delà les frontières ». Et l’auteur d’achever ainsi son introduction : « Cette Grammaire de l’image est une modeste tentative d’énumération des moyens et des voies qui mènent, actuellement, à ce langage commun »31. Sa rhétorique fait de l’image un nouvel invariant, commun à toutes les formes de culture, autour duquel se formerait une entente mondiale. Cet universalisme du langage de l’image photographique, qu’il prend soin de promouvoir régulièrement32, semble aussi prometteur que hasardeux.

2. Albert Plécy, Grammaire élémentaire de l’image. La photo, art et langage, page de couverture, Verviers, Marabout, coll. « Marabout Université », no 217, 1975, 1er éd. 1962

2. Albert Plécy, Grammaire élémentaire de l’image. La photo, art et langage, page de couverture, Verviers, Marabout, coll. « Marabout Université », no 217, 1975, 1er éd. 1962

© Société française de photographie, Paris

  • 33 R. Bourigeaud, « Déclaration faite au palais de Chaillot… », art. cité.
  • 34 Roland Bourigeaud, André Léonard et René Ménard, « Compte rendu du Congrès international de Barcelo (...)
  • 35 R. Bourigeaud, « La contribution de la photographie… », art. cité.

13Bourigeaud et Sonthonnax sont eux aussi obnubilés par l’ubiquité de la photographie qui permet de la rêver en langue commune. Le premier mentionne régulièrement ce langage universel dans les bulletins de la fédération qu’il anime, mais en développe surtout l’idée dans la Charte33 de sa fédération rédigée en 1947, qu’il adaptera pour la FIAP au Congrès de Barcelone en 195434. En tant que langage universel, la photographie est selon Bourigeaud l’instrument primordial de coopération entre les peuples, d’une circulation directe des idées et des savoirs – d’où la nécessité d’une documentation photographique universelle35.

  • 36 Paul Sonthonnax, La Photographie, cette inconnue…, Paris, Le Monde par la Photo, coll. « Connaître  (...)
  • 37 Paul Sonthonnax, « La photo est un langage », Photo-Monde, no 4, 1953, pp. 16-21.

14 C’est un discours similaire que l’on retrouve dans La Photographie, cette inconnue…36 (fig. 3) de Paul Sonthonnax, publié en 1953. Fruit de réflexions engagées dans Photo-France37, l’ouvrage s’ouvre sur une première partie consacrée à la question d’un langage de l’image photographique. Bien que la pensée de Sonthonnax soit souvent capricieuse et contradictoire dans l’économie générale de son texte, elle prend tout son sens dans la conclusion de l’ouvrage :

  • 38 P. Sonthonnax, La Photographie, cette inconnue…, op. cit.

L’histoire s’est accélérée […] il y a eu, dans l’ordre de l’évolution matérielle, rupture. L’homme actuel pense en termes de moyens de transport rapides, de communications immédiates, de distractions mécaniques, d’énergies incommensurablement plus importantes, et ainsi de suite. […] Quoi d’étonnant, alors, si des symboles aussi peu adéquats que ceux du langage parlé tendent à être remplacés par l’image, du moins pour l’expression de ce qui est complexe38.

3. Paul Sonthonnax, La Photographie, cette inconnue…, page de couverture, Paris, Le Monde par la Photo, coll. « Connaître », 1953

3. Paul Sonthonnax, La Photographie, cette inconnue…, page de couverture, Paris, Le Monde par la Photo, coll. « Connaître », 1953

© Société française de photographie, Paris

15Tout comme Bourigeaud et Plécy, Sonthonnax adosse l’émergence d’un langage photographique universel à une apologie du progrès. C’est effectivement sous le sceau de l’esprit modernisateur, dont tous trois se font les chantres, que s’impose la nécessité de ce langage visuel. La photographie revêt, dans leurs discours, une fonction instrumentale au service du développement de l’humanité. Il est cependant manifeste que leur célébration du progrès ne résulte pas tant d’une perspective technicienne que d’une rhétorique qui en fait un label de légitimation.

Une certaine idée du progrès

16Dans une France qui connaît une croissance économique annuelle de 5 % grâce à une économie monopolistique et de planification, la modernisation constitue un modèle privilégié aux yeux de Bourigeaud, Plécy et Sonthonnax. Il ne s’agit cependant pas seulement de leur intérêt pour les technologies de miniaturisation ou de transmission : cela résulte aussi et surtout des réseaux d’influence industrio-commerciaux dans lesquels ils s’inscrivent.

  • 39 « Les rencontres internationales sur le rôle de l’image dans la civilisation contemporaine et la cr (...)
  • 40 C’est ce dont semblent témoigner les dates extrêmes des archives du CIP conservées à la BnF. Paris, (...)
  • 41 Paul Sonthonnax, « L’avenir de l’image et les problèmes techniques de la photographie », in Gens d’ (...)
  • 42 Ibidem.
  • 43 [Jean Prinet], note manuscrite du 20 sept. 1954. Paris, BnF, département des Estampes et de la phot (...)
  • 44 « Titres et fonctions extérieurs de M. Landucci », nov. 1960 (Cercle des conservateurs de l’image l (...)
  • 45 Julie Beneston, « Le quatrième Plan de développement économique et social », France Stratégie, 12 f (...)
  • 46 Alfred Landucci, « Comment je dirige mon entreprise », Les Cahiers du C.E.P.I., no 5, 1955, p. 21.
  • 47 Ibidem.
  • 48 Ibidem.
  • 49 Ibid., p. 7.

17 Le CIP, créé le 13 mai 1955 à l’occasion de la Biennale Photo-Cinéma-Optique de Paris39 qui veut faire de Paris la capitale photographique (fig. 4 à 7), constitue une illustration exemplaire de ces enjeux. Paul Sonthonnax, son secrétaire général jusqu’à l’arrêt des activités du centre en 196740, est présenté dans le catalogue de la Biennale sous la mention « Rencontres de l’UNESCO ». L’on sait cependant qu’il travaille chez Kodak-Pathé, où il occupe une position importante41 : il est le bras droit d’Alfred Landucci, P.-D. G. de la firme en France et organisateur de la Biennale. Il livre en effet, avec parcimonie et prudence, certains des secrets relatifs à la stratégie commerciale de l’entreprise42. Sonthonnax est aussi secrétaire général du Conseil national de la photographie et du cinéma dont Landucci est le président, structure qui permet d’alimenter une « propagande collective », elle-même destinée à irriguer les organismes du champ photographique de ses subsides43. Les informations concernant Sonthonnax étant rares, c’est peut-être à travers la personnalité de Landucci qu’on peut mieux le cerner. Ce dernier entre chez Kodak en 1923, où il entame une brillante carrière qui le conduit à la tête de l’entreprise (devenue Kodak-Pathé) en 1946 et à la présidence de nombreux organismes ou commissions dédiés à l’avancement de l’industrie et du progrès en général44. Insistant constamment sur la nécessité de l’innovation permanente par la recherche, il fait partie du Conseil supérieur du Plan en 1961, aux côtés de Jean Monnet, Jean Fourastié, Raymond Aron ou encore Peugeot45. Plutôt verbeux sur les motivations qui président à ses initiatives, Landucci affiche un humanisme qui prend sa source dans l’usine, qu’il considère comme le point de départ du progrès de l’humanité46. La liberté par le travail, devise libérale par excellence, implique en outre chez lui une « compétition vigoureuse47 ». Dans le cadre de la Biennale, où Kodak-Pathé est présentée comme une industrie « au service du progrès humain » (fig. 8), Landucci affiche une attitude belliqueuse en affirmant que la France, « résolue à aller jusqu’au bout48 », est en lice pour gagner la bataille en matière d’industrie photographique, à travers la croissance de Kodak-Pathé. Le ton qu’il déploie ici n’est pas qu’un tour rhétorique, étant à proprement parler impliqué dans la stratégie de défense nationale : Landucci, quelque temps avant l’inauguration de la Biennale, conseille en effet les dirigeants du Commissariat à l’énergie atomique qu’il reçoit dans son bureau49.

4. Dépliant publicitaire pour la Biennale Photo-Cinéma-Optique de Paris, 4‑16 mai 1955

4. Dépliant publicitaire pour la Biennale Photo-Cinéma-Optique de Paris, 4‑16 mai 1955

21 x 27 cm. Fragnes, Cercle des conservateurs de l’image latente (20‑113 - 1955).

5-7. Vues de la Biennale Photo-Cinéma-Optique au Grand Palais à Paris, 4‑16 mai 1955

5-7. Vues de la Biennale Photo-Cinéma-Optique au Grand Palais à Paris, 4‑16 mai 1955

Diapositives, 9 x 11,8 cm. Fragnes, Cercle des conservateurs de l’image latente (20‑114 - 1955).

8. Vues du stand Kodak à la Biennale Photo-Cinéma-Optique au Grand Palais à Paris, 4-16 mai 1955

8. Vues du stand Kodak à la Biennale Photo-Cinéma-Optique au Grand Palais à Paris, 4-16 mai 1955

Photocollage monté sur carton, 23,5 x 21 cm. Fragnes, Cercle des conservateurs de l’image latente (20-114 - 1955).

  • 50 Robert Ranc, « Préface », in Albert Plécy, Grammaire élémentaire de l’image, Paris, Éditions Estien (...)
  • 51 Albert Plécy, « Du singe ‹ Ham › au ‹ Vénusik › ». L’Homme s’apprête au viol du cosmos », Point de (...)
  • 52 Albert Plécy, « Les grandes réussites commerciales. Kodak », Point de vue – Images du monde, no 427 (...)
  • 53 Voir le recueil d’archives édité par Anne Plécy : Albert Plécy, « Esthétiques nouvelles, 1962 » in (...)

18Plécy, qui bénéficie des largesses financières de Kodak-Pathé pour la publication de sa Grammaire50, fait lui aussi s’entrelacer lutte et progrès : l’éloge des conquêtes humaines qui sont relatées dans sa revue Point de vue – Images du monde prend parfois un tour agressif, comme lorsqu’un article annonce que « L’Homme s’apprête au viol du cosmos51 ». Il tient en outre une « chronique du progrès », où les « scènes de la vie atomique » ont une place de choix, de même qu’une série consacrée aux « grandes réussites commerciales » françaises, dont la première entrée – manifestement promotionnelle – est précisément consacrée à Kodak-Pathé52. Tous les cas de figure qui manifestent le credo progressiste de Plécy amènent aussi un commentaire sur le rôle de la photographie dans l’accomplissement, la promotion ou la révélation de ces conquêtes. C’est par exemple le cas lorsque Plécy publie une photographie dévoilant « le temple de l’énergie atomique » américain, qui lui permet d’associer le système de classement rationalisé de la pile atomique d’Upton à l’idée de progrès, qu’il introduit dans la légende en valorisant l’emploi du nucléaire « en médecine, dans l’industrie et dans l’agriculture » (fig. 9). Plécy produit en outre, à travers son cabinet de conseil Esthétiques nouvelles qu’il codirige à partir de 1962, une réflexion sur un usage publicitaire de l’image, dont il maîtrise les procédés de manipulation et le pouvoir de conviction53.

9. Photographie de la pile atomique d’Upton, par la Commission américaine de l’énergie atomique, tirée d’un article d’Albert Plécy, « Le temple de l’énergie atomique », paru dans Point de Vue – Images du Monde, no 197, 13 mars 1952, p. 3.

9. Photographie de la pile atomique d’Upton, par la Commission américaine de l’énergie atomique, tirée d’un article d’Albert Plécy, « Le temple de l’énergie atomique », paru dans Point de Vue – Images du Monde, no 197, 13 mars 1952, p. 3.
  • 54 Roland Bourigeaud, « Fédération nationale des sociétés photographiques de France. Demande de subven (...)
  • 55 Guillaume Blanc, « L’auteur contre le producteur. Ordre et désordre de la photographie amateur auto (...)
  • 56 R. Bourigeaud « Déclaration faite au palais de Chaillot… », art. cité.

19Roland Bourigeaud se montre lui aussi très au fait de ces mécanismes : au-delà de son dévouement à la cause photographique amateur, il est directeur de l’Administration du ministère des Finances et des Affaires économiques54, dont il a fondé le photo-club en 1930. Depuis 1946, Bourigeaud remanie fréquemment l’organisation de la FNSPF dans tous ses aspects, depuis les concours et leurs règlements jusqu’à la circulation des épreuves, en passant par le réseau des sociétés photographiques et son découpage administratif. Ces ajustements montrent que la rationalisation, la standardisation et la compétition – forces motrices du capitalisme parmi d’autres –, sont les méthodes privilégiées pour assurer l’efficacité de la production photographique55. Fruits d’une véritable bureaucratie de la photographie, les concours de la fédération et leurs règlements, qui concentrent ces stratégies, ont justement la particularité d’être orientés vers une activité de documentation à vocation nationale, dans le but d’« apporter [leur] contribution à l’édifice national56 ».

20 À l’obsession du bouleversement de la photographie, au mythe du progrès auquel elle est associée, s’ajoute ici un souci patriotique qui irrigue constamment les mots et les actes de Bourigeaud, Plécy et Sonthonnax lorsqu’ils évoquent l’idée d’une documentation photographique. Cet horizon nationaliste offre de quoi relire sous un nouvel angle la prétention d’universalité qui sous-tend les projets de documentation photographique examinés ici.

Nationaliser l’universalisme

  • 57 Étienne Balibar, « Sur l’universalisme. Un débat avec Alain Badiou », Allocution inaugurale du Koeh (...)
  • 58 R. Bourigeaud, A. Léonard et R. Ménard, « Compte rendu du Congrès international de Barcelone », art (...)

21La notion d’universalisme est aussi complexe que ce qu’elle suppose. C’est ce qu’affirme un penseur comme Étienne Balibar lorsqu’il écrit que « l’universalisme ne dit jamais directement ce qu’il fait et ne fait jamais directement ce qu’il dit57 ». Il résume là une ambivalence qui caractérise les projets de Bourigeaud, Plécy et Sonthonnax : le mode universaliste sur lequel ils dissertent ne va pas sans une conscience aiguë des enjeux qui en dépendent. Dans leur esprit, s’inscrire dans un dialogue international suppose d’emblée une stratégie diplomatique. Ils perçoivent en effet le monde de la photographie comme doté d’une géopolitique propre, qui bien souvent épouse les contours de la géopolitique traditionnelle : Bourigeaud dira que « le monde est actuellement divisé en trois zones d’influence distinctes : tout d’abord, la zone d’influence britannique comprenant l’Angleterre et le Commonwealth, régie par la Royal Photographic Society. En second lieu la zone nord-américaine, administrée par la Photographic Society of America. Enfin, le reste du monde qui a été dévolu à la [FIAP]58. » Sur le modèle de la politique étrangère gaullienne, il s’agit donc d’étendre l’influence photographique française là où les forces en jeu le permettent. En consolidant la place de la France sur la scène photographique internationale, on cherche à raviver le prestige culturel de la nation, considérablement écorné par la Seconde Guerre mondiale. Cette ambition les anime effectivement tous trois et chacun d’entre eux développe, depuis la fin de la guerre, un projet nationaliste.

  • 59 Ibidem.
  • 60 Roland Bourigeaud, « La Biennale Photo-Cinéma-Optique », L’Officiel de la photographie et du cinéma(...)

22 Le récit, par exemple, que fait Bourigeaud de la conférence de Plécy au Congrès de la FIAP à Barcelone en 1954, affirme que ce congrès a été celui de tous les succès pour la reconnaissance du génie français, qui reçoit dans ses dires un « soutien pathétique59 ». En ce sens, il consacre aussi certains de ses discours à soutenir les entreprises de ses confrères : en 1955, au sujet de la Biennale Photo-Cinéma-Optique, il confirme « l’éclatant succès de cette démonstration de la vitalité du génie français60 » et félicite son principal organisateur, Alfred Landucci, qu’il affirme bien connaître.

  • 61 Paul Sonthonnax, « Faisons le point », Photo-Monde, no 31, 1954, p. 1.
  • 62 Vincent Auriol, [sans titre], Photo-Monde, no 45-46, [mai 1955], n. p.
  • 63 Alfred Landucci, « Comment je dirige mon entreprise », art. cité, pp. 21-22, 26, 30.

23 Paul Sonthonnax, à qui Landucci confie la création du CIP dans le cadre de cette Biennale, n’est pas en reste quant à sa vision des relations internationales : au-delà des appels répétés à la « renaissance nécessaire de la photographie française61 », il veut surtout faire de la Biennale une affaire d’État, comme en témoigne la reproduction d’une lettre en fac-similé du président de la République française dans un numéro de Photo-Monde consacré à la Biennale62. Au quotidien, chez Kodak-Pathé, son penchant nationaliste ne peut être que conforté dans la mesure où Landucci, qui évoque notamment Maurice Papon comme son « très cher ami », conçoit son entreprise comme « un corps, un cœur et une âme, [cette âme étant] le sentiment de sa position dans la Nation63 ».

24 Esprit nationaliste et opportunisme politique, donc, ternissent aujourd’hui l’emphase universaliste de leurs projets documentaires. C’est que la culture politique qu’ils partagent ne peut concevoir la France et ses valeurs traditionnelles autrement que sur un mode impérialiste.

Grandeur photographique et impérialisme visuel

  • 64 Voir le prospectus édité pour son salon photographique reprenant la devise de la Fédération nationa (...)
  • 65 Lettre de Jean Adhémar à Julien Cain, 11 juil. 1961. Paris, BnF, département des Estampes et de la (...)

25Plécy, Bourigeaud, Sonthonnax cultivaient une politique de grandeur en matière de photographie. Ils rêvaient de retrouver une nation dominant la culture mondiale, rayonnant de son universalisme civilisateur, en « redonnant à la France la place qu’elle mérite dans la photographie universelle64 », selon une devise de la FNSPF. Cependant dépossédés de tout moyen de mise en œuvre, disposant uniquement d’espaces discursifs où livrer leurs idées, ils ne pouvaient produire que des appels. Le CIP, qui aurait pourtant pu être un levier, sera lui-même perçu comme une supercherie : Jean Adhémar, du Cabinet des estampes, le décrit dès 1961 comme « un organisme mort, servant les ambitions personnelles de son secrétaire général [Paul Sonthonnax]65 ».

  • 66 Jean-Luc Godard, « Manifeste » [1977], in Guy Hennebelle et Khemaïs Khayati, La Palestine et le Cin (...)
  • 67 Nicholas Mirzoeff, « Visual Colonialism », in Id. (dir.), The Visual Culture Reader, New York, Rout (...)

26 Leurs hautes ambitions participaient d’une mission civilisatrice renouvelée, dont les fonctions devaient être assurées par une documentation photographique universelle, conçue comme la matrice d’une stratégie de propagande. Leurs projets doivent donc être compris en ce sens : dans leur esprit, la documentation photographique constituait elle-même une technologie de l’information, au même titre que pouvaient l’être la radio ou la télévision. Jean-Luc Godard, en affirmant que « depuis l’invention de la photographie, l’impérialisme a fait […] des images pour déguiser la réalité des masses qu’il opprimait66 », invite à prendre en considération le poids des images au sein d’une telle conquête symbolique. Il y a certes une « culture visuelle du colonialisme67 », nourrie par les images que produit le fait colonial (cartes, photographies, peintures, cartes postales…) ; il y a cependant aussi une image colonisatrice, à laquelle on confie le soin d’exporter et d’imposer des valeurs – rôle joué par la Bible au XIXe siècle. Dans un contexte d’émiettement de l’Union française, les projets documentaires de Bourigeaud, Plécy et Sonthonnax devaient substituer à la domination coloniale un impérialisme visuel, soumettant le monde des images à leur propre grille de lecture, sous couvert de bienveillance civilisatrice. La documentation incarnait pour eux le moyen idéal de produire et transmettre des valeurs symboliques témoignant d’une idée supérieure portée par la France, qui s’était faite depuis 1789 le pays de l’universalisme.

  • 68 P. Sonthonnax, « L’avenir de l’image… », art. cité.

27 Force est de constater que tout cela appartenait à une dynamique promise à un déclin rapide, qu’eux-mêmes devaient abandonner après les années 1950 : Sonthonnax affirmera « ten[ir] compte de la non-universalité de l’image68 » ; les intérêts de Plécy et ceux de Bourigeaud évolueront vers d’autres problématiques et se porteront vers la reconnaissance artistique de la photographie.

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Notes

1 Répertoire des collections françaises de documents photographiques établi par le Comité de coordination de la documentation par l’image (Bibliothèque nationale), Paris, La Documentation française, 1949.

2 Voir par exemple Suzanne Briet, Qu’est-ce que la documentation ?, Paris, Éditions documentaires industrielles et techniques, 1951.

3 Comité national de l’organisation française (dir.), Exposition du microfilm et de la photocopie, cat. exp. (13-25 octobre 1950, Paris, musée d’Art moderne de la ville de Paris), Paris, musée d’Art moderne de la ville de Paris, 1950.

4 Sur la question de l’échec des projets photographiques documentaires ou documentalistes, voir Éléonore Challine, Une histoire contrariée. Le musée de photographie en France (1839-1945), Paris, Macula, coll. « Transbordeur », 2017. Voir aussi Estelle Sohier, Olivier Lugon et Anne Lacoste « Introduction. Les collections de photographies documentaires au tournant du XXe siècle », Transbordeur. Photographie, histoire, société, Paris, Macula, no 1, 2017, pp. 13-15.

5 Pour une critique de la présupposée neutralité de l’archive et des systèmes de documentation, voir Joan M. Schwartz et Terry Cook, « Archives, Records, and Power, The Making of Modern Memory », Archival Science, vol. 2, no 1-2, mars 2002, pp. 1-19.

6 Elle découle de l’Union nationale des sociétés photographiques de France fondée en 1892 par Jules Janssen.

7 Roland Bourigeaud, « La contribution de la photographie au développement de l’éducation, de la science et de la culture », rapport présenté le 8 juin 1952 au Congrès de Salzbourg, Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie, Rés-Ye-219 (C).

8 Elle passe de 5 000 adhérents réunis en 69 sociétés photographiques en 1945 à 41 000 adhérents réunis dans 402 sociétés photographiques en 1962. Voir Archives nationales, 19870441/83, Fédération nationale des sociétés photographiques de France 1955-1962, « Demande de subvention de fonctionnement 1962 », 10 fév. 1962.

9 Voir Elizabeth Edwards, The Camera as Historian. Amateur Photographers and Historical Imagination, 1885-1918, Durham, Duke University Press, 2012 ; Christian Joschke, Les Yeux de la nation. Photographie amateur et société dans l’Allemagne de Guillaume II, 1888-1914, Dijon, Les presses du réel, 2013.

10 Les citations sont extraites de Roland Bourigeaud « Déclaration faite au palais de Chaillot le 9 novembre 1947. Charte de la Fédération des sociétés photographiques de France », p. 3. Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie, Rés-Ye-219 (C).

11 Albert Plécy, « Pour un prix Nadar », Point de vue – Images du monde, no 242, 22 jan. 1953, pp. 18-21.

12 Ibid., p. 18.

13 Ibidem.

14 Albert Plécy, « La première exposition mondiale de Lucerne consacre… l’âge de la photographie », Point de vue – Images du monde, no 209, 5 juin 1952, pp. 2-4.

15 « Le grandiose Congrès international de Barcelone », L’Officiel de la photographie et du cinéma, no 20, 1954, p. 29.

16 Albert Plécy, « On demande 20 000 hommes d’images », Point de vue – Images du monde, no 230, 30 oct. 1952, p. 9.

17 Albert Plécy, « Notre enquête sur la photographie (8) », Point de vue – Images du monde, 18 déc. 1952, p. 20 ; Id., « Oui, la photo est un art ! », Point de vue – Images du monde, no 229, 23 oct.1952, p. 17.

18 Nous n’avons pu, pour le moment, obtenir de plus amples informations biographiques à son sujet.

19 « Le Congrès international de Salzbourg consacre l’ampleur du mouvement photographique mondial », Photo-Monde, no 20, nov. 1952, pp. 39-40.

20 Paul Sonthonnax, « Faisons le point », Photo-Monde, no 25, 1953, p. 1.

21 Il donne d’ailleurs la parole au conservateur du Cabinet des estampes de la BnF, Jean Prinet lui-même. Voir par exemple « Estampes… et photographies à la Bibliothèque Nationale », Photo-Monde, no 30, 1953, pp. 2-7. Pour Plécy, voir Id., « Pour un Prix Nadar », art. cité.

22 Paul Sonthonnax, « La photographie française est-elle à l’agonie ? », Photo-Monde, no 22, 1953, p. 1.

23 Bourigeaud est présent au congrès fondateur du CIP et se présente d’ailleurs comme étant lui-même l’instigateur de la création du centre. Voir « Les Rencontres internationales de l’UNESCO », L’Officiel de la photographie et du cinéma, no 27, août 1955, p. 31.

24 « Biennale Photo-Cinéma-Optique. International Gatherings for the Study of the Place of Picture in Present-Day Civilisation », 1955. Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie, Rés-Ye-219 (C) CIP, dossier « Biennale 1955 ».

25 « Note au sujet des entretiens de Monsieur Sonthonnax avec Monsieur Van de Wyer, président de la FIAP, le 6 septembre à Anvers », 10 septembre 1958. Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie, Rés-Ye-219 (C) CIP, dossier « 1957 ».

26 CIP, Feuillets no 1, 1960. Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie, Rés-Ye-219 (C) CIP, dossier « 1960 ».

27 Albert Plécy, « L’époque photographique », Camera, no 11-12, 1953, p. 485.

28 L’expression est par exemple employée dans Georges Gusdorf et al., Civilisation de l’image, Paris, A. Fayard, 1960 et le compte rendu de Roland Barthes, « Civilisation de l’image (Recherches et débats du Centre catholique des intellectuels français) », Communications, no 1, 1961, pp. 220-222 ; Enrico Fulchignoni, La Civilisation de l’image, trad. G. Crescenzi, Paris, Payot, 1969.

29 Albert Plécy, Grammaire élémentaire de l’image, Paris, Éditions de l’école Estienne, 1962.

30 Ibid., p. 20.

31 Ibid., p. 25.

32 Albert Plécy, « À la recherche d’un langage universel basé sur la photographie », Point de vue – Images du monde, no 374, 6 août 1955, pp. 18-19.

33 R. Bourigeaud, « Déclaration faite au palais de Chaillot… », art. cité.

34 Roland Bourigeaud, André Léonard et René Ménard, « Compte rendu du Congrès international de Barcelone (21-25 sept. 1954) présenté par la Délégation française », 15 nov. 1954. BnF, département des Estampes et de la photographie, Rés-Ye-219 (C).

35 R. Bourigeaud, « La contribution de la photographie… », art. cité.

36 Paul Sonthonnax, La Photographie, cette inconnue…, Paris, Le Monde par la Photo, coll. « Connaître », 1953.

37 Paul Sonthonnax, « La photo est un langage », Photo-Monde, no 4, 1953, pp. 16-21.

38 P. Sonthonnax, La Photographie, cette inconnue…, op. cit.

39 « Les rencontres internationales sur le rôle de l’image dans la civilisation contemporaine et la création du Centre international de la photographie », Photo-Monde, no 47-48, [après mai 1955], p. 88.

40 C’est ce dont semblent témoigner les dates extrêmes des archives du CIP conservées à la BnF. Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie, Rés-Ye-219 (C) CIP.

41 Paul Sonthonnax, « L’avenir de l’image et les problèmes techniques de la photographie », in Gens d’images. Journées internationales de Photojournalisme. San Pellegrino, 1961, Paris, association des Gens d’images, 1961 (Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie, AD-1208-4). Cela nous est confirmé par Guy Thomas, ancien employé de Kodak-Pathé et collègue de Sonthonnax lors d’un entretien téléphonique, le 15 juil. 2018.

42 Ibidem.

43 [Jean Prinet], note manuscrite du 20 sept. 1954. Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie, Rés-Ye-219 (C).

44 « Titres et fonctions extérieurs de M. Landucci », nov. 1960 (Cercle des conservateurs de l’image latente, 30-229).

45 Julie Beneston, « Le quatrième Plan de développement économique et social », France Stratégie, 12 fév. 2016.

46 Alfred Landucci, « Comment je dirige mon entreprise », Les Cahiers du C.E.P.I., no 5, 1955, p. 21.

47 Ibidem.

48 Ibidem.

49 Ibid., p. 7.

50 Robert Ranc, « Préface », in Albert Plécy, Grammaire élémentaire de l’image, Paris, Éditions Estienne, 1968 (1er éd. 1962), p. 6.

51 Albert Plécy, « Du singe ‹ Ham › au ‹ Vénusik › ». L’Homme s’apprête au viol du cosmos », Point de vue – Images du monde, no 662, 17 fév. 1961, n. p.

52 Albert Plécy, « Les grandes réussites commerciales. Kodak », Point de vue – Images du monde, no 427, 17 août 1956, pp. 26-29.

53 Voir le recueil d’archives édité par Anne Plécy : Albert Plécy, « Esthétiques nouvelles, 1962 » in Id., Hommes d’images, Arles, Actes Sud, 1997, pp. 38-39.

54 Roland Bourigeaud, « Fédération nationale des sociétés photographiques de France. Demande de subvention. Composition du comité directeur 1962 », 10 fév. 1962. Paris, Archives nationales, 19870441/83.

55 Guillaume Blanc, « L’auteur contre le producteur. Ordre et désordre de la photographie amateur autour de Mai 68 », Image & Narrative, vol. 19, no 4 (à paraître).

56 R. Bourigeaud « Déclaration faite au palais de Chaillot… », art. cité.

57 Étienne Balibar, « Sur l’universalisme. Un débat avec Alain Badiou », Allocution inaugurale du Koehn Event in Critical Theory, School of Social Sciences, University of California, Irvine, 2 fév. 2007.

58 R. Bourigeaud, A. Léonard et R. Ménard, « Compte rendu du Congrès international de Barcelone », art. cité.

59 Ibidem.

60 Roland Bourigeaud, « La Biennale Photo-Cinéma-Optique », L’Officiel de la photographie et du cinéma, no 27, 1955, p. 31.

61 Paul Sonthonnax, « Faisons le point », Photo-Monde, no 31, 1954, p. 1.

62 Vincent Auriol, [sans titre], Photo-Monde, no 45-46, [mai 1955], n. p.

63 Alfred Landucci, « Comment je dirige mon entreprise », art. cité, pp. 21-22, 26, 30.

64 Voir le prospectus édité pour son salon photographique reprenant la devise de la Fédération nationale des sociétés photographiques de France, Bordeaux, Photo-Club de Bordeaux, 1953. Paris, Société française de photographie (fonds des 30X40 [frSFP_30X40_EXTRN_ 50-59_1]).

65 Lettre de Jean Adhémar à Julien Cain, 11 juil. 1961. Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie, Rés-Ye-219(C), dossier « 1961 ».

66 Jean-Luc Godard, « Manifeste » [1977], in Guy Hennebelle et Khemaïs Khayati, La Palestine et le Cinéma, Paris, Éditions du Centenaire, 1977, pp. 205-211.

67 Nicholas Mirzoeff, « Visual Colonialism », in Id. (dir.), The Visual Culture Reader, New York, Routledge, 2002, p. 474.

68 P. Sonthonnax, « L’avenir de l’image… », art. cité.

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Table des illustrations

Titre 1. « L’An I de l’image », article d’Albert Plécy paru dans Point de vue – Images du monde, no 362, 12 mai 1955, p. 3.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transbordeur/docannexe/image/1619/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 360k
Titre 2. Albert Plécy, Grammaire élémentaire de l’image. La photo, art et langage, page de couverture, Verviers, Marabout, coll. « Marabout Université », no 217, 1975, 1er éd. 1962
Crédits © Société française de photographie, Paris
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transbordeur/docannexe/image/1619/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 2,0M
Titre 3. Paul Sonthonnax, La Photographie, cette inconnue…, page de couverture, Paris, Le Monde par la Photo, coll. « Connaître », 1953
Crédits © Société française de photographie, Paris
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transbordeur/docannexe/image/1619/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 706k
Titre 4. Dépliant publicitaire pour la Biennale Photo-Cinéma-Optique de Paris, 4‑16 mai 1955
Légende 21 x 27 cm. Fragnes, Cercle des conservateurs de l’image latente (20‑113 - 1955).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transbordeur/docannexe/image/1619/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 989k
Titre 5-7. Vues de la Biennale Photo-Cinéma-Optique au Grand Palais à Paris, 4‑16 mai 1955
Légende Diapositives, 9 x 11,8 cm. Fragnes, Cercle des conservateurs de l’image latente (20‑114 - 1955).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transbordeur/docannexe/image/1619/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 769k
Titre 8. Vues du stand Kodak à la Biennale Photo-Cinéma-Optique au Grand Palais à Paris, 4-16 mai 1955
Légende Photocollage monté sur carton, 23,5 x 21 cm. Fragnes, Cercle des conservateurs de l’image latente (20-114 - 1955).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transbordeur/docannexe/image/1619/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 494k
Titre 9. Photographie de la pile atomique d’Upton, par la Commission américaine de l’énergie atomique, tirée d’un article d’Albert Plécy, « Le temple de l’énergie atomique », paru dans Point de Vue – Images du Monde, no 197, 13 mars 1952, p. 3.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transbordeur/docannexe/image/1619/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 1,1M
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Pour citer cet article

Référence papier

Guillaume Blanc, « Photographier, informer, civiliser. Politique de la documentation photographique universelle dans la France de l’après‑guerre »Transbordeur, 3 | 2019, 62-75.

Référence électronique

Guillaume Blanc, « Photographier, informer, civiliser. Politique de la documentation photographique universelle dans la France de l’après‑guerre »Transbordeur [En ligne], 3 | 2019, mis en ligne le 01 octobre 2024, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transbordeur/1619 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12gyd

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Auteur

Guillaume Blanc

Guillaume Blanc est doctorant en histoire de la photographie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Michel Poivert, où il prépare une thèse sur la dimension politique des pratiques et des images photographiques dans le champ français d’après-guerre. Après un an passé au département des Estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France en tant que chercheur associé au Labex CAP, il est depuis 2015 chargé d’études et de recherche à l’Institut national d’histoire de l’art et depuis 2017 secrétaire général de la Société française de photographie.
Guillaume Blanc is a PhD candidate in History of Photography at Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Written under the supervision of Michel Poivert, his dissertation focuses on the politics of photographic images and practices in postwar France. After a year as a researcher in the Labex CAP at the Prints and Photographs Department of the Bibliothèque Nationale de France, in 2015 he became a research associate at the Institut National d’Histoire de l’Art. Since 2017 he has been the general secretary of the Société Française de Photographie.

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Droits d’auteur

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