- 1 Académie Française, « Dictionnaire de l’Académie française (dictionnaire-academie.fr) », https://ww (...)
- 2 Rosa Cetro, « Hybride, de la bâtardise à l’innovation technologique », Revue italienne d’études fra (...)
- 3 Ibid., p. 2.
- 4 Ibid., p. 6.
1Le terme hybridité vient du mot hybride1, ce qui indique la présence, dans un même objet d’analyse, d’aspects propres à plusieurs espèces. Dans son article intitulé « Hybride, de la bâtardise à l’innovation technologique » paru dans la Revue italienne d’études françaises2, Rosa Cetro étudie l’évolution du mot « hybride » en français du XVIe au XXIe siècle ; elle analyse le rapport entre orthographe et étymologie, aussi bien que le traitement de ce mot dans un nombre délimité de dictionnaires français. Il en résulte que l’orthographe contemporaine de ce mot dérive de deux sources latines, hibrida ou ibrida, l’une et l’autre sous l’influence du grec hubris, dont la signification est « violence » pour la première forme et « excès » pour la seconde3. Rosa Cetro remarque que, à la différence des banques terminologiques où le terme est présent en tant que composant de groupes lexicaux spécialisés, dans les dictionnaires de langue le terme hybride garde la connotation négative dont l’influence grecque constitue l’origine4. Cela témoigne d’une évolution dans la connotation du terme. Les raisons de cette évolution pourraient être dues aux changements d’une société se manifestant par l’expérimentation scientifique et technique, ainsi que par une certaine ouverture à la contamination, au moins dans le domaine artistique.
La connotation négative que ce mot a reçue pendant longtemps semble être l’héritage d’une vision du monde liée à l’Antiquité, […] La réhabilitation de ce mot ne pouvait donc survenir que dans une société marquée par l’expérimentation – scientifique et technique – et « ouverte » à la contamination, du moins artistique. Ainsi, des pratiques et des genres hybrides sont en vogue dans différents domaines artistiques, où ils sont au service de la créativité. […] Les temps de la stérilité – des animaux hybrides – et de l’impureté – des mots hybrides – semblent donc être révolus, au profit d’une créativité féconde et de l’atteinte d’une harmonie par le biais d’une adaptation nécessaire à un monde en perpétuelle métamorphose5.
2C’est à partir de la connotation du mot qui met en avant ses aspects positifs que nous entendons faire découler nos réflexions sur la notion d’hybridité considérée comme résultat de superpositions, de contaminations et de mélanges d’éléments qui peuvent appartenir aux sphères physiques, linguistiques et culturelles considérées séparément ou simultanément. La dimension positive que ce terme a acquis dans plusieurs domaines s’est étendue aussi aux études littéraires. Ainsi, plusieurs théoriciens y ont fait appel lors de leurs analyses des genres littéraires, des contaminations culturelles dans la sphère de la littérature postcoloniale, des concepts de culture, de race, de genre et de langue.
- 6 Dany Laferrière, L’Énigme du retour, Paris, Grasset, 2009.
- 7 Edwidge Danticat, After the Dance: a Walk through Carnival in Jacmel, Haiti, [2002], First Vintage (...)
3Lorsque dans la forme, le contenu et les langues d’un texte littéraire se manifestent des phénomènes de contamination qui relèvent de l’hybridité, il est possible de parler d’hybridité textuelle. À ce point, nous nous demandons si parmi les facteurs déclencheurs et roboratifs de l’hybridité textuelle il serait possible d’inclure le dynamisme, c’est-à-dire tout ce qui relève du mouvement, de la mobilité et du déplacement sur le plan physique, métaphorique et textuel. Pour tenter de répondre à cette question nous partirons des études et des recherches effectuées par Mikhaïl Bakhtine, Homi Bhabha et Robert J.C. Young. Leurs conceptions constitueront les bases sur lesquelles nous fonderons notre analyse de L’Énigme du retour6 de Dany Laferrière et After the Dance, A Walk Through Carnival in Jacmel, Haïti7 d’Edwidge Danticat. Parmi les œuvres des deux auteurs, dont la vie et les écrits manifestent la présence du facteur hybride, ces textes montrent, de manière évidente, le rôle que la dimension dynamique joue dans l’hybridité textuelle.
- 8 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, [1978], trad. Daria Olivier, Paris, Gallimard, co (...)
- 9 Ibid., p. 125.
- 10 Ibid., p. 125-126.
- 11 Ibid., p. 141.
- 12 Homi Bhabha, The Location of Culture, London and New York, Routledge, 1994.
- 13 Ibid., p. 56.
- 14 Robert J. C. Young, Colonial desire: hybridity in theory, culture, and race, London ; New York, Rou (...)
4Mikhaïl Bakhtine dans Esthétique et théorie du roman8 donne sa définition de « construction hybride »9 c’est-à-dire « [d’]un énoncé qui […] appartient au seul locuteur, mais où se confondent, en réalité, deux énoncés, deux manières de parler, deux styles, deux “langues”, deux perspectives sémantiques et sociologiques »10. Sur cette définition il base sa conception du roman comme texte hybride car « [celui-ci] permet d’introduire dans son entité toutes espèces de genres »11. Selon le théoricien, le prosateur écrit forcément des textes hybrides et nous pensons que cela se produit aussi pour les écrivains qui, faisant l’expérience de plusieurs cultures à la fois, habitent une dimension d’hybridité culturelle. En contexte postcolonial Homi Bhabha, dans The Location of Culture12, reconnaît l’existence de l’hybridité culturelle au sein d’un espace où la dichotomie colonisateur/colonisé se trouve dépassée et qu’il appelle « Third Space »13. L’exploration de cette hybridité culturelle, avec le changement de perspectives que cela implique, se traduit par un déplacement métaphorique qui, dans les textes littéraires, se manifeste par la forme, la narration, le contenu et la langue. Robert J. C. Young dans son texte Colonial Desire : Hybridity in Theory, Culture and Race14 étudie la notion d’hybridité à la lumière des contacts entre cultures et des résultats des relations engendrées. Ce qui nous intéresse dans sa pensée est justement ce qui émerge de cette contiguïté, et qui relève d’un dynamisme et d’une évolution auxquels chaque culture apporte sa contribution. Compte tenu de ces considérations, nous nous proposons d’observer comment les stratégies narratives employées par les auteurs, la langue ou les langues utilisées dans la narration, le contenu des œuvres analysées et leurs contextes de création relèvent d’une pulsion que nous appellerons dynamisme hybride. Il s’agit d’un mouvement résultant du mélange de trois actions en particulier : déplacement physique, passage d’une langue à l’autre et transition culturelle. Leur fusion donne vie à une force, elle-même hybride, qui déclenche et nourrit la notion d’hybridité en plusieurs domaines. Le dynamisme hybride contribue au développement de la notion d’hybridité textuelle dont nous donnerons notre définition.
- 15 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 125.
- 16 Homi Bhabha, The Location of Culture, op. cit., p. 56.
- 17 Ibid.
5Nous articulerons notre étude selon le plan suivant. En nous appuyant sur les notions de « construction hybride »15, « Third Space »16 et hybridité culturelle17, nous élaborerons d’abord une définition de l’hybridité textuelle. Nous tenterons ensuite de montrer comment le dynamisme contribue à l’engendrement et au développement de l’hybridité dans L’Énigme du retour et After the Dance, A Walk through Carnival in Jacmel, Haïti. Enfin, depuis une perspective hybride, nous analyserons les contextes de création, ainsi que les choix narratifs et linguistiques des textes choisis.
- 18 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 83-233.
- 19 Ibid., p. 125.
- 20 Ibid., p. 141.
- 21 Ibid., p. 182.
6Serait-il possible d’identifier un caractère hybride dans la forme, la structure et le contenu d’un texte littéraire ? Quelle est la définition du texte hybride qui engendrerait la conception de l’hybridité textuelle ? Pour répondre à ces questions, nous partirons des études de Mikhaïl Bakhtine. Dans « Du discours romanesque »18 il décrit la « construction hybride »19 comme une formule appartenant à un seul locuteur mais ressortissant de deux styles, deux langages, deux voix, deux accents. La coexistence d’éléments relevant d’origines différentes, à l’intérieur d’un même espace textuel, ne peut que s’accomplir suite à un processus de négociation entre les voix. Ce processus survient dans le roman qui est donc affiché comme texte hybride par excellence. Ainsi, dans le but d’en expliquer les caractéristiques, le théoricien nous transmet certains éléments permettant d’y cerner l’hybridité. Du point de vue formel, le roman peut intégrer des genres qu’il appelle « intercalaires »20, c’est-à-dire des genres différents tels que la poésie, le récit de voyage, la lettre et d’autres aptes à s’y insérer. Ceux-ci ont leurs propres langages, c’est-à-dire leurs propres styles expressifs qui doivent dialoguer avec le style propre au roman et arriver à une sorte de compromis stylistique. Ce compromis, à savoir la production d’un langage exprimant la multiplicité des voix, donne vie à un texte caractérisé par un langage hybride. À l’intérieur de ce texte, la narration voit la présence de personnages dont le style expressif témoigne de leur milieu sociolinguistique et de l’expérience de l’auteur. De la confrontation entre le bagage expérientiel de l’auteur et celui des personnages, tout comme du dialogue entre la voix de l’auteur et celles des personnages, naissent des énonciations hybrides. Il en résulte que « [t]out roman dans sa totalité, du point de vue du langage et de la conscience linguistiques investis en lui, est un hybride »21. Selon Bakhtine, l’hybridité du texte relève d’éléments formels, linguistiques, liés à l’expérience de l’écrivain et des personnages, culturels et de la capacité de l’auteur à les mettre consciemment en relation.
Dans un hybride intentionnel il ne s’agit pas seulement (et pas tellement) du mélange des formes et des indices de deux styles et de deux langages, mais avant tout du choc, au sein de ces formes, des points de vue sur le monde. C’est pourquoi un hybride littéraire intentionnel n’est pas un hybride sémantique abstrait et logique (comme en rhétorique), mais concret et social22.
- 23 Homi Bhabha, The Location of Culture, op. cit., p. 55.
- 24 Ibid., p. 56.
- 25 Homi Bhabha, « The Commitment to Theory », New Formations, no 5, 1988, p. 5‑23.
7Dans le texte romanesque la mise en relation produit un choc de points de vue et un changement de perspectives, ce qui peut se vérifier aussi dans d’autres contextes et domaines, comme le démontre Homi Bhabha dans The Location of Culture. Depuis une perspective postcoloniale et en articulant sa pensée à l’intérieur de domaines diversifiés tels que la littérature contemporaine, la psychanalyse et l’histoire coloniale du XIXe siècle, le théoricien reconnaît ces mêmes effets lors de la confrontation entre cultures différentes et envisage un lieu de négociation qu’il appelle « Third Space »23. Il s’agit d’une dimension linguistique, culturelle, historique, littéraire où l’opposition maître/esclave est remplacée par une relation de parité entre sujets culturellement éloignés permettant l’échange d’angles d’observation. Si Bakhtine reconnaît le texte romanesque comme hybride et comme expression de l’hybridité sociale, Bhabha identifie le lieu d’engendrement de l’hybridité qui ne peut pas se restreindre qu’au contexte littéraire. Ce lieu de négociation, « the inbetween space »24, est un espace intermédiaire où le binarisme des pôles est dépassé25 .
- 26 Homi Bhabha, « The Commitment to Theory », New Formations, no 5, 1988, p. 22.
It is in this space that we will find those words with which we can speak of Ourselves and Others. And by exploring this hybridity, this ‘Third Space’, we may elude the politics of polarity and emerge as the others of our selves26.
8Ce qui en résulte est la production d’un nouveau langage représentatif des influences culturelles réciproques et donc une production textuelle reflétant la culture hybride ainsi engendrée.
- 27 Homi Bhabha, The Location of Culture, op. cit., p. 56.
It is significant that the productive capacities of this Third Space have a colonial or postcolonial provenance. For a willingness to descend into that alien territory – where I have led you – may reveal that the theoretical recognition of the split-space of enunciation may open the way to conceptualizing an international culture, based not on the exoticism of multiculturalism or the diversity of cultures, but on the inscription and articulation of culture’s hybridity. To that end we should remember that it is the ‘inter’ – the cutting edge of translation and negotiation, the inbetween space – that carries the burden of the meaning of culture27.
- 28 Robert J. C. Young, Colonial desire: hybridity in theory, culture, and race, London ; New York, Rou (...)
- 29 Ibid., p. 6.
- 30 Ibid., p. 26.
9Cette culture hybride trouve sa concrétisation dans la production de nouvelles langues et dans la naissance de nouveaux individus issus de la rencontre entre sujets de cultures différentes, comme le souligne Robert J. C. Young. Dans son œuvre Colonial Desire : Hybridity in Theory, Culture and Race28, il étudie les origines du mot hybride et de la notion d’hybridité, dont l’usage et la diffusion remontent à la société victorienne et aux discours sur les races qui y circulaient, et en analyse la complexité et les contradictions des emplois au fil du temps. Lorsqu’il parle de l’importance accordée aux mécanismes de contact culturel, il reconnaît deux éléments fondamentaux : la langue et le sexe. D’après lui, les résultats les plus évidents du contact culturel et des rapports de pouvoir entre colonisateurs et colonisés sont les pidgins et les langues créolisées, tout comme la naissance d’enfants métissés : « [b]oth these models of cultural interaction, language and sex, merge in their product which is characterized with the same term: hybridity »29. Les pidgins, les langues créolisées et les sujets métissés se font exemple de l’effacement des frontières culturelles résultant dans le va-et-vient entre différence et similitude : « [h]ybridity thus makes difference into sameness, and sameness into difference, but in a way that makes the same no longer the same, the different no longer simply different »30. Les changements linguistiques, physiologiques et sociaux se manifestent, dans le domaine littéraire, dans la production de textes hybrides que Sherry Simon définit de la manière suivante :
- 31 Sherry Simon, « Hybridités Culturelles, hybridités textuelles », Récit et connaissance, dans Joseph (...)
Il s’agit d’un texte qui interroge les imaginaires de l’appartenance, en faisant état de dissonances et d’interférences de diverses sortes. On peut dire que dans certains cas ces effets de dissonance sont le résultat d’un processus de traduction inachevée, une relation de transfert ou de passage qui n’aboutit pas à un produit naturalisé, acculturé, mais qui laisse des traces du premier texte dans le nouveau. Le texte hybride est donc un texte qui manifeste des « effets de traduction », par un vocabulaire disparate, une syntaxe inhabituelle, un dénuement déterritorialisant, des interférences linguistiques ou culturelles, une certaine ouverture ou faiblesse sur le plan de la maîtrise linguistique ou du tissu des références31 .
- 32 Ibid., p. 233.
- 33 Homi Bhabha, The Location of Culture, op. cit., p. 55.
10Si Bakhtine, dans son discours sur le roman, parle du texte hybride en considérant sa dimension essentiellement formelle quoique influencée par des aspects sociolinguistiques, Sherry Simon en discute comme le résultat d’un échange culturel où l’accent n’est pas posé sur le genre. Cet échange peut engendrer, parfois, des traductions imparfaites se manifestant par les « traces du premier texte dans le nouveau »32 au niveau lexical, syntaxique et référentiel. Le texte hybride devient donc expression de l’hybridité textuelle, c’est-à-dire de ce qu’il est capable de transmettre en termes de forme, de style, de langue, de culture, d’imaginaire après le processus dialogique et fusionnel investigué par Bakhtine, la négociation culturelle ayant eu lieu dans le « Third Space »33 de Bhabha, l’engendrement de langues créolisées et de générations métissées reconnues par Robert Young. Ce qui caractérise l’hybridité textuelle est un dynamisme intrinsèque qui lui permet de se développer et de manifester ses résonances sur le texte, dans le texte et par le texte puisque le mouvement est à la base des échanges et des dialogues culturels, des variations des points de vue, des influences linguistiques.
11La notion d’hybridité, d’après les études citées, implique la reconnaissance et la compréhension de visions éloignées l’une de l’autre, donc un changement de perspectives suite à un déplacement de points de vue. Ainsi, la création d’un lieu de négociation donnant vie à une situation d’hybridité culturelle nécessite du dynamisme. Nous sommes convaincus que le dynamisme nourrissant l’hybridité manifeste sa présence dans les œuvres dont les stratégies narratives se rapportent à l’hybridité textuelle.
12Les deux œuvres que nous avons choisi d’analyser font du mouvement un élément définissant l’aspect formel tout comme le contenu du texte. De cette façon, L’Énigme du retour opère un va-et-vient entre poésie et prose, tout en décrivant les déplacements du protagoniste en termes de lieux géographiques, d’espaces temporels où sa mémoire et ses pensées voyagent, d’exploration psychique intérieure.
13Après avoir été informé du décès de son père, le narrateur place le lecteur dans une dimension temporelle complexe. Le temps de la réflexion, dont les sujets concernent le passé et le présent, semble mesurer la durée du voyage entrepris. Ainsi le lecteur suit le narrateur dans un itinéraire mental et physique où le temps semble couler à deux vitesses différentes. Dans la dimension réflexive il procède au ralenti alors qu’il coule de manière objective et chronologique au cours du déplacement physique. Au fur et à mesure que les pensées se succèdent et que les kilomètres s’accumulent, le temps paraît gagner en extension. Contrairement à l’habituelle visualisation du temps comme ligne droite, le roman propose un modèle bidimensionnel où la durée et l’extension créent un espace temporel où le protagoniste peut se déplacer à son gré. De cette manière, l’extension correspond à la réflexion et la durée réelle correspond au déplacement physique. Dans le premier chapitre la réflexion engendrée par la triste nouvelle se déploie en une série de pensées alimentées par ce que le narrateur observe en conduisant sa voiture et par les images se dessinant dans son cerveau. Cette alternance, déclenchée par le mouvement, débouche dans la prise de conscience de demeurer dans une condition où la différence entre le monde qu’il habite et celui qui lui appartient engendre une dimension d’hybridité existentielle et identitaire.
- 34 Dany Laferrière, L’Énigme du retour, op. cit., p. 17-18.
Je suis conscient d’être dans un monde
à l’opposé du mien.
Le feu du sud croisant
la glace du nord
fait une mer tempérée de larmes.
Quand la route est droite comme ça
la glace des deux côtés
et aucun nuage qui permet
de se repérer dans ce ciel de midi
d’un bleu si uni
je touche à l’infini34.
- 35 Homi Bhabha, The Location of Culture, op. cit., p. 56.
14Cette condition, quoique parfois mélancolique, n’est pas refusée. Au contraire, la sensation d’inconfort qui en résulte lui permet de découvrir la beauté inattendue qui l’amène à avoir un aperçu de l’infini. Demeurer dans l’espace interstitiel produit par l’entrelacement de deux mondes fait en sorte que le narrateur puisse saisir l’insaisissable. L’entre-deux où il se trouve, avec l’inconfort qui en découle, devient donc son lieu d’épanouissement. C’est dans cet espace, selon Homi Bhabha, que l’hybridité culturelle se construit et se développe35.
15Si le déplacement physique engendre la fatigue entraînant le sommeil, le repos ne se fait pas synonyme d’immobilité absolue.
Retour vers Montréal.
Fatigué.
Je m’arrête sur le bord du chemin.
Courte sieste dans la voiture.
Déjà l’enfance derrière les paupières closes.
Je flâne sous le soleil tropical
mais il est froid comme la mort.
L’envie de pisser me réveille.
Une douleur brûlante précède ce jet saccadé36.
- 37 Dany Laferrière, Le Cri des oiseaux fous, Paris, Le Serpent à Plumes, 2000, p. 115.
- 38 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, [1939], Paris, Présence Africaine, coll. « Poésie » (...)
16À l’inertie du corps répond le dynamisme psychique qui fait du sommeil la porte d’entrée du monde tropical du narrateur. Dès qu’il s’endort, il rentre dans le monde de son enfance. Néanmoins, celui-ci est habité par le monde où il réside physiquement puisque le soleil de son pays d’origine est froid comme son pays d’accueil et comme la mort. De cette façon, le narrateur semble vivre dans une dimension hybride qui intéresse à la fois son être conscient et son subconscient. Par conséquent, lorsque nous parlons de dynamisme hybride, nous croyons bien prendre en considération une capacité de déplacement qui survient même quand le mouvement n’est pas attesté. Il s’agit d’une faculté qui apparaît dans les actes du narrateur mais qui part, évidemment, de l’auteur. L’écrivain, par le biais des images qu’il propose, passe d’un texte à l’autre ; en l’occurrence, il le fait avec l’évocation du soleil froid comme la mort, présente aussi dans Le Cri des oiseaux fous37. En parlant de son exil imminent, le protagoniste de ce roman se souvient du poème de René Philoctète où celui-ci avait utilisé la même image. Cet exemple d’intertextualité n’est pas le seul puisque celui auquel il recourt le plus souvent concerne le Cahier d’un retour au pays natal38.
17D’après le titre de l’ouvrage le retour est une énigme, cela en raison de sa complexité se déployant à plusieurs niveaux. Le retour s’accomplit par le biais d’un déplacement physique du narrateur de Montréal à Port-au-Prince. Toutefois, ni dans le nord, ni dans le sud, ce déplacement n’apparaît régulier. Le protagoniste ne part pas tout de suite pour Port-au-Prince puisqu’il passe par New York où se déroulent les funérailles de son père. Après l’appel téléphonique, au volant de sa voiture, il erre hors de Montréal, rentre chez lui, prend le train, descend à Toronto, repart et arrive à New York ; ensuite il rentre à Montréal, il y rencontre Rodney Saint-Eloi, et finalement il arrive à Port-au-Prince. Une fois dans la capitale haïtienne, il visite plusieurs endroits et rencontre plusieurs personnes. Il part ensuite avec son neveu en direction du village de son père : Baradères. Le trajet est constellé de différents lieux d’arrêt, et au dernier il décide de continuer tout seul vers Baradères où il restera trois mois. Tous les lieux énumérés avant et après son arrivée à Port-au-Prince sont des détours qui reflètent la nécessité erratique de sa psyché. Les pensées et les réflexions qui surgissent trouvent leurs espaces de matérialisation dans les endroits où il se rend. Le roman se présente ainsi caractérisé par un dynamisme qui prend la forme du voyage. Ceci se manifeste sous des aspects différents : les déplacements physiques, les allers-retours entre présent et passé dans la mémoire du protagoniste, le va-et-vient entre le conscient de l’état éveillé et le subconscient du sommeil, le changement de décor et atmosphère lors du passage de la ville à la campagne et vice versa. C’est dans une dimension dynamique que le narrateur réfléchit à la coexistence de deux cultures et à la superposition d’espaces géographiques et temporels différents dans sa psyché.
18Le retour du narrateur dans son pays natal est aussi un retour à ses origines. Pour arriver au lieu où son père a vu le jour, il se déplace physiquement. Ce déplacement est un chemin de connaissance car il rencontre des amis de son père qui lui parlent de lui. Au cours de ce chemin, il réfléchit à sa vie passée, à sa vie présente et à ses envies. Il semble atteindre une sorte de complétude identitaire lorsque, à Baradères, il retrouve son enfance dans les sensations qu’il est en train de ressentir. Dans cette dimension les différences entre les espaces géographiques, temporels et culturels inscrits dans son identité, tout comme leurs imbrications, n’ont pas d’importance face à la perfection sphérique de la vie.
- 39 Dany Laferrière, L’Énigme du retour, op. cit., p. 298-300.
Ce n’est plus l’hiver
Ce n’est plus l’été.
Ce n’est plus le nord.
Ce n’est plus le sud.
La vie sphérique, enfin.
[…]
On me vit aussi sourire
Dans mon sommeil.
Comme l’enfant que je fus
Du temps heureux de ma grand-mère.
Un temps enfin revenu.
C’est la fin du voyage39.
19Pour se faire une image complète de soi-même il lui faut voyager dans sa psyché, connaître son père, plonger dans la spiritualité et les traditions de son pays et faire la connaissance de son neveu Dany. Ainsi, passé, présent et futur trouvent leurs représentants respectifs en son père, le narrateur lui-même et son neveu. C’est en se redécouvrant enfant dans son présent, après toutes les expériences vécues, que le voyage se termine.
20After the Dance, A Walk through Carnival in Jacmel, Haiti, tout comme L’Énigme du retour, fait du déplacement l’élément déclencheur du récit et en même temps le cadre où il se développe. La narratrice, en se rendant dans son pays natal, entreprend un voyage qui se résout en un parcours de connaissance à plusieurs niveaux. Elle va à Jacmel pour participer à son premier carnaval national et cela lui permettra d’apprendre davantage sur la ville et son territoire environnant, sur les vestiges dont la valeur historique est égalée par leur signification profonde, sur la complexité de sa propre identité. Une des particularités de ce récit est l’intertextualité se concrétisant en une cinquantaine de références. La narratrice cite romanciers, poètes, essayistes, journalistes, musiciens, peintres et d’autres artistes comme s’ils étaient des compagnons de voyage. Ainsi, en passant d’un domaine d’expertise à l’autre, elle injecte dans le récit une stimulante vivacité.
21Un des premiers lieux visités est le cimetière de Jacmel. La narratrice déclare avoir un penchant pour les cimetières car ils se trouvent, traditionnellement, à l’entrée des villes et ils offrent un aperçu des habitudes et des goûts de leurs habitants. Avec le poète Rodney Saint-Éloi, elle s’y introduit par une brèche postérieure. Cela souligne leur condition de vivants dans un lieu créé pour les morts.
- 40 Edwidge Danticat, After the dance, op. cit., p. 27.
We enter the cemetery through the back because the wall is missing a stretch there, forming an impromptu rear entrance. Rodney points out that this is a good way to enter a cemetery, for it alerts the dead that we are only on a visit, as they must have learned by now that if one doesn’t come through the front gates accompanied by a large entourage, one is probably not there to stay40.
22Néanmoins, suite aux considérations de Rodney Saint-Éloi, quoiqu’il y ait une différence entre vivants et morts, il est évident que dans la culture haïtienne les défunts ont une vie que la narratrice ne nie pas. La contamination réciproque de l’en-deçà et de l’au-delà fait du cimetière un espace intermédiaire où l’immobilité n’est pas contemplée. Les morts y vivent dans leur dimension et les vivants y accomplissent une partie de leurs tâches quotidiennes : les enfants sortant de l’école le traversent pour rentrer chez eux, les amoureux s’y promènent, les amants s’y cachent et s’abandonnent à leurs passions, les gens des quartiers avoisinants s’en servent comme raccourci. Lorsque la protagoniste et son camarade continuent l’exploration de ce lieu, ils remarquent les différents styles architecturaux des tombeaux et des mausolées avec leurs croix au-dessus. Les croix représentent la crucifixion de Jésus Christ et en même temps le dieu vaudou Baron Samedi.
[…] The crosses can be interpreted in many ways: as symbols of Christianity, Christ’s crucifixion and death, […], but also as representations of the guardian of the cemetery, the Vodou divinity Baron Samedi. Baron Samedi, the patron god, or lwa, of the cemetery, is honored with Dasy of the Dead services, held in cemeteries in early November41.
- 42 Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde - Poétique IV, Gallimard, coll. « nrf », 1997, p. 195-197.
23La réflexion sur le syncrétisme religieux symbolisé par les croix permet de reconnaître dans ces objets la rencontre de deux spiritualités différentes. Par le biais d’un processus de négociation qui annule la dichotomie religion du maître / religion de l’esclave, elles atteignent un compromis qui les place dans un espace d’hybridité. C’est justement dans cet espace que la dimension spirituelle devient expression culturelle et se fait représentative d’un peuple dont l’origine n’est pas à rechercher dans une seule racine, mais dans ce qu’Édouard Glissant, en développant la pensée de Deleuze et Guattari, définit comme « rhizome »42 : culture composée, produit de la rencontre de plusieurs cultures. L’image du Baron Samedi occasionne le passage de la dimension spirituelle à celle historico-politique résultant dans le souvenir du dictateur François Duvalier qui s’habillait comme le dieu vaudou des morts. Papa Doc s’imposait donc comme le détenteur du pouvoir sur l’en-deçà et l’au-delà en engendrant une terreur qui s’étendait à la dimension post-mortelle. Le mouvement de la pensée d’un domaine à l’autre, tout comme d’une époque à l’autre, trouve son point d’appui sur la mémoire, qui devient le moteur du changement identitaire de la narratrice. En confrontant événements et sensations présents et passés, elle découvre une partie de son identité qui, refoulée dans ses peurs, jaillit avec sa participation active au carnaval de Jacmel. L’activité de la mémoire et les changements de perspective trouvent leur correspondance dans les lieux visités, les détours effectués et les réflexions explicitées. Cela permettra à la narratrice de se libérer des peurs ancrées dans son corps et son esprit et de faire émerger la partie d’elle-même qui n’avait jamais pu sortir librement. Cependant, la liberté acquise semble être la conséquence d’une mise en relation entre son individualité et l’autre (territoire, histoire, traditions, spiritualité, gens). Se déplacer pour aller à la rencontre de l’autre génère l’ouverture nécessaire à la rencontre de son autre à elle, refoulé dans son individualité. C’est ce qui se produit au lendemain de la parade carnavalesque, lorsqu’elle entend une chanson qu’elle avait toujours aimée.
This has always been one of my favorite songs as a child, even before I had been to Jacmel. Seeing myself singing it now on that television screen, my head cocked back, my arms draped around people I didn’t even know, I had a strange feeling of detachment. Was that really me? So unencumbered, so lively, so free.
- 43 Edwidge Danticat, After the dance, op. cit., p. 158.
So it did happen after all. I had really been there. Even as others had been putting on their masks, just for one moment, I had allowed myself to remove my own43.
24La chanson, se rapportant à ses souvenirs enfantins, fait irruption dans son présent et lui permet, par le biais du rythme, de reconnaître et appréhender sa propre altérité. À ce point il est possible d’affirmer que tout ce que la narratrice apprend sur son identité, sur les traditions, l’histoire et la spiritualité de son pays et de ses habitants s’inscrit dans la dimension du dynamisme hybride : un mouvement qui engendre et nourrit l’hybridité et où l’hybridité se fait élément déclencheur et résultat du processus de création.
25L’Énigme du retour et After the Dance, A Walk through Carnival in Jacmel, Haiti se font expression de l’hybridité textuelle en raison de leurs circonstances de création, leurs langues, leurs contenus, leurs genres et leurs styles. Le contexte où Dany Laferrière et Edwidge Danticat conçoivent et produisent leurs œuvres est caractérisé par une multiplicité culturelle, linguistique, spirituelle et expérientielle relevant du dynamisme qui les a engendrées. Les deux auteurs naissent et passent leur enfance en Haïti, un pays qui, au fil des siècles, a vu le croisement et le mélange de populations, de langues, de religions et de traditions différentes.
- 44 Dany Laferrière, « Dany Laferrière "Ce livre est déjà écrit en anglais, seuls les mots sont en fran (...)
- 45 Dany Laferrière, Autobiographie américaine, Paris, Bouquins, coll. « Bouquins », 2024.
- 46 Dany Laferrière, J’écris comme je vis - Entretien avec Bernard Magnier, La Passe du Vent, Genouille (...)
- 47 Dany Laferrière, Autobiographie américaine, op. cit., p. VIII-IX.
- 48 Dany Laferrière, J’écris comme je vis - Entretien avec Bernard Magnier, op. cit., p. 180.
26En 1976 Dany Laferrière quitte son pays sous la dictature de Jean-Claude Duvalier. Il s’installe à Montréal et, quelques années plus tard, il se fait connaître comme écrivain44. Son œuvre se caractérise par un retour constant aux origines et aux composantes de son identité en évolution, même quand il ne parle pas de son pays ou de son enfance. Son style propre, et dépourvu de tout excès d’exotisme, permet à ses écrits de passer d’un espace culturel à l’autre dans le même texte sans que ceux-ci ne soient en opposition. Ainsi, les cultures haïtienne, québécoise et étatsunienne s’entremêlent dans les mots de ses textes et atteignent un équilibre reflétant l’appartenance de l’auteur à l’entièreté du continent américain. Y ayant vu le jour et ayant vécu en Haïti, au Canada et aux États-Unis, à plusieurs reprises il a souligné l’importance de considérer ses œuvres comme américaines en raison des cultures et des mœurs qui y apparaissent45. Au début de son exil il laisse dans son pays le débat sur l’importance et l’usage du français et du créole pour se retrouver dans une ville canadienne où un débat du même type est en cours. Au sein des discussions inscrites dans le binarisme du discours critique postcolonial, le français en Haïti était considéré comme la langue du maître, alors que le créole représentait la langue de l’oppressé et le véritable idiome des haïtiens. Lorsque l’écrivain s’installe au Québec, la langue officielle dans son pays est encore le français, le créole étant relégué aux contextes familiaux et amicaux. C’est en 1987, suite à la chute de Baby Doc, que le créole devient langue officielle en Haïti, au même titre que le français. Au Québec, le français est menacé par le pouvoir de l’anglais. Dany Laferrière déclare l’avoir choisi comme langue d’écriture parce qu’au moment de se dédier à son activité d’écrivain il ne connaissait pas l’anglais46. Toutefois, en accord avec son ambition de produire une œuvre représentative du continent américain47, la question de la langue acquiert une importance non négligeable. D’après l’auteur « [l]a langue est un vêtement, et l’élégance suprême, pour [lui], c’est plutôt quand on ne remarque pas le costume. [Il] n’essaie pas de la cacher, [il] tente de l’éliminer »48. Dans le rapport entre l’ambition de créer une œuvre américaine et la tentative d’éliminer la langue, il est possible de cerner la valeur hybride des textes de Laferrière. Ainsi, ils semblent dépourvus des possibles imperfections linguistiques dont parle Sherry Simon mais le contenu relevant des cultures québécoise, états-unienne et haïtienne reste et devient directement accessible aux lecteurs. L’auteur utilise la langue comme moyen technique pour favoriser la proximité des lecteurs, de sorte qu’ils ne se trouvent pas dépaysés lorsqu’ils plongent dans un monde caractérisé par l’imbrication de cultures différentes. Dans une dimension d’hybridité culturelle il agit en tant que traducteur culturel : la langue et le style qu’il utilise facilitent l’accès à un monde dont les valeurs, la culture et la morale peuvent paraître éloignées aux lecteurs. Après avoir réduit les possibilités de choc culturel, même la traduction d’une langue à l’autre se simplifie. Le travail de négociation culturelle effectué voit sa retombée dans la structure linguistique de l’œuvre qui, écrite en français, montre une construction typique de l’anglais.
Je regrette de ne pas avoir connu l’anglais au moment où j’écrivais Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, sinon je l’aurais écrit en anglais. D’ailleurs je l’ai écrit en anglais, en tout cas c’est ce que j’ai dit à David Homel, mon traducteur (« Mon vieux, cela va être facile pour toi puisque c’est déjà écrit en anglais, seuls les mots sont en français »). Il a pensé que c’était une boutade. Ce n’est que quand il eut commencé à traduire le livre qu’il m’a appelé pour me donner raison. Il a tout de suite reconnu le beat américain. C’est un livre américain écrit, curieusement, en français49.
27Dany Laferrière publie L’Énigme du retour en 2009. La présence du genre poétique dans le roman et les références aux diverses cultures dont le protagoniste fait l’expérience contribuent à inscrire l’œuvre dans une dimension d’hybridité textuelle. Celle-ci semble être nourrie par le mouvement intéressant la structure du texte, la trame narrée et les processus psychiques du protagoniste. À Montréal le narrateur reçoit la nouvelle de la mort de son père et tout de suite la dimension dynamique apparaît : il part en voyage. Les funérailles se déroulent à Brooklyn et le narrateur doit ensuite se rendre à Port-au-Prince pour informer dûment sa mère. Le voyage en direction de son pays est marqué par plusieurs détours et une fois à destination les déplacements ne s’arrêtent pas.
- 50 Edwidge Danticat, «An interview with Edwidge Danticat », BookBrowse (magazine en ligne), 2002, http (...)
- 51 Maxine Lavon Montgomery, Conversations with Edwidge Danticat, Jackson, University Press of Mississi (...)
- 52 Ibid., p. 120.
- 53 Ibid., p. 128-134.
- 54 Ibid., p. 132.
28À l’instar de Dany Laferrière, Edwidge Danticat passe la première partie de sa vie en Haïti. Elle est élevée par son oncle paternel et sa tante pendant douze ans, alors que ses parents travaillent à New York. La formation de l’écrivaine voit donc le mélange d’éducation haïtienne et étatsunienne. Jusqu’à douze ans, elle est scolarisée dans son pays. Au créole, sa langue maternelle, s’ajoute le français qui était à l’époque la seule langue officielle en Haïti. Une fois aux États-Unis, elle doit apprendre l’anglais. Pourtant elle n’abandonne ni le créole, qu’elle parle avec les membres de la communauté haïtienne, ni le français, dont elle étudie la littérature jusqu’à obtenir une maîtrise en littérature française. Comme elle l’affirme au cours d’un entretien paru dans le magazine en ligne BookBrowse50, elle opte pour l’anglais comme langue d’écriture, dans une sorte de collaboration créative avec la communauté auprès de laquelle elle se forme ; d’ailleurs, sa maîtrise de l’anglais écrit est bien supérieure à celle qu’elle a du français ou du créole. Néanmoins, lors d’un entretien paru en 2011 dans la revue Guernica51, l’autrice affirme que son processus de création est caractérisé par une constante traduction à partir du français et surtout du créole : « Creole, more than French, is always behind the English I am writing. My characters are speaking in Creole and in my mind I do a simultaneous translation as I am writing »52. Comme le souligne Carolyn Gan lors d’un entretien publié en 2011 dans la revue Fiction Writers Review53, dans les textes de l’autrice les parties en créole et français, tout comme leurs traductions, n’empêchent pas la fluidité linguistique et stylistique54. Cela est dû au soin que l’écrivaine accorde au contexte dans lequel les expressions en créole et français sont insérées et aux nuances qu’elle choisit de mettre en avant lors de la traduction.
When I use Creole and French it is easy, I think, to understand contextually. If you read carefully you should get what it means. However, I try not to do literal translations because I know a lot of people are reading the book who speak both languages, so I try to add a bit of extra nuance for them55.
29Ces nuances pourraient être pensées comme le fruit d’une négociation culturelle aux retombées linguistiques. Il en résulte des textes où l’hybridité se dégage du contenu qui modèle la langue et de la coexistence pacifique et complémentaire des cultures haïtienne et étasunienne. Au cours d’un autre entretien pour la revue Guernica Magazine56 paru en 2013 Edwidge Danticat fournit un exemple de sa manière de choisir le mot juste.
Some things I leave in Creole, for readers who are bilingual and who may have another interpretation. The term “dew breaker” for example, was “choukèt laroze”. That could be translated as “dew shaker” or “dew smasher”. But “dew breaker” is much more poetic, so that’s how I translated it57.
- 58 Homi Bhabha, The Location of Culture, op. cit., p. 319.
- 59 Edwidge Danticat, After the Dance: a Walk through Carnival in Jacmel, Haiti, op. cit., p. 13-14.
30Il nous semble que le choix d’une locution considérée plus poétique puisse aussi indiquer le respect que l’autrice porte à l’esthétique et à la culture de la langue d’expression. De cette façon, l’opération traductive apparaît comme un déplacement d’une culture à l’autre et pourrait coïncider avec le processus de traduction culturelle58 illustré par Homi Bhabha. Quelques exemples tirés de After the Dance, A Walk through Carnival in Jacmel, Haïti montrent comment l’autrice aborde les traductions. Au moment où la narratrice, en repensant à son enfance, parle de ce que disait son oncle à propos des dangers auxquels les gens pouvaient s’exposer pendant le carnaval, il est possible de remarquer une expression en créole, écrite en italique, suivie par la traduction et une explication en anglais : « Or they could be forced to participate in a maryaj pou dis, a “ten-cent or ten-minute marriage”, that is acting as if they were wed while simulating sex with a total stranger »59. Elle utilise la même méthode pour expliquer le nom d’un arbre.
[…] The walls stand in the shadows of sabliye trees, whose flowers, it is said, blossom each day at high noon. People who leave Haiti and don’t call, write, or return are said to have gone under the sabliye tree, for the word sabliye with the last two syllables placed before the first is bliye sa, or forget it. The sabliye is the “forgetting” tree, which African slaves were made to walk under soon after arriving in the so-called New World, in places like Jacmel60.
31Ce qui caractérise cet exemple est la précision dont l’écrivaine fait usage lorsqu’elle parle de la signification du mot sabliye. D’abord elle donne des informations sur l’arbre. Ensuite elle éclaircit dans quel contexte l’image de cet arbre est utilisée en créole avec ses raisons linguistiques et sémantiques. Enfin, elle en donne la traduction avec des références historiques déterminantes pour la compréhension de l’emploi de l’expression.
32After the Dance, A Walk through Carnival in Jacmel, Haiti est un récit de voyage qui relève du genre autobiographique et offre un aperçu sur certains aspects de l’histoire haïtienne. La superposition des formes interpellées, les déplacements relatés, les allers-retours entre passé et présent historique et émotionnel nous autorisent à considérer le mouvement comme un élément caractérisant les articulations du texte.
33La structure textuelle de L’Énigme du retour permet tout de suite de remarquer la présence d’un mélange de genres avant même de commencer la lecture de l’œuvre, composée de textes en vers entremêlés de passages en prose. D’après Mikhaïl Bakhtine le roman est susceptible d’intégrer dans son texte d’autres genres qui gardent leurs spécificités.
- 61 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 141.
Le roman permet d’introduire dans son entité toutes espèces de genres, tant littéraires (nouvelles, poésies, poèmes, saynètes) qu’extra-littéraires (études de mœurs, textes rhétoriques, scientifiques, religieux, etc.) […] Ces genres conservent habituellement leur élasticité, leur indépendance, leur originalité linguistique et stylistique61.
- 62 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, [1939], Paris, Présence Africaine, coll. « Poésie » (...)
- 63 Dany Laferrière, L’Énigme du retour, op. cit., p. 6.
34Le théoricien, dans son analyse, considère le texte romanesque comme formellement hybride. Dany Laferrière, dans l’œuvre étudiée, fait en sorte que prose et poésie s’imbriquent l’une dans l’autre. Les vers semblent acquérir une fonction narrative et la prose relève du style poétique. Ainsi le narrateur raconte en versifiant et versifie en racontant. L’importance accordée au rythme, au lexique et à la sonorité est mise en avant dans la disposition du texte sur la page. De cette façon, l’alternance de vers et prose semble dicter un rythme de lecture qui correspond au débit saccadé des réflexions du narrateur. La fluidité linguistique et les sonorités répétées retiennent l’attention du lecteur qui est sommé d’accompagner le narrateur dans son voyage. Dans la page qui précède celle de la dédicace, l’auteur cite Aimé Césaire et son Cahier d’un retour au pays natal62 avec l’expression introductive du texte : « Au bout du petit matin… »63. Les points de suspension créent une attente avant même que l’intrigue ne commence. Cette attente, lors de l’enchaînement des vers, s’accroît en raison de la profondeur des messages véhiculés par la concision des phrases, comme c’est le cas dans les strophes qui suivent, où les caractères gras indiquent les sons répétés :
La nouvelle coupe la nuit en deux.
L’appel téléphonique fatal
que tout homme d’âge mûr
reçoit un jour.
Mon père vient de mourir.
J’ai pris la route tôt ce matin.
Sans destination.
Comme ma vie à partir de maintenant64.
35Dans la succession d’informations que le narrateur transmet semble résider un non-dit que le lecteur est appelé à décoder. Le rythme lent, imposé par la versification, facilite l’introspection et la reconstruction d’une complexité discursive synthétisée dans la simplicité syntaxique et lexicale de chaque ligne. Le narrateur raconte et se raconte en vers libres desquels l’auteur soigne la sonorité et le rythme. Ainsi, plusieurs allitérations sont décelables. Dans la première strophe susmentionnée les sons répétés sont [l], [n], [t], [m], [r] ; dans la deuxième strophe on trouve la répétition des sons [r], [t], [s], [m]. Cela montre que l’auteur n’a pas seulement disposé le texte de son récit en forme de poèmes. Il a sciemment choisi la forme poétique pour raconter. D’ailleurs, la profondeur du sujet abordé s’accorde parfaitement au style utilisé puisqu’il incite à puiser dans la multiplicité sémantique et évocatrice d’images, souvenirs, sensations. Le texte en prose, de son côté, n’est pas moins poétique. Ainsi, après avoir raconté en vers qu’il se remet à l’écriture suite à une longue nuit de sommeil, le narrateur recourt à la prose pour en décrire le procédé.
Dès que j’ouvre la bouche des voyelles et des consonnes se dépêchent de sortir dans un grand désordre que je ne cherche plus à maîtriser. Je me contrôle encore en m’appliquant à écrire, mais je n’arrive pas à plus d’une dizaine de phrases sans tomber d’épuisement. Je cherche une manière qui n’exige pas trop d’effort physique65.
36Il ne le fait pas brusquement car le passage cité montre bien que le rythme, la sonorité, tout comme les images qu’il évoque, font déboucher la poésie dans la prose et créent une dimension textuelle qui prépare le lecteur au passage suivant.
Quand j’ai acheté ma vieille Remington 22, il y a un quart de siècle, je l’avais fait pour adopter un nouveau style. Plus rude, plus dru qu’avant. Écrire à la main me semblait trop littéraire. Je voulais être un écrivain rock. Un écrivain de l’ère de la machine. Les mots m’intéressaient moins que le bruit du clavier. J’avais cette énergie à revendre. Dans l’étroite chambre de la rue Saint-Denis, je passais mon temps à taper comme un dératé dans la pénombre. Je travaillais, les fenêtres fermées, torse nu dans la fournaise de l’été. Avec une bouteille de mauvais vin au pied de la table66.
37Dans ce dernier exemple, même si le sujet reste toujours l’illustration du processus d’écriture, le ton et le style changent. La ponctuation se fait plus marquée, les phrases deviennent plus courtes si elles ne sont pas entrecoupées de virgules, le rythme plus saccadé évoque le tapage à la machine. L’écrivain, dans le passage de la poésie à la prose, recourt à la superposition et au mélange des deux styles. Il donne ainsi naissance à une dimension textuelle intermédiaire que nous considérons hybride et qui semble résulter cohérente avec l’hybridité formelle dans laquelle nous inscrivons le roman en adoptant la perspective bakhtinienne.
- 67 Tzvetan Todorov, L’homme dépaysé, Paris, Editions du Seuil, coll. « L’histoire immédiate », 1996
- 68 Tzvetan Todorov, Les morales de l’histoire, Paris, B. Grasset, coll. « Le Collège de philosophie », (...)
38Edwidge Danticat, dans After the Dance, A Walk through Carnival in Jacmel, Haïti, produit un texte qui, classifié comme récit de voyage, représente une innovation dans un genre déjà difficile à cerner de manière nette, à cause des superpositions génériques auxquelles il est sujet. Cela est expliqué par Tzvetan Todorov dans Les morales de l’histoire67 où il parle de la notion de voyage et de la manière de le relater sous forme de récit68. Il affirme que la notion de voyage est à l’origine de tout changement et que la vie, incarnant la transformation, est un voyage en elle-même. Or, qu’il soit perçu comme un déplacement sur le plan spatial, spirituel, physique ou intérieur, le voyage a toujours engendré la nécessité d’être partagé. Le récit d’un type de voyage, ou de plusieurs types à la fois, implique donc la transmission de faits dont les différents aspects peuvent se superposer et se mélanger. Cette superposition et ce mélange constituent la matière avec laquelle le récit se construit et se développe dans la capacité d’accueillir plusieurs genres à l’intérieur de sa structure formelle. Selon Todorov de nos jours il est important de considérer le rôle du lecteur qui, par ses attentes, contribue à la définition des limites du récit de voyage en tant que genre littéraire.
Le premier trait important du récit de voyage, tel que l’imagine – inconsciemment – le lecteur d’aujourd’hui me semble être une certaine tension (ou un certain équilibre) entre le sujet observateur et l’objet observé. C’est ce que désigne, à sa manière, cette appellation, « récit de voyage » : récit, c’est-à-dire narration personnelle et non description objective ; mais aussi voyage, donc un cadre et des circonstances extérieures au sujet. Si l’un des deux ingrédients est seul en place, on quitte le genre en question, pour se glisser dans un autre69.
39Dans le texte, le lecteur s’attend à un équilibre entre sujet qui observe et objet décrit. Si la subjectivité l’emporte sur l’objectivité et vice versa, le récit peut prendre l’aspect d’un rapport scientifique, dans le second cas, ou d’une autobiographie, dans le premier. Todorov affirme que les récits de voyage qui appartiennent à la période entre le début de la Renaissance et 1950 peuvent être catalogués comme des récits coloniaux puisque le voyageur ressent et montre une certaine supériorité sur son objet d’intérêt : l’autre, c’est-à-dire l’exotique, l’inconnu. L’essai d’Edwidge Danticat est novateur par rapport aux récits de voyage coloniaux, sans pour autant se distancier de l’hybridité formelle et de contenu caractérisant le genre. L’autrice s’approprie un genre connu mais en change les règles. Ainsi, le lieu où la narratrice s’aventure n’est pas exotique car elle parle d’un retour à son pays natal ; elle ne manifeste aucun sens de supériorité par rapport à ce qu’elle observe et aux gens qu’elle rencontre. Au contraire, tout cela lui permet d’apprendre davantage sur Haïti et sur elle-même, de cette manière elle découvre l’inconnu dans un territoire déjà connu ; les nombreuses citations et références montrent une rigueur documentaire qui penche vers l’académisme mais qui ne fait pas de son texte une œuvre académique ; les déplacements géographiques coïncident avec le voyage dans sa mémoire et la découverte d’une nouvelle partie de son identité ; les lieux qu’elle décrit, expressions de traditions et de l’histoire haïtiennes, puisent dans le mélange des traditions et de l’histoire locale, nationale et internationale.
40Le sujet de notre réflexion, centrée sur l’analyse de L’Énigme du retour de Dany Laferrière et After the Dance, A Walk through Carnival in Jacmel, Haiti d’Edwidge Danticat à la lumière de la notion d’hybridité, grâce à laquelle on peut définir les deux ouvrages, nous a permis d’aller aux origines du mot hybride et de sa signification, d’élaborer une définition de l’hybridité textuelle et d’en observer les éléments qui la caractérisent ainsi que le dynamisme qui la nourrit.
- 70 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 125.
- 71 Homi Bhabha, The Location of Culture, op. cit., p. 56.
- 72 Ibid.
- 73 Sherry Simon, « Hybridités Culturelles, hybridités textuelles », art. cit., p. 233.
41Nos considérations sur l’hybridité découlent de la connotation positive du mot hybride que Rosa Cetro a cernée dans les dernières banques terminologiques, contrairement à la connotation négative encore présente dans les dictionnaires de langue française. L’analyse des œuvres choisies du point de vue formel a été supportée par les recherches de Mikhaïl Bakhtine et sa définition de « construction hybride »70 à la base du roman comme genre hybride pour le texte de Dany Laferrière et par les études de Tzvetan Todorov sur la complexité du récit de voyage pour l’œuvre d’Edwidge Danticat. Les concepts de « Third Space »71 et d’hybridité culturelle72 élaborés par Homi Bhabha et les considérations de Robert J.C. Young sur les implications linguistiques et généalogiques du contact entre cultures ont été d’importants soutiens à la compréhension de la notion de « texte hybride »73 explicitée par Sherry Simon. Les caractéristiques de cette dernière conception ont permis l’élaboration d’une définition de l’hybridité textuelle que, en tant que stratégie narrative, nous avons distinguée dans les œuvres de Dany Laferrière et d’Edwidge Danticat. Nous y avons donc reconnu un dynamisme formel et de contenu nourrissant cette stratégie.
42Les considérations sur le dynamisme reconnaissable dans L’Énigme du retour et After the Dance, A Walk through Carnival in Jacmel, Haiti sont susceptibles d’ouvrir un nouveau parcours de réflexion concernant l’influence qu’il pourrait avoir sur le lecteur. Il serait possible de se demander dans quelle mesure le dynamisme à la base de l’hybridité des textes analysés serait à même d’opérer des effets sur le lecteur. Une fois ces effets isolés, il serait intéressant d’en analyser les conséquences.