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L’hybridité comme méthode : Ahnen d’Anne Weber et Stirpe e vergogna de Michela Marzano

Hybridity as a method: Ahnen by Anne Weber and Stirpe e vergogna by Michela Marzano
L’ibridità come metodo : Ahnen di Anne Weber e Stirpe e vergogna di Michela Marzano
Paola Ghinelli

Résumés

Ahnen (2015) d’Anne Weber et Stirpe e vergogna (2021) de Michela Marzano ont été lus par de nombreux critiques dans la perspective de l’hybridité parce que les deux œuvres mélangent les références à des documents existants à quelques caractéristiques fictionnelles et se réfèrent également à deux systèmes linguistico-culturels différents. Cependant, la potentielle déviation de la norme que la notion d’hybridité représente n’a jamais été prise spécifiquement en considération pour analyser ces œuvres. Cet article montre qu’à travers son potentiel perturbateur et le surgissement de l’inattendu, l’hybridité permet aux deux auteures de prendre position contre les systèmes de valeurs nazi et fasciste sur lesquels elles s’interrogent sans pour autant adhérer à une ligne politique existante. L’analogie entre le potentiel de l’hybridité et la notion de tiers espace (Bhabha) confirme l’efficacité critique de la notion d’hybridité dans l’acception proposée.

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Dédicace

Mes remerciements à Myriam Geiser dont la contribution au colloque Mémoire et indicible de l’université de Grenoble (6-7 avril 2023) a été décisive pour le projet menant à cet article

Texte intégral

Introduction

  • 1 Kraume Anne, 2023, « “Quelque chose qui est une sorte de résistance”. Formen deutsch-französischer (...)
  • 2 Geiser Myriam, 2024, «Traumatisante filiation : l’écriture post-mémorielle franco-allemande d’Anne (...)
  • 3 Zinato Emanuele, L’estremo contemporaneo. Letteratura italiana 2000-2020, Rome, Treccani, 2020, p. (...)

1De nombreux critiques ont lu Ahnen (2015) de Anne Weber et Stirpe e vergogna (2021) de Michela Marzano comme des œuvres hybrides, ou ont posé les conditions critiques pour le faire. En particulier, Anne Kraume1 a souligné l’hybridité générique de Ahnen, qui peut être lu, comme Weber elle-même l’a suggéré, comme un journal de voyage dans le temps. Myriam Geiser2 a aussi mis en avant l’importance de la perspective transculturelle de cette œuvre, dans le sens d’une hybridation entre cultures. D’autre part, une œuvre comme Stirpe e vergogna fondée, comme une grande partie des publications italiennes contemporaines, sur un mélange de fiction et de réalité, peut être cataloguée comme hybride, sans pour autant que cette définition soit efficace pour dépasser la simple description des contenus et des thèmes touchés. En effet, Emanuele Zinato a eu l’occasion de dénoncer l’abus de la notion d’hybridité dans le débat critique italien contemporain, dans lequel la complexité des œuvres risque parfois d’être excessivement simplifiée3. La spécification du genre littéraire en couverture étant très rare en Italie, les spéculations sur la proportion entre fiction et réalité dans chaque œuvre, souvent dans le but de la rattacher à un genre, ont mené à une définition trop vaste de l’hybridité.

  • 4 Kociubińska, Edyta, Niedokos, Judyta, 2016-12, « Avant-propos », en Kociubińska, Edyta, Niedokos, J (...)
  • 5 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, Laboratoire ATILF, « hybridité », Portail Le (...)
  • 6 Digitales Wörterbuch der deutschen Sprache, « hybrid », Wörterbuch, https://www.dwds.de/wb/hybrid
  • 7 Treccani.it, « ibrido », Vocabolario on line, https://www.treccani.it/vocabolario/ibrido/?search=%C (...)

2Les termes hybride et hybridité ont fait l’objet de définitions différentes au cours du temps. La mixité entre deux ou plusieurs sources demeure une constante de la signification attribuée à ces termes, mais cela n’offre pas, en soi, beaucoup de potentialités critiques, car une définition aussi générale peut s’appliquer à des objets disparates. C’est la connotation perturbatrice et hors-norme que ces termes continuent à avoir qui se révèlera pertinente dans l’analyse que je propose dans cet article. Comme le rappellent les directeurs d’un numéro de Quêtes littéraires : « Étymologiquement, le terme “hybridité” vient du latin ibrida, “bâtard, de sang mêlés”, devenu hybrida par rapprochement avec le grec ΰβρις, húbris, signifiant “excès, violence, démesure”. »4 Originairement, ce terme avait donc une connotation morale négative qui semble atténuée aujourd’hui. Toutefois, cette connotation n’a pas disparu puisque le Centre national de ressources textuelles et lexicales définit l’hybridité, au sens figuré, comme le « caractère de ce qui a une origine, une composition mal définie »5. Ce vestige de la connotation négative originaire est encore plus évident dans la signification figurée que le dictionnaire digital allemand DWDS donne de l’adjectif hybrid : « frevelhaft, vermessen »6, c’est-à-dire criminel, sacrilège, outrecuidant, en conformité avec l’étymologie húbris. La première signification, plus concrète, proposée par le dictionnaire allemand, se réfère plus objectivement à une mixité, mais il n’y a pas de variantes attestées entre les formes des deux adjectifs. Le contexte seul est décisif dans le choix d’une signification ou d’une autre. De manière semblable, la définition que le dictionnaire italien Treccani donne du terme ibrido au sens figuré est : « Di cosa formata di elementi eterogenei che non legano bene tra loro. »7 Dans ce cas, la connotation négative dérive de la spécification que les éléments hétérogènes donnant lieu à ce qui est hybride s’amalgament difficilement entre eux.

3Le présent article vérifiera si et comment l’hybridité culturelle, linguistique et générique des œuvres du corpus correspond à une manière de dépasser les obstacles qui empêchent les narratrices de se réconcilier avec le passé individuel et collectif. La notion d’hybridité pourra donc se révéler critiquement efficace à condition d’en préciser le potentiel créateur. Ce potentiel a été étudié dès les années 1980, notamment par Homi K. Bhabha qui définissait l’hybridité comme une condition qui ne correspond ni à l’une ni à l’autre des instances qui la composent :

  • 8 Bhabha, Homi K., 1988 « The Commitment to Theory », New Formations, 5, p.13.

My illustration attempts to display the importance of the ‘hybrid’ moment of political change. Here the transformational value of change lies in the rearticulation, or translation, of elements that are neither the One […] nor the Other […] but something else besides which contests the terms and territories of both. This does not necessarily involve the formation of a new synthesis, but a negotiation between them in medias res, in the profound experience or knowledge of the displaced, diversionary, differentiated boundaries in which the limits and limitations of social power are encountered in an agonistic relation8.

  • 9 Bernabé, Jean, Chamoiseau, Patrick, Confiant Raphaël, Éloge de la Créolté/In Praise of Creolness, P (...)
  • 10 Id., p. 54.

4Dans la même décennie, les revendications du groupe d’intellectuels qui ont produit l’Éloge de la Créolité9 allaient dans le même sens d’un mélange non synthétique tout en réclamant une ouverture extrême, une diffraction perpétuelle, ce qu’ils ont défini comme une diversalité, pour l’opposer à l’universalité10. Ces deux textes si différents essayaient d’inverser la connotation négative implicite dans la notion d’hybridité.

5Comme nous allons le constater dans la présentation des œuvres du corpus, les narratrices des œuvres qui nous intéressent semblent vouloir comprendre une figure qui appartient au passé de leur famille mais qui, dans les deux cas, représente aussi le passé de leurs pays d’origine respectifs. Les recherches sur cette figure porteront chacune des deux narratrices à composer avec des traumas individuels, ainsi qu’à se confronter aux résidus culturels que les dictatures ont laissé dans leurs pays d’origine. Ainsi, comme Bhabha et les auteurs de l’Éloge de la créolité l’avaient constaté, le potentiel de l’hybridité n’est pas lié uniquement au contexte postcolonial, qui pouvait offrir un exemple clair de mixité créatrice.

6Je mettrai ensuite en avant la manière de laquelle l’acception du terme qui nous intéresse a aidé Weber et Marzano à se positionner par rapport à leurs objets respectifs. Chacune avec sa spécificité, ces deux œuvres proposent une réconciliation qui est le fruit (illégitime) d’un mélange et qui présente également un caractère inédit et imprévisible. En se mettant dans une perspective autre, Ahnen et Stirpe e vergogna se situent dans un tiers espace au sens de Homi K. Bhabha, ce qui leur permet de mettre en acte une réconciliation autrement impossible.

Ahnen d’Anne Weber et Stirpe e vergogna de Michela Marzano : hybridations de récit et de roman

7Ahnen et Stirpe e vergogna ont de nombreuses caractéristiques communes. Il s’agit de deux narrations à la première personne fondées sur l’expérience des auteures respectives qui ont mené des véritables enquêtes concernant la vie de leurs ancêtres. Dans les deux cas, la narratrice fait des recherches afin d’essayer de mieux connaître la figure de son grand-père qui, dans le cas de Weber, s’était compromis avec le régime nazi allemand avant et pendant la deuxième guerre mondiale, et dans le cas de Marzano, avec le régime fasciste italien dans la même période. Les deux œuvres citent des documents existants. Dans le cas de Weber, il s’agit surtout de lettres et du journal de son arrière-grand-père, sur la vie duquel elle se penche pour comprendre comment un philosophe connu, qui fréquentait d’autres philosophes et intellectuels de son temps, dont un grand nombre de Juifs célèbres – de Benjamin à Gutkind et d’autres – ait pu avoir un enfant nazi. Grâce à ce journal, elle ne trouvera qu’un indice de la responsabilité de son arrière-grand-père : il avait demandé au personnel d’un asile psychiatrique qu’il visitait en Pologne pourquoi ils n’envisageaient pas tuer leurs malades. Dans le cas de Marzano les documents cités appartenaient à son grand-père ou rentrent dans le domaine public en tant que textes de lois, ou transcriptions des discours tenus au parlement par des parlementaires.

8Les deux narratrices, loin d’évoquer platement la vie de leurs ancêtres, essayent de retrouver les traces de ce passé qui les gêne dans le comportement de leurs pères, et notamment dans leurs attitudes qui ont pu jouer un rôle dans la formation de leur propre caractère. Elles mettent en somme en pratique la notion de passé que Weber cite de Gustav Landauer:

  • 11 Weber, Anne, Ahnen, Frankfurt, Fischer, 2015, p. 126. « Nous ne savons du passé que notre passé ; n (...)

9Wir wissen von der Vergangenheit nur unsere Vergangenheit; wir verstehen von dem Gewesen nur, was uns heute etwas angeht; wir verstehen das Gewesene nur so, wie wir sind; wir verstehen es als unseren Weg. Anders ausgedrückt heiβt das, daβ die Vergangenheit nicht etwas Fertiges ist, sondern etwas Werdendes. Es gibt für uns nur Weg, nur Zukunft; auch die Vergangenheit ist Zukunft, die mit unserem Weiterschreiten wird, sich verändert, anders gewesen ist11.

  • 12 Marzano Michela, Stirpe e vergogna, op. cit., p. 217.

10Par ailleurs, la dernière partie de ces lignes est aussi citée en italien dans Stirpe e vergogna12. Il est immédiatement clair dans les deux cas que ce passé en devenir concerne aussi bien l’identité actuelle de la narratrice que celle de son pays d’origine. Les deux personnages des pères sont, chacun dans sa spécificité, gênés par leurs propres pères, et leur gêne s’exprime surtout par le silence, ou du moins par le refus de rentrer dans le détail de ce que leurs pères ont fait.

  • 13 Parmi les nombreux articles et les œuvres de cet auteur concernant les récits de filiation, nous ci (...)
  • 14 Larroux Guy, Et moi avec eux. Le récit de filiation contemporain, Genève, La Baconnière, 2020.

11La critique internationale, et française en particulier, s’intéresse depuis quelques décennies à ce qui a été défini comme un nouveau genre : les récits de filiation. De Dominique Viart13 à Guy Larroux14, les critiques définissent le récit de filiation comme une narration à la première personne des recherches effectivement menées par un écrivain sur un ou plusieurs de ses ascendants. Or, malgré l’utilité de ces apports critiques en termes d’analogies thématiques et narratologiques dans un corpus assez inégal, la plupart des chercheurs qui se sont penchés sur les récits de filiation ont tenu pour acquis le fait qu’il s’agissait de récits. Mais, comme le synthétise Leonor Arfuch :

  • 15 Arfuch, Leonor, « Autobiographie et mémoires traumatiques », Tumultes. Écritures de soi entre les m (...)

Cette empreinte biographique et testimoniale des récits qui rend compte des expériences vécues et fait référence à des faits et personnages réels, ne doit cependant pas faire oublier la distinction classique entre auteur et narrateur, instaurée depuis longtemps par la théorie littéraire et qui concerne aussi l’autobiographie, même si l’auteur et le narrateur ont le même nom. C’est ainsi qu’au-delà du degré de véracité du récit, des intentions d’authenticité ou de la fidélité de la mémoire — registres essentiels sur le plan éthique — il s’agira toujours d’une construction dans laquelle le langage ou l’image — ou les deux — impriment leurs propres coordonnées selon les conventions du genre discursif choisi, qui peuvent aussi être transgressées. […] Le je narratif n’est pas nécessairement autobiographique — même s’il se présente comme tel — et l’autobiographique n’est pas en soi un brevet dénué d’équivoque, même si l’autobiographe essaie de raconter toujours la même histoire — et y croit15.

  • 16 L’édition italienne de Stirpe e vergogna n’affiche aucune indication quant au genre de l’ouvrage, c (...)
  • 17 Anne Weber a déclaré dans un entretien ce principe général : « Il y a des romans qui racontent des (...)
  • 18 Le personnage du mari de la narratrice dans Stirpe e vergogna se réfère à l’œuvre comme à un roman (...)

12D’autre part, les auteures des deux œuvres que je m’apprête à comparer les ont-elles-mêmes définies comme des romans par le biais d’indications paratextuelles16, dans des entretiens17, ou même par des allusions à l’intérieur du texte18. En somme, ces œuvres peuvent ne pas être lues uniquement dans la perspective des récits de filiation parce que ce ne sont pas tout à fait des récits. En outre, la catégorie critique de récit de filiation a été utilisée essentiellement pour décrire les caractéristiques saillantes d’un certain corpus, alors que ce qui m’intéresse dans ce cas est plutôt de comprendre la démarche mise en acte par les deux narratrices pour se positionner face à un événement historique majeur et traumatisant pour leurs patries respectives.

13Au-delà des considérations générales sur les récits et même au-delà des déclarations d’intention des auteures, quelques détails révèlent une hybridation de ces œuvres avec le roman, et ceci malgré les correspondances précises entre les circonstances narrées et les circonstances biographiques et familiales de leurs auteures. Dans le cas du roman de Weber, le fait d’inventer un pseudonyme pour se référer à son arrière-grand-père dont il sera surtout question dans le livre, et sans pour autant cacher ses généralités, est une démarche littéraire, qui ne trouverait pas sa place dans un récit (relativement "objectif") de faits réellement advenus. De manière semblable, les dernières pages d’Ahnen, dans lesquelles la narratrice raconte les heures qu’elle a passées en Pologne après la fin de ses recherches, ne sont pas simplement lyriques et évocatrices. Elles reprennent les thèmes principaux de l’œuvre avec un agencement dont la correspondance éventuelle avec les événements réels n’est qu’anodine, puisque le fait de se trouver prise, presque contre sa volonté, dans les célébrations de la Toussaint en Pologne inspire à la narratrice des réflexions sur la mort et sur les traumatismes historiques et familiaux dont il a été question dans l’ensemble du roman.

14Dans le cas de Marzano, la narratrice imagine les pensées et les sentiments de son grand-père, ainsi que certaines circonstances de la vie de son père dont celui-ci ne parle pas. Elle souligne que son roman n’est pas fictionnel, mais elle inscrit ses recherches dans une structure narrative propre aux romans de formation en narrant une crise identitaire, suivie par des épreuves permettant à la protagoniste d’atteindre une plus grande maturité qui la prépare à aller à la rencontre des autres.

  • 19 Weber, Anne, Vaterland, op. cit., p. 27.
  • 20 Marzano Michela, Stirpe e vergogna, op. cit., p. 13

15Un autre aspect qui peut faire écho à la structure du roman de formation est la mise en avant de la vulnérabilité des deux narratrices dès le début des deux romans. Dans le cas de la narratrice de Weber, cette vulnérabilité procède de la conscience d’être une enfant non désirée, illégitime, qui n’a pas été acceptée par une partie de sa famille, dont l’acte de naissance affiche les mots « La paternité résulte d’une mention marginale »19. En revanche, la narratrice de Marzano prend acte de son propre égarement au moment de la naissance de son neveu. Au seuil de la ménopause et sans enfants, elle a une crise identitaire, soulignée de manière très littéraire dans l’œuvre, dont la première phrase est : « Michela Marzano non esiste. »20 Sur la base d’un quiproquo administratif au moment de l’enregistrement de ses prénoms à l’état civil, le seul nom qui paraît sur tous les documents officiels de la narratrice est Maria Marzano. Nous verrons plus bas comment cette vulnérabilité sera dépassée dans les deux cas.

L’importance des variantes françaises dans une perspective d’hybridation

  • 21 Weber, Anne, 2015, Vaterland, op. cit., p. 3.

16Les différences entre les deux romans et entre les choix des auteures concernant leur rapport avec leurs langues demeurent importantes. Comme il est indiqué en exergue de ses œuvres publiées en français, Weber écrit une version française et une version allemande de ses livres21 et les publie d’habitude simultanément. Elle a eu l’occasion de décrire précisément ce processus dans un entretien :

  • 22 Hublet François, Roger-Lacan Mathieu, art. cit.

J’ai commencé à écrire — en allemand, qui est ma langue maternelle — quand j’étais adolescente, puis je suis partie en France à dix-huit ans où j’ai d’abord continué à écrire en allemand, toujours sans être publiée. Puis, au bout de quelques années à Paris, je me suis mise à écrire en français, et le premier manuscrit en prose que j’ai envoyé à un éditeur était en français ; le deuxième a fini par être publié. Alors […], j’en ai rédigé une version allemande — qui assez vite a été publiée en Allemagne. Deux ou trois manuscrits plus tard, je suis revenue à l’allemand comme première langue d’écriture, sans pour autant que cela ait procédé d’une décision consciente. Rétrospectivement, je me suis dit que j’avais eu besoin de ce détour par la langue française, que cela avait été une forme de prise de distance nécessaire. Depuis, j’écris toujours deux versions de mes livres dans cet ordre-là : d’abord en allemand, ensuite en français. Ce qu’on appelle le « sujet » d’un livre ou la nationalité du personnage principal ne joue aucun rôle là-dedans, mais bien mon propre rapport à ces deux langues22.

  • 23 Weber, Anne, Vaterland, op. cit., p. 67.
  • 24 Weber, Anne, Ahnen, op. cit., p. 7.
  • 25 Weber, Anne, Vaterland, op. cit., p. 9.

17Bien que l’une soit fidèle à l’autre, il est plus approprié de parler de deux variantes que de la traduction d’une langue à l’autre, car l’auteure tient compte des différences de notions de culture générale qu’il peut y avoir entre les deux pays. Notamment, des explications absentes d’une version peuvent surgir dans le texte de l’autre. Par exemple, au moment où elle décrit son grand-père comme un « ardent nazi », seule la version française inclut cette explication : « C’est une expression toute faite en allemand qui s’oppose aux “suiveurs” comme le pain blanc au pain noir. »23 À une autre occasion, la narratrice décide d’inventer un pseudonyme pour se référer à son arrière-grand-père. Ce pseudonyme étant en allemand, mais lui étant inspiré par une expérience qu’elle a eue en France, l’auteure intègre la traduction du pseudonyme dans la variante française, donc les deux versions diffèrent légèrement : « Ich wähle – nach einem Vogel, den ich an Französischen Küsten oft dem Vor und Zurück des Wassersaumes habe folgen sehen - Sanderling. »24 et « Je choisis, en pensant au bécasseau que j’ai souvent vu courir au bord de l’eau, avançant et reculant au gré du ressac : Sanderling. »25 C’est surtout l’examen des deux titres de l’ouvrage en version originale et en traduction qui exprime la richesse de la démarche de cette auteure, qui a expliqué ainsi sa recherche :

  • 26 Hublet François, Roger-Lacan Mathieu, art. cit.

Pour Vaterland, […] le texte allemand avait pour titre Ahnen, dont le double sens (le mot signifie « aïeux » mais aussi « deviner ») n’avait pas d’équivalent en français. Alors j’ai cherché un autre titre. Mon éditeur français tenait à ce que le titre fasse comprendre qu’il s’agissait là de l’Histoire allemande […]. Finalement, j’ai eu l’idée de prendre pour titre un mot allemand, « Vaterland », qui, même pour ceux qui ne connaissent pas cette langue, évoque ce pays et son Histoire, tout en étant prononçable en français. Si bien que les deux versions portent maintenant un titre allemand — mais pas le même. Or, jamais je n’aurais donné à la version allemande le titre Vaterland, qui est l’équivalent du mot français « patrie ». C’est un terme qui, perverti par les nazis, est devenu inutilisable en Allemagne depuis la fin de la guerre, ou plutôt qui est réutilisé maintenant par des gens qui relèvent plutôt de l’extrême-droite. Mais je me suis aperçue qu’en figurant sur la couverture d’un livre français, il n’était plus dérangeant de la même manière, et d’ailleurs ce n’est plus le « Vaterland » comme je l’entends, mais un mot à la prononciation très différente, cela ressemble plutôt à « Vatèrelande ». Pour moi, c’était un peu comme si j’avais mis ce mot entre guillemets. Ce qui correspond à la distance qui est la mienne vis-à-vis de ce terme, mais aussi vis-à-vis du « pays de mon père » au sens littéral26.

18Les deux citations tirées d’un entretien accordé par Weber soulignent l’importance d’une prise de distance par rapport à la matière, ce qui est important aussi dans la démarche de Marzano, au-delà des différences.

  • 27 Gambaro Fabio,2020, « #SLIM 2020 - L’importanza della lingua per chi non vive nel proprio Paese - c (...)

19L’auteure italienne a affirmé par le biais des réseaux sociaux être arrivée en France en 1998 et avoir pris ses distances par rapport à tout ce que l’Italie représentait : elle aurait entamé une psychanalyse en langue française et elle aurait commencé à penser en français. De fait, les essais qu’elle a publiés à partir de ce moment en tant que philosophe travaillant en France, ont d’abord été publiés en français. À partir de 2010-2011, elle a publié un essai en italien, puis son premier roman en italien, qui a été traduit en français par une professionnelle. Marzano a eu l’occasion de résumer ce parcours en déclarant qu’à partir de ces premières publications en italien depuis son emménagement en France, elle s’est sentie plus proche de la langue italienne27. Ses dernières œuvres, dont Stirpe e vergogna, ont d’abord été publiées en Italie et en italien, puis en France, sans indication d’un nom de traducteur, ni qu’il s’agisse d’une traduction, comme si l’auteure avait écrit un roman directement en français.

  • 28 « Pare che l’amico gli avesse detto che i doppi nomi creavano sempre enormi problemi, che ognuno li (...)
  • 29 Marzano Michela, Stirpe e vergogna, op. cit., p. 18.

20Effectivement, la version française diffère de la version italienne, et il ne s’agit pas simplement de quelques adaptations d’ordre culturel. Les chapitres, numérotés à partir de 1 pour chacune des trois parties dans la version italienne, ne sont pas numérotés dans la version française. Certains n’y figurent pas du tout, les paragraphes ont été réorganisés et par endroits résumés, comme si la réflexion de l’auteure était toujours en cours. Par exemple, dans le premier chapitre, la comparaison montre une attitude plus clémente de la narratrice vers son père dans la version française. Ainsi, les lignes qui dans la version italienne insinuent que le père de la narratrice a inventé un ami pour justifier son erreur dans l’enregistrement du prénom de sa fille à l’état civil28 ne sont pas présentes dans la version française. Dans la dernière partie de la version italienne de ce même chapitre, le père accuse la narratrice de créer des problèmes qui n’existent pas puisqu’il avait toujours admis avoir lui-même plusieurs prénoms, attestant du penchant fasciste et monarchique de ses parents29. Tout ce qui reste de ces accusations dans la version française est ce qui suit :

  • 30 Marzano Michela, Mon nom est sans mémoire, op. cit., p. 23.

Désormais, mon père prétend qu’il a toujours su qu’il s’appelait aussi Benito, et qu’il ne l’a jamais nié. Dans mes souvenirs, on n’en a jamais parlé à la maison.
Mais peut-être est-ce moi qui ne me souviens pas. Était-ce un secret de famille, ou ai-je tout effacé de ma mémoire par commodité, pour éviter de devoir me confronter à un passé trop encombrant ?30

  • 31 Id., p. 427.

21Ces modifications semblent cohérentes avec un des remerciements présents dans les deux variantes, dans lesquels l’auteure remercie son père « qui ne comprendra peut-être pas certaines choses ; mais je voudrais qu’il sache que ce livre est aussi une lettre d’amour »31. C’est comme si l’auteure avait voulu estomper les accusations voilées qui rendaient sa première version moins clairement identifiable comme une manifestation d’amour filial.

  • 32 Marzano Michela, Mon nom est sans mémoire,  Paris, Stock, 2022.

22Dans sa version française, l’œuvre de Marzano ne présente aucune référence à Vaterland d’Anne Weber alors qu’au contraire la version italienne la cite à deux reprises comme une œuvre affine (sans pour autant reconnaître une dette quelconque à l’égard d’Anne Weber). Contrairement aux ajustements culturels opérés par Weber, ceux de Marzano semblent relever d’une évolution de la réflexion : une source d’inspiration ne figure plus, le ton d’un certain passage a changé, comme si les deux variantes étaient les deux étapes d’une seule œuvre en devenir. Les titres des deux versions diffèrent : le titre italien se focalise sur la filiation et sur la honte, alors que le titre de la version française est Mon nom est sans mémoire32. Le questionnement du roman semble donc évoluer des sentiments individuels à des questions plus larges concernant tout un chacun. Si nous voulons placer cette évolution dans une perspective d’hybridation linguistico-culturelle entre le français et l’italien, nous nous rendrons compte que l’œuvre de Marzano nous permet d’apprécier l’inattendu surgissant de l’hybridation. Notamment, les contraintes de chaque système linguistique et culturel deviennent des contraintes créatrices permettant à l’auteure de faire évoluer sa pensée. Nous pouvons alors formuler l’hypothèse que les thèmes du nom et de la mémoire soient un point d’aboutissement (car le titre en français en fait mention) et ceux de la filiation et de la honte un point de départ. L’hybridité s’exprime de différentes manières dans les deux œuvres en faisant avancer la narration et en la menant à une conclusion.

L’hybridité ou la remise en question des clichés

23Stirpe e vergogna contient plusieurs réflexions sur les stéréotypes et les idées reçues concernant l’Italie. Lors d’une de ces réflexions, la narratrice cite la narratrice de Vaterland qui, en menant ses propres recherches, se surprend de l’efficacité de l’administration allemande qui lui a remis rapidement les documents dont elle avait besoin, en confirmant ainsi les stéréotypes sur la précision allemande.

  • 33 Marzano Michela, Stirpe e vergognaop. cit., p. 211. « Oh mon dieu, je pense à l’instant même où (...)

Oddio, penso nel momento stesso in cui sto per decidermi a scrivere. Se pure gli archivi di Roma corrispondono agli stereotipi che circolano sull’amministrazione italiana, passeranno settimane prima di capire quanti moduli si debbano riempire e quante pratiche ci siano da sbrigare prima di ottenere qualcosa. Poi mi dico che sto reagendo esattamente come mio padre – è complicato, non c’è modo di risolvere il problema, rinuncio – e che in fondo non costa niente provare. Al limite nessuno risponderà e saranno solo confermati gli stereotipi, no33?

24Ce passage montre, en abyme, l’attitude dominante des narratrices dans les deux œuvres : les recherches sur le passé sont aussi une manière pour constater les caractéristiques récurrentes du présent, un présent qu’elles semblent vouloir remettre en question.

  • 34 Weber, Anne, Ahnen, op. cit., p. 76.
  • 35 Id., p. 80.

25Cette correspondance entre le lien retrouvé avec le passé et la nouvelle perspective sur le présent est encore plus évidente dans le rapport avec les pères, parce que les pères portent en eux les lourds vestiges des choix des grands-pères, sans avoir pu les assumer complètement, ni les dépasser. Ainsi, la narratrice de Ahnen explique qu’elle est fière de la honte que son père éprouve toujours34 et multiplie les références à la gêne paternelle35. C’est justement au moment où la narratrice de Marzano a la preuve que son grand-père a été purgé de la magistrature pour ses compromissions avec le fascisme qu’elle donne sa propre lecture de la démarche de son homologue allemande :

  • 36 Marzano Michela, Stirpe e vergognaop. cit., p. 229 « Mais plus elle poursuit dans la lecture des (...)

Ma più va avanti nella lettura dei documenti, più prova imbarazzo: si sente come un’intrusa che spia dal buco della serratura la vita di una persona vissuta in un’epoca ormai inesistente. Suo padre non aveva mai voluto guardare in faccia la realtà, che diritto ha lei, ora che il padre è anziano, di buttargliela addosso36

26Cette référence à Vaterland souligne les parallélismes profonds entre les deux œuvres : les deux pères ont honte d’actes qu’ils n’ont pas commis, les deux filles sont gênées de les mettre face à ces actes.

  • 37 Weber, Anne, Ahnen, op. cit., p.79-80 « C’est une pensée méchante qui me traverse l’esprit : je me (...)

27Il est vrai que, surtout dans le cas de Marzano, dont le texte en italien, nous l’avons vu, débute avec quelques allusions à une conflictualité avec le père, la narratrice devient progressivement plus empathique avec celui-ci, sans pour autant renoncer à sa propre quête. C’est une sorte d’empathie à distance, qui permet à la démarche de la narratrice de maintenir son caractère éversif. Ce trait peut aussi être attribué à Weber, qui écrit par exemple : « Mir kommt plötzlich der böse Gedanke, dass ihn von all dem, was ihn belastet aus der Vergangenheit, am meisten womöglich die Vorstellung schmerzt, so etwas Banales und Vulgäres wie einen Nazi zum Vater gehabt zu haben. Und dass sein Schweigen womöglich auch daher rührt ».37 Les deux descendantes restent ouvertes à toutes les possibilités, veulent aller au-delà de la honte et parviennent ainsi à une compréhension qui était impossible pour les pères, entravés par une honte sans empathie.

28Or le maintien, malgré tout, de la distance émotive, suffisante pour empêcher l’empathie croissante pour les siens de l’emporter sur un nouveau regard sur le passé et sur le présent, est obtenu grâce à l’hybridité linguistico-culturelle que les auteures ont su transmettre à leurs œuvres. Ahnen le montre assez clairement juste après le passage cité, lorsque la narratrice explique que son père se considère comme le dernier digne représentant de sa famille, mais que le mélange de honte et de peur l’a empêché d’œuvrer correctement pour que Sanderling soit redécouvert en tant que philosophe. La narratrice se demande alors ce qu’elle pourrait bien faire de son grand-père nazi descendant de cette famille connue, avec laquelle elle ne partage même pas le nom. Pour se décider, elle se confronte avec Pierre, un ami juif et français, qui finit par se mettre à pleurer en la laissant dans un état de honte et de désarroi qui la dépasse et la fait se sentir avant tout allemande, une représentante des allemands. De fil en aiguille, elle explique que quand elle vivait encore en Allemagne et en partie encore aujourd’hui, elle ne pouvait pas prononcer le mot Jude, par honte du passé et parce que ce mot était considéré comme une injure. Elle n’éprouve pas la même difficulté pour prononcer le mot juif depuis qu’elle vit en France.

  • 38 Weber, Anne, Ahnen, op. cit., p. 84. « En le prononçant, est-ce que je ne me mettais pas sur le mêm (...)

Es schien mir, dass ich mich, sobald ich das Wort ausspräche, mit denen, in deren Mund es ein Schimpfwort gewesen war, gemein machen wurde. Ich schämte mich, das Wort zu sagen. Es war nicht die persönliche, individuelle Scham, die einer verspürt, der etwas Unrechtes oder Unschönes getan hat, sondern eine Art gemeinschaftliche, umfassende Scham, die sich auf die deutsche Sprache gelegt hatte38.

29Après avoir réfléchi sur le fait que cette honte ne concerne sans doute que sa génération, la narratrice focalise à nouveau son attention sur Pierre et sur ses sanglots : 

  • 39 Weber, Anne, Ahnen, op. cit., p.85. « je ne me sens pas séparée de lui. Il ne me regarde pas comme (...)

Ich fühle mich nicht getrennt von ihm. Er sieht nicht zu mir hin, als stünde ich auf einer Seite der Geschichtsschlucht und er auf der anderer. Ich bin ihm dankbar. Mit ihm fühle ich mich weder als Deutsche noch als Nicht-Deutsche. Ich fühle mich, wie ich ihm so gegenübersitze, als wäre ich ein Mensch39.

30En somme, la narratrice a entamé des recherches sur son arrière-grand-père qui l’ont menée à revenir sur le trauma personnel lié à sa propre filiation illégitime. D’autre part, les recherches portant sur la figure historique de son grand-père, fervent nazi, l’ont menée à se confronter avec le trauma historique allemand, incarné par le silence, la peur et la honte de son père. L’empathie qu’elle finit par éprouver pour les membres de sa famille (et pour son père en particulier) ne lui permet pas encore de dépasser ces traumas. L’hybridité de sa perspective, qui est représentée ici par sa confrontation avec Pierre, permet à la narratrice d’évoluer et de se percevoir non plus exclusivement comme une allemande, mais comme un être humain.

L’hybridité entre subversion et réparation

31En tout cas, la notion d’hybridité telle qu’elle est illustrée dans ces œuvres n’a rien de la perte de soi dans une quelconque collectivité, mais garde en revanche le potentiel subversif que le terme autorise. Coincées entre le passé et le présent de leurs pays respectifs, les deux narratrices choisissent un tiers espace : la France. De manière semblable, la narratrice de Weber se sent appelée par cette idée qu’elle trouve exprimée dans les œuvres de son grand-père :

  • 40 Weber, Anne, Ahnen, op. cit., pp. 210-211. « Chez les grands esprits reconnus, l’exigence de la con (...)

Von den anerkannten Geistesgröβen werde di Gewissensforderung verachtet als illegitimes Kind. Die Deutsche Revolution, auf die die Welt, wie er schreibt, noch wartet, die Philosophie der Politik, die das Buch entwirft – sie beruhen, zu meiner heimlichen Freude, auf die dem unehelichen, missachteten Gewissenskind, das auβerhalb jeder überkommenen Ordnung überleben und sich einen Weg suchen muss40.

32Dans ce contexte, la prise de conscience à laquelle la narratrice parvient grâce à ses recherches devient, comme la narration elle-même, une force subversive, hors de l’ordre établi. En tant qu’enfant illégitime, la narratrice incarne cette prise de conscience en ce qu’elle a de subversif et d’inattendu.

33L’indignation que la narratrice de Marzano éprouve quand elle découvre que son grand-père a fait l’objet d’une épuration la porte à élargir son domaine de réflexion en y incluant l’histoire de l’Italie de l’après-guerre. Selon elle, l’amnistie accordée en 1946 aux fascistes emprisonnés pour crimes de guerre, une amnistie émanant en particulier du ministre de la justice et secrétaire du parti communiste de l’époque Palmiro Togliatti, qui choisit également ses collaborateurs parmi des hommes de droite, révèle par contraste l’injustice qui a été faite à son grand-père. En outre, elle associe l’amnistie à une volonté d’amnésie nationale qui a empêché le pays d’avancer jusqu’à aujourd’hui. Dans la version italienne de l’ouvrage, c’est le rapport avec l’histoire française qui permet à la narratrice d’hybrider sa perspective au sens éversif du terme, c’est-à-dire en évitant l’adhésion à la position de son grand-père, mais aussi à celle de ses adversaires politiques.

  • 41 Marzano Michela, Stirpe e vergogna, op.cit., p. 276. « En 1953, en France aussi on approuve une loi (...)

Nel 1953, anche in Francia viene varata una legge d’amnistia. Anche in Francia si parla di clemenza e si cerca la pacificazione. Ma nemmeno per un istante passa per la testa del legislatore l’idea di cancellare il passato con un colpo di spugna […]
È una premessa necessaria per spiegare anche alle generazioni future lo spirito della legge, e far capire chiaramente che concedere l’amnistia non significa cancellare il passato o avallare l’amnesia collettiva.
41

34L’existence d’une troisième position politique aide la narratrice à se placer hors des positions attestées dans l’histoire nationale et familiale et à se construire un chemin individuel et libre, tout comme le Gewissenskind dont parle Weber. L’alter-ego de Marzano spécifie également dans le texte que, tout en ayant été membre du Parlement italien, elle a démissionné du Partito Democratico (le principal parti de centre-gauche) pour des raisons de cohérence avec ses propres idées, que le parti ne soutenait plus tout à fait. Elle revendique en somme pour soi un espace qu’elle ne parvient à trouver ni dans sa famille, ni dans son pays, ni dans le passé, ni dans le présent.

  • 42 Id., p. 322.

35En même temps, la découverte des circonstances précises de l’AVC de son grand-père, et de leur influence sur celui qui deviendra son père, lui permettent de mieux comprendre certains traits de caractère de celui-ci qu’elle a toujours mal tolérés. Elle le voit pour la première fois comme quelqu’un de vulnérable, qui a été traumatisé aussi bien pendant son enfance, lors de l’épuration subie par son père, sans lui donner d’explications(il n’avait que 8 ans), qu’à l’époque de l’université, quand il a dû gérer des responsabilités liées aux terrains, aux finances et aux rapports de protection et de pouvoir de son propre père, qui était resté soudainement muet et hémiplégique. La narratrice relit alors des épisodes de sa propre vie par le biais de cette nouvelle conscience. Elle repense notamment à une tentative de suicide qu’elle avait mise en acte pendant sa jeunesse, et soudainement il lui semble mieux comprendre le comportement que son père avait eu en cette occasion. Surtout, la narratrice donne une nouvelle signification à sa propre crise identitaire, car lors de sa tentative de suicide, elle fut sauvée in extremis. Chacun des jours du calendrier étant associé, en Italie, à un saint protecteur, elle se rend compte que le jour dans lequel on l’a sauvée de la mort est le jour consacré au « Santissimo nome di Maria 42», au très saint nom de Maria, c’est-à-dire à son propre prénom, celui qui paraît dans les documents. Quelque part, la narratrice sent avoir compensé, avec sa survie, la perte que son père avait subi lors de l’AVC du grand-père, et avec sa nouvelle identité hybride, la pureté des idéaux fascistes de son grand-père.

36Or cette compensation est liée à la nouvelle conscience de la narratrice, à son positionnement politique contre l’amnésie, à son attitude de contraste au refoulement familial. Ce flou identitaire qui la mettait en crise dans les premières pages est maintenant interprété comme une opportunité de réparer, au moins partiellement, le passé. Sa prise de conscience va dans le sens de l’autonomie. Politiquement, pour la première fois la narratrice ne participe pas aux célébrations de la fête de libération du nazi-fascisme, qui est une fête nationale en Italie et qui a lieu pendant qu’elle rédige son œuvre. Avant ses recherches elle avait l’habitude d’y participer, mais maintenant elle se sent gênée, parce que son grand-père n’était pas parmi les partisans.

  • 43 Id, pp. 187-188. « Je ne suis pas née résistante, je n’ai ‘pas eu cette chance. Mais ma résistance, (...)

Non sono nata partigiana, non ho avuto questa fortuna. Ma la mia resistenza cerco di viverla quotidianamente. […] Penso a modo mio e me ne assumo le conseguenze. Ma è il solo modo per diventare partigiana e restarlo. […] Pago il prezzo del mio passato, ma la mia scelta è chiara.
Sono in resistenza anch’io. E mi nutro del coraggio di chi ha imparato a resistere alle avversità della vita, perché il coraggio è anche tener testa alle sciagure e attraversarle, stringere i denti e andare avanti43.

37D’autre part, même en ce qui concerne sa vie personnelle, elle a besoin d’un lieu pour exprimer son identité qui ne correspond ni au contexte où a évolué son grand-père, ni à la politique italienne actuelle :

  • 44 Marzano Michela, Stirpe e vergogna, op.cit., p.288. « Je repense aux discussions que mon frère et m (...)

Ripenso alle discussioni avute qualche anno fa con mio fratello: saremmo stati entrambi spediti in qualche campo, io perché pazza, lui perché omosessuale. […] Omosessuali, sinti, rom, malati mentali. Difficile evocarne il ricordo in Italia, dove l’omofobia continua a essere fortemente radicata, e l’odio per gli zingari cavalcato da Salvini e Meloni44.

  • 45 Marzano Michela, Stirpe e vergogna, op.cit., p.390.

38Quant à la question de la parentalité, elle est brièvement évoquée à la fin du livre, quand le mari de la narratrice lui fait remarquer que, maintenant qu’elle est pacifiée avec sa propre histoire, elle serait folle d’adopter un enfant qui voudra, à son tour, se confronter avec son propre passé45. En somme, la réponse à la crise identitaire qui s’est déclarée au début de l’œuvre n’est que la recherche elle-même, l’enquête et la quête qui ont mené la narratrice à prendre conscience de l’hybridité de son identité, liée à un héritage politique beaucoup plus composite qu’elle ne le croyait, mais aussi à des héritages émotionnels, culturels et linguistiques eux-mêmes composites. Tous ces apports lui ont offert la possibilité de se situer de manière originale face aux thèmes qui l’intéressent, et la prise de conscience de ces possibilités l’a libérée du carcan constitué par des idéologies et par des lignes politiques reconnues.

  • 46 Weber, Anne, Ahnen, op.cit., p. 256. « Il n’y a en réalité que des individus ayant leur état d’espr (...)
  • 47 Weber, Anne, Ahnen, op. cit., p. 256. « Pourquoi ne tuez-vous pas ces gens ?

39La narratrice de Weber est aussi l’alter-ego de l’auteure, et elle met en récit des caractéristiques personnelles qui sont lisibles sous le signe de l’hybridité, comme par exemple le fait d’être une enfant illégitime, née hors de la « pureté » du mariage. Cette illégitimité, ainsi que ses autres caractéristiques hybrides, ne lui interdisent pas l’empathie, mais lui permettent de se soustraire aux stéréotypes avec lesquels elle s’est confrontée tout au long de la narration : « dass es in Wirklichkeit nur Einzelne gibt mit ihren einzelnen Gesinnungen oder Gesinnunglosigkeiten, und in diesen Einzelnen, in den meisten von ihnen, die leisen oder dröhnenden Stimmen ihres Gewissens » 46. Grâce à ce détour, elle parvient enfin à absoudre son arrière-grand-père d’avoir eu un fils nazi, en revenant sur la question suspecte qu’il avait posé dans cet asile psychiatrique polonais et en imaginant une réponse : « Warum töten Sie diese Menschen nicht ? – Weil ich kein Mörder bin. »47

  • 48 Weber, Anne, Vaterland, op. cit., p. 236

40En redonnant à chacun la responsabilité sur ses propres choix de vie, et non sur ceux de ses enfants (ou de ses parents), la narratrice se libère et libère toute sa lignée. Elle est cette conscience que son arrière-grand-père disait méprisée comme un enfant illégitime et qui devait « chercher sa voie […] en dehors de tout ordre établi », mais dont il attendait l’avènement en Allemagne et dans le monde. D’autre part, l’œuvre se conclut sur cette phrase : « je m’approche de l’espoir qu’il puisse y avoir un lieu, quelque part dans cette grande forêt d’ombre et de lumière, où tous les morts, sans partage, seraient les miens, les nôtres. »48

41Ce souhait de dépassement des partages est significatif dans un contexte de réflexion sur le nazisme et sur son héritage culturel dans l’Allemagne contemporaine, parce qu’il montre que la notion d’hybridité a eu aussi, au fil du texte, une fonction de revendication orgueilleuse : à la pureté nazie, la narratrice oppose l’élimination des partages, donc l’acceptation des hybridités, dont la sienne. Comme nous l’avons vu, Stirpe e vergogna s’interroge aussi sur l’hybridité de la narratrice et de ses êtres chers par rapport à la présomption de pureté du fascisme. En somme, la confrontation du passé et du présent de leurs pays avec la France aide les deux narratrices à se forger une autonomie intellectuelle qui semble un corollaire de leurs nombreuses hybridités. En même temps, la prise de distance par rapport à leurs origines mitige les effets simplificateurs de l’empathie qu’elles développent en cours de route. Ainsi, la perspective hybride leur permet une réconciliation avec leurs vulnérabilités individuelles, familiales et nationales dans le maintien d’une complexité nécessaire.

Conclusion : l’hybridité comme espace tiers

  • 49 Arfuch Leonor, « Autobiographie et mémoires traumatiques », art. cit., p. 181.

42Les étonnantes similitudes entre Ahnen et Stirpe e vergogna m’ont permis de comparer ces deux œuvres, mais leurs différences sont importantes, surtout concernant le passage d’une langue à l’autre et la littérarité de la démarche des deux auteures. Leur similitude principale demeure l’exploration de l’hybridité, non seulement comme marqueur identitaire, mais comme clé de lecture des événements historiques et contemporains. Par ailleurs, le choix de ce genre qui n’a pas encore de nom, hybridant le récit de filiation et le roman de formation, semble offrir un apport spécifique qu’Arfuch avait déjà repéré dans un corpus argentin contemporain, un corpus qui, lui aussi, s’était développé à la suite de traumatismes, et exprimait « Une expérience qui, dès l’individuel, se tisse toujours avec le collectif, d’une façon fluctuante, non équivalente, proche de la figure de l’intervalle qui caractérise le concept d’identité narrative : un balancement qui ne se fixe pas définitivement dans l’un ou l’autre pôle mais qui les implique l’un et l’autre49 ».

43Puisque Ahnen et Stirpe e vergogna essayent d’interpréter l’héritage culturel de régimes focalisés sur la pureté et leurs ricochets sur les cultures allemande et italienne actuelles, l’hybridité en constitue un fil rouge thématique, certes, mais elle devient surtout une méthode qui permet la réparation et le dépassement dans la complexité. Le potentiel instable, intrinsèquement irréconciliable des notions d’hybride et d’hybridité en français, allemand et italien est particulièrement pertinent dans un corpus dans lequel l’enquête sur les ascendants de la part des narratrices dissimule à peine un questionnement sur l’impact actuel des régimes naziste et fasciste dans les pays d’origine des deux auteures. Les idéologies à la base de ces régimes étant focalisées essentiellement sur la pureté, l’hybridité est pertinente dans sa connotation perturbatrice d’un ordre constitué. L’hybridation avec la langue et la culture française, celles d’un pays qui n’a pas connu les dictatures allemande et italienne, permet aux narratrices de se soustraire à l’espace-temps de leurs grands-pères, mais aussi à la contemporanéité de leurs pays d’origine, représentée par leurs pères qui n’ont pas pu dépasser les traumatismes familiers et politiques.

  • 50 Bhabha, Homi K., op.cit., p. 20.
  • 51 Bhabha, Homi K., op.cit., p. 20.
  • 52 Ibid.

44La conscience que les deux narratrices acquièrent au cours de leurs recherches peut avoir un sens au-delà de la sphère intime : elle peut offrir une perspective originale sur l’histoire récente de leurs deux pays d’origine, elle peut efficacement réarticuler cette histoire dans le présent et dans le futur parce que la démarche des auteures repose sur l’hybridité. Nous avons vu que le potentiel créateur de l’hybridité avait été mis en avant dans les années 80. En particulier, Bhabha soulignait qu’un troisième lieu était la condition de la production d’une signification, allant jusqu’à formuler l’hypothèse que la structure du langage lui-même requiert ce troisième lieu50, qui serait le prérequis de toute articulation d’une différence culturelle ainsi que le présage de puissants changements culturels51. Dans la conclusion de son article, on peut lire le souhait de l’avènement d’une exploration de la notion d’hybridité dans le sens d’une histoire nationale des personnes, qui ne serait pas nationaliste, et qui serait une des manifestations possibles de la signification de la culture52. Les œuvres de Weber et Marzano constituent deux des réalisations actuelles de ce souhait, car leurs auteures ont su transformer les caractères d’hybridité anodins et anecdotiques de leur biographie et de leur identité en vision du monde. Les narratrices de ces deux romans incarnent en effet bien plus qu’une simple mixité. Grâce au potentiel créateur de l’hybridité, grâce à cet inattendu qui surgit du mélange entre deux éléments fondateurs, l’hybridité devient productrice de sens et vecteur d’une véritable méthode, un principe d’organisation du réel.

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Bibliographie

Corpus primaire

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Dictionnaires

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DIGITALES WÖRTERBUCH DER DEUTSCHEN SPRACHE, Wörterbuch, https://www.dwds.de/wb/

TRECCANI.IT, Vocabolario on line, https://www.treccani.it/vocabolario/

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Notes

1 Kraume Anne, 2023, « “Quelque chose qui est une sorte de résistance”. Formen deutsch-französischer Erinnerung bei Anne Weber », Zeitschrift für Germanistik, Neue Folge XXXIII, 3, 623-641.

2 Geiser Myriam, 2024, «Traumatisante filiation : l’écriture post-mémorielle franco-allemande d’Anne Weber dans Ahnen Vaterland (2015)», ILCEA, 54 | 2024, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ilcea.19151

3 Zinato Emanuele, L’estremo contemporaneo. Letteratura italiana 2000-2020, Rome, Treccani, 2020, p. 25.

4 Kociubińska, Edyta, Niedokos, Judyta, 2016-12, « Avant-propos », en Kociubińska, Edyta, Niedokos, Judyta (dir.), Quêtes littéraires. Hybride(s), Katolicki Uniwersytet Lubelski Jana Pawła II, Instytut Filologii Romańskiej & Wydawnictwo Werset, 6, p. 7.

5 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, Laboratoire ATILF, « hybridité », Portail Lexical, Lexicographie, https://www.cnrtl.fr/definition/hybridité L’italique est de moi.

6 Digitales Wörterbuch der deutschen Sprache, « hybrid », Wörterbuch, https://www.dwds.de/wb/hybrid

7 Treccani.it, « ibrido », Vocabolario on line, https://www.treccani.it/vocabolario/ibrido/?search=%C3%ACbrido%2F L’italique est de moi.

8 Bhabha, Homi K., 1988 « The Commitment to Theory », New Formations, 5, p.13.

9 Bernabé, Jean, Chamoiseau, Patrick, Confiant Raphaël, Éloge de la Créolté/In Praise of Creolness, Paris, Gallimard, 1989 et 1993.

10 Id., p. 54.

11 Weber, Anne, Ahnen, Frankfurt, Fischer, 2015, p. 126. « Nous ne savons du passé que notre passé ; nous ne comprenons de ce qui fut que ce qui nous concerne aujourd’hui ; nous ne comprenons ce qui fut que selon notre manière d’être ; nous le comprenons comme notre chemin. Cela signifie, autrement dit, que le passé n’est pas quelque chose d’achevé mais qu’il est en devenir. Il n’y a que du chemin pour nous, que de l’avenir ; le passé aussi est un avenir qui se crée comme nous avançons, qui change, qui aura été autrement ». (Weber, Anne, Vaterland, Paris, Seuil, 2015, p. 110.) L’italique est dans les deux textes.

12 Marzano Michela, Stirpe e vergogna, op. cit., p. 217.

13 Parmi les nombreux articles et les œuvres de cet auteur concernant les récits de filiation, nous citons un article récapitulatif : Viart Dominique 2009, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », Études françaises45(3), 95-112. DOI : 10.7202/038860ar

14 Larroux Guy, Et moi avec eux. Le récit de filiation contemporain, Genève, La Baconnière, 2020.

15 Arfuch, Leonor, « Autobiographie et mémoires traumatiques », Tumultes. Écritures de soi entre les mondes: Décrypter la domination, trad. Julia Smola, no 36, 2011, p. 163‑82, p. 174.

16 L’édition italienne de Stirpe e vergogna n’affiche aucune indication quant au genre de l’ouvrage, conformément à l’usage italien, alors que la version française, Mon nom est sans mémoire, affiche l’indication « roman ».

17 Anne Weber a déclaré dans un entretien ce principe général : « Il y a des romans qui racontent des histoires entièrement inventées et qui ne relèvent pas pour autant de la littérature, en tout cas pas de la bonne — et des livres qui n’inventent rien, ou pas grand-chose, et qui n’en sont pas moins littéraires pour autant. En fait, la réalité, dès lors qu’on se met à la raconter, ne peut se passer d’imagination, et inversement un récit fictif ou des personnages inventés reposent toujours sur des personnes et des faits réels. » (Hublet François, Roger-Lacan Mathieu, 2020, « Une conversation franco-allemande avec Anne Weber, lauréate du Deutscher Buchpreis 2020 », Le grand continent, https://legrandcontinent.eu/fr/2020/11/19/anne-weber 22/05/2024)

18 Le personnage du mari de la narratrice dans Stirpe e vergogna se réfère à l’œuvre comme à un roman et lui conseille d’utiliser son imagination pour écrire. Le personnage de la narratrice lui répond viser à la vérité, sans pour autant contester la catégorisation de son œuvre comme roman. (Marzano Michela, Stirpe e vergogna, Milan, Rizzoli, 2021, p. 37).

19 Weber, Anne, Vaterland, op. cit., p. 27.

20 Marzano Michela, Stirpe e vergogna, op. cit., p. 13

21 Weber, Anne, 2015, Vaterland, op. cit., p. 3.

22 Hublet François, Roger-Lacan Mathieu, art. cit.

23 Weber, Anne, Vaterland, op. cit., p. 67.

24 Weber, Anne, Ahnen, op. cit., p. 7.

25 Weber, Anne, Vaterland, op. cit., p. 9.

26 Hublet François, Roger-Lacan Mathieu, art. cit.

27 Gambaro Fabio,2020, « #SLIM 2020 - L’importanza della lingua per chi non vive nel proprio Paese - con Michela Marzano», https://www.youtube.com/watch?v=vqGKzuW1ffQ (22/52024),

28 « Pare che l’amico gli avesse detto che i doppi nomi creavano sempre enormi problemi, che ognuno li avrebbe interpretati a modo suo aggiungendo inutili trattini o eliminando ora un nome ora l’altro. Pare che avesse talmente insistito che, alla fine, mio padre gli aveva dato ragione. Sebbene si trattasse del nome di sua figlia, non di quello della figlia del suo amico. E che di quest’amico, tra l’altro, si siano nel frattempo perse le tracce ». Marzano Michela, Stirpe e vergogna, op. cit., pp. 13-14.

29 Marzano Michela, Stirpe e vergogna, op. cit., p. 18.

30 Marzano Michela, Mon nom est sans mémoire, op. cit., p. 23.

31 Id., p. 427.

32 Marzano Michela, Mon nom est sans mémoire,  Paris, Stock, 2022.

33 Marzano Michela, Stirpe e vergognaop. cit., p. 211. « Oh mon dieu, je pense à l’instant même où je vais me décider à écrire. Si les Archives de Rome correspondent aussi aux stéréotypes qui circulent sur l’administration italienne, des semaines passeront avant que je comprenne le nombre de modules à remplir et le nombre de démarches à faire avant d’obtenir quelque chose. Puis je me dis que je suis en train de réagir exactement comme mon père – c’est compliqué, il n’y a aucune manière de résoudre le problème, je vais renoncer – et qu’en fin de compte, essayer ne coute rien. Au pire, personne ne me répondra et les stéréotypes ne seront que confirmés, non ? » (Ma traduction, le passage étant absent de la version française).

34 Weber, Anne, Ahnen, op. cit., p. 76.

35 Id., p. 80.

36 Marzano Michela, Stirpe e vergognaop. cit., p. 229 « Mais plus elle poursuit dans la lecture des documents, plus elle ressent de la gêne : elle se sent comme une intruse qui espionne du trou de la serrure la vie d’une personne qui a vécu à une époque qui n’existe plus, désormais. Son père n’avait jamais voulu regarder en face la réalité, de quel droit peut-elle la lui jeter à la figure, maintenant que son père est âgé ? » (Ma traduction, le passage étant absent de la version française).

37 Weber, Anne, Ahnen, op. cit., p.79-80 « C’est une pensée méchante qui me traverse l’esprit : je me dis que ce qui lui pèse le plus, peut-être, c’est d’avoir eu comme père quelque chose d’aussi banal et vulgaire qu’un nazi, et que son silence vient aussi de là » (Weber, Anne, Vaterland, op. cit., p.70).

38 Weber, Anne, Ahnen, op. cit., p. 84. « En le prononçant, est-ce que je ne me mettais pas sur le même pied que ceux dans la bouche desquels il avait été une injure ? j’avais honte de le prononcer. Ce n’était pas la honte personnelle, individuelle, qu’éprouve celui qui a agi de façon injuste ou indigne, mais une sorte de honte commune, globale, qui avait déposé son voile sur la langue allemande ». (Weber, Anne, Vaterland, op. cit., p.74).

39 Weber, Anne, Ahnen, op. cit., p.85. « je ne me sens pas séparée de lui. Il ne me regarde pas comme si je me trouvais d’un côté du gouffre de l’Histoire et lui de l’autre. Je lui en suis reconnaissante. Avec lui, je ne me sens ni allemande ni non allemande. Assise, là, en face de Pierre je me sens comme si j’étais un être humain. ». (Weber, Anne, Vaterland, op. cit., p.75).

40 Weber, Anne, Ahnen, op. cit., pp. 210-211. « Chez les grands esprits reconnus, l’exigence de la conscience est méprisée comme un enfant illégitime. La révolution allemande que le monde attend, la philosophie politique que ce livre esquisse – elles reposent, à ma joie secrète, sur cet enfant-conscience naturel, méprisé, qui doit donc chercher sa voie et essayer de survivre en dehors de tout ordre établi » (Weber, Anne, Vaterland, op. cit., pp.184-185).

41 Marzano Michela, Stirpe e vergogna, op.cit., p. 276. « En 1953, en France aussi on approuve une loi sur l’amnistie. En France aussi on parle de clémence et on cherche la pacification. Mais à aucun instant le législateur ne songe à effacer le passé d’un coup d’éponge. […]

C’est une prémisse nécessaire pour expliquer aux générations futures l’esprit de la loi, et laisser entendre clairement qu’octroyer une amnistie ne signifie ni effacer le passé, ni supporter l’amnésie collective » (Ma traduction, le passage étant absent de la version française).

42 Id., p. 322.

43 Id, pp. 187-188. « Je ne suis pas née résistante, je n’ai ‘pas eu cette chance. Mais ma résistance, je la vis au quotidien : […] je pense à ma façon. […]

Je paye le prix de mon passé, des errements de mon grand-père ; mais mon choix est clair. Je suis en résistance moi aussi. Et je me nourris du courage de ceux qui ont appris à résister à l’adversité de la vie, parce que le courage, c’est aussi tenir tête à tous nos malheurs et les traverser, serrer les dents et aller de l’avant. » (Marzano Michela, Mon nom est sans mémoire, op. cit., pp. 210-211). Dans la version française, l’organisation des paragraphes et l’agencement des phrases ont été légèrement modifiées par l’auteure.

44 Marzano Michela, Stirpe e vergogna, op.cit., p.288. « Je repense aux discussions que mon frère et moi avons eues il y a quelques années: tous les deux, nous aurions été envoyés dans un camp, moi parce que folle, lui parce qu’homosexuel. Homosexuels, Sité, Roms, malades mentaux. Qui, en Italie, en évoque le souvenir dans le deuil? » (Marzano Michela, Mon nom est sans mémoire, op. cit., p. 304) . Encore une fois, la version française diffère de la version italienne, qui se réfère à des personnages publics par leurs noms et inclut, entre la première et la deuxième phrase, une longue citation du discours de Weizsäcker en 1985 devant le Bundestag.

45 Marzano Michela, Stirpe e vergogna, op.cit., p.390.

46 Weber, Anne, Ahnen, op.cit., p. 256. « Il n’y a en réalité que des individus ayant leur état d’esprit singulier, ou aucun état d’esprit du tout, et au fond de ces individus, de la plupart d’entre eux, il y a les voix - faibles ou assourdissantes - de la conscience » (Weber, Anne, Vaterland, op.cit., p. 225)

47 Weber, Anne, Ahnen, op. cit., p. 256. « Pourquoi ne tuez-vous pas ces gens ?

Parce que je ne suis pas un tueur. » (Weber, Anne, Vaterland, op.cit., p.226)

48 Weber, Anne, Vaterland, op. cit., p. 236

49 Arfuch Leonor, « Autobiographie et mémoires traumatiques », art. cit., p. 181.

50 Bhabha, Homi K., op.cit., p. 20.

51 Bhabha, Homi K., op.cit., p. 20.

52 Ibid.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Paola Ghinelli, « L’hybridité comme méthode : Ahnen d’Anne Weber et Stirpe e vergogna de Michela Marzano  »TRANS- [En ligne], 30 | 2024, mis en ligne le 03 octobre 2024, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/9898 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12ewh

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Auteur

Paola Ghinelli

Traductrice, enseignante, docteur en littératures francophones de l’Université de Bologne, Paola Ghinelli est maintenant doctorante en études italiennes et romanes à la Sorbonne Nouvelle sous la direction de Mme De Paulis. Ses recherches actuelles sont consacrées à la construction généalogique de l’identité dans le roman italien du XXIe siècle. Ses autres intérêts de recherche incluent le trauma, les écritures de soi, la relation, l’hybridité, les genres littéraires.

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