- 1 Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998.
- 2 Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Paris, Flammarion, 2010.
- 3 Hua Yu, Vivre !, trad. Ping Yang, Arles, Actes Sud, 2008.
- 4 Hua Yu, Le septième jour, trad. Angel Pino et Isabelle Barut, Arles, Actes Sud, 2014.
1L’essor des technologies, en particulier informatiques, couplé à la modernisation des transports et des télécommunications, a accru les échanges interculturels. Cette interconnexion croissante induit une mondialisation galopante qui se traduit, dans le domaine culturel et littéraire, par des phénomènes d’hybridation de plus en plus marqués. Une hybridité culturelle se manifeste de manière particulièrement frappante dans les œuvres de Michel Houellebecq et de Yu Hua. Nous observerons notamment l’hybridité des éléments orientaux et occidentaux dans Les particules élémentaires1 et La carte et le territoire2 de Houellebecq, ainsi que dans Vivre !3 et Le septième jour4 de Yu Hua afin d’analyser les idées qui imprègnent leurs textes.
2Les œuvres de Michel Houellebecq et de Yu Hua témoignent d’une hybridité littéraire qui brouille les frontières entre l’Orient et l’Occident. En mêlant des éléments issus de ces deux cultures, ils révèlent les interdépendances et les contradictions inhérentes à cette dichotomie, invitant ainsi le lecteur à une réflexion plus nuancée.
3L’hybridité, concept transversal aux pratiques culturelles, imprègne profondément le discours littéraire. Elle se nourrit des interactions entre la vie sociale, la production artistique, la littérature et les langues, donnant naissance à des formes d’expression originales qui brouillent les frontières disciplinaires. La théorie littéraire a emprunté à la biologie le concept d’hybridation, qui désigne initialement le croisement entre deux espèces différentes. En littérature, ce terme évoque un mélange plus large, englobant les genres, les styles et les registres. Les dictionnaires définissent l’hybride comme un être issu du croisement de deux espèces différentes, et, par extension, comme une chose composite, mêlant des éléments hétérogènes. Cette double acception est particulièrement éclairante pour comprendre les phénomènes d’hybridation dans le discours littéraire.
- 5 Edward Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, trad. Catherine Malamoud, Paris, Seuil, (...)
4L’hybridation littéraire permet d’explorer les enjeux postcoloniaux liés à l’orientalisme et l’occidentalisme, en offrant de nouvelles perspectives sur les identités culturelles. D’une part, l’orientalisme est un mouvement littéraire et artistique né en Europe occidentale au XVIIIe siècle. Par son ampleur, tout au long du XIXe siècle, il marque l’intérêt et la curiosité des artistes et des écrivains pour les pays du Couchant (le Maghreb) ou du Levant (le Moyen-Orient). L’ouvrage d’Edward Said, L’Orientalisme5, paru en 1977, a joué un rôle déterminant dans l’essor du courant académique nord-américain des études postcoloniales. D’après Said, l’orientalisme ne se contente pas de décrire l’Orient, il le construit théoriquement en s’appuyant sur des principes qui, à partir du XIXe siècle, justifient la domination politique de l’Occident sur l’Orient. Ainsi, un lien circulaire s’établit entre le discours impérialiste et la pratique coloniale, légitimant cette dernière.
L’Orient tel qu’il apparaît dans l’orientalisme est donc un système de représentations encadré par toute une série de forces qui l’ont amené dans la science de l’Occident, dans la conscience de l’Occident et, plus tard, dans l’empire de l’Occident6.
5Said dénonce un racisme institutionnel pour éclairer les liens inextricables entre discours orientaliste et pratique coloniale. Loin de se limiter à une dénonciation du caractère raciste et ethnocentriste du système d’accumulation des connaissances sur l’Orient par les intellectuels européens (puis américains), l’orientalisme de Said offre un exposé rigoureux des principes anthropologiques fondamentaux qui doivent guider les études interculturelles vers leur véritable destination transculturelle.
Une des grandes avancées de la théorie moderne en matière de culture est d’avoir réalisé – ce qui est presque universellement reconnu – que les cultures sont hybrides et hétérogènes, et que […] les cultures et les civilisations sont si reliées entre elles et si interdépendantes qu’elles défient toute description unitaire ou simplement délimitée de leur individualité7.
6La méthodologie de Said fournit un cadre d’analyse précieux pour décrypter des discours portant sur l’Orient, notamment le monde asiatique.
- 8 Jean-Yves Heurtebise, Orientalisme, Occidentalisme et Universalisme : Histoire et méthode des repré (...)
7Selon Jean-Yves Heurtebise, il existe deux orientalismes : « un orientalisme dépréciateur qui perçoit la culture autre comme inférieure et un orientalisme laudateur qui voit dans l’autre culture un idéal supérieur »8. L’orientalisme négatif considère la culture orientale/asiatique comme inférieure à la culture européenne/occidentale, et estime qu’elle pourrait être corrigée, éduquée et améliorée d’un point de vue scientifique, rationnel, politique et moral. À l’inverse, l’orientalisme positif voit la culture orientale/asiatique comme supérieure à certains égards, capable de remédier aux manquements et errements de la culture européenne/occidentale. Ces deux perspectives définissent les cultures de manière simpliste, homogène et dichotomique.
8D’autre part, l’occidentalisme est un courant de pensée né dans l’Empire russe dans la première moitié du XIXe siècle. Il recouvre une multitude de théories (aussi bien libérales que socialistes, ou anarchistes) dont le point commun est de considérer que la Russie est arriérée et que l’Occident doit lui servir de modèle de développement.
9Depuis la première révolution industrielle, l’Occident s’est imposé comme une puissance majeure dans les domaines technologique et économique. Cette domination a donné naissance à un courant de pensée contestataire, l’occidentalisme, qui critique la vision occidentale du monde, la percevant comme dépourvue d’âme et de conscience, réduite à une approche matérialiste, froide et mécanique, conséquence de l’essor des sciences et de la séparation des sphères théologique et politique. Comme le dit Heurtebise :
Du point de vue occidentaliste, ce que nous nommons les Lumières est un âge de Ténèbres : liberté individuelle, rationalisme savant et cosmopolitisme, ces trois concepts fondamentaux dont les lumières ont défendu l’universalité sont vus par les occidentalistes (allemands, japonais, russes, arabes, etc.) comme des instruments corrupteurs de l’intégrité culturelle du corps social traditionnel. Ainsi, selon Werner Sombart, les idéaux de 1789 ne seraient rien d’autre que des valeurs marchandes dont le but serait de promouvoir l’individu9.
10On distingue ainsi deux formes d’occidentalisme. L’occidentalisme positif pose l’Occident moderne et ses valeurs comme modèle pour réformer l’Orient sur les plans politique et social. Ce courant s’inscrit dans une vision progressiste et universaliste, envisageant l’adoption des modèles occidentaux comme la voie vers le progrès et la modernisation. L’occidentalisme, à travers des mouvements comme celui de l’auto-renforcement (yangwu yundong, 洋务运动), a profondément marqué la Chine, suscitant à la fois des aspirations à la modernisation et des résistances identitaires. Ce mouvement était une période de réformes institutionnelles en Chine, entre 1861 et 1895, visant à moderniser le pays face aux puissances occidentales. Suite à de multiples défaites militaires, les Qing cherchèrent à renforcer leur armée et leur marine en adoptant des technologies occidentales. La construction d’arsenaux et de chantiers navals fut au cœur de ce projet de modernisation militaire.
11L’occidentalisme négatif en Orient, notamment en Chine maoïste, sert avant tout à justifier l’oppression interne plutôt que la domination externe. Ce courant instrumentalise l’idée d’une supériorité occidentale pour légitimer des politiques répressives et renforcer le contrôle social, toujours selon Heurtebise.
Du fait des spécificités culturelles et sociologiques de la société chinoise contemporaine, cet occidentalisme peut être aussi compris comme un discours anti-officiel utilisant la métaphore de l’autre occidental comme d’un moyen pour lutter contre l’oppression d’une société totalitaire10.
12Dans cet article, nous nous intéresserons aux mécanismes par lesquels les auteurs ont mis en œuvre l’hybridité culturelle, mêlant savamment éléments orientaux et occidentaux.
13Houellebecq explore des thèmes tels que la solitude, l’aliénation et la mort, dans un style volontairement terne et presque clinique. Son univers romanesque se distingue par son ancrage dans le réel, dépeint de manière crue, avec une force de provocation et de critique. Mêlant des éléments autobiographiques, sociologiques, philosophiques et scientifiques, ses œuvres explorent des thèmes d’actualité, comme la détresse affective et sexuelle, les dérives du consumérisme, les fléaux du tourisme de masse, les interrogations éthiques liées au clonage, la menace du terrorisme et la montée de l’islamisme. Ses personnages, hantés par le désenchantement et le nihilisme, errent dans une quête inlassable de sens et de rédemption, confrontés à l’absurdité de l’existence et à un mal-être sans issue.
- 11 Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001.
- 12 Ibid., p. 266.
- 13 Paul Vacca, Michel Houellebecq, phénomène littéraire, Paris, Editions Robert Laffont, 2019, p. 95.
- 14 Ibid., p. 96.
14L’espace houellebecquien est un monde de dépression et de manque de volonté, où dominent l’isolement, la misère sexuelle, l’aliénation économique, l’impossibilité de l’amour et la vacuité de l’existence. Comme le dit le personnage principal de Plateforme11, « [t]out peut arriver dans la vie, et surtout rien »12. Face au néant existentiel, les personnages s’enfoncent dans des remèdes pires que le mal. Sexe, consommation effrénée, repli monacal ou recours aux antidépresseurs : autant d’échappatoires illusoires qui ne font qu’accentuer leur détresse. Comme le dit Paul Vacca, pour eux, « le suicide n’est même pas une solution »13. « Le désespoir houellebecquien, écrit encore Vacca, est plutôt une désespérance en phase terminale : arrivée au bout pour se rendre compte qu’elle est sans objet. Un désespoir conscient qu’il est désespérément vain de désespérer »14.
15Dans ce désespoir radical, Houellebecq se tourne vers l’Orient en quête d’un antidote aux maux de l’Occident. En relevant les formes de présence orientale dans ses romans, nous tenterons de qualifier le type d’orientalisme qui s’élabore sous la plume de Houellebecq.
16L’omniprésence de l’Asie, tant dans sa réalité géographique que dans sa dimension symbolique, est une caractéristique saillante de l’écriture houellebecquienne, ce qui permet d’inscrire son œuvre dans l’ère postcoloniale. Michel Houellebecq s’inspire des philosophies orientales, telles que le bouddhisme et le taoïsme, pour trouver des remèdes aux problèmes de la société occidentale en crise. Sous cet aspect, il présente un orientalisme positif, suggérant que la culture orientale est supérieure à celle occidentale, ce qui irait à rebours de l’orientalisme du XIXe siècle tel que décrit par Said.
- 15 Michel Houellebecq, La carte et le territoire, op. cit.
- 16 Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, op. cit., p. 373.
17Dans La carte et le territoire15 est dépeinte une société contemporaine dominée par le libéralisme économique, où les individus, aliénés par la consommation et la marchandisation de tous les aspects de la vie, sombrent dans une crise existentielle profonde. D’après l’auteur, « le matérialisme [est] au fond incompatible avec l’humanisme, et [doit] finir par le détruire »16. Privilégiant la recherche du profit économique, la rationalité instrumentale et l’exacerbation de l’individualisme, l’idéologie libérale alimente une lutte généralisée entre les individus.
- 17 Michel Houellebecq, La carte et le territoire, op. cit.
- 18 Ibid., p. 422.
- 19 Ibid., p. 423.
- 20 Ibid., p. 422.
18Selon Jed, le héros de La carte et le territoire17, « [l]a modernité était peut-être une erreur »18. Marqué par la disparition de son père, Jed décide de quitter la ville pour s’installer à la campagne, mettant ainsi un terme à ses activités artistiques commerciales. Il ressent le besoin de se retirer du monde capitaliste et de renouer avec la nature. Cette rupture le pousse à une profonde introspection et à une remise en question de ses choix artistiques. Dès lors, son travail symbolise « le point de vue végétal sur le monde »19. Il se consacre à la photographie d’objets dans la nature pendant une dizaine d’années : « une branche de hêtre agitée par le vent, […] une touffe d’herbe, le sommet d’un buisson d’orties, ou une surface de terre meuble et détrempée entre deux flaques »20.
19Ce tournant artistique, loin d’être anodin, reflète un désir profond de se libérer des contraintes de la société moderne et de vivre en accord avec les rythmes de la nature. Jed opère un retour aux principes fondamentaux du taoïsme, philosophie qui prône le respect des lois naturelles et l’harmonie entre l’homme et son environnement. En embrassant la simplicité, en observant attentivement le monde qui l’entoure et en cherchant à comprendre les lois naturelles qui régissent l’univers, il s’inscrit dans la tradition des ermites et des sages taoïstes. En se débarrassant du désir monétaire, la création artistique de Jed retrouve sa valeur originale.
Le choix de son sujet ne répondait à aucune stratégie préétablie, […] il suivait simplement l’impulsion du moment. […] [I]l ne savait pas, chaque matin, au moment de démarrer sa voiture, ce qu’il avait l’intention de filmer ; chaque jour, pour lui, était un nouveau jour. Et cette période d’incertitude totale devait durer, précise-t-il, presque dix ans. […]21.
- 22 [Nous traduisons] : « 物我两忘 ». En pinyin : wu wo liang wang.
20Après cette décennie consacrée exclusivement à la photographie de végétaux, Jed renoue avec l’essence originelle de son art, adoptant un état d’esprit empreint d’« oubli de soi et du monde »22, propre au taoïsme. Cette expression est inspirée d’une phrase dans l’œuvre de Tchouang-tseu.
- 23 Tchouang-tseu, Œuvre Complète, traduit du chinois, préfacé et annoté par Liou Kia-hway, Paris, Gall (...)
Jadis, Tchouang Tcheou rêva qu’il était un papillon voltigeant et satisfait de son sort et ignorant qu’il était Tcheou lui-même. Brusquement il s’éveilla et s’aperçut avec étonnement qu’il était Tcheou. Il ne sut plus si c’était Tcheou rêvant qu’il était un papillon ou un papillon rêvant qu’il était Tcheou. Entre lui et le papillon il y avait une différence. C’est là qu’on appelle le changement des êtres23.
- 24 Lao Tseu, Tao Te King, traduit et commenté par Marcel Conche, Paris, PUF, 2003.
- 25 Ibid., p. 124.
21Cet état d’esprit caractérise des individus absorbés par leur travail au point d’en oublier leur propre existence et le monde qui les entoure. L’état d’« oubli de soi et du monde », ou de lâcher-prise dans la création artistique, rejoint la philosophie taoïste, qui tend vers une attitude de vie empreinte de sérénité face aux événements, accueillant succès et échecs avec un égal détachement. Comme le conseille Lao Tseu dans Tao Te King24 : « Montre de la simplicité ; Attache-toi à ce qui est sans artifice ; Pense peu à toi-même ; Aie peu de désir. »25 Lao Tseu préconise de revenir à la simplicité de la nature, d’éliminer tous les désirs artificiels, de laisser notre vrai moi émerger, d’embrasser la simplicité de l’être.
- 26 François De Singly, Double Je. Identité personnelle et identité statutaire, Paris, Armand Colin, 20 (...)
22Face à la décadence du monde occidental, Houellebecq prône un état d’esprit libéré du désir artificiellement créé par la société. Il appelle même à briser les structures hiérarchiques rigides basées sur la naissance, la richesse, l’apparence physique et l’intelligence. En substance, son aspiration profonde est de se défaire des conventions sociales pour embrasser une identité personnelle authentique, « qui ne […] vienne ni de la fortune, ni de la naissance, ni d’une investiture religieuse, mais [du] titre d’homme »26.
- 27 Michel Houellebecq, Rester vivant, Paris, Flammarion, 1997, p. 59.
- 28 Lao Tseu, Tao Te King, op. cit.
- 29 Ibid., p. 197.
23Houellebecq valorise une existence semblable à celle d’une plante, dans une libération totale du désir et des fardeaux du monde terrestre, pour atteindre une vie paisible en attendant la mort. Une posture de détachement, de dépouillement existentiel est posée comme condition de survie. Cette quête d’une paix intérieure absolue le conduit à envisager la mort avec sérénité. Il exprime un retrait existentiel dans son texte : « Étrangement, pourtant, j’avais plutôt envie de rester dans ma chambre d’hôtel ; de regarder les mouettes survolant en travers les installations portuaires abandonnées des rives de l’Hudson »27. Ce retrait existentiel trouve un écho dans les enseignements de Lao Tseu, qui constate dans Tao Te King28 que « la Voie est toujours sans agir, et pourtant il n’y a rien qui ne se fasse. Si rois et seigneurs étaient capables de s’y tenir, tous les êtres s’accompliraient d’eux-mêmes »29. Tout comme le taoïsme, Houellebecq préconise la tranquillité et l’improductivité afin d’atteindre le bonheur éternel de la vie humaine.
- 30 Michel Houellebecq, La carte et le territoire, op. cit.
- 31 Ibid., p. 428.
24Par le biais du regard végétal de l’artiste Jed et du retour des cendres de son père à la nature, Houellebecq nous incite à reconsidérer le monde et l’existence. À la fin de La carte et le territoire30, l’auteur prédit que « [l]e triomphe de la végétation [sera] total »31 après la décomposition de la société humaine et de la production industrielle. Cette vision végétale incarne un détachement des liens sociaux humains, une libération totale du désir et un mode de vie en harmonie avec la nature, rejoignant ainsi les philosophies taoïstes qui prônent la quiétude et l’inaction, et les enseignements bouddhistes selon lesquels le désir (la « soif d’exister » ou tanha) est la source de toutes les souffrances. Le retour de l’artiste à la campagne et la dispersion des cendres de son père dans le lac de Zurich symbolisent l’union entre l’homme et la nature, une idée également prônée par le taoïsme. Le chemin de Jed, marqué par l’impermanence, le conduit vers un état de lucidité et de sérénité spirituelle s’apparentant à une forme de nirvana, accessible par la méditation.
25Par ailleurs, la posture désengagée de l’auteur, de façon générale, rejoint celle du bouddhisme, qui préconise le détachement des désirs comme moyen d’échapper à la souffrance et d’atteindre l’illumination. En effet, Houellebecq a confirmé sa position bouddhiste :
- 32 Michel Houellebecq, En présence de Schopenhauer, Paris, Editions de l’Herne, 2017, p. 74-75.
S’il reste persuadé que le mieux serait de se délivrer totalement du désir, avec pour conséquence une vie paisible, se résumant à l’attente de la mort, il sait que la tâche n’est pas aisée, et, plutôt qu’une coupure franche, il propose une série d’affaiblissements raisonnés. Le message est toujours celui, radical, du bouddhisme ; mais il s’agit en somme d’un bouddhisme tempéré, humanisé, adapté à notre culture, à notre tempérament impatient et avide, à nos faibles dispositions au renoncement32.
- 33 Alice Bottarelli, « Le bouddhisme chez Houellebecq - un “Espace du Possible” en palimpseste », Fabu (...)
- 34 Michel Houellebecq, Rester vivant, op. cit.
- 35 Ibid., p. 16.
26D’après Alice Bottarelli, il est possible « de considérer le bouddhisme comme une solution pour surmonter les écueils que présente aux yeux de Houellebecq la mise en pratique des théories comtienne et schopenhauerienne. »33 Houellebecq le constate dans Rester vivant34 : « Votre existence n’est plus qu’un tissu de souffrances »35, ou comme dit le Bouddha « tout est souffrance » (dukkha). Houellebecq propose une interprétation tempérée et humanisée du bouddhisme, adaptée à la culture occidentale et à ses traits distinctifs : impatience, avidité et faible propension au renoncement. Cette approche reflète son aspiration à sauver une société occidentale en déclin par l’adoption d’une philosophie orientale.
- 36 « Michel Houellebecq face à Philippe Sollers. Réponse aux “imbéciles” », Houellebecq face à Sollers(...)
Le bouddhisme m’est très sympathique, mais je suis malheureusement très athée. Je ne sais pas ce qui peut rester du bouddhisme en l’absence de croyance en la réincarnation. Pourtant le bouddhisme est peut‑être une solution d’avenir36.
- 37 L’auteur nous l’a confirmé lui-même lors d’un entretien qu’il nous a accordé le 18 novembre 2022, a (...)
27Houellebecq a confirmé l’influence que le bouddhisme a exercée sur lui, notamment par l’évacuation des questions métaphysiques. À ses yeux, le bouddhisme a obtenu des résultats impressionnants tant sur le plan moral que sur le plan esthétique. Il approuve enfin les principes généraux de l’enseignement qu’il a compris37.
28Puisant dans les philosophies orientales, Houellebecq défend une posture de désengagement radical, qui offre un refuge face à l’emprise d’une société de consommation frénétique et à ses dérives spectaculaires. En s’affranchissant des valeurs capitalistes dominantes, l’individu, par cette quête de sens hors des sentiers battus, peut renouer avec ses propres valeurs. Comme l’auteur le constate :
- 38 Michel Houellebecq, Interventions 2, Paris, Flammarion, 2009, p. 45.
Chaque individu est cependant en mesure de produire en lui-même une sorte de révolution froide, en se plaçant pour un instant en dehors du flux informatif-publicitaire. C’est très facile à faire ; il n’a même jamais été aussi simple qu’aujourd’hui de se placer, par rapport au monde, dans une position esthétique : il suffit de faire un pas de côté38.
- 39 Michel Houellebecq, La carte et le territoire, op. cit.
- 40 Michel Houellebecq, En présence de Schopenhauer, op. cit., p. 39.
29Houellebecq ne se contente donc pas de critiquer la société contemporaine, il explore également des alternatives. Dans La carte et le territoire39, il dépeint une utopie néo-humaine où l’homme vit en harmonie avec la nature, nourri par les éléments et rythmé par le soleil. D’après lui, « [l]’artiste est toujours quelqu’un qui pourrait aussi bien ne rien faire, se satisfaire de l’immersion dans le monde, et d’une vague rêverie associée »40.
- 41 Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Paris, Flammarion, 2016.
- 42 Michel Houellebecq, La carte et le territoire, op. cit.
- 43 Alice Bottarelli, « Le bouddhisme chez Houellebecq – un “Espace du Possible” en palimpseste », op. (...)
30Dans La possibilité d’une île41 et La carte et le territoire42, il imagine une société post-industrielle où l’artisanat reprend sa place centrale et où l’immortalité est atteinte grâce au clonage. Cependant, comme le souligne Bottarelli, « ce tournant vers une néo-humanité est marqué de nostalgie, d’une forme de résolution triste, en aucun cas d’un enthousiasme ou d’un vrai plaisir »43. Ces visions, bien que radicales, questionnent notre rapport à la technologie, à la mort et au sens de l’existence.
31Houellebecq dresse un portrait sombre et nihiliste de l’Occident, où l’homme est aliéné et désespéré. Ses personnages, rongés par la solitude et la quête d’un sens perdu, incarnent cette société décadente. Pourtant, l’auteur propose une alternative : un orientalisme positif. En s’inspirant du taoïsme et du bouddhisme, il invite à un retour à la nature, à la simplicité et à la spiritualité, comme remède aux maux de notre époque.
- 44 Edward Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, op. cit., p. 19.
32Adhérant à la vision bouddhiste de la vie comme une souffrance engendrée par le désir, Houellebecq propose une adaptation du bouddhisme à la culture occidentale. Il appelle à un détachement des liens sociaux, une libération totale des désirs pour attendre sereinement la mort, et un mode de vie en accord avec la nature. Ce désengagement radical offre un havre de paix face à l’emprise d’une société de consommation débridée. Sa conception d’une utopie néo-humaine inspirée des philosophies orientales dépasse l’orientalisme négatif, fondé selon Said sur « l’idée d’une identité européenne supérieure à tous les peuples et à toutes les cultures qui ne sont pas européens »44.
- 45 La littérature absurde regroupe des textes littéraires qui montrent la conséquence de la confrontat (...)
33Yu Hua, à travers des histoires d’une dureté et d’une froideur saisissante, brosse avec impassibilité un tableau de la vie quotidienne des Chinois depuis l’époque de la Révolution culturelle. Accidents et malheurs s’enchaînent sous sa plume, comme autant de photographies historiques de la Chine contemporaine. Pourtant, Yu Hua s’éloigne du scepticisme et de l’esprit de négation qui caractérisent le mouvement littéraire de l’absurde en Occident, et dans sa continuité le post-modernisme où s’inscrit Houellebecq45. Héritier de la doctrine du juste milieu issue de la culture traditionnelle chinoise et du confucianisme, il célèbre la douceur, le pardon et l’engagement envers la société. Comparés aux œuvres littéraires de l’absurde, les textes de Yu Hua se délestent d’un pessimisme pesant pour s’imprégner d’optimisme et d’espoir.
- 46 Hua Yu, Le septième jour, op. cit.
34Il explore les thèmes de la mort et de la tragédie, souvent associés à une vision sombre et désespérée de l’existence, même si son approche se distingue par l’affirmation constante de l’espoir et de l’amour. Prenons l’exemple du roman Le septième jour46. La mort tragique de la jeune fille, qui se suicide parce que son partenaire lui a offert un iPhone 4s de contrefaçon et non le vrai, symbolise l’emprise du consumérisme sur la société. Pourtant, au cœur de cette tragédie, l’amour et la tendresse rayonnent. Le sacrifice du compagnon, vendant un de ses reins pour offrir à sa bien-aimée une sépulture digne, témoigne de la profondeur de leurs sentiments. Cet exemple n’est pas unique. Dans ce même roman, l’amour filial indéfectible de Yang Fei pour son père adoptif, qui l’a recueilli alors qu’il était enfant, illustre la force des liens familiaux et la capacité de l’amour à transcender les épreuves. À travers ces récits empreints d’humanité, Yu Hua offre un regard nuancé sur la société chinoise contemporaine, qu’il perçoit comme dominée par l’indifférence et l’égoïsme. Son œuvre met en lumière l’espoir et le sens de vivre qui persistent dans les moments les plus sombres, soulignant la capacité de l’être humain à trouver la compassion, la douceur et le pardon, même face à la tragédie. Tout comme le confucianisme qui préconise la bienveillance envers l’autre, Yu Hua met en valeur l’amour et la pitié dans son texte.
- 47 Hua Yu, Vivre !, op. cit.
- 48 无欲则刚 (wú yù zé gāng) est une expression chinoise qui signifie littéralement « sans désir, on est fo (...)
35Dans Vivre !47, à travers l’image désolée du labeur acharné de Fugui et de son vieux bœuf, se dessine toute la pensée chinoise qui voit dans un monde sans désir l’état le plus élevé. Ce petit paysan continue à travailler les champs malgré les malheurs qui l’accablent : la perte de tous les membres de sa famille. Son état d’esprit reflète la philosophie taoïste du wu wei (en chinois : 无为, qui veut dire « non-intervention »), et incarne le concept de force née de l’absence de désir (en chinois : 无欲则刚wu yu ze gang48). Son optimisme face à la souffrance découle de son attachement à la vie et du désir primordial de survivre, qui lui transmet la force vitale nécessaire pour faire prospérer ses terres.
36Si le style de Yu Hua peut sembler violent, confrontant le lecteur à la mort et aux injustices de la vie, il n’en demeure pas moins influencé par la culture traditionnelle chinoise, notamment le confucianisme, qui met en valeur l’équilibre et l’harmonie, et le taoïsme, qui prône « non-intervention» ou wu wei. En effet, au-delà de la tragédie, l’auteur célèbre la résilience de l’esprit humain, sa capacité à aimer et à espérer, même dans les circonstances les plus éprouvantes.
37L’écriture de Yu Hua est cependant influencée par les écrivains occidentaux dans sa forme et dans son fond. Parmi ces influences, Kafka occupe une place très importante, comme Yu Hua le dit lui-même.
- 49 [Nous traduisons] : « 外国文学赐予我继承的权利,而不是借鉴。对我来说继承某种卡夫卡的传统,与继承来自鲁迅的传统一样值得标榜,同时也一样必须愧疚。 » Voir Hua Yu, (...)
La littérature étrangère m’accorde le droit d’hériter, non de m’inspirer. Pour moi, perpétuer une certaine tradition kafkaïenne est tout aussi honorable que perpétuer une tradition issue de Lu Xun, et dans les deux cas, je ressens un sentiment de culpabilité49.
38L’influence de Kafka sur Yu Hua s’inscrit dans le contexte de l’ouverture de la Chine au monde extérieur après la Révolution culturelle. La traduction et la publication d’œuvres littéraires, philosophiques et sociologiques occidentales ont joué un rôle crucial dans la renaissance de la littérature chinoise contemporaine, comme le constatent Liu Shu et Ye Yangxi :
- 50 [Nous traduisons] : « 宽松自由的氛围还为文学艺术的翻新、变革、试验提供了空间。小说家们迫不及待地从西方现代思潮中汲取营养,将他们从中学到的各种技巧运用到实际创作中去,一时间涌现 (...)
L’atmosphère détendue et libre a également permis la rénovation, le changement et l’expérimentation dans les domaines de la littérature et de l’art. Les romanciers étaient désireux de se nourrir de la pensée occidentale moderne et d’appliquer les différentes techniques qu’ils avaient apprises à leurs créations, ce qui a donné lieu à une abondance de réalisations créatives50.
- 51 Hua Yu, Le septième jour, op. cit., p. 268.
- 52 Ibid., p. 268.
- 53 Ibid., p. 268.
39De nombreux nouveaux courants littéraires émergent à la fin des années 1980, parmi lesquels le courant avant-gardiste auquel se rattache Yu Hua. Dans la littérature d’avant-garde chinoise, l’accent est mis sur la forme, l’expérimentation linguistique et les jeux de langage, plutôt que sur la narration traditionnelle et la transmission d’un message explicite. Le récit devient un objet esthétique en soi, s’affranchissant de son rôle d’outil de propagande politique au service du régime. Cette liberté formelle, inspirée des œuvres occidentales comme celles de Kafka, permet à des écrivains comme Yu Hua de retrouver leur imagination et d’explorer de nouvelles formes d’expression. Cette conception de la littérature, qui utilise des formes fictives pour exprimer des vérités essentielles, correspond à l’élan du renouveau littéraire chinois de cette époque. Par exemple, Yu Hua décrit un monde utopique dans l’au-delà, où l’on trouve « de l’eau qui coule, de l’herbe verte qui couvre le sol, et des arbres luxuriants dont les branches sont chargées de fruits à noyaux et dont les feuilles en forme de cœurs frissonnent au rythme d’un cœur qui bat »51. Dans ce lieu appelé « l’endroit où sont les morts sans sépulture »52, il n’existe ni riches, ni pauvres, ni joie, ni peine, ni amour, ni haine. « Tous sont égaux dans la mort. »53 Cette fiction d’un au-delà utopique, où la nature, la paix et l’égalité triomphent, exprime une vérité spirituelle de l’auteur, pour mieux dénoncer un monde terrestre marqué par le consumérisme, la superficialité et les hiérarchies.
40Dans l’œuvre de Kafka, Yu Hua découvre un monde nouveau. Ce monde ne se conforme plus à la logique rationnelle de la vie réelle, mais présente un univers irrationnel qui, paradoxalement, se révèle bien plus réel. Cette approche, éloignée du roman traditionnel, ouvre de nouveaux horizons à la création de Yu Hua et enclenche une mutation dans son écriture. Yu Hua avoue que Kafka l’a sauvé lorsque son imagination et ses émotions s’épuisaient :
- 54 [Nous traduisons] : « 当我发现以往那种就事论事的写作态度只能导致表面的真实以后,我就必须去寻找新的表达方式。寻找的结果使我不再忠诚所描绘事物的形态,我开始使用一种虚伪的形式。这 (...)
Lorsque je me suis rendu compte que mon style d’écriture factuel ne pouvait produire qu’une vérité superficielle, j’ai dû me mettre en quête d’un mode d’expression entièrement nouveau. Cette quête m’a amené à m’affranchir de la représentation fidèle des formes des choses. J’ai commencé à employer une forme fictive qui s’écarte de la logique et de l’ordre que me fournit le monde réel, tout en me permettant de m’approcher de la vérité avec une liberté accrue54.
- 55 [Nous traduisons] : « 生活本质上是真假杂乱和鱼目混珠,对任何个体而言,真实存在的只能是他的精神。 » Ibid., p. 168.
- 56 Hua Yu, Le septième jour, op. cit.
- 57 [Nous traduisons] : « 强劲的想象产生了事实,一个本来是健康的人通过对疾病不可逃避的想象,使自己也成为了病人。 » Hua Yu, « Une imagination puiss (...)
41Cette manière d’écrire qui dévie de la logique de la vie quotidienne permet de forger une réalité littéraire qui transcende le quotidien pour atteindre une vérité plus profonde. D’une part, Yu Hua cherche à manifester une réalité spirituelle, qui n’est pas une simple répétition de la vie réelle. Selon Yu Hua, « la vie est essentiellement un mélange de vrais et de faux, et de perles et de verre, pour tout individu, la seule réalité qui existe est son esprit »55. Il a donc abandonné l’imitation de la vie réelle pour atteindre une vérité spirituelle, cherchant et exprimant sa pensée et son sentiment uniques sur la vie, et montrant le désir, la peur, la haine et d’autres moteurs psychologiques souterrains. Les personnages et les intrigues, sous sa plume, expriment sa recherche des vérités spirituelles qu’il tente de mettre en relief. Dans Le septième jour56, le narrateur défunt croise trente-huit squelettes, victimes d’un incendie, dans l’au-delà. Cette rencontre fictive met en lumière la dissimulation par les autorités d’un bilan bien plus lourd : trente-huit morts au lieu des sept officiellement reconnus. Pour acheter le silence des familles, celles-ci auraient été menacées et dédommagées. À travers cette mise en scène macabre, l’auteur dénonce la manipulation de l’information et rétablit une vérité transparente, tant sur le plan matériel que spirituel. D’autre part, pour Yu Hua, la réalité fictive est plus profonde et significative que la réalité quotidienne. Les écrivains doivent, selon lui, ressentir la réalité qui se cache derrière la vie, et décrire cette réalité de la vie avec leur propre style. Comme il l’a souligné, ses créations ont pour but de se rapprocher de la réalité. Cherchant à démanteler la réalité commune, il construit son propre monde spirituel. Une imagination puissante, pour lui, est même capable de produire des faits : « une personne qui était à l’origine en bonne santé est devenue malade en imaginant inévitablement la maladie. »57 Yu Hua fait ainsi évoluer le réalisme grâce à des principes esthétiques avant-gardistes. Son écriture de la réalité ne se limite plus à la réalité quotidienne, mais comprend aussi la fiction, le désir et l’imagination. Selon lui, les textes littéraires ne sont pas une imitation de la vie, mais une reproduction de la vie qui nous permet de voir la vérité.
- 58 Franz Kafka, La métamorphose, trad. DAVID Claude, Paris, Gallimard, 2000.
- 59 Hua Yu, Le septième jour, op. cit.
- 60 Zhongchi Zhang, Hua Yu, « Vérité, réalité et incertitude : Entretien avec Yu Hua », Revue d’études (...)
42Sous l’inspiration de Kafka, les œuvres de Yu Hua recourent également à une forme allégorique pour exprimer sa réflexion sur le monde réel. L’allégorie kafkaïenne se caractérise par une opposition frappante entre l’absurdité de la structure globale et le réalisme des détails. Dans La Métamorphose58, par exemple, l’auteur consacre de nombreuses pages à décrire les états d’âme et les bouleversements émotionnels de Gregor après sa métamorphose, pour relier étroitement le sort de cet insecte à celui des individus réels de la société. Dans son roman Le septième jour59, Yu Hua utilise une perspective allégorique du même ordre, en dépeignant la société à travers le prisme de la mort. Cette approche non conventionnelle lui permet de dévoiler les vérités fondamentales de la vie. Dans les premières pages de ce roman, le narrateur qui est mort, en retard pour son incinération, se voit rappelé à l’ordre par les employés du funérarium. Cette mise en scène absurde cède rapidement la place à une description de la hiérarchie qui règne dans la salle d’attente. Le narrateur se retrouve parmi les masses assises sur des chaises en plastique, vêtues de vêtements modestes, quand les défunts plus aisés occupent des fauteuils confortables dans la zone VIP, arborant des tenues luxueuses. L’auteur met ainsi en évidence les inégalités sociales dans la mort afin de montrer une hiérarchie dans le monde des vivants. Lors d’un entretien avec Zhang Zhongchi, Yu Hua a révélé s’être inspiré de ses visites dans les banques pour écrire ce récit. Ces établissements financiers, qui réservent aux clients VIP des espaces plus luxueux, ont servi de modèle à l’auteur pour illustrer ces disparités60. Cette allégorie reflète la réalité d’une société chinoise profondément stratifiée, où les inégalités sociales sont omniprésentes. L’instauration du marché libre dans les années 1980, censée stimuler la concurrence et dynamiser l’économie chinoise, a paradoxalement exacerbé ces disparités. À travers le regard d’un homme qui appartient au monde des morts, Yu Hua dénonce les maux et les injustices qui rongent une société vivante en apparence harmonieuse. En s’engageant résolument sur la voie de l’allégorie, Yu Hua explore ce thème avec une radicalité et une profondeur qui surpassent même celles de Kafka. L’exploration de la mort sert de point de vue métaphorique, permettant de prendre du recul sur les complexités de la société chinoise et d’aboutir à une perspective plus claire. Ce détachement aboutit à une représentation plus objective et nuancée de la Chine contemporaine, révélant ses vérités cachées et ses contradictions.
43À partir des années 1990, Yu Hua commence à développer une écriture montrant plus de douceur. Les personnages ne sombrent pas dans l’abîme du désespoir et de la haine du monde, mais transcendent les épreuves à maintes reprises, s’orientant vers un monde paisible et serein.
- 61 Hua Yu, Vivre !, op. cit.
44Les œuvres de cette période continuent de mettre en scène des personnages humbles, dont la mort demeure le destin ultime. Dans Vivre !61, au fil des décès successif de son père, de sa mère, de son fils, de sa fille, de sa femme, de son gendre et de son petit-fils, Fugui se retrouve finalement seul, « sans descendance ni ancêtres ». Dans cette tragédie personnelle, Fugui porte une part de responsabilité indéniable. Au début, il est avide et débauché, ce qui lui fait perdre tous ses biens et provoque la mort de son père. Cependant, Fugui n’est pas absolument mauvais. La mort de son père le réveille et le transforme, de vaurien, en un père tenace. Malgré cela, les catastrophes se poursuivent. Bien que Fugui ait renoncé au mal et embrassé le bien, son fils Youqing meurt après avoir donné son sang à la femme du maire. L’épuisement de ce garçon à qui on l’a pris trop de sang rend l’attitude et l’indifférence du médecin encore plus choquantes. À travers cette situation, Yu Hua révèle à la fois la faiblesse et le fond malsain de la nature humaine. La femme de Fugui, Jiazhen meurt de rachitisme, sa fille Fengxia meurt d’une hémorragie post-partum et son gendre Erxi meurt dans un accident du travail. À la fin du roman, le petit-fils de Fugui, Kugen, meurt d’avoir trop mangé des haricots que son grand-père lui a préparés. La mort du père et celle du petit-fils sont toutes deux directement causées par Fugui, mais la cause de la première est le mal, la faute du joueur Fugui ; la cause de la seconde est le bien, les bonnes intentions du grand-père Fugui envers son petit-fils. Cette intrigue montre que la mort est omniprésente et que la souffrance est sans lien avec le bien et le mal, car le résultat du bien comme du mal est la mort.
45Lorsque ses proches disparaissent un à un, Fugui ne sombre pas, ne se révolte pas. Il continue de vivre seul dans ce monde, en gardant une attitude amicale envers celui-ci et en maintenant son amitié avec le destin. Ce qui est montré ici n’est pas la lutte vaine et la lutte incessante dépeintes par Kafka, mais une forme d’auto-rédemption et de transcendance de soi, une résilience et une ténacité manifestées par l’homme face à des souffrances inévitables. Bien que Yu Hua, dans Vivre !62, s’efforce de montrer la souffrance sous diverses formes, soulignant l’absurdité de l’existence et la tragédie de la vie, son but ultime est de transmettre une attitude de vie stoïque et optimiste – à savoir que, malgré la puissance des épreuves, l’homme continue de « vivre ». Cette posture d’endurance reflète essentiellement une acceptation des souffrances. Bien que cette acceptation ait perdu sa sacralité, elle apporte une résilience discrète, une paix intérieure et un humour poignant, qui peut aider à transcender les difficultés de la vie.
- 63 Albert Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1985.
- 64 Hua Yu, Vivre !, op. cit.
- 65 Ibid.
46L’attitude de Fugui rejoint également des idées existentialistes dans la mesure où elle affirme que la vie vaut la peine d’être vécue, même si elle n’a pas de sens prédéfini. Dans L’homme révolté63, l’homme absurde, selon Camus, vit par et pour la vie elle-même, sans chercher à la transcender par des buts extérieurs. Dans Vivre !64, Fugui endure silencieusement les épreuves de la vie et continue à vivre avec ténacité face aux vicissitudes de l’existence. Confronté à son destin absurde, marqué par les décès anormaux de tous les membres de sa famille, Fugui montre une conscience et un comportement de révolte négatifs en manifestant une insensibilité envers la vie et en menant une vie médiocre. Fugui n’est pas détruit par le malheur de sa vie. Au contraire, il devient de plus en plus fort. Après tout ce qu’il endure, la souffrance ne peut plus être séparée de lui. La résistance n’a donc aucun sens pour lui, et sa vie seule reste l’unique moteur de son existence. Fugui pourrait ainsi être considéré comme un homme révolté qui survit dans un monde absurde. Dans une époque où l’absurde est l’essence de l’existence et la souffrance le thème de la vie, la colère et la résistance n’ont aucun sens. Rire dans les larmes, vivre en pensant à la mort, tel est le sens central de ce roman. Vivre est son objectif suprême, survivre pour survivre est sa réponse à l’absurdité de la condition humaine. Comme le dit Yu Hua dans la préface de l’édition coréenne de Vivre !65, le roman raconte comment les gens vivent pour vivre, et non pourquoi que ce soit d’autre que la vie elle-même. Dans ce sens-là, l’état d’esprit de Fugui rejoint l’existentialisme de Sartre, selon lequel l’existence précède l’essence. Les humains ne naissent pas avec une essence ou une nature prédéterminée, ils existent d’abord et c’est à travers leurs choix et leurs actions qu’ils définissent qui ils sont. Cela signifie que nous avons une liberté fondamentale, mais aussi une responsabilité immense vis-à-vis de notre propre vie.
- 66 Jean Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Folio, 1945, p. 7.
47Selon Sartre, « il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme ou, comme dit Heidegger, la réalité humaine »66. Face à la douleur de la mort successive de ses proches, Fugui choisit résolument de vivre. C’est précisément cette volonté de survie qui incarne son existence en tant qu’être humain, tout en créant sa propre valeur de vie. Dans cet état de survie, il se redéfinit lui-même et redéfinit la survie. C’est son état d’existence qui définit son essence.
48En puisant dans la littérature occidentale, Yu Hua forge un style unique qui réinterprète les codes traditionnels chinois, donnant naissance à une œuvre à la fois universelle et profondément personnelle. L’auteur s’inspire notamment de la liberté formelle de Kafka et des idées de Camus et de Sartre. Cependant, l’influence occidentale chez Yu Hua n’est pas univoque. L’auteur est également un critique virulent du colonialisme occidental, qu’il dénonce dans ses romans en montrant les misères vécues par ses personnages en Chine.
- 67 Hua Yu, Le septième jour, op. cit.
- 68 Ibid.
49Dans Le septième jour67, Yu Hua met en lumière l’impact du néocolonialisme occidental à travers l’omniprésence de symboles de consommation, tels que l’iPhone. L’auteur souligne l’aliénation croissante des jeunes Chinois, prêts à tout pour acquérir ce produit spectaculaire. La chasse au dernier modèle les pousse à des actes désespérés, vendre un rein, se prostituer ou même mettre fin à ses jours. Cette quête effrénée d’un objet de désir incarne parfaitement la société de consommation décrite par le sociologue Zygmunt Bauman : un monde où l’obsolescence programmée et le désir artificiel régissent nos vies. L’iPhone, au-delà d’un simple téléphone, devient un fétiche, un symbole de statut social. Il incarne la promesse d’une vie meilleure, plus séduisante, comme le suggèrent les publicités. Cependant, cette quête effrénée conduit à une profonde désillusion. Liu Mei, qui se suicide après avoir reçu un faux iPhone 4S, en est le tragique exemple. Son geste désespéré souligne l’emprise que la publicité et le consumérisme exercent sur les individus, les poussant à confondre bonheur et possession matérielle. Yu Hua dénonce ainsi l’impact de la mondialisation sur les cultures locales. L’iPhone, produit emblématique de la culture occidentale, devient un vecteur d’uniformisation et d’aliénation. Il symbolise la domination culturelle et économique des pays occidentaux sur les pays émergents, où les jeunes sont de plus en plus tentés d’adopter un mode de vie occidental, au détriment de leurs propres valeurs et traditions. Le septième jour68 offre une critique acerbe de la société de consommation et de ses conséquences déshumanisantes. À travers l’histoire de Liu Mei et de nombreux autres personnages, Yu Hua nous invite à réfléchir sur notre rapport aux objets, à la publicité et à la notion de bonheur. Le roman nous rappelle que le désir est souvent construit et manipulé, et que la quête effrénée de biens matériels peut conduire à une profonde aliénation. Ce phénomène de la manipulation de l’esprit des jeunes Chinois par l’iPhone, produit typiquement occidental, montre le contrôle des pays orientaux par les pays occidentaux à travers le capitalisme mondialisé.
50L’écriture de Yu Hua, empreinte de la culture traditionnelle chinoise, se distingue par son affirmation constante de l’espoir et de l’amour. Contrairement à la tendance au pessimisme souvent observée dans les œuvres littéraires occidentales, notamment celles de Houellebecq, les textes de Yu Hua s’imprègnent d’optimisme et d’espoir. Ils mettent en lumière la persistance de ces sentiments même dans les moments les plus sombres, révélant ainsi l’amour et la pitié qui sous-tendent l’œuvre de l’auteur. Cette approche singulière s’inscrit dans la tradition chinoise, qui célèbre la douceur, le pardon et l’engagement envers la société. Yu Hua s’affirme ainsi comme un héritier de cette riche culture, tout en apportant sa propre voix et sa propre perspective au paysage littéraire chinois.
51L’œuvre de Houellebecq présente un ton pessimiste. L’auteur offre une vision désabusée de la société occidentale, dominée par l’individualisme et la superficialité. Puisant dans les philosophies orientales, il offre des pistes de réflexion pour surmonter ces maux à travers un orientalisme positif.
52L’œuvre de Yu Hua s’inscrit dans la culture traditionnelle chinoise, célébrant les valeurs d’amour, de compassion, d’équilibre et d’harmonie. Cependant, il adopte la liberté formelle, la forme allégorique et l’esprit existentialiste venant de l’Occident, tout en critiquant le colonialisme et ses effets néfastes sur la Chine contemporaine. Il adopte une posture critique envers l’Occident, tout en s’appropriant certains de ses apports qu’il juge bénéfiques.
53En analysant l’hybridation littéraire de ces deux auteurs, nous observons d’autres différences notables. Le style littéraire de Houellebecq reste occidental, même si sa pensée explore de nombreux éléments de la spiritualité et de la culture orientales. Son écriture est marquée par le pessimisme et la dépression, comme celle de nombreux écrivains occidentaux ; c’est dans le but de sauver la société occidentale aliénée par le capitalisme qu’il cherche son inspiration dans les sagesses orientales telles que le taoïsme et le bouddhisme. En revanche, le style de Yu Hua est très influencé par la littérature occidentale, dans ses thèmes et ses principes formels, bien qu’il conserve une identité chinoise profonde. La vision de Yu Hua mêle aux valeurs de la culture traditionnelle chinoise telles que la pitié, la douceur et le pardon des éléments empruntés à l’existentialisme. Cette dissymétrie entre les deux auteurs peut être interprétée comme une illustration de la domination de la culture occidentale sur la culture orientale.
54Michel Houellebecq et Yu Hua, influencés par leurs contextes culturels respectifs, ont des approches divergentes dans la représentation de la réalité. Le style de Houellebecq, marqué par son passé d’informaticien, privilégie la clarté et la précision. Il cherche une objectivité quasi scientifique dans sa description du monde, privilégiant un langage dépouillé et des observations factuelles. Cette écriture vise à refléter un monde qu’il perçoit comme dénué de sens. Pour lui, le style est avant tout un outil au service de la pensée, un moyen de dévoiler les mécanismes sous-jacents de la réalité. Yu Hua, quant à lui, adopte une approche plus subjective et expérimentale. Il s’éloigne du réalisme traditionnel pour explorer les profondeurs de l’âme humaine et les mystères de l’existence. En mêlant réalité et fiction, il cherche à révéler une vérité plus profonde, celle qui se cache derrière les apparences. Son écriture est marquée par une grande liberté formelle, une volonté de déconstruire les conventions narratives et de repousser les limites du langage.
55Houellebecq et Yu Hua partagent tous deux une même ambition dans leur écrit : celle d’analyser la réalité pour offrir au lecteur une vision plus complexe et plus nuancée de la réalité. En somme, leurs œuvres, bien qu’écrites dans des styles très différents, témoignent d’une même quête : celle de donner sens à un monde souvent perçu comme absurde et inintelligible.
56Houellebecq et Yu Hua se distinguent comme deux voix importantes dans le paysage littéraire contemporain, offrant de profondes réflexions sur les dynamiques entre Orient et Occident.
57Houellebecq et Yu Hua incarnent une nouvelle forme d’hybridité littéraire, où les frontières entre l’Orient et l’Occident sont brouillées. En s’appropriant des éléments culturels étrangers, ces auteurs interrogent les notions d’identité et d’altérité. Si Houellebecq cherche dans les philosophies orientales un refuge face aux maux de la société occidentale, Yu Hua, quant à lui, explore les contradictions d’une Chine confrontée à la mondialisation. Leurs œuvres témoignent de la nécessité d’un dialogue interculturel pour appréhender la complexité du monde contemporain.
58Face aux maux de leurs propres sociétés, Houellebecq et Yu Hua se tournent vers des cultures étrangères, cherchant un remède dans l’altérité. Houellebecq se fascine pour le taoïsme et le bouddhisme, tandis que Yu Hua explore des pensées philosophiques occidentales telles que l’existentialisme. Ce remède exotique est-il efficace dans leurs pays, en France et en Chine ? Cette quête révèle les limites des cultures nationales et la nécessité d’un dialogue interculturel pour mieux comprendre la condition humaine.