Rocking Around Albert Camus : Camus et le rock américain
Résumés
Cet article se propose d’interroger l’intérêt que la notion d’hybridation peut acquérir dans une étude des rapports entre littérature et chanson. Le cas choisi est celui du premier album du groupe rock américain Titus Andronicus, The Airing of Grievances, qui tisse de nombreux liens avec l’œuvre d’Albert Camus. Ce dialogue nourrit la narration qui prend forme dans l’album : la fable autobiographique de Patrick Stickles, auteur des chansons et leader du groupe. Les reprises des personnages de Sisyphe et Meursault, en particulier, aident le rocker à construire son alter ego fictionnel. Cette étude présente d’abord un examen du terrain pop-philosophique sur lequel Stickles fonde sa narration. Ensuite, elle propose des outils d’analyse hybrides, à cheval entre la transtextualité et la sémiotique de la pop, et les utilise pour étudier les reprises des personnages camusiens dans trois chansons de l’album : « Joset of Nazareth’s Blues », « No Future Part II : The Day After No Future » et « Albert Camus ». Cela permet de faire émerger les processus d’hybridation qui structurent l’identité esthétique du chanteur.
Entrées d’index
Haut de pagePlan
Haut de pageTexte intégral
- 1 Nicolas Balutet, « Du postmodernisme au post-humanisme : présent et futur du concept d’hybridité », (...)
1Le 14 avril 2008, une maison de disques basée au New Jersey, Troubleman Unlimited Records, publie le premier album d’un groupe rock local : « The Airing of Grievances / by Titus Andronicus ». Cette formule, inscrite sur la pochette, ne se limite pas à indiquer dans l’ordre le titre de l’ouvrage et le nom des artistes. À travers la préposition « by », elle associe aussi le protagoniste de la première pièce de Shakespeare à un épisode de la sitcom Seinfeld, une série culte de la télévision américaine des années 1990. Cet effacement des frontières entre culture pop et culture savante réalise ainsi un premier exemple d’hybridité, que Nicolas Balutet qualifierait de « générique » et « dialogique » à la fois1.
- 2 Les chansons sont ainsi distribuées : dans le prologue, on trouve seulement « Fear and Loathing in (...)
- 3 Albert Camus, « Le Mythe de Sisyphe », Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade (...)
- 4 Dans son article, Balutet inclut une « hybridité des personnages » dans sa typologie de l’hybridité (...)
2Au-delà de la pochette, les frontières entre les genres se brouillent aussi pour la structure et les contenus de l’ouvrage. Le livret repartit ces derniers en quatre sections appelées « Prologue », « Part One », « Part Two » et « Epilogue »2. En outre, il dispose les paroles comme si chaque chanson formait un paragraphe d’un même texte en prose. L’album acquiert ainsi les caractères d’un récit rock, ce qui accentue la nature déjà hybride du genre chanson. Ce récit prend, plus précisément, la forme d’une fable autobiographique où le leader du groupe, Patrick Stickles, raconte à la première personne une version mythique de sa propre vie. Dans ce contexte, le rocker entre en dialogue avec un certain nombre de renvois intertextuels, qui greffent sur son identité esthétique des narrations déjà existantes. Une place importante est réservée à celles d’Albert Camus, qui introduisent dans l’album la « pensée absurde » du philosophe3. Celle-ci contamine en général toutes les références intertextuelles de l’ouvrage, ce qui contribue à structurer pour le chanteur un personnage hybride4.
3À partir de ces observations, cet article veut interroger précisément ce que la notion d’hybridation peut apporter à une étude des rapports entre littérature et chanson. Cette notion peut s’avérer très utile pour analyser les cas où les interactions entre ces deux media ne produisent pas de véritables adaptations. Dans un premier temps, cette étude se penchera sur l’hybridité constitutive du terrain pop-philosophique qui se trouve à la base de la narration de Stickles. Ensuite, elle proposera des outils critiques à cheval entre la transtextualité genettienne et la sémiotique de la pop. De cette façon, il sera possible d’étudier le rôle que les textes camusiens jouent dans trois chansons de The Airing of Grievances, notamment à travers les reprises des personnages de Sisyphe, de Meursault et de Camus lui-même. Cela permettra de comprendre les processus d’hybridation qui structurent l’alter ego fictionnel de Stickles.
Une philosophie pop : hurler ses doléances dans un monde absurde
- 5 Ilona Mikkonen, Domen Bajde, « Happy Festivus ! Parody as playful consumer resistance », Consumptio (...)
- 6 Ibid., p. 315-316.
4The Airing of Grievances doit son titre à une anti-fête, Festivus, introduite dans la culture pop américaine par un épisode de Seinfeld, « The Strike », diffusé le 18 décembre 1997. Il s’agit d’un anti-Noël, créé comme une forme de résistance parodique aux tendances consuméristes de cette fête et à leurs conséquences5. Comme l’expliquent Ilona Mikkonen et Domen Bajde, une résistance parodique comporte « the playful reworking of the target », ce qui implique aussi « the transgression and subversion of traditional forms of representation and normalized ways of being in the world »6. En accord avec ces principes :
- 7 Ibid., p. 311.
Festivus is found to be primarily constructed as a playful rejection of the established grand narratives and conventions of Christmas. In contrast to dominant Christmas ideology, Festivus promotes a grand narrative of « meaningful nothingness, » wherein Festivus celebration is presented [as] a viable means of circumventing the oppressiveness of Christmas (i.e. « meaningful ») through erasing the higher goals and conventions of Christmas (i.e. « nothingness »)7.
- 8 Ibid., p. 326.
- 9 Cette expression a été traduite en français comme l’« audition des doléances ». Ce choix met pourta (...)
- 10 Alec Burg, Dan O’Keefe, Jeff Schaffer, « The Strike », Seinfeld Scripts, consulté le 27 mai 2024, h (...)
- 11 Ilona Mikkonen, Domen Bajde, art. cit., p. 327.
5Parmi ces conventions, on trouve aussi les idéaux de communauté et de philanthropie typiques de la fête8, qui sont justement la cible du « airing of grievances »9. Comme l’explique Frank Costanza, le personnage de Seinfeld qui a inventé l’anti-fête dans la fiction, le « airing of grievances » est le moment du « Festivus Dinner » où « you tell [your family] all the ways they have disappointed you over the past year »10. Cela en fait, disent encore Mikkonen et Bajde, « a prearranged occasion for verbal offensiveness » et « unguarded rudeness », qui pourtant présente aussi un élément cathartique, « especially the rejuvenating flushing out of the negative or unpleasant emotions and built-up discontent (with closed ones, existent social arrangements, […] etc.) »11.
6Ce discours s’adapte parfaitement au projet de Stickles, qui fait du premier album de son groupe son propre « airing of grievances », adressé non seulement à sa famille, mais à la société entière. Dans une fiche promotionnelle réalisée pour la réédition du disque chez XL Recordings (20 janvier 2009), on peut lire :
- 12 XL Recordings, The Airing of Grievances by Titus Andronicus, New York, XL Recordings, 20 janvier 20 (...)
7Glen Rock, New Jersey, is a small, safe, suburban enclave to the West of New York City and is home to 23-year-old Patrick Stickles […] of the band Titus Andronicus. […] Whatever lessons there are to be learned in the suburbs, Stickles has gleaned. […] With breathless fury, he tells stories of life lessons learned that most folks spend their entire lives trying to verbalize – of simple twists of fate with grave consequences, of losing the ability to trust someone close to you, of the futility of life versus the finality of death. These are the stories of his life, stories with which we find common ground, but while most just think it, he’s up front, screaming it out for all it’s worth […]12
- 13 Titus Andronicus, « My Time Outside the Womb », The Airing of Grievances [2008], New York, XL Recor (...)
- 14 Ibid.
8Ce texte met en relief le conflit entre Stickles et la société, représentée ici par un petit quartier de banlieue. C’est justement Glen Rock, la société de Glen Rock, qui a donné au musicien ses leçons les plus dures. Ce conflit est tellement central pour lui qu’il le met déjà en scène au début de The Airing of Grievances, dans la chanson « Fear and Loathing in Mahwah, NJ », qui constitue toute seule le prologue de l’album. Le rocker déverse ici toute sa colère sur un « you » générique, derrière lequel on retrouve la communauté de Mahwah, mais aussi celle de Glen Rock. Comme Mahwah, en effet, Glen Rock est une municipalité du comté de Bergen, ce qui instaure une relation d’équivalence métonymique entre les deux. The Airing of Grievances est donc la critique que Stickles adresse à la société, qu’elle soit représentée par Glen Rock ou Mahwah ou, sur un autre plan, par le père de l’artiste, par son école primaire13, etc. Face à cette société, Stickles choisit d’hurler ses doléances et d’affirmer son individualité à travers sa musique : « I learned to play the guitar in the seventh grade in order to convince everyone I was a renegade. »14 Cette expérience se révèle cathartique :
- 15 Salvatore Bono, « Speaking With New Jersey Indie Sensations Titus Andronicus », Huffpost, 30 novemb (...)
Playing rock and roll, in general, I find to be a cathartic experience. Just the act of screaming and jumping around is a great way to let off steam […]. It is sort of primal scream therapy. With this outlet, I do find myself feeling much more well-balanced. By getting to scream into a microphone, I don’t have to scream at my loved ones or anything like that15.
- 16 C’est le « meaningful nothingness » de Mikkonen et Bajde : Ilona Mikkonen, Domen Bajde, art. cit., (...)
- 17 C’est la formule de la fiche promotionnelle du 20 janvier 2009. Parmi ses « stories of life lessons (...)
- 18 Albert Camus, « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 230. Camus définit ainsi les expériences qui co (...)
9Tout cela fait de The Airing of Grievances une véritable actualisation rock du « airing of grievances » de Seinfeld. Dans ce contexte, le récit autobiographique qui contrefait la vie de Stickles instaure, par rapport à son hypertexte, la même forme de résistance parodique que Festivus oppose à Noël. Son but est de s’éloigner des topoï qui caractérisent les (auto)biographies des grands personnages, ceux que la société choisit comme ses modèles, et de tourner en dérision les événements considérés généralement significatifs dans la vie de chacun (comme la naissance, démystifiée dans « My Time Outside the Womb »). L’album propose ainsi une narration de « significative insignifiance »16, qui permet à Stickles de se libérer de la mainmise de la société sur sa propre vie : autrement dit, de refuser par les moyens de l’art les schémas (et les idéaux de grandeur) vers lesquels tous les représentants de l’organisation sociale voudraient de le conduire. Cela pousse le rocker à mettre justement à nu la « futilité de la vie » que, selon XL Recordings, il a connue dans sa banlieue face à l’« irrévocabilité de la mort »17. Cette révélation est justement ce qui tisse un premier lien entre l’œuvre de Stickles et celle de Camus, où la prise de conscience de sa propre mort future est la plus désespérante, mais aussi la plus libératoire, des « découvertes absurdes »18.
10En ce sens, il n’est pas surprenant que « Albert Camus », qui clôt The Airing of Grievances, soit en fait la première chanson que Stickles ait jamais écrite pour cet album. Il avait 18 ans :
- 19 Josh Terry, « Patrick Stickles Gives The Stories Behind Six Titus Andronicus Songs », Vinyl Me, Ple (...)
Around the time of writing this song, I was starting to get a little bit of an inkling that the reason that high school kids like us enjoyed to […] do this kind of like a goofy little rebellion thing like in the suburbs of New Jersey has a lot to do with young people starting to realize they don’t really exist in the real world. […] They kind of live more in like a facsimile of the world that our parents created for us. I guess you get to a certain age and in your adolescence, you start to notice a nagging void at the center of that, a false world […] and you reject […] these categorical imperatives and these ideas of a higher morality that are handed down from previous generations. […] As it happened, we also got assigned the famous Albert Camus book in school, The Stranger. The main character of that book has a basic existence and he’s recognizing the emptiness at the center of his world and his life. So he chooses to lash out against the absurdity of that through committing a murder. Me and my buddies never murdered anybody, obviously. And it is kind of like quite the dorky cliché, I guess, for like some teenager to read these existential novels and be like, « Oh, my God, like, I’ve been totally wrong about a world that’s at this point. » But, some version of that happened to me19.
- 20 Albert Camus, « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 227.
- 21 XL Recordings, art. cit.
11Lorsqu’il commence à travailler sur The Airing of Grievances, Stickles a découvert l’absence de sens du monde, aidé aussi par une lecture de L’Étranger. Il a en somme traversé le moment où, comme on le lit dans Le Mythe de Sisyphe, « [i]l arrive que les décors s’écroulent »20. Comme le « false world » de Stickles, les décors de Camus sont les constructions (la religion, la morale, la routine, etc.) par lesquelles la société essaie de donner un sens à l’existence et de rétablir un ordre. Ces constructions semblent offrir aux individus des objectifs significatifs (des « higher goals ») vers lesquels diriger leurs vies quotidiennes. Elles semblent donc les aider, mais en fait elles ne font que les distraire de leur véritable condition (« the futility of life versus the finality of death »21), qu’ils devraient au contraire assumer pleinement. Face à une expérience comme celle de la mort, qui abat les décors et dévoile le vide de sens de l’existence (« a nagging void at the center of that »), toute construction n’est rien d’autre qu’une terrible constriction. En s’appuyant sur ces schémas, les individus ne font que se rendre esclaves des objectifs et des attentes de la société. En d’autres termes, ils renoncent à vivre librement. Pour restituer une dignité à leur condition, ils devraient au contraire rejeter ce système et vivre selon leur propre nature, sans s’inquiéter du jugement moral des autres. Dans un monde absurde qui efface toute échelle de valeurs, en effet, ce qui compte n’est pas de vivre le mieux, mais de vivre le plus. Ainsi seulement, les individus peuvent encore être heureux. Cela signifie vivre l’absurde dans la révolte, comme Sisyphe et Meursault : une révolte contre l’absurde lui-même, mais aussi contre la société. Dans ce contexte, le « airing of grievances » de Stickles n’est que le cri par lequel il choisit « to lash out against the absurdity » de son existence.
12Le terrain philosophique sur lequel le rocker fonde son Airing of Grievances suppose donc une véritable hybridation entre un produit de la culture populaire, Festivus, et un autre de la culture savante, la pensée de Camus. Cela permet de revenir sur l’hybridité de la formule initiale, celle qui est inscrite sur la pochette de l’album, pour dire que Stickles fonde en fait son premier ouvrage sur une interprétation de « The Airing of Grievances / by [Albert Camus] ». Le philosophe rejoint ici le personnage de Shakespeare parmi les références majeures du groupe, ou pour mieux dire de son leader, qui s’identifie aussi bien à l’un qu’à l’autre. En lisant L’Étranger, en effet, Stickles s’est immédiatement reconnu, à travers le personnage de Meursault, dans la figure de Camus, au point de pouvoir absorber, du moins partiellement, l’image que ce roman transmet de son auteur.
Du texte littéraire à la chanson : des formes de réinterprétation
13Il peut être utile d’appliquer à ce processus certains éléments d’une théorie de la mémoire sociale élaborée par l’historien de l’art Aby Warburg, qui applique à sa notion de symbole les études du biologiste Richard Semon sur la mémoire. Dans sa « biographie intellectuelle » de Warburg, Ernst Gombrich écrit :
- 22 Ernst Gombrich, Aby Warburg. An Intellectual Biography, London, University of London, 1970, p. 242.
Semon’s theory amounts to this: memory is […] the one quality which distinguishes living from dead matter. It is the capacity to react to an event over a period of time; that is, a form of preserving and transmitting energy not known to the physical world. Any event affecting living matter leaves a trace which Semon calls an « engram. » The potential energy conserved in this « engram » may, under suitable conditions, be reactivated and discharged – we then say the organism acts in a specific way because it remembers the previous event. This goes for the individual no less than for the species22.
- 23 Ibid., p. 243-244.
14Dans l’histoire des civilisations, selon Warburg, un symbole fonctionne exactement comme un « engramme ». On peut donc le considérer comme la trace qu’une expérience d’une certaine intensité, vécue par la société ou par l’un de ses membres, a imprimée sur le tissu organique de la mémoire collective. Cette trace, qui garde les énergies émotionnelles de l’expérience qui l’a engendrée, peut être réactivée par la manifestation d’une expérience semblable. Cela permet aux membres du groupe social de représenter cette dernière à travers la forme esthétique de l’expérience précédente, qui devient ainsi le symbole de l’autre23. Dans cette perspective, les images de l’univers camusien apparaissent comme des engrammes déposés dans notre mémoire collective par les livres de Camus. La lecture de L’Étranger et du Mythe de Sisyphe aurait donc permis à Stickles de réactiver ces engrammes et de donner à la sienne la forme esthétique des expériences absurdes de ces textes. En ce sens, il n’est pas surprenant que trois chansons de The Airing of Grievances s’approprient certains éléments de l’œuvre de Camus pour greffer sur l’alter ego de Stickles les narrations des personnages camusiens.
- 24 Roland Barthes, « Le mythe, aujourd’hui », Mythologies [1970], Paris, Seuil, 1957, p. 179-233.
- 25 Giulio Carlo Pantalei, Poesia in forma di rock. Letteratura italiana e musica angloamericana, Roma, (...)
- 26 Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture [1953], Paris, Seuil, 2014, p. 18. Pantalei utilise ces (...)
- 27 Gerard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré [1992], Paris, Seuil, 1982, p. 8-9.
15Sémiotiquement, ces engrammes fonctionnent comme les mythes de Roland Barthes, c’est-à-dire comme des objets textuels qu’un certain usage social a investis d’un certain sens. L’objet, composé d’un signifiant et d’un signifié de base, constitue la forme du mythe24. Lorsqu’une chanson pop s’approprie une partie du signifiant de cette forme, celle-ci reçoit un nouvel usage qui la charge d’un nouveau sens. Ce processus engendre alors un nouveau mythe, qui instaure un dialogue avec la signification du mythe précédent. Dans The Airing of Grievances, Stickles réalise ce processus à travers deux modalités de reprise. L’une coïncide avec ce que Giulio Carlo Pantalei appelle, en citant Barthes lui-même, l’« intersection “au degré zéro” »25. Il s’agit de la simple mention de l’auteur ou du titre de l’ouvrage littéraire dans le texte ou dans le paratexte de la chanson, ce qui comporte « le choix général d’un ton, d’un ethos, si l’on veut »26. L’autre modalité de reprise correspond à l’intertextualité de Gérard Genette, c’est-à-dire à « la présence effective d’un texte dans un autre », qui peut se réaliser sous la forme d’une citation ou d’une simple allusion. Dans le premier cas, l’emprunt est explicite, fidèle à la lettre du texte de départ et signalé par des guillemets. Dans l’autre, au contraire, il ne se révèle qu’aux yeux des lecteurs avertis – et reste, parfois, « tout hypothétique »27.
- 28 Roberto Vecchioni, « La parola tra canzone d’autore e poesia », dans Lorenzo Coveri (éd.), Parole i (...)
- 29 Ivi, p. 12. Je traduis.
- 30 Jay David Bolter, Richard Grusin, Remediation. Understanding New Media [2000], Cambridge (MA), MIT (...)
16Dans le domaine des échanges entre littérature et chanson, pourtant, il n’est pas suffisant de parler de transtextualité. La chanson, en effet, est un genre hybride, dont la forme suppose forcément l’interaction de trois signifiants de base : non seulement la parole, qui se suffit toute seule en littérature, mais aussi le son – « ou, pour mieux dire, un assemblage de sons » – et « l’expression vocale » de l’interprète28. Cela signifie que, si en littérature « la parole est tout », dans le cas d’une chanson elle est « dans le tout »29. Littérature et chanson constituent, en somme, deux media différents. Dans le passage de l’une à l’autre, on n’assiste pas à un simple transfert de contenus d’un texte à l’autre, mais plutôt à l’absorption d’un medium par un autre. C’est ce que Jay David Bolter et Richard Grusin appellent une « remédiation », c’est-à-dire « a more complex kind of borrowing, in which one medium is itself incorporated or represented in another medium »30, qui redéfinit l’autre medium d’une certaine façon. La matière textuelle construite à partir du dialogue avec la littérature devient dans la chanson une matière vocale.
- 31 Lucio Spaziante, Semiotica del pop. Identità, testi e pratiche musicali, Roma, Carocci, 2007, p. 50 (...)
17Cela nous oblige à considérer, à côté des enjeux transtextuels de ces échanges, au moins l’aspect « dramaturgique » de l’énonciation musicale. Celui-ci concerne, d’un côté, le traitement de la voix de la part de l’interprète et, de l’autre, la manière dont ce dernier « réverbère » les contenus de sa chanson – et de tout ce qui l’entoure – sur sa propre « identité esthétique »31. Dans cette perspective, on peut assimiler les échanges entre littérature et chanson à des formes de réinterprétation musicale, dans le double sens du mot « interprétation ». Grâce à la performance vocale et/ou corporelle du chanteur, en effet, ces nouvelles interprétations se présentent en même temps comme de nouvelles formes de compréhension (du texte littéraire et/ou de son auteur) et comme de nouvelles exécutions (du texte littéraire et/ou du rôle de son auteur). À côté d’un nouveau sens, la chanson offre au texte littéraire (et parfois à son auteur) une nouvelle voix (et un nouveau corps) qui contribue(nt) à en redéfinir la signification.
18Sur ces bases, il peut être intéressant d’hybrider l’« intersection “au degré zéro” », la citation et l’allusion avec de véritables formes de réinterprétation musicale. D’un côté, il est possible de considérer ce que le sémiologue italien Lucio Spaziante appelle la « réinterprétation appropriative » ou l’« échantillonnage » (le sampling) :
- 32 Ibid., p. 154. Je traduis. Je souligne.
Le texte [musical] B n’a pas le même titre que le texte [musical] A. Cependant, il renvoie directement à ce dernier par l’usage d’échantillons explicitement présentés dans les crédits comme sources des références intertextuelles. Le poids plus ou moins déterminant de A dans l’équilibre de la construction de sens de B définit le degré de relation réinterprétative que B entretient avec A32.
19On peut considérer la citation et l’allusion intertextuelles comme des formes respectivement explicite et implicite de sampling. De son côté, l’« intersection “au degré zéro” » peut en revanche être associée au shout-out, qui dans le hip-hop correspond justement à la mention d’un nom ou d’un titre dans le texte ou dans le paratexte de la chanson.
- 33 Nicolas Bourriaud, Postproduction. La culture comme scénario : comment l’art reprogramme le monde c (...)
- 34 Stéphane Girard, Poétique du mixtape [e-book], Montréal, Ta Mère, 2018. Ce passage contient une cit (...)
- 35 Stéphane Girard, Poétique du mixtape [e-book], Montréal, Ta Mère, 2018. Girard ajoute : « Bien évid (...)
- 36 Roland Barthes, Système de la mode, Paris, Seuil, 1967, p. 236.
20Cela permet de rapprocher le travail de Stickles de celui des DJ. Comme le dirait Nicolas Bourriaud, ces derniers sont des « sémionautes », c’est-à-dire des artistes qui, au lieu de créer de nouveaux objets sonores, « produisent […] des parcours originaux parmi [d]es signes »33 existants. Le mixtape qui en résulte, explique Stéphane Girard, est une « méta-œuvre » : par son intermédiaire, les DJ se construisent « un “méta-soi”, c’est-à-dire “une identité stratifiée et mouvante” […] faite littéralement des signes des autres »34. Chacun de ces signes, en effet, porte avec lui les « traits identitaires » (générique, auctorial, linguistique, spatial, temporel, harmonique et/ou symbolique) qu’il a accumulés dans son histoire. Ce n’est pas un hasard si, lorsqu’il analyse ces produits à travers les axes de la sémiotique traditionnelle, Girard présente l’axe paradigmatique des DJ comme celui « des associations identitaires »35. Dans le Système de la mode de Barthes, rappelle-t-il, cette « réserve ordonnée de signes » est assimilée à une « mémoire » : « passer du [paradigme] au syntagme » signifie alors « actualiser un souvenir »36. Naturellement, cela ne va pas sans quelque changement. L’axe syntagmatique des DJ fonctionne alors comme un axe « des combinaisons transformationnelles ». Le théoricien le décrit, pour la précision, comme un axe « praxico-syntagmatique » :
- 37 Stéphane Girard, op. cit.
Il est effectivement là question de praxis, dans la mesure où l’unité musicale choisie se voit minimalement affectée par ce nouveau contexte de réception qu’est le mixtape, où elle est tout d’abord mise en relation avec d’autres unités qu’elle n’était pas destinée à côtoyer [c’est l’hybridité dialogique de Balutet] et ensuite soumise à toute une série de transformations éventuelles qui vont de légères modifications à de plus radicales altérations37.
21Grâce à l’abondance des renvois intertextuels dans ses chansons, le travail de Stickles ne s’éloigne pas, sur le plan des paroles, de celui des DJ. En effet, lorsqu’il actualise les engrammes camusiens et ses autres références intertextuelles dans ses propres textes, il réverbère sur son identité esthétique les traits identitaires des auteurs ou des personnages des fragments choisis, d’autant plus qu’il les articule ici au récit (mythifié) de sa propre vie. Cela lui permet de se créer un méta-soi hybride qui, comme il a été dit plusieurs fois, emprunte beaucoup à l’œuvre de Camus. On peut reprendre maintenant l’analyse de ce travail, sans jamais négliger le côté vocal de ces emprunts hybrides, à cheval entre la transtextualité et la réinterprétation musicale.
« Joset of Nazareth’s Blues »
- 38 Cf. Matthieu 13.55, Marc 6.3. Au lieu de ce prénom, on trouve parfois Joses ou Joseph.
- 39 Samantha Oltman, « The Eloquent Angst of Titus Andronicus », Mother Jones, 11 juillet 2011, consult (...)
22On trouve un premier renvoi de The Airing of Grievances aux textes de Camus dans « Joset of Nazareth’s Blues », la deuxième chanson de la première partie de l’album. Celle-ci suspend la narration fictivement autobiographique de Stickles – commencée, après le prologue, dans « My Time Outside the Womb » – pour permettre à son méta-soi d’absorber la voix d’un autre personnage : Joset, l’un des frères de Jésus, mentionné avec les autres dans les Évangiles de Matthieu et de Marc38. Les recours du musicien aux textes religieux sont nombreux dans ses chansons, et cela ne doit pas surprendre : « I was raised that way ; my family is pretty serious Catholics. […] it was a huge part of my upbringing. It informed a lot of my vocabulary and framed a lot of stuff with those sorts of images. »39 Le mot « vocabulary » n’est pas sans rappeler ici les théories de Richard Rorty sur la « vie esthétique », que Richard Shusterman reprend dans son Pragmatist Aesthetics :
- 40 Richard Shusterman, Pragmatist Aesthetics. Living Beauty, Rethinking Art [1992], Lanham, Rowman & L (...)
For Rorty, “this aesthetic life” is one of “private perfection” and “self-creation”, a life motivated by the “desire to enlarge oneself”, “the desire to embrace more and more possibilities” and escape the limiting “inherited descriptions” of oneself – a desire expressed in “the aesthetic search for novel experiences and novel language”. In other words, aesthetic gratification, self-enrichment, and self-creation are sought not only through actual experiments in living, but through the more timid option of employing “new vocabularies of moral reflection” so as to characterize our actions and self-image in a more freshly appealing and richer way40.
23De ce point de vue, « Joset of Nazareth’s Blues » est la première chanson où Stickles met en question son héritage catholique, c’est-à-dire l’un des principaux réservoirs des grands récits qui informent son « false world », à travers la pensée de Camus. Le rocker, en effet, réinterprète ici le personnage de Joset en introduisant dans son récit le vocabulaire de Sisyphe :
- 41 Titus Andronicus, « Joset of Nazareth’s Blues », op. cit. Je souligne.
There is nothing I’ve ever done I didn’t learn to be ashamed of, no hope or no dream I won’t curse or demean. If that’s what it takes, that’s what I’ll do. If that’s what it takes, I will, and I hope I never get my fill of pushing a boulder up on a hill. When we get to the top, we’ll be taking a spill. Now, every time’s like the first time. Every time is the same, and you don’t believe me now, but you will41.
- 42 Albert Camus, « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 301. Je souligne.
24Même si les paroles ne sont pas réparties en vers dans le livret de l’album, l’interprétation vocale de Stickles suggère que ce passage se compose de deux strophes. Les mots soulignés forment la seconde, dont les mots « and you don’t believe me now, but you will » constituent une sorte de prolongement. C’est ici que le personnage de Joset, déjà absorbé par celui de Stickles grâce à la première personne du singulier, absorbe à son tour le Sisyphe de Camus. Il le fait à travers une forme implicite de sampling, c’est-à-dire une allusion, qui actualise dans son récit certaines unités lexicales d’au moins deux passages du Mythe de Sisyphe. Le premier est celui qui ouvre le chapitre éponyme de l’essai : « Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids. »42 L’autre est le suivant :
- 43 Ibid., p. 302. Je souligne.
[…] on voit […] tout l’effort pour soulever l’énorme pierre, la rouler et l’aider à gravir une pente cent fois recommencée […]. Tout au bout de ce long effort […], le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d’où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine43.
- 44 Id., The Myth of Sisyphus, trad, Justin O’Brien, New York, Penguin, 1975, p. 108.
- 45 Ibid., p. 107-108.
- 46 Stéphane Girard, op. cit.
25Sur le plan verbal, il est intéressant d’observer que le jeu de la traduction donne un nouvel élan à la matière du texte camusien. Bien évidemment, Stickles puise une partie de ses termes dans un registre assez ordinaire. C’est le cas de « pushing a boulder up on a hill », qui reprend assez fidèlement le français « rouler […] jusqu’au sommet d’une montagne », et avec exactitude l’expression « push it up », que le traducteur américain du livre, Justin O’Brien, utilise pour « l’aider à gravir » et « la remonter »44. À ces expressions, pourtant, Stickles en ajoute d’autres, tirées d’un registre plus familier, comme « taking a spill », qui remplace les français « retombait », « dévaler » et « redescend », ainsi que les traductions suivantes : « fall back », « rush down » et « goes back »45, proposées par O’Brien. Cette fusion des deux registres permet de rendre le vocabulaire du sampling plus proche du contexte social de Stickles, qui est celui des adolescents de la banlieue américaine des premières années 2000. Le rocker manipule donc ici la matière verbale de son sample comme les DJ manipulent la matière sonore des leurs, ce qui lui permet « de faire fléchir les pièces choisies et agencées, d’en amplifier certains aspects et de leur imposer conséquemment [sa] marque sur le plan énonciatif »46. Au niveau de l’interprétation vocale, en outre, il faut souligner que Stickles prononce le sample du Mythe de Sisyphe sans que sa voix ne soit altérée par rapport au reste de la chanson. Il efface donc toute suture de la greffe tant sur le plan verbal que sur le plan vocal de la chanson, ce qui montre la totale hybridation des personnages en question.
- 47 Albert Camus, « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 304.
26À ce propos, on peut observer que les passages de l’essai cités ci-dessus ne font que décrire le travail de Sisyphe. Cela est significatif du moment que, pour Camus, ce travail représente justement la vie de chaque être humain : « À cet instant subtil où l’homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son destin. »47 À travers son allusion au héros grec, le Joset de Stickles ne fait que confirmer son identité d’être humain, avec un orgueil tenace, même si empreint de désespoir. Comme Sisyphe, il veut assumer pleinement son destin, malgré l’absurdité de sa condition : « If that’s what it takes, that’s what I’ll do […], and I hope I never get my fill of pushing a boulder up on a hill. » Comme Sisyphe, il choisit de rester lucide en refusant tout espoir qui pourrait le rendre dupe : « There is […] no hope or no dream I won’t curse or demean. » Cela adhère parfaitement au genre qu’attribue à la chanson l’indication architextuelle du titre : « Joset of Nazareth’s Blues ». Comme toujours dans le blues, en effet, l’interprète donne ici libre cours à la douleur de sa condition, mais il en revendique aussi la dignité, non sans évoquer et sans greffer sur soi-même le souvenir de personnages illustres qui ont traversé les mêmes souffrances. Le blues est en somme le genre parfait pour exprimer ces narrations de « significative insignifiance » qui permettent d’hybrider l’esprit de Festivus et la pensée de Camus.
- 48 Titus Andronicus, « Joset of Nazareth’s Blues », op. cit.
27C’est ici que l’interlocuteur de Stickles-Joset, ce « you » auquel il adresse son monologue, acquiert toute son importance. La chanson se clôt sur ces mots : « Until you hang upon such a cross, you won’t know a thing about laughter or loss, because from Galilee to Gethsemane to Golgotha will be a short walk, a short, short walk. »48 Il est évident que le destinataire de ces paroles n’est autre que Jésus lui-même :
- 49 Samantha Oltman, art. cit.
I think it’s quite interesting that Jesus had such a large family and that part of his story gets glossed over. It’s kind of just this song [« Joset of Nazareth’s Blues »] about feeling inferior, and I can’t help but imagine that anybody who was the brother of somebody like Jesus would have quite the inferiority complex49.
- 50 Camus aussi parle du Christ en attribuant à ces lieux la même importance : cf. Albert Camus, « Le M (...)
- 51 Id., « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 302.
- 52 Ibid., p. 303.
28Dans la chanson de Stickles, Joset affirme sa condition devant le fils de Dieux, mais il ne se contente pas de cela. Au contraire, il annonce à son frère que lui aussi connaîtra l’absurdité de la condition humaine, lorsqu’il craindra sa propre mort au Gethsémani et qu’il sera crucifié sur le sommet du Golgotha, désormais privé des privilèges de la divinité50. Ces paroles permettent à Stickles-Joset d’absorber un autre trait fondamental du Sisyphe de Camus, ce « mépris des dieux »51 qui l’aide à surmonter son tourment : « Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris. »52 Grâce à son hybridation avec le personnage de Sisyphe, le Joset absorbé par Stickles peut en outre réaliser son « airing of grievances » dans le style de Seinfeld, c’est-à-dire comme un moment de révolte envers les membres de sa propre famille.
« No Future Part II : The Day After No Future »
- 53 Titus Andronicus, « Titus Andronicus », op. cit. : « When they cut you up, they’ll tell you that it (...)
- 54 Ibid. : « Throw my guitar down on the floor. No one cares for what I’ve to say anymore. […] I’ll wr (...)
- 55 Le jugement universel de Stickles semble être influencé par les descriptions du soleil et du procès (...)
- 56 Titus Andronicus, « No Future Part II : The Day After No Future », op. cit. : « And those of us who (...)
29Un deuxième renvoi à Camus permet à Stickles d’élargir l’éventail de ses destinataires. Il s’agit d’un autre sampling, réalisé cette fois sous forme de citation qui clôt la dernière chanson de la seconde partie de l’album, « No Future Part II : The Day After No Future ». Cette section s’était ouverte sur une chanson, « Titus Andronicus », où le conflit entre Stickles et la société avait atteint son acmé53. Devant la volonté du musicien de jouer de la guitare pour refuser les dogmes de la société, cette dernière avait réagi. Elle l’avait cherché pour lui imposer ses règles, voire pour se débarrasser de lui. Écrasé, il avait donc perdu l’envie de jouer et avait commencé à méditer son suicide54. La chanson successive, appelée sans surprise « No Future Part I », avait insisté sur ce thème. « No Future Part II » s’ouvre alors sur l’image d’un procès, qui n’est pas sans rappeler le Jugement Universel du Livre de l’Apocalypse55. Quand cette vision cauchemardesque se dissout, Stickles retrouve son conflit avec la société56, mais cette fois il réagit à son tour. Il affirme donc sa révolte en reprenant les derniers mots de L’étranger, dans la traduction anglaise de Stuart Gilbert :
- 57 Albert Camus, The Stranger, trad. Stuart Gilbert, New York, Vintage Books, 1958, p. 154. Cf. Albert (...)
And I, too, felt ready to start life all over again. It was as if that great rush of anger had washed me clean, emptied me of hope, and, gazing up at the dark sky spangled with its signs and stars, for the first time, the first, I laid my heart open to the benign indifference of the universe. To feel it so like myself, indeed, so brotherly, made me realize that I’d been happy, and that I was happy still. For all to be accomplished, for me to feel less lonely, all that remained to hope was that on the day of my execution there should be a huge crowd of spectators and that they should greet me with howls of execration57.
- 58 Ibid., p. 213.
30Ce passage contient un certain nombre d’éléments-clés qui trouvent tous une correspondance dans le discours de l’album. Le premier est la « grande colère » qui avait « purgé [Meursault] du mal »58. Dans le livre, celle-ci renvoie au moment où un aumônier était allé chercher le protagoniste dans sa cellule, pour le convaincre à se tourner vers Dieu avant de mourir. Face à l’insistance du prêtre, c’est-à-dire de la société qui, encore une fois, essayait de le forcer à adhérer à son système, Meursault avait explosé :
- 59 Ibid., p. 211.
Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a crevé en moi. Je me suis mis à crier à plein gosier et je l’ai insulté et je lui ai dit de ne pas prier. […] Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des bondissements mêlés de joie et de colère59.
31C’est le début d’un véritable « airing of grievances » par lequel Meursault déverse sur l’aumônier tout ce qu’il aurait voulu dire à la société entière. C’est grâce à cette explosion de colère qu’il se trouve finalement « purgé du mal » dans la toute dernière page du roman. Dans son album, Stickles reproduit exactement ce même schéma. Le prologue, entièrement adressé à un « you » universel, se développe dans le calme jusqu’au moment où le chanteur perd le contrôle. Alors, il crie « à plein gosier » pour insulter son interlocuteur, puis il continue son discours sur un ton plus agressif et sur un rythme plus soutenu. L’album se poursuit de cette façon, sauf pour les moments de crise, jusqu’à cette dernière chanson de la seconde partie, « No Future Part II », qui permet aussi à Stickles d’atteindre une catharsis.
- 60 Ibid., p. 213.
- 61 Id., « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 259 : « L’absurde m’éclaire sur ce point : il n’y a pas (...)
- 62 Celle des « No Future » devient une véritable série de chansons, qui continue dans les deux albums (...)
- 63 Albert Camus, « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 303.
32Le rocker est alors « purgé du mal », mais aussi « vidé d’espoir »60, selon un motif camusien qui traverse déjà « Joset of Nazareth’s Blues ». Ce motif acquiert ici une importance stratégique, au point qu’il s’infiltre aussi dans le titre de la chanson. Pour Camus, en effet, l’espoir pousse les individus à vivre en fonction du futur et à oublier le présent. L’homme absurde, au contraire, sait que sa condition ne prévoit pas de futur : « No Future ». Il vit donc le présent comme une suite de jours « sans lendemain »61, chaque jour comme un « Day After No Future ». Le sens de ce titre se trouve ainsi changé : si dans « No Future Part I » l’absence de futur était une conséquence du suicide éventuel, dans « No Future Part II » elle dépend de l’absurde62. C’est précisément cette conscience qui permet au rocker, comme déjà à l’homme absurde de Camus, d’atteindre son bonheur. Ce bonheur est celui de Meursault dans les dernières lignes du roman, mais aussi celui d’Œdipe dans Le Mythe de Sisyphe : « “Je juge que tout est bien”, dit Œdipe et cette parole est sacrée. Elle retentit dans l’univers farouche et limité de l’homme. Elle enseigne que tout n’est pas, n’a pas été épuisé. »63 La seule chose qui reste à faire à l’homme absurde est de vivre chaque instant jusqu’au bout.
- 64 Id., « L’Étranger », op. cit., p. 213.
- 65 Id., « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 228-229.
- 66 Id., « L’Étranger », op. cit., p. 213.
- 67 Id., « Préface à l’édition universitaire américaine [de L’Étranger] », Œuvres complètes, t. I, op. (...)
- 68 Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur [e-book], Paris, Seuil, 1980.
- 69 Titus Andronicus, op. cit. Les mots soulignés sont en gras dans le texte.
- 70 Julia Kristeva, « L’engendrement de la formule », dans Id., Σημειωτιϰή. Recherches pour une sémanal (...)
- 71 On trouve un autre sampling réalisé de la même manière à la fin de « Fear and Loathing in Mahwah, N (...)
33C’est pour cette raison qu’à la fin du roman Meursault peut enfin s’ouvrir « à la tendre indifférence du monde »64. Grâce au bonheur que lui procure l’acceptation de sa condition, dont cette « indifférence du monde » est l’un des signes les plus tragiques dans Le Mythe de Sisyphe65, non seulement il pourrait maintenant « tout revivre »66, mais il peut encore jouir d’un dernier plaisir : celui d’entendre la foule l’exécrer le jour de son exécution. Savoir que la société le déteste parce qu’« il ne joue pas le jeu »67 le réjouit, car ce mépris affirme sa victoire : c’est la preuve qu’il a mené sa révolte jusqu’au bout. En ce sens, Meursault finit par incarner ici cette « haine qui sourit » que Julia Kristeva propose comme un exemple d’abjection. En fin de compte, l’« abject » de la psychanalyste n’est pas loin de l’« étranger » de Camus : « hors de l’ensemble dont il semble ne pas reconnaître les règles du jeu », il est « ce qui perturbe une identité, un système, un ordre ». La société éprouve le besoin de l’expulser pour préserver son organisme, surtout s’il persiste dans sa différence : « L’abject est pervers car il n’abandonne ni n’assume un interdit, une règle ou une loi ; mais les détourne, les fourvoie, les corrompt ; et s’en sert, en use, pour mieux les dénier. » L’abject apparaît inquiétant (« [l’abjection], elle, est immorale, ténébreuse, louvoyante et louche ») car il détourne l’ordre de l’intérieur et s’en réjouit, comme Meursault qui trouve du plaisir dans la haine qu’il reçoit de la société68. C’est justement lorsqu’il assume pleinement sa révolte que cet « étranger » commence à jouer consciemment de son « abjection » contre la société qui la lui attribue. Ce caractère devient particulièrement évident dans l’interprétation vocale de la chanson de Stickles, qui fait de ce passage un sampling vocal, cette fois explicite. La citation n’est pas transcrite dans le livret de l’album, mais on lit dans la première page : « Track eight contains a reading from The Stranger by Albert Camus, translated from the French by Stuart Gilbert, read. »69 Ce dernier mot souligne que cet extrait n’est pas chanté comme le reste de la chanson, mais lu. À l’écoute, on remarque en outre que la voix de Stickles se distord dans ce passage, pendant que le prolongement du son des guitares crée un mur de son métallique, qui dérange l’ouïe. Cette construction traduit très efficacement l’inquiétante étrangeté du personnage camusien. Par ailleurs, elle rend évidente la manifestation du « génotexte » dans le « phénotexte », pour le dire avec Kristeva70, ou l’actualisation d’un souvenir littéraire sur l’axe praxico-syntagmatique de la chanson, pour le dire avec Girard (et Barthes). L’auditeur semble alors entendre ce qui se passe dans la tête du chanteur : au moment de sa révolte, Stickles se souvient de sa lecture de L’Étranger, celle qu’il a faite avec sa propre voix et avec laquelle il a dialogué dans sa (re)découverte du monde, et cela contribue à structurer son méta-soi71. La forme qu’il adopte pour ce sampling contribue ainsi à révéler ouvertement la nature hybride de son alter ego, dont il fait émerger la fragmentation profonde.
« Albert Camus »
- 72 Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène de l’auteur [2022], Genève, Slatkine, 2017, p. (...)
- 73 On peut penser aux chansons « Stranger » de Tuxedomoon (Stranger, 1979) et « Asa Phelps Is Dead » d (...)
34La fin de « No Future Part II » nous amène directement à la chanson suivante, « Albert Camus », qui constitue à elle seule l’épilogue de l’album. Dans ce passage de l’une à l’autre chanson, la musique ne s’interrompt pas. On voit donc se former un diptyque, qui présente aussi une continuité thématique : Stickles, qui vient de s’hybrider avec Meursault, entre dans la nouvelle chanson sous le masque de l’auteur qui a créé ce personnage. Le shout-out du titre lui permet, en effet, de s’approprier l’un des ethos camusiens, c’est-à-dire l’une des images que le philosophe a données de soi dans et par ses discours72. Comme c’est souvent le cas dans la pop américaine73, cet ethos est celui qui émerge des deux principaux textes du cycle de l’absurde, Le Mythe de Sisyphe et L’Étranger. De cette façon, le rocker ne fait que réaffirmer, dans le titre de cette nouvelle chanson, ses précédentes hybridations avec Sisyphe et Meursault : il invite ainsi son auditeur à recevoir ce dernier récit, et les autres références intertextuelles qu’il développe, à la lumière de l’absurde.
- 74 Titus Andronicus, « Albert Camus », op. cit.
- 75 Ibid.
- 76 Albert Camus, « L’Étranger », op. cit., p. 212 : « Qu’importait si, accusé de meurtre, il [Meursaul (...)
- 77 Id., « Carnets [1942], Cahier IV (janvier 1942-1945) », Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, (...)
35Au début de la narration, le chanteur est encore une fois dans son Glen Rock : « Running around this round-down, one-horse town. One of these days they’re gonna crucify me. »74 L’image qui en résulte est toujours celle d’un nouveau Meursault qui se promène au hasard dans sa petite ville sans importance, jusqu’à ce que la société ne le condamne. Son existence n’est faite que de plaisirs très simples, vécus avec insouciance : « We will sit upon this grassy knoll, holding hands and stroking handguns with pristine souls, and even my own mother will tell you I am an asshole, but underneath it all, there is an apathetic heart of gold. »75 Cette indifférence à tout ce qui déborde son expérience la plus immédiate attire à Stickles des reproches, notamment celui de sa mère. Cela le rapproche encore une fois de Meursault, jugé coupable d’avoir négligée lui aussi sa mère et de ne pas avoir réagi convenablement à sa mort76. On lui reproche de ne pas avoir pleuré à son enterrement, d’être allé à la mer déjà le jour suivant, et d’avoir aussi commencé sa relation avec Marie à cette même occasion. Selon leurs auteurs respectifs cependant, il ne faut pas trouver dans l’attitude de ces personnages les signes d’une mauvaise conscience. Si d’un côté Camus préfère définir Meursault bienveillant plutôt qu’impassible77, de l’autre Stickles attribue à son alter ego et à ses amis des « pristine souls » et un « apathetic heart of gold ». L’attitude de tous ces personnages n’est au fond qu’une autre manière de penser et de sentir, la seule possible dans un monde absurde. Comme on l’a vu, en effet, cette condition efface toute échelle de valeurs, ce qui rend les individus simplement incapables de juger qui ou quoi que ce soit. Cela les empêche de vivre autrement qu’en suivant leurs propres passions et les rend aussi incapables de tout jugement envers les autres, donc instinctivement bienveillants. Les pistolets de la chanson ne sont, en ce sens, que le corrélat objectif de l’expérience absurde. Comme on l’a vu, en effet, Stickles a écrit « Albert Camus » après avoir lu L’Étranger, ce qui l’a conduit à projeter sur les adolescents rebelles de Glen Rock le geste insensé de Meursault.
- 78 William Shakespeare, Hamlet, I, 2, v. 137-138, Folger Shakespeare Library, consulté le 10 juin 2024 (...)
- 79 Dans cette chanson, on trouve aussi une autre référence intertextuelle déjà cohérente avec la pensé (...)
36Au fur et à mesure que la narration avance, le rocker recourt à une série de sampling tirés des contextes les plus divers, ce qui engendre plus d’hybridations complexes. En effet, tous les personnages que son méta-soi peut absorber sont réinterprétés à la lumière de l’absurde. Dans certains cas, la fusion ne pose pas de problèmes. Lorsqu’il réfléchit sur sa condition, par exemple, Stickles dit : « How weary, stale, flat and unprofitable it is to be young, dumb, and have lots of money. » Dans son contexte originaire, le Hamlet de Shakespeare, cette phrase était légèrement différente et permettait déjà au protagoniste d’exprimer, si l’on peut dire, son propre sentiment de l’absurde : « How weary, stale, flat and unprofitable / Seem to me all the uses of this world ! »78 Stickles ne fait que changer le dernier vers en choisissant le sien parmi les « uses of this world ». Cela montre qu’il s’est approprié le personnage d’Hamlet en l’hybridant assez aisément avec les personnages absurdes et avec l’ethos de Camus79.
37Dans d’autres cas, ce processus est plus complexe, notamment lorsqu’il exige un renversement de la signification originaire de la phrase choisie. C’est ce qui arrive, par exemple, lorsque Stickles défie la Mort (« Death ») à la fin de sa chanson :
- 80 Titus Andronicus, « Albert Camus », op. cit.
Because the more we think, the less it all makes sense, tonight we will drink to our general indifference. […] So, Death, be not proud because we don’t give a fuck about nothing and we only want what we are not allowed80.
- 81 Albert Camus, « L’Étranger », op. cit., p. 213.
- 82 John Donne, Holy Sonnets, X.
- 83 Albert Camus, « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 238. On pourrait appliquer à Donne ce raisonnem (...)
- 84 Dans cette chanson, une autre référence intertextuelle entre en conflit avec la pensée de Camus et (...)
38La première phrase renvoie directement à l’extrait de L’Étranger qui clôt « No Future Part II » : comme Meursault, Stickles s’est désormais ouvert à la « tendre indifférence du monde »81, qui lui permet d’être libre. Pour défier la Mort, en revanche, le chanteur se sert d’un vers de John Donne, extrait du dixième de ses Holy Sonnets82. Le fait est que le poète parlait en accord avec les préceptes de la foi chrétienne. Pour lui, la Mort (« Death ») n’avait pas de pouvoirs sur les hommes, parce que ses effets étaient effacés par la résurrection. Sa victoire sur eux n’était donc qu’apparente. Donne se libérait ainsi de la crainte de la mort, mais il se rendait esclave des préceptes chrétiens. C’est l’une des formes de ce que Camus appelle le « suicide philosophique »83. En accord avec la pensée absurde, au contraire, Stickles refuse tout espoir. La conscience de sa mort future le libère parce qu’elle fait écrouler les « décors ». De cette façon, elle rend possible « what we are not allowed », c’est-à-dire tout ce que la société empêche84. Si pour Donne la Mort offrait aux hommes la possibilité de la vie éternelle, pour Stickles elle leur offre la possibilité de vivre librement leur vie terrestre. « Albert Camus » achève ainsi ce que « No Future Part II » a commencé et couronne définitivement l’hybridation de Stickles avec son auteur fétiche.
Conclusions
- 85 On choisit cette expression au lieu d’une autre (par exemple, « album narratif ») pour une raison p (...)
- 86 Julia Kristeva, art. cit., p. 219.
- 87 Roberto Vecchioni, art. cit., p. 11 : « Il gran merito della canzone d’autore, rispetto alla canzon (...)
- 88 Tiphaine Samoyault, « L’hybride et l’hétérogène », dans Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleum (...)
39En écoutant The Airing of Grievances, on n’a pas accès à une seule œuvre d’art, mais à deux : non pas seulement à l’album en prose85, pourrait-on dire, mais aussi à son protagoniste, qui se construit d’une chanson à l’autre comme une œuvre dans l’œuvre. Son développement est un processus dynamique continu, qui reste ouvert même après le dernier mot de l’album. Comme le texte pour Kristeva, en effet, ce personnage n’est pas un objet textuel stable, ce qu’elle appelle un « phénomène ». En d’autres termes, il n’est pas « la signification structurée qui se présente dans un corpus linguistique vu comme une structure plate ». Il est plutôt « son engendrement : un engendrement inscrit dans ce “phénomène” linguistique » et observable seulement « lorsqu’on remonte verticalement à travers [sa] genèse »86. C’est à ce niveau que l’on retrouve ce dialogue entre la fable autobiographique de Stickles et ses références intertextuelles, dialogue qui permet à son alter ego de prendre forme dans toute sa complexité. Ce dernier se manifeste alors comme une « progression géométrique » capable de répandre, « d’une seule source émotive », une multiplicité « d’interprétations de la vie et de sa propre vie » qui, aussi différentes soient-elles, ne cessent jamais de se croiser87. Comme le dirait Tiphaine Samoyault, cette « hétérogénéité » opère ici comme un « principe d’expression » : elle est, plus précisément, un « principe actif vers la forme » qui permet à Stickles d’exprimer un soi, ou de se forger un méta-soi, issu « d’un rapport constant et assumé à l’altérité »88. C’est dans ce contexte que l’hybride peut définir « la place » que le rocker se choisit « dans le langage », une place qui se trouve à l’intersection de plusieurs vocabulaires. La notion de l’hybride permet, en somme, de recomposer cette « unité-du-soi » que Shusterman, héritier de Rorty, admet aussi pour un ensemble de fragments hétéroclites :
- 89 Richard Shusterman, op. cit., p. 253.
Such unity can even accommodate a self of multiple narratives, as long as these can be made somehow to hang together as a higher unity from the right narrative perspective, one which makes the self more compellingly rich and powerful as an aesthetic character89.
- 90 Tiphaine Samoyault, art. cit.
40De cette façon, le mot « hybride » peut aussi récupérer cette « dénotation de type moral », inscrite dans son orthographe, qui rapprocherait le latin ibrida (« bâtard », « de sang mêlé ») du grec hubris (« excès »). Selon Samoyault, cette étymologie, à son tour hybride, permettrait en effet de désigner un « état de l’art, où l’on sort d’un ordre pour entrer dans un autre, grâce à une action délibérée d’augmentation de la nature des choses »90.
- 91 Ibid.
- 92 Ibid. Samoyault continue ainsi cette phrase : « lire en découvrant qu’on peut voir autrement, en se (...)
41Cette augmentation est pour Stickles une façon de s’adapter au monde qui l’entoure : « Écrire avec la bibliothèque, en la faisant apparaître, est une manière de rappeler l’extérieur à soi, de coller quelque chose de la vie dans l’art », écrit encore Samoyault91. Comme on l’a vu, l’œuvre de Camus permet au rocker de trouver dans l’art les réponses qu’il n’avait pas trouvé dans la vie, ce qui brouille déjà les frontières entre fiction et réalité. Le philosophe devient pour lui un hétérogène « qui surprend, déplace, met en œuvre une vision nouvelle », qui permet de « lire en découvrant qu’on peut voir autrement »92. D’un côté, cela pousse le rocker à voir au-delà des « décors » ou du « false world » qu’il a toujours eus devant les yeux. De l’autre, il l’aide à rétablir un ordre dans l’ensemble de ses autres références culturelles. La pensée de Camus devient, en somme, le fil rouge qui lui permet de traverser, plutôt que de surmonter, cette crise du sujet typique de la condition postmoderne, où l’individu ne croit désormais plus aux métarécits (les « décors », le « false world », justement) qui donnaient un sens au monde. Certes, cette hétérogénéité ne se dompte pas toujours facilement. Comme l’écrit Shusterman :
- 93 Richard Shusterman, op. cit., p. 249. On a vu, par exemple, les conflits entre les textes de Camus (...)
The self-unity needed to speak meaningfully of self-enrichment or perfection is […] something pragmatically and often painfully forged or constructed, rather than foundationally given. It surely involves developmental change and multiplicity, as all narrative unity must, and it can display conflict in its unity, just as interesting narratives do93.
- 94 Linda Hutcheon, Siobhan O’Flynn, A Theory of Adaptation, London & New York, Routledge, 2013, p. 31.
42Cependant, c’est justement la nécessité de se chercher une unité propre face à « l’absence d’une vision unitaire et globale du monde » qui, selon Balutet, pousse les artistes postmodernes à faire appel aux formes de l’hybridité. C’est ici que l’on voit émerger l’importance de reconduire au cadre théorique ouvert par cette notion tous ces échanges entre littérature et chanson qui ne donnent pas lieu à de véritables adaptations. D’ailleurs, comme l’explique Linda Hutcheon en faisant référence à la biologie, une adaptation permet à une narration de changer pour s’adapter à des milieux plus favorables, c’est-à-dire à d’autres cultures et/ou à d’autres media94. Dans le cas de l’hybridation, en revanche, c’est plutôt le sujet qui essaie de s’assurer une survie dans le milieu où il se trouve déjà, en faisant appel à des ressources fournies par d’autres :
- 95 Marc Bernadot, Hélène Thomas, « Notes sur l’hybridité », REVUE Asylon(s), n°13, 2014-2016, consulté (...)
Lorsqu’elle est réalisée de manière artificielle l’hybridation est une opération de croisement, orientée dans le but d’exploiter des qualités spécifiques d’individus distincts ou de variétés différentes. Les partenaires sont sélectionnés en raison de ces caractères et de leur aptitude à se combiner. Ainsi, […] l’objectif poursuivi quand on hybride deux espèces, qu’on appelle l’hétérosis, est de donner une vigueur exceptionnelle à l’hybride, c’est-à-dire une résistance, une croissance et une productivité accrues95.
43Dans The Airing of Grievances, Stickles fait appel aux personnages et à la pensée de Camus pour mieux résister aux difficultés de sa propre condition, qui est celle d’un jeune adolescent, et puis d’un jeune adulte, d’une banlieue américaine dans le monde globalisé des premières années 2000.
44APPLE, Gary, CARRINGTON, Michael, « Homer’s Triple Bypass », The Simpons Archive. URL : http://www.simpsonsarchive.com/episodes/9F09.txt
45BALUTET, Nicolas, « Du postmodernisme au post-humanisme : présent et futur du concept d’hybridité », Babel [En ligne], n°33, 2016. DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.4391.
46BARTHES, Roland, Mythologies [1970], Paris, Seuil, 1957.
47BARTHES, Roland, Système de la mode, Paris, Seuil, 1967.
48BERNADOT, Marc, THOMAS, Hélène, « Notes sur l’hybridité », REVUE Asylon(s), n°13, 2014-2016. URL : http://www.reseau-terra.eu/article1327.html.
49BOLTER, Jay David, GRUSIN, Richard, Remediation. Understanding New Media [2000], Cambridge (MA), MIT Press, 1999.
50BONO, Salvatore, « Speaking With New Jersey Indie Sensations Titus Andronicus », Huffpost, 30 novembre 2010. URL : https://www.huffpost.com/entry/speaking-with-new-jersey_b_787239.
51BOURRIAUD, Nicolas, Postproduction. La culture comme scénario : comment l’art reprogramme le monde contemporain [2009], Dijon, Les Presses du réel, 2003.
52BURG, Alec, O’Keefe, dans SCHAFFER, Jeff, « The Strike », Seinfled Scripts. URL : http://www.seinfeldscripts.com/TheStrike.htm.
53CAMUS, Albert, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2006.
54CAMUS, Albert, Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2006.
55CAMUS, Albert, Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2008.
56CAMUS, Albert, The Myth of Sisyphus, trad. O’Brien, Justin, New York, Penguin, 1975.
57CAMUS, Albert, The Stranger, trad. Gilbert, Stuart, New York, Vintage Books, 1958.
58GENETTE, Gérard, Palimpsestes. La littérature au second degré [1992], Paris, Seuil, 1982.
59GIRARD, Stéphane, Poétique du mixtape [e-book], Montréal, Ta Mère, 2018.
60GOMBRICH, Ernst, Aby Warburg. An Intellectual Biography, Londres, University of London, 1970.
61HUTCHEON, Linda, O’FLYNN, Sioban, A Theory of Adaptation, London & New York, Routledge, 2013.
62KRISTEVA, Julia, « L’engendrement de la formule », dans Id., Σημειωτιϰή. Recherches pour une sémanalyse [2017], Paris, Seuil, 1969.
63KRISTEVA, Julia, Pouvoirs de l’horreur [e-book], Paris, Seuil, 1980.
64MEIZOZ, Jérôme, Postures littéraires. Mises en scène de l’auteur [2022], Genève, Slatkine, 2017.
65MIKKONEN, Ilona, BAJDE, Domen, « Happy Festivus ! Parody as playful consumer resistance », Consumption, Markets & Culture, vol. 16, n°4, p. 317-337.
66OLTMAN, Samantha, « The Eloquent Angst of Titus Andronicus », Mother Jones, 11 juillet 2011. URL : https://www.motherjones.com/politics/2011/07/titus-andronicus-more-perfect-union-interview/.
67PANTALEI, Giulio Carlo, Poesia in forma di rock. Letteratura italiana e musica angloamericana, Roma, Arcana, 2016.
68SAMOYAULT, Tiphaine, « L’hybride et l’hétérogène », dans Sorlin, Pierre, Ropars-Wuilleumier, Marie-Claire, Lagny, Michelle (éds), L’art et l’hybride, Vincennes, Presses de Vincennes, 2001. DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.puv.616.
69SHUSTERMAN, Richard, Pragmatist Aesthetics. Living Beauty, Rethinking Art [2000], Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 1992.
70SPAZIANTE, Lucio, Sociosemiotica del pop. Identità, testi e pratiche musicali, Roma, Carocci, 2007.
71TERRY, Josh, « Patrick Stickles Gives The Stories Behind Six Titus Andronicus Songs », Vinyl Me, Please, 02 juillet 2019, https://www.vinylmeplease.com/blogs/magazine/patrick-stickles-gives-stories-behind-six-titus-andronicus-songs.
72TITUS ANDRONICUS, The Airing of Grievances, New York, XL Recordings, 2009.
73VECCHIONI, Roberto, « La parola tra canzone d’autore e poesia », in Coveri, Lorenzo (éd.), Parole in musica : lingua e poesia nella canzone d’autore italiana, Novara, Interlinea, 1996, p. 9-12.
Notes
1 Nicolas Balutet, « Du postmodernisme au post-humanisme : présent et futur du concept d’hybridité », Babel [En ligne], n°33, 2016, consulté le 26 mai 2024, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.4391. Balutet utilise l’expression « hybridité dialogique » pour faire référence aux hybridations engendrées par des phénomènes d’intertextualité.
2 Les chansons sont ainsi distribuées : dans le prologue, on trouve seulement « Fear and Loathing in Mahwah, NJ » ; dans la première partie, « My Time Outside the Womb », « Joset of Nazareth’s Blues », « Arms Against Atrophy » et « Upon Viewing Bruegel’s “Landscape with the Fall of Icarus” » ; dans la seconde partie, « Titus Andronicus », « No Future Part I » et « No Future Part II : The Day After No Future » ; dans l’épilogue, « Albert Camus ».
3 Albert Camus, « Le Mythe de Sisyphe », Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2006, p. 235.
4 Dans son article, Balutet inclut une « hybridité des personnages » dans sa typologie de l’hybridité (Nicolas Balutet, art. cit.).
5 Ilona Mikkonen, Domen Bajde, « Happy Festivus ! Parody as playful consumer resistance », Consumption, Markets & Culture, vol. 16, n°4, p. 312. Je traduis.
6 Ibid., p. 315-316.
7 Ibid., p. 311.
8 Ibid., p. 326.
9 Cette expression a été traduite en français comme l’« audition des doléances ». Ce choix met pourtant l’accent sur le côté passif du « airing of grievances », celui des conviés qui écoutent les plaintes, plutôt que de la personne qui les exprime. Pour rendre compte du côté (très) actif de ce moment, mis en valeur dans la version originale de la sitcom, on pourrait penser plutôt à une traduction plus fidèle, comme l’« expression des doléances », voire plus marquée, comme la « gueulade des doléances ». Il s’agit, en effet, d’un moment assez violent.
10 Alec Burg, Dan O’Keefe, Jeff Schaffer, « The Strike », Seinfeld Scripts, consulté le 27 mai 2024, http://www.seinfeldscripts.com/TheStrike.htm.
11 Ilona Mikkonen, Domen Bajde, art. cit., p. 327.
12 XL Recordings, The Airing of Grievances by Titus Andronicus, New York, XL Recordings, 20 janvier 2009. Je souligne.
13 Titus Andronicus, « My Time Outside the Womb », The Airing of Grievances [2008], New York, XL Recordings, 2009 : « It put the fear of God in me when I heard my daddy say, “one mistake is all that it takes.” I endend up at Central School, 1993, and met a certain kid named Sarim at the library. He said, “they’re ain’t nothing about this place that’s elementary.” » La crainte de Dieu, le système scolaire et même la perception que l’on peut avoir de ce dernier (« elementary school ») sont toutes des constructions sociales.
14 Ibid.
15 Salvatore Bono, « Speaking With New Jersey Indie Sensations Titus Andronicus », Huffpost, 30 novembre 2010, consulté le 28 mai 2024, https://www.huffpost.com/entry/speaking-with-new-jersey_b_787239.
16 C’est le « meaningful nothingness » de Mikkonen et Bajde : Ilona Mikkonen, Domen Bajde, art. cit., p. 311. Je traduis.
17 C’est la formule de la fiche promotionnelle du 20 janvier 2009. Parmi ses « stories of life lessons learned », le texte mentionne aussi « the futility of life versus the finality of death » (cf. supra).
18 Albert Camus, « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 230. Camus définit ainsi les expériences qui conduisent l’individu à prendre conscience de l’absence de sens du monde.
19 Josh Terry, « Patrick Stickles Gives The Stories Behind Six Titus Andronicus Songs », Vinyl Me, Please, 02 juillet, 2019, consulté le 28 mai 2024, https://www.vinylmeplease.com/blogs/magazine/patrick-stickles-gives-stories-behind-six-titus-andronicus-songs.
20 Albert Camus, « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 227.
21 XL Recordings, art. cit.
22 Ernst Gombrich, Aby Warburg. An Intellectual Biography, London, University of London, 1970, p. 242.
23 Ibid., p. 243-244.
24 Roland Barthes, « Le mythe, aujourd’hui », Mythologies [1970], Paris, Seuil, 1957, p. 179-233.
25 Giulio Carlo Pantalei, Poesia in forma di rock. Letteratura italiana e musica angloamericana, Roma, Arcana, 2016, p. 156. Je traduis.
26 Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture [1953], Paris, Seuil, 2014, p. 18. Pantalei utilise ces mêmes mots pour expliquer ce qu’il entend par « intersezione “di grado zero” ».
27 Gerard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré [1992], Paris, Seuil, 1982, p. 8-9.
28 Roberto Vecchioni, « La parola tra canzone d’autore e poesia », dans Lorenzo Coveri (éd.), Parole in musica : lingua e poesia nella canzone d’autore italiana. Saggi critici e antologia di testi di cantautori italiani, Novara, Interlinea, 1996, p. 10. Je traduis.
29 Ivi, p. 12. Je traduis.
30 Jay David Bolter, Richard Grusin, Remediation. Understanding New Media [2000], Cambridge (MA), MIT Press, 1999, p. 45.
31 Lucio Spaziante, Semiotica del pop. Identità, testi e pratiche musicali, Roma, Carocci, 2007, p. 50 : « A differenza dello scrittore, che è un autore empirico raramente compresente alla propria opera, se non in caso di lettura pubblica, il cantante riverbera sulla propria identità i contenuti espressi, verbalmente e non solo, tramite la propria esecuzione, in modo particolare se, come sovente accade, è anche autore o coautore del brano. » Cf. ibid., p. 63 : « l’artista pop vive […] anche nella stretta relazione tra un’identità estetica e un’identità esistenziale. »
32 Ibid., p. 154. Je traduis. Je souligne.
33 Nicolas Bourriaud, Postproduction. La culture comme scénario : comment l’art reprogramme le monde contemporain [2009], Dijon, Les Presses du réel, 2003, p. 10.
34 Stéphane Girard, Poétique du mixtape [e-book], Montréal, Ta Mère, 2018. Ce passage contient une citation de : Béatrice Mabilon-Bonfils, Anthony Pouilly, La musique techno, art du vide ou socialité alternative ?, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 217.
35 Stéphane Girard, Poétique du mixtape [e-book], Montréal, Ta Mère, 2018. Girard ajoute : « Bien évidemment, l’image subjective ainsi créée par la performance enregistrée […] ne renvoie pas aux DJ […] et à leur statut biographique et civil réel et empirique […], mais plutôt à un imaginaire (on pourrait dire à une fantasmatique), donc, qui relève plus généralement du “paraître” : de la culture » (Stéphane Girard, op. cit.).
36 Roland Barthes, Système de la mode, Paris, Seuil, 1967, p. 236.
37 Stéphane Girard, op. cit.
38 Cf. Matthieu 13.55, Marc 6.3. Au lieu de ce prénom, on trouve parfois Joses ou Joseph.
39 Samantha Oltman, « The Eloquent Angst of Titus Andronicus », Mother Jones, 11 juillet 2011, consulté le 31 mai 2024, https://www.motherjones.com/politics/2011/07/titus-andronicus-more-perfect-union-interview/.
40 Richard Shusterman, Pragmatist Aesthetics. Living Beauty, Rethinking Art [1992], Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 2000, p. 239. Ce passage contient des citations de : Richard Rorty, « Freud and Moral Reflections », dans Joseph Henry Smith (éds), Pragmatism’s Freud : The Moral Disposition of Psychoanalysis, Baltimora, Johns Hopkins University Press, 1986, 11, 12, 15 ; et Id., Contingency, Irony, and Solidarity, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. xiv, 29.
41 Titus Andronicus, « Joset of Nazareth’s Blues », op. cit. Je souligne.
42 Albert Camus, « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 301. Je souligne.
43 Ibid., p. 302. Je souligne.
44 Id., The Myth of Sisyphus, trad, Justin O’Brien, New York, Penguin, 1975, p. 108.
45 Ibid., p. 107-108.
46 Stéphane Girard, op. cit.
47 Albert Camus, « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 304.
48 Titus Andronicus, « Joset of Nazareth’s Blues », op. cit.
49 Samantha Oltman, art. cit.
50 Camus aussi parle du Christ en attribuant à ces lieux la même importance : cf. Albert Camus, « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 303 ; Id., « L’Homme révolté », Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », p. 88. Dans le système de Camus comme dans celui de Stickles, en somme, le Christ de ces deux nuits, celle du Gethsémani et celle du Golgotha, devient le symbole de l’absurdité de la condition humaine. C’est en ce sens, explique Camus, que Kirilov peut « annexer » le Christ dans Les Possédés de Dostoïevski : cf. Id., « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 292-293. De la même façon, c’est en ce sens que Stickles peut s’identifier au Christ dans « Arms Against Atrophy » et « Upon Viewing Bruegel’s “Landscape with the Fall of Icarus” ».
51 Id., « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 302.
52 Ibid., p. 303.
53 Titus Andronicus, « Titus Andronicus », op. cit. : « When they cut you up, they’ll tell you that it’s not going to hurt, but they are not going to stop until they see you go to sleep in the dirt. There’ll be no more cigarettes, no more having sex, no more drinking until you fall on the floor, no more indie rock, just a ticking clock. You have no time for that anymore. You better watch where you run your mouth, because you know what they’ll say to you. They’ll say, “your life is over. I insist you cease to existe. Die. Your life is over.” »
54 Ibid. : « Throw my guitar down on the floor. No one cares for what I’ve to say anymore. […] I’ll write my masterpiece some other day. […] Pretty melodies don’t fall out of the air for me; I’ve got to steal them from somewhere, but it doesn’t matter what you do or how hard you try. Now there’s nothing left for me to do except die. » C’est ici que commence l’extrait cité dans la note précédente.
55 Le jugement universel de Stickles semble être influencé par les descriptions du soleil et du procès dans L’Étranger. Le Livre de l’Apocalypse se présente ainsi comme une autre des références que Stickles hybride avec la pensée de Camus dans son album.
56 Titus Andronicus, « No Future Part II : The Day After No Future », op. cit. : « And those of us who were still alive were right afraid to go outside, when VuBu said, “This isn’t shoegaze – this is suicide.” They came with torches and pitchforks, carrying guns, clubs and sharp swords, when the loudest voice I ever heard said, “It’s over.” » VuBu fait partie de Titus Andronicus.
57 Albert Camus, The Stranger, trad. Stuart Gilbert, New York, Vintage Books, 1958, p. 154. Cf. Albert Camus, « L’Étranger », Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 213 : « Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m’avait purgé du mal, vidé d’espoir, devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l’éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j’ai senti que j’avais été heureux, et que je l’étais encore. Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. »
58 Ibid., p. 213.
59 Ibid., p. 211.
60 Ibid., p. 213.
61 Id., « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 259 : « L’absurde m’éclaire sur ce point : il n’y a pas de lendemain. Voici désormais la raison de ma liberté profonde. […] tout entier tourné vers la mort (prise ici comme l’absurdité la plus évidente) l’homme absurde se sent dégagé de tout ce qui n’est pas cette attention passionnée qui cristallise en lui. Il goûte une liberté à l’égard des règles communes. » Cf. ibid., p. 296 : Camus parle de la « création absurde » comme d’une « création sans lendemain ».
62 Celle des « No Future » devient une véritable série de chansons, qui continue dans les deux albums successifs comme une suite de jours « sans lendemain » : « No Future Part Three : Escape from No Future » (The Monitor, 2010), « No Future Part IV : No Future Triumphant » et « No Future Part V : In Endless Dreaming » (The Most Lamentable Tragedy, 2015).
63 Albert Camus, « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 303.
64 Id., « L’Étranger », op. cit., p. 213.
65 Id., « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 228-229.
66 Id., « L’Étranger », op. cit., p. 213.
67 Id., « Préface à l’édition universitaire américaine [de L’Étranger] », Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 215 : « Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. »
68 Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur [e-book], Paris, Seuil, 1980.
69 Titus Andronicus, op. cit. Les mots soulignés sont en gras dans le texte.
70 Julia Kristeva, « L’engendrement de la formule », dans Id., Σημειωτιϰή. Recherches pour une sémanalyse [2017], Paris, Seuil, [1996], p. 219.
71 On trouve un autre sampling réalisé de la même manière à la fin de « Fear and Loathing in Mahwah, NJ ». La voix qu’on entend dans ce passage, cependant, n’est pas celle de Stickles, mais celle de l’acteur Douglas Rizzo Johnson. Cela ne surprendra pas, si l’on considère que ce sampling actualise dans cette chanson une citation de Titus Andronicus de Shakespeare. Dans « No Future Part II », Stickles met en scène le souvenir de sa propre lecture de L’Étranger. Parallèlement, dans « Fear and Loathing in Mahwah, NJ », il met en scène le souvenir d’une interprétation de Titus Andronicus à laquelle il aurait assisté. Dans les deux cas, cette modalité du sampling explicite, c’est-à-dire réalisé sous forme de citation, montre concrètement l’actualisation d’un souvenir littéraire de Stickles sur l’axe praxico-syntagmatique de la chanson. Il serait intéressant d’approfondir l’analyse du sampling de « Fear and Loathing in Mahwah, NJ ». En effet, les mots prélevés ici appartiennent dans Titus Andronicus à Aaron the Moor, qui devient dans la chanson un autre personnage absurde. C’est à travers cette réinterprétation que Stickles peut le greffer sur son alter égo.
72 Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène de l’auteur [2022], Genève, Slatkine, 2017, p. 21.
73 On peut penser aux chansons « Stranger » de Tuxedomoon (Stranger, 1979) et « Asa Phelps Is Dead » de The Lawrence Arms (Ghost Stories, 2000), qui s’inspirent de L’Étranger, ou encore à « Picture Him Happy » de Ben Sidran (Picture Him Happy, 2017), qui s’inspire en revanche du Mythe de Sisyphe. Une autre chanson de Ben Sidran, « Blue Camus » (Blue Camus, 2013), s’inspire plus en général du cycle de l’absurde. Eric Andersen, en outre, a réalisé un album qui propose des réécritures de plusieurs textes de Camus, dont « The Stranger (Song of Revenge) » et « Song of Sisyphus (Song of Rock and Roll) », mais il l’a quand même intitulé Birth of a Stranger : Shadow and Light of Albert Camus (2018).
74 Titus Andronicus, « Albert Camus », op. cit.
75 Ibid.
76 Albert Camus, « L’Étranger », op. cit., p. 212 : « Qu’importait si, accusé de meurtre, il [Meursault] était exécuté pour n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère ? »
77 Id., « Carnets [1942], Cahier IV (janvier 1942-1945) », Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2006, p. 961 : « Critiques sur L’Étranger : l’Impassibilité, disent-ils. Le mot est mauvais. Bienveillance serait meilleur. »
78 William Shakespeare, Hamlet, I, 2, v. 137-138, Folger Shakespeare Library, consulté le 10 juin 2024 : https://www.folger.edu/explore/shakespeares-works/hamlet/read/1/2/#line-1.2.137.
79 Dans cette chanson, on trouve aussi une autre référence intertextuelle déjà cohérente avec la pensée de Camus. Il s’agit d’un sampling du onzième épisode de la quatrième saison des Simpsons, « Homer’s Triple Bypass ». Stickles chante : « So who will be saved frome the least to the greatest men ? Because even Honest Abe sold poison milk to schoolchildren. » (Titus Androncius, « Albert Camus », op. cit.) Dans « Homer’s Triple Bypass », Homer doit se soumettre à une intervention chirurgicale au cœur. Ses enfants s’inquiètent pour sa vie, mais il les rassure en leur disant qu’il ne mourra pas. En effet, « [t]hat only happens to bad people ». Barthes lui demande alors : « What about Abraham Lincoln ? », et Homer répond : « Ehm… He sold poison milk to schoolchildren. » (Gary Apple, Michael Carrington, « Homer’s Triple Bypass », The Simpons Archive, consulté le 10 juin 2024, http://www.simpsonsarchive.com/episodes/9F09.txt) Naturellement, tout le monde sait qu’il dit un mensonge. Cela démontre automatiquement que tous sont destinés à mourir, qu’ils soient bons ou mauvais. Stickles ne fait que mener le raisonnement d’Homer jusqu’au bout : si « even Honest Abe » (je souligne) peut être considéré coupable parce qu’il est mort, alors tout le monde est coupable parce que chacun de nous devra mourir un jour ou l’autre. C’est la logique du discours que Meursault adresse à l’aumônier dans le dernier chapitre de L’Étranger (cf. Albert Camus, « L’Étranger », op. cit., p. 212 : « Les autres aussi, on les condamnerait un jour. Lui aussi, on le condamnerait. Qu’importait si, accusé de meurtre, il était exécuté pour n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère ? Le chien de Salamano valait autant que sa femme. La petite femme automatique était aussi coupable que la Parisienne que Masson avait épousée ou que Marie qui avait envie que je l’épouse. »).
80 Titus Andronicus, « Albert Camus », op. cit.
81 Albert Camus, « L’Étranger », op. cit., p. 213.
82 John Donne, Holy Sonnets, X.
83 Albert Camus, « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 238. On pourrait appliquer à Donne ce raisonnement de Camus : « Dans la mesure où il imaginait un but à sa vie, il se conformait aux exigences d’un but atteindre et devenait esclave de sa liberté. » (Ibid., p. 258)
84 Dans cette chanson, une autre référence intertextuelle entre en conflit avec la pensée de Camus et a besoin d’être renversée pour y adhérer. Il s’agit de l’Agnus Dei de la messe catholique. Dans sa traduction anglaise, on peut entendre : « Lamb of God, who takes away the sins of the world, have mercy on us. » Stickles chante, en revanche : « Lamb of God, we think nothing of ourselves at all. » C’est une façon de nier ce que dit le texte original : Stickles n’a rien à penser de soi-même, et donc rien à dire à l’Agneau de Dieu, parce qu’il se considère innocent. Cela renvoie à l’« innocence irréparable » de l’homme absurde, qui est l’un des aspects essentiels de la pensée de Camus : « […] il n’entend pas la notion de péché […]. On voudrait lui faire reconnaître sa culpabilité. Lui se sent innocent. À vrai dire, il ne sent que cela, son innocence irréparable. C’est elle qui lui permet tout. Ainsi ce qu’il exige de lui-même, c’est de vivre seulement avec ce qu’il sait […]. » (Albert Camus, « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 255) Comme on l’a dit plusieurs fois, dans un monde où disparaît toute échelle de valeurs, tout le monde est coupable ou personne ne l’est.
85 On choisit cette expression au lieu d’une autre (par exemple, « album narratif ») pour une raison précise. Comme on l’a dit, les paroles des chansons sont transcrites dans le livret comme si elles formaient toutes les différentes parties d’une même prose narrative. Dans ce contexte, en résonance avec « poème en prose », l’expression « album en prose » peut souligner l’hybridité générique de The Airing of Grievaces, qui fait éclater les frontières entre la chanson (en vers) et la prose narrative.
86 Julia Kristeva, art. cit., p. 219.
87 Roberto Vecchioni, art. cit., p. 11 : « Il gran merito della canzone d’autore, rispetto alla canzonetta popolare o commerciale, sta nella ricerca di concetti “significati” ben al di là dello stereotipo. Sulla gamma dei possibili contenuti (libertà, amore, dolore, ecc.) il cantautore inserisce invarianti, sfumature, angoli di visuale, sardonicità, umorismi, assurdità logiche, sovrapposizioni storiche, favolistiche, letterarie, simboliche che ci riconsegnano tutta la complessità del diverso scegliere umano di fronte allo stesso stimolo e le infinite, infinibili risposte a un identico tema esistenziale. Ed è qui che il “letterario” entra prepotentemente in scena e stabilisce la linea di demarcazione: non più la semplice equazione mentale che propone la canzonetta (libertà = popolo; distacco = dolore; donna = amore), ma una progressione geometrica, un irradiarsi da un’unica fonte emotiva di sfaccettate, incrociate, moltiplicate interpretazioni della vita e della propria vita. »
88 Tiphaine Samoyault, « L’hybride et l’hétérogène », dans Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier et Michelle Lagny (éds), L’art et l’hybride, Vincennes, Presses Universitaires de Vincennes, 2001, consulté le 10 juin 2024, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.puv.616.
89 Richard Shusterman, op. cit., p. 253.
90 Tiphaine Samoyault, art. cit.
91 Ibid.
92 Ibid. Samoyault continue ainsi cette phrase : « lire en découvrant qu’on peut voir autrement, en se disant : “je ne l’avais pas vu comme ça, mais ça peut être ça”. » Ces mots ne vont pas sans rappeler ceux que Stickles utilise pour commenter sa découverte de l’absurde par sa lecture de L’Étranger (cf. supra).
93 Richard Shusterman, op. cit., p. 249. On a vu, par exemple, les conflits entre les textes de Camus et ceux de la religion catholique dans les chansons de Stickles. Ces conflits mènent toujours au renversement des valeurs originaires des textes religieux, qui étaient aussi les valeurs originaires de Stickles dans son milieu catholique.
94 Linda Hutcheon, Siobhan O’Flynn, A Theory of Adaptation, London & New York, Routledge, 2013, p. 31.
95 Marc Bernadot, Hélène Thomas, « Notes sur l’hybridité », REVUE Asylon(s), n°13, 2014-2016, consulté le 10 juin 2024, http://www.reseau-terra.eu/article1327.html.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Valerio Soldà, « Rocking Around Albert Camus : Camus et le rock américain », TRANS- [En ligne], 30 | 2024, mis en ligne le 03 octobre 2024, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/9805 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12ewf
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page