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Comptes rendus

Hélène Aji, Brigitte Félix, Anthony Larson et Hélène Lecossois, L’impersonnel en littérature. Explorations critiques et théoriques

Rennes : Presses Universitaires de Rennes, Collection « Interférences », 2009, 270 pages
Arnaud Regnauld

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Texte intégral

1Partant d’une question centrale — pourquoi parler de l’impersonnel en littérature ?— question dont les ramifications cheminent tout au long du volume, les éditeurs de cet ouvrage ambitieux convoquent deux pensées tutélaires qui sous-tendent et accompagnent l’ensemble de la réflexion. Dans son essai « Tradition and the Individual Talent » , T.S Eliot revendique la transmission d’une émotion dépouillée de l’histoire personnelle du poète, lequel se doit de repenser une tradition devenue trop pesante en proposant de nouvelles configurations. Selon une logique similaire, Gilles Deleuze estime pour sa part que l’écriture se doit de « porter la vie à l’état d’une puissance non personnelle », condition d’un rapport à la fois plus actif et plus intense, seul gage de créativité.

2Au seuil de la première partie du volume intitulée « L’impersonnel aux prises avec le “je” », l’article de Jean-Michel Ganteau jette les bases théoriques d’une réflexion portant sur le versant éthique de l’impersonnel dans la littérature britannique moderniste et contemporaine, et plus particulièrement dans l’œuvre de Peter Ackroyd. Partant de la relation éthique selon Levinas, Jean-Michel Ganteau définit l’impersonnel comme « une pratique anti-mimétique, mais aussi anti-téléologique, et anti-subjective qui est refus de la totalité du sujet » (28), ouverture vers l’infini de l’autre, désintéressement. À ce versant éthique, répondent deux autres articles qui mettent en évidence la dimension fondamentalement politique de l’impersonnel. La lecture deleuzienne et derridienne de Marie-Hélène Quéval s’attache au processus d’impersonnalisation qui travaille la trilogie de Wolfgang Hilbig : assujetti à la répression qui s’exerce en RDA, « ‘Moi’ n’a plus la force de dire je » (45), et le roman s’effondre de ne pouvoir se soutenir en prenant appui sur un « sujet ». En préambule de son étude sur Virginia Woolf, Rajeshwari Vallury rappelle la critique opposée par Rancière à l’aporie politique relevée dans l’esthétique deleuzienne — « On ne passe, de l’incantation multitudinaire de l’Être, vers aucune justice politique. La littérature n’ouvre aucun passage vers une politique deleuzienne » (65)— ». Dans un deuxième temps, elle montre comment A Room of One’s Own permet de repenser l’articulation entre politique et esthétique. L’impersonnel envisagé par Woolf autorise en effet un autre mode de subjectivation politique qui dépasse le statut dévalorisé de la femme (par opposition au modèle masculin) en l’ouvrant au collectif d’un « nous » asubjectif proprement féminin.

3L’impersonnel met sans cesse en jeu notre rapport au monde. Ainsi, dans son analyse de « La morte del re di Francia », nouvelle de l’écrivain italien Tommaso Landolfi, Etienne Boillet avance l’hypothèse que le fantasme d’une œuvre littéraire impersonnelle relève d’un élan prométhéen, d’où une double tension tragique entre un désir de dissolution du moi et le refus de disparaître d’une part, et l’impossible coïncidence entre le moi et un monde tout entier traversé par l’altérité. Or l’homme est toujours dépassé par son milieu matériel, comme le montre François Gavillon dans son étude des romans de Pierre Bergounioux à la lumière de l’œuvre de Faulkner : l’absence de maîtrise des personnages les conduit à l’expérience de la dépossession ou de la non-possession.

4Dans la deuxième partie intitulée « Les Voix de l’impersonnel », convoquant tour à tour Deleuze, Merleau-Ponty et Derrida, T.S Eliot et Paul Celan, Michael Heller nous invite à suivre le cheminement de sa pensée alors même qu’il tente de circonscrire quelque chose d’ineffable à travers l’exemple de deux poètes objectivistes, George Oppen et Louis Zukofsky. L’objet de cette quête serait de l’ordre du spectral véhiculé par les mots, une voix de l’impersonnel qui se résumerait au simple mouvement d’une signification sans objet, notion que résume fort bien la tautologie empruntée à Mladen Dolar, appliquée ici au poème : « it means that it means » (93). L’hypothèse trouve un prolongement dans le dépouillement que souligne David Christoffel dans les textes de Pierre Alferi qui engage jusqu’à la matérialité formelle du poème pour mieux servir « l’impersonnel floutage » d’un je aux frontières mobiles.

5Il arrive que les poètes empruntent des voix plus ésotériques pour échapper au carcan de la subjectivité, comme en témoigne le bref texte de Jane Augustine qui montre comment l’écriture de W.B. Yeats et de James Merrill se déploie sur un mode impersonnel à partir d’une étrange collaboration avec épouse et compagnon respectifs, servant l’un comme l’autre de médiums, en liaison avec l’au-delà. Une semblable quête métaphysique anime Clarel, long poème méconnu de Melville qui, de digressions en commentaires, remet en question l’unité du texte, et « requalifie l’absolu en absolu d’écriture » dans un geste libérateur qui, selon Hélène Guillaume, signe la déprise de l’autorité et rend possible la découverte d’une authentique identité, ce qui conduit tout naturellement à poser la question de l’autobiographie.

6Comment déjouer l’emprise du « je » dans un autoportrait signé par un auteur plus connu pour son rejet de la confession intime, telle est la question que soulève Sylvie Bauer dans son étude de Double Vision de Walter Abish. Or, loin de livrer une autobiographie, l’auteur se dérobe en revisitant son passé sur le mode de la mise en scène, du jeu de rôles et de la réécriture, allant jusqu’à plagier 99 : The New Meaning, lui-même composé de citations pour effacer le singulier au profit de la référence à un fonds collectif. Enfin, en conclusion de cette deuxième partie, Reza Mir-Samii nous entraîne dans une exploration linguistique qui met en évidence la complexité des faits et des conditions d’emploi de ce que l’on appelle ordinairement ‘impersonnel’, confrontant diverses familles de langue, pour conclure sur les potentialités poétiques offertes par la personnalisation de l’impersonnel et la création de néologismes grammaticaux.

7Le troisième volet de cet ouvrage poursuit la réflexion sur la dissolution de soi amorcée en amont et s’intéresse plus particulièrement à la déprise. Trois études entretiennent un dialogue serré avec la pensée de Blanchot. Dans un article intitulé « De l’abstrait à l’intime, la folie de l’impersonnel », Christine Savinel part de la problématique élaborée dans l’Entretien Infini, et démontre comment la fatigue, qui est une sorte « d’opérateur de l’impersonnel » chez Blanchot, permet « le suspens de soi et de la relation à l’autre » (187). Ce processus de dépersonnalisation par épuisement trouve un écho dans la nouvelle de Henry James intitulée « The Great Good Place » et la seconde autobiographie de Gertrude Stein, Everybody’s Autobiography, œuvres qui allient intime et impersonnel à travers une réflexion sur la construction d’une identité auctoriale en partage. Olivier Jacquemond évoque pour sa part l’étrange amitié impersonnelle, amitié « sans nom » et « sans visage » (245) qui lia Blanchot à Foucault. Les deux hommes ne se rencontrèrent jamais, entretenant de fait une relation paradoxale dont l’écriture était à la fois le vecteur et la condition de possibilité, car la communauté pour Blanchot n’est envisageable que dans le non-rapport qui permet « l’entretien infini ». Le neutre selon Blanchot encore, ou du moins l’interprétation proposée par Deleuze — « (…) la littérature ne commence que lorsque naît en nous une troisième personne qui nous dessaisit du pouvoir de dire Je (le neutre de ‘Blanchot’,) »— sert de point de départ à la réflexion de Xavier Kalck qui remonte aux sources du Phèdre de Platon pour réévaluer la poésie de Williams Carlos Williams et de Charles Reznikoff. Cette étude se propose de montrer que « l’objectalité textuelle ne saurait être uniquement interprétée comme le signe ou le produit d’une déréliction » (200), mais comme la trace d’une perception (209) dissociant l’ego de la voix : l’effacement du sujet percevant permet l’inscription du sujet-lecteur en texte.

8Prenant le contre-pied de la réception la plus courante d’Emerson, Thomas Constantinesco démontre dans un premier temps comment la glorification du moi se transforme en un abandon extatique débouchant sur une expérience de l’impersonnel de l’ordre de l’ineffable (256-258), ce qui échappe, de fait, à l’écriture. Cependant, une autre forme d’impersonnel se fait jour dans une voix narrative parlant à « la quatrième personne du singulier », selon une formule empruntée à Deleuze, qui englobe les trois autres sans jamais se fixer en aucune. Si la figure de Ramón Gomez de la Serna, auteur particulièrement excentrique, semble peu encline à l’effacement, Ricardo Tejada rend compte des multiples facettes du « processus de dépersonnalisation esthétique » (213) à l’œuvre dans ses textes : travestissement de la fonction artiste, fragmentation de l’écriture, vision atomiste du monde et création d’un nouveau langage qui s’attache à la matière des mots, au détriment, hélas, d’un engagement dans le monde. Ce souci de la matérialité se manifeste notamment à travers un usage inhabituel de la citation, sans guillemets, prélevée sur des objets courants comme un billet d’entrée au cirque ou encore une affiche. Or cette pratique du recyclage et du bricolage textuel n’est pas sans rappeler l’usage que fait Thomas Pynchon du cliché à des fins plus politiques. Dans son analyse du roman Against the Day, dernier opus en date, Anne Battesti rappelle la place centrale de l’imitation d’autrui (impersonation), du ventriloquisme, de l’idiotie et de la hantise comme autant de modes d’accès à l’impersonnel pour les personnages comme pour les narrateurs d’une œuvre dont l’attrait et la force résident dans « cette façon d’entrelacer la signature et son effacement, le personnel et le collectif, comme aussi l’invention et l’imitation »(234), formes de résistance démocratique à ce que Pynchon nomme la tyrannie.

9Pour conclure : loin du patchwork que l’on aurait pu craindre face à la profusion et à la variété des études réunies ici, ce très beau volume tire sa force d’un solide ancrage théorique qui pose dès l’abord les fondements d’une réflexion exigeante dont l’inspiration collective imprime sa marque tout du long, plaçant l’ensemble sous le signe du partage et du dialogue.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Arnaud Regnauld, « Hélène Aji, Brigitte Félix, Anthony Larson et Hélène Lecossois, L’impersonnel en littérature. Explorations critiques et théoriques »Transatlantica [En ligne], 1 | 2009, mis en ligne le 31 août 2009, consulté le 02 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transatlantica/4349 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/transatlantica.4349

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Auteur

Arnaud Regnauld

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