Frédérique Spill, L’idiotie dans l’œuvre de Faulkner, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2009
Texte intégral
1Prix Nobel de Littérature en 1950, William Faulkner est un écrivain dont l’œuvre façonne, à bien des égards, l’image que nous avons de la littérature du Sud des États-Unis. Dans une remarque célèbre, Flannery O’Connor, souligne la difficulté que les écrivains du Sud éprouvent à écrire après Faulkner :
- 1 Flannery O’Connor, “Some Aspects of the Grotesque in Southern Fiction”, Mystery and Manners, New Y (...)
The presence alone of Faulkner in our midst makes a great difference in what the writer can or cannot permit himself to do. Nobody wants his mule and wagon stalled on the same track the Dixie Limited is roaring down.1
2Ce n’est guère plus simple pour les critiques. Dans son ouvrage, L’idiotie dans l’œuvre de Faulkner, Frédérique Spill entreprend un exercice difficile : elle opte pour une approche originale, qui au lieu de suivre le Dixie Limited pour nous faire entrer dans le Yoknapatawapha imaginaire de Faulkner, propose une lecture centrée sur la figure de l’idiot. L’angle d’approche est délibérément ciblé, mais c’est cela qui fait sa force. L’ouvrage offre un éclairage singulier et novateur.
3Frédérique Spill débute par une citation tirée d’un entretien, qui lui sert tout à la fois de point de départ et de fil conducteur : « I became interested in the relationship of the idiot to the world. » (13). L’introduction s’appuie sur un double constat, qui souligne le « caractère central de l’idiotie » dans l’œuvre de Faulkner (15). Premier constat : avec la création du personnage de l’idiot de « Kingdom of God », une nouvelle publiée en 1925, l’idiotie « se trouve ancrée dans les premiers balbutiements de la fiction faulknérienne » (14). Deuxième constat : l’idiotie de Benjy Compson, le narrateur de la première section de The Sound and the Fury, serait « l’origine invraisemblable de la puissance créatrice » (15). Pour Frédérique Spill, c’est en effet l’« immersion de Faulkner dans l’idiotie de Benjy Compson qui marqua son entrée en littérature » (15). Développée à partir de ce postulat, son analyse se consacre alors pour l’essentiel à The Sound and the Fury et plus particulièrement à Benjy Compson, bien que l’ouvrage s’attache aussi aux autres idiots qui peuplent les romans de Faulkner : Ike Snopes (The Hamlet) et Jim Bond (Absolom, Absolom !).
4La première partie revient sur le paradoxe qui préside au choix de Benjy Compson comme narrateur du premier monologue (« le je idiot » 61). « Narrateur impossible » (72), Benjy « montre plutôt qu’il ne dit ». Son discours est fait de juxtapositions, d’assemblage de vignettes, qui sont associées sans tri ni hiérarchisation. Le temps lui-même s’appréhende alors par collage. Il « se déploie comme une succession d’instants » (82), invalidant ainsi le processus de la mémoire.
5Dans cette succession d’instants, la répétition apparaît comme une forme caractéristique du discours de l’idiot faulknerien (75). Elle montre son incompréhension du monde, et révèle son absence de perspective. En somme, comme le souligne Frédérique Spill, « l’idiot faulknerien ne jouit d’aucune perspective : son avenir est saturé par le retour ratiocinant et atemporel des mêmes images et des mêmes événements, son futur est en toute éternité barré par son incapacité à se projeter en avant. » (121).
6La deuxième partie de l’ouvrage nous incite d’abord à suivre le « regard idiot » des personnages (121), un regard caractérisé par une vision restreinte et une perspective limitée, qui découpe et aplatit le réel tout à la fois (134). L’analyse s’attache ensuite aux objets sur lesquels se fixe le regard de l’idiot, et avec lui celui du lecteur. Enfin, pour F. Spill, l’esthétique faulknérienne de l’idiotie est marquée par une exacerbation des sensations. « Chez l’idiot, les lieux abandonnés par la raison sont ainsi surinvestis par les sens. » (179). Le discours de l’idiot est un discours qui montre, et dans lequel les perceptions priment sur la causalité.
7La troisième partie, intitulée, « Essayer de dire », s’attache aux « figures de l’échec », à l’écriture des quatre monologues de The Sound and the Fury, et au projet inachevé tel que le décrit Faulkner dans une conférence :
I wrote the Benjy part first. That wasn’t good enough so I wrote the Quentin part. That still wasn’t good enough. I let Jason try it. That still wasn’t enough. I let Faulkner try it. And that still wasn’t enough, and so about twenty years afterward I wrote an appendix still trying to make that book what—match the dream […]. You try and you try and you try to do the best you can to make something which to you was passionate and moving, so passionate and moving that it wouldn’t let you alone you had to write it. (223)
8De même, dans le discours de Benjy, les verbes « try » et « tell », sont constamment liés (218). F. Spill explore la manière dont cette tentative avortée aboutit à « la création d’un idiome idiot » (252). Elle s’attache aux formes et aux figures de cet idiome et examine comment Faulkner invente une langue construite « sur l’écart, la faille, et la lacune » (254). L’étude revient sur la récurrence de certaines figures de style, comme la comparaison et la métonymie, et montre qu’elles « constituent la trame du langage esthétique développé par Faulkner pour mettre en scène les troubles catégoriels de son idiot » (257).
9Dans une très belle conclusion, Frédérique Spill note que si les récurrences de ces figures de style confèrent au discours de l’idiot une certaine stabilité, l’idiotie « frappe le monde romanesque de Faulkner du sceau de l’instabilité » (294). À l’image du verbe jump qui parcourt le discours de Benjy, les « objets ‘sautent’ dans [la] syntaxe comme ils ‘sautent’ au regard de l’idiot » (294).
10L’idiotie dans l’œuvre de Faulkner nous incite donc à re-lire Faulkner à travers le regard et le discours des idiots faulknériens, et c’est bien là ce qui fait l’originalité de son approche.
Notes
1 Flannery O’Connor, “Some Aspects of the Grotesque in Southern Fiction”, Mystery and Manners, New York, Farra, 1961, 45.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Gwen Le Cor, « Frédérique Spill, L’idiotie dans l’œuvre de Faulkner, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2009 », Transatlantica [En ligne], 2 | 2010, mis en ligne le 12 avril 2011, consulté le 15 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transatlantica/5067 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/transatlantica.5067
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page