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Claire Cazajous-Augé, À la trace. La poéthique animalière des nouvelles de Rick Bass

Julien Nègre
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Claire Cazajous-Augé, À la trace. La poéthique animalière des nouvelles de Rick Bass. Lyon : ENS Éditions, 2021, 288 p., ISBN : 979-10-362-0337-4, 26€.

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Texte intégral

1C’est à un auteur américain de premier plan que Claire Cazajous-Augé consacre ce beau volume, élégamment mis en page par ENS Éditions et servi par une langue limpide. Dans la lignée de The Environmental Imagination de Lawrence Buell, publié il y a près de trente ans maintenant, l’autrice s’intéresse à l’un des « descendants » littéraire de Thoreau, c’est-à-dire à l’un des représentants de ce que Buell appelait « nature writing » et que Claire Cazajous-Augé choisit, elle, d’appeler tout simplement « les auteurs écologistes » (170 sqq), voire, avec Yves-Charles Grandjeat, « écologiques » (voir la discussion de ce point page 213). L’appellation a le mérite d’être claire et directe, et elle place au premier plan la question de l’activisme de Rick Bass et d’autres écrivains et écrivaines similaires, c’est-à-dire l’articulation concrète entre le travail de la langue auquel ils et elles œuvrent en tant qu’auteurs et autrices et leur participation à des combats de sauvegarde et de protection à l’échelle locale comme nationale.

2Claire Cazajous-Augé tire ici tout le parti des riches études écopoétiques et environnementales françaises, à la fois américanistes mais aussi philosophiques et critiques, s’appuyant par exemple sur les travaux de Jean-Christophe Bailly, Marielle Macé, Baptiste Morizot, Anne Simon, et de nombreux autres. Le point d’entrée qui est choisi pour aborder l’œuvre de Bass est doublement spécifique : il s’agit ici d’étudier le rapport aux animaux (et non à l’animal, singulier universalisant qui peut être problématique), en s’intéressant aux nouvelles écrites par l’auteur, c’est-à-dire à des textes de fiction qui se distinguent à la fois des essais publiés par Bass mais aussi de ses romans (30).

3De fait, on peut considérer qu’une des questions centrales que pose l’écriture de Bass, et qui apparaît surtout quand on la compare à celle de Thoreau, est celle du choix de la fiction. Tous les deux (avec les autres descendants et descendantes littéraires de Thoreau : Aldo Leopold, Annie Dillard, Barry Lopez, Gary Snyder, etc.) pratiquent ce mode d’écriture particulier qui consiste à être en prise avec le monde, à ne jamais perdre de vue ses paramètres bien réels, dans une double approche assise à la fois sur une connaissance scientifique précise des phénomènes ou des êtres observés et sur une expérience très intime et personnelle (sensations, perceptions, etc.). Chez Thoreau, cette dimension est évidente dans Walden, et encore davantage dans les textes tardifs sur la nature rédigés à partir de 1851 sur la succession des arbres en forêt, la dissémination des graines et les fruits sauvages. Pour éclairer l’angle d’approche choisi par Claire Cazajous-Augé, on pourrait ainsi dire que le premier point de divergence entre Bass et Thoreau tient ainsi au choix générique de la nouvelle. Qu’est-ce que cela change, d’écrire de courts textes de fiction, et non pas des essais comme Thoreau ? Voilà peut-être la question implicite la plus importante que pose cette étude tout au long de son développement. Le second point de divergence serait celui des animaux. Si Thoreau décrit souvent des animaux ou traces d’animaux qu’il a pu observer, ce sont surtout les plantes qui font l’objet de ses études les plus méticuleuses et les plus méthodiques. Là où les plantes soulèvent des questions de distribution et de stratégies de dissémination (une dimension essentiellement spatiale en apparence, mais Thoreau est toujours aussi sensible à la dimension temporelle de l’existence végétale, notamment dans son Kalendar et ses notations sur les floraisons, fructifications, etc.), les animaux posent, eux, des questions de comportement, de socialisation, de déplacement, d’interaction, etc. En tant que tels, ils permettent à Bass de créer un contrepoint avec l’existence humaine et d’explorer comment d’autres êtres vivants mobiles habitent le monde et y déploient des modes d’être différents des nôtres. Cette comparaison avec Thoreau n’est pas au cœur du propos de l’autrice mais elle permet de comprendre tout ce qui fait la spécificité de l’écriture de Bass dans ces textes.

4C’est autour de la notion intrigante de balise que se construit la première partie de l’ouvrage, intitulée « Les animaux, des balises paysagères ». Le terme, étonnamment, n’est pas explicité ni discuté de front, mais il fonctionne de façon convaincante pour montrer comment l’écriture de Rick Bass s’articule autour de la présence des animaux dans l’espace où sont situées les nouvelles. Les animaux, pour le dire autrement, ne sont pas des acteurs secondaires ni des éléments passifs du décor, mais jouent un rôle important dans la façon d’envisager le récit lui-même. Dotés d’une importante « fonction topographique », ils structurent, informent, déforment ou colorent la perception de ces espaces naturels, depuis la forêt jusqu’à l’océan. L’autrice souligne que le mode d’être principal des animaux face aux personnages humains est avant tout celui de la fuite : les animaux s’enfuient et détalent à l’approche des êtres humains. C’est donc avant tout des traces qu’il reste d’eux, traces qu’il faut souvent savoir détecter, puis lire et déchiffrer. Chez Bass, le passage (passé) des animaux façonne donc en profondeur la manière dont les personnages appréhendent leur espace et y circulent. Le second chapitre explore les parallèles qui existent entre la logique de la chasse (en tant que quête) et celle de l’acte narratif lui-même : tous deux consistent à retracer un cheminement, à identifier des continuités, des tournants et des ruptures. Claire Cazajous-Augé montre cependant comment la chasse, chez Bass, est avant tout une expérience de dessaisissement ; plutôt que d’aboutir à un récit uniforme et à une trame solide, elle a une dimension discontinue. Soulignant avec raison que le mot « chasser » veut aussi dire, curieusement, « éloigner de soi » (80), l’autrice propose ainsi de lire le double échec de la saisie de l’animal (échec du chasseur qui perd sa proie, reflété textuellement par l’échec du narrateur qui ne parvient pas à décrire l’animal), comme la marque d’un choix éthique délibéré de Rick Bass : laisser s’échapper l’animal dans son texte est pour lui une façon de signaler son refus d’empiéter sur un territoire qui n’est pas le sien.

5La seconde partie de l’ouvrage, « Allures du temps », est particulièrement dense et kaléidoscopique. Claire Cazajous-Augé s’intéresse ici à la façon dont les animaux s’inscrivent dans une temporalité particulière, et dont l’interaction entre humains et animaux (même distante ou indirecte, quand on ne voit de l’éléphant que son empreinte spectaculaire [131], par exemple) constitue une expérience particulière de ces temporalités alternatives, qui sont autant de modes d’être au monde différents. En déployant un éventail considérable de micro-analyses des nouvelles de Bass et en s’appuyant sur un réseau important de réflexions théoriques et critiques (Ricoeur, Eliade, Bataille, Bakhtine, mais aussi Florence Burgat, Pierre-Yves Pétillon, Thomas Constantinesco, Thomas Pughe, Élisabeth de Fontenay, etc.), l’autrice organise cette partie en trois chapitres distincts. Le premier s’intéresse à la façon dont le contact avec les animaux structure un certain rapport au passé, qu’il s’agisse du temps long de la géologie et de la paléontologie, du passé rêvé des mythes amérindiens et modernes, ou encore du passé intime des personnages, prompt à ressurgir. Le chapitre 5 est consacré au point de rencontre entre humains et animaux, et donc aux multiples phénomènes de métamorphose, de fusion, de masquage et démasquage, de reflets et d’hybridation. Claire Cazajous-Augé montre ainsi comment les personnages de Bass (humains et animaux) changent et se dessinent dans ce moment particulier de l’interaction. Le chapitre 6, enfin, s’intéresse à la façon dont les animaux habitent le temps, un mode d’être a priori caractérisé par sa cyclicité (cycles des saisons et des rituels) et son immanence (si l’on considère que les animaux n’ont pas conscience de leur propre mortalité). L’autrice montre comment, dans l’écriture de Bass, cette temporalité peut apparaître comme « un modèle de régénération et de renouvellement perpétuel qui contraste avec la linéarité de la temporalité humaine ». Cette section contient notamment des passages particulièrement riches sur le rapport à la mort et à la souffrance. Tout au long de ce parcours, le propos de l’autrice ne dévie pas : si les réflexions de différents penseurs sont convoquées pour parler du mode d’être des animaux, l’éthologie ne devient pas le propos central de l’analyse pour autant, et c’est bien toujours le travail d’écrivain de Bass qui reste au cœur de cette approche. Claire Cazajous-Augé cherche à montrer comment « les narrateurs s’appuient sur la matérialité de l’écriture pour traduire les mouvements, les étirements, les inclinations et les compressions du temps » (125) et comment l’écriture révèle ainsi sa propre « vulnérabilité » (205) – rejoignant ainsi les réflexions sur le dessaisissement à la fin de la première partie de l’ouvrage.

6La troisième partie, « Tracer des styles animaliers », est celle où la question du travail d’écriture est abordée le plus directement, notamment dans son articulation avec le militantisme écologiste (voir la discussion utile de cette question dans l’introduction de cette partie). En s’appuyant sur les réflexions de plusieurs critiques au sujet du lien entre le travail poétique et la perception de la richesse du monde (Marielle Macé, par exemple, [210 sqq]), mais surtout sur ses propres lectures minutieuses du style de Bass, Claire Cazajous-Augé parvient à montrer de façon convaincante comment le travail sur la langue (à son niveau le plus fondamental, celui du choix et de l’agencement des mots dans la phrase) constitue chez Bass « une expérience esthétique qui porte intrinsèquement un projet éthique, idéologique et politique » (211). On rejoint ici la notion de poéthique, empruntée à Michel Deguy et Jean-Claude Pinson (17). Le titre de l’ouvrage semble donner une place centrale à ce terme, et on pourrait s’attendre à ce que l’ensemble du développement cherche à en montrer la pertinence dans le cas de Bass, mais la notion n’apparaît en réalité qu’à trois endroits (dans l’introduction et la conclusion du livre, et au début de cette troisième partie). Le terme fonctionne particulièrement bien pour décrire le positionnement de Rick Bass, et c’est dans cette troisième partie que la dimension poétique est étudiée le plus précisément. L’autrice s’intéresse ainsi aux effets de liste, à la question de la nomination (comment nommer un animal sans courir le risque de « prise prédatrice » [214] ?), aux onomatopées qui s’approchent au plus près des langages animaux. Elle montre que Bass déploie un arsenal qui multiplie délibérément les contradictions et les tensions : « surabondance » et « dépense nominative » dans certains passages, « aveu d’absence » et « évidement du lexique » ([214], avec une coquille révélatrice, qui transforme « évidement » en « évidemment ») dans d’autres cas. C’est dans cette partie que l’autrice aborde de front la question du format de la nouvelle (235 sqq) et de sa pertinence particulière dans le projet général de Bass.

7Notons la grande originalité de l’index qui est proposé en fin d’ouvrage, puisqu’il s’agit d’un index animalier, classé par grandes familles (amphibiens, oiseaux, organismes unicellulaires…) et comprenant plus de cent soixante références. Cette arche de Noé débordante n’aura peut-être d’utilité réelle que pour certains des lecteurs de l’ouvrage, mais elle donne à voir de façon spectaculaire toute l’étendue de la présence animale dans les textes de Bass.

8Tout au long de ce parcours, l’autrice met au jour une tension centrale qui habite l’écriture de Rick Bass : celle qui existe entre, d’une part, un impératif de précision (une écriture informée, appuyée sur un savoir scientifique et une familiarité personnelle avec les modes d’être des animaux) et, d’autre part, un effort délibéré de dessaisissement et un refus d’une écriture prédatrice. L’ouvrage montre que, dans l’écriture de Bass, cette tension s’exprime et se résout dans l’expérience de l’échec (de la chasse ou de la traque) et le choix de l’esquisse : les descriptions et aperçus demeurent incomplets, et les stratégies d’écriture montrent les traces et le cheminement, mais ne lèvent jamais totalement le voile sur les animaux dont il est question. « Loin de chercher à disséquer les mystères du monde non humain que les animaux métaphorisent, et à fixer la vitalité et la capacité de réinvention permanente des formes du vivant, l’écriture vise plutôt à s’accorder à eux. » (258). Par opposition à la non-fiction de l’essai thoreauvien, par exemple, la forme fictionnelle de la nouvelle permet cette marge de manœuvre, cet espace de jeu dans lequel l’auteur peut à la fois placer la relation aux animaux au premier plan, et mettre en scène son évitement.

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Bibliographie

BUELL, Lawrence. The Environmental Imagination: Thoreau, Nature Writing, and the Formation Of American Culture. Cambridge, MA : Harvard University Press, 1995.

DEGUY, Michel. Figurations. 1969. Paris : Gallimard, 2013.

GRANDJEAT, Yves-Charles. « Regarder à perte de vue et écrire quand même : quelques propositions sur la littérature écologique américaine ». Revue française d’études américaines, n° 106, 2005, p. 19-32.

MACÉ, Marielle. Styles. Critique de nos formes de vie. Paris : Gallimard, 2016.

PINSON, Jean-Claude. Poéthique, une autothéorie. Seyssel : Champ Vallon, 2013.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Julien Nègre, « Claire Cazajous-Augé, À la trace. La poéthique animalière des nouvelles de Rick Bass »Transatlantica [En ligne], 2 | 2022, mis en ligne le 11 novembre 2022, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transatlantica/19559 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/transatlantica.19559

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Auteur

Julien Nègre

ENS de Lyon

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