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  • 1 Voir Néstor García Canclini, Culturas híbridas: estrategias para entrar y salir de la modernidad, M (...)

1Fidèle à sa mission de valoriser les travaux des jeunes chercheurs et chercheuses comparatistes, la revue TRANS- se réjouit d’accueillir de nombreuses contributions qui abordent la question épineuse de l’hybridité dans ce numéro thématique. De la voiture moderne combinant propulsion thermique et électrique aux reconfigurations des identités culturelles par la globalisation1, en passant par les dispositifs de travail et d’enseignement à distance généralisés pendant la pandémie de COVID-19, la notion « d’hybridité » se trouve aujourd’hui associée à de si nombreux domaines qu’il est difficile d’en offrir une définition précise.

  • 2 Annick Louis, « Les séductions de l’enquête », Passés Futurs Politika, no 8. Ce que les artistes fo (...)

2Nul doute que la dissémination du terme hybride requiert un effort renouvelé de clarification conceptuelle. Si le mot d’hybridité fut d’abord employé dans le champ de la biologie pour désigner les individus issus d’un croisement entre plusieurs espèces, son application indifférenciée dans les domaines technologique, culturel et littéraire fait ressortir bien des hésitations entre l’usage spécialisé et l’usage ordinaire. Or, il n’est pas facile de détacher la notion d’hybridité de l’air du temps qui l’impose aujourd’hui dans les représentations et dans les discours. Et, sans doute, le privilège accordé aux œuvres « hybrides » dans les études comparatistes doit-il beaucoup au succès que rencontrent actuellement les textes échappant aux horizons génériques traditionnels, en combinant des matériaux et des modes narratifs hétérogènes, dont l’hétérogénéité même est reconnue et valorisée par les lecteurs2.

  • 3 Marc Bernardot, « Mobilité, hybridité, liquidité : un architexte de la globalisation ? », Variation (...)
  • 4 Zygmunt Bauman, La vie liquide, trad. Christophe Rosson, Paris, Pluriel, 2013.

3Si dans le domaine textuel, la notion d’hybridité fonctionne comme une métaphore qui recouvre de nombreux phénomènes sémiotiques, linguistiques et transmédiaux, les enjeux du concept ne s’y limitent pas. L’hybridité semble ainsi s’être imposée comme une « catégorie d’analyse transcendante » de notre modernité connectée et globalisée3, et s’est chargée de connotations qui rendent son emploi ambivalent. Certes, les idées de mobilité, de pluralité, de créativité, que charrie avec elle la notion d’hybridité, peuvent avoir un sens a priori positif, si on les considère par antinomie avec les tentations essentialistes et les fantasmes de fixité, voire de pureté linguistique ou culturelle. Les phénomènes d’hybridation culturelle font pourtant l’objet d’analyses et de valorisation contrastées. Aux lectures négatives de l’hybridation culturelle comme processus d’uniformisation des modes de vie et de pensée impulsé par une élite économique mondiale, chez Zygmunt Bauman par exemple4, peuvent ainsi s’opposer, dans les cultural studies, des appréhensions plus optimistes de l’hybridité comme processus subversif ou émancipateur. Sur le plan méthodologique, ces définitions soulèvent cependant la question de l’extension sémantique du mot « d’hybridité », lorsqu’on le met en rapport avec des notions voisines permettant de désigner des processus de mélange ou d’hybridation, telles que « métissage », « créolisation » ou « tiers-espace », particulièrement employées dans les approches féministes et postcoloniales. À cela se superpose, bien sûr, la difficulté d’analyser et d’évaluer les objets hybrides, et l’incertitude liée à leur statut : composition disparate et bigarrée, ou bien conciliation harmonieuse des hétérogènes ?

  • 5 Homi K. Bhabha, Les lieux de la culture: une théorie postcoloniale, trad. Françoise Bouillot, Pari (...)
  • 6 Homi K. Bhabha et Jonathan Rutherford, « Le tiers-espace », Multitudes, vol. 26, no3, décembre 2006 (...)

4C’est dire la multiplicité des enjeux qui se rattachent à la notion d’hybridité, que son incontestable fécondité heuristique ne garantit pas tout à fait du risque de figement en lieu commun théorique – sans même parler du succès médiatique et commercial que rencontre la notion d’hybridité, lorsque des puissances économiques se l’approprient à leur bénéfice, sous couvert de progrès ou d’innovation. Si le « tiers-espace » (pour reprendre la fameuse formule d’Homi Bhabha5) ouvert par un objet hybride peut devenir un lieu de résistance, il devient donc surtout le creuset de questionnements multiples et imbriqués, qui peuvent être d’ordre esthétique, politique, épistémologique, voire éthique, et qui interrogent le statut de la différence linguistique, culturelle, médiatique, au sein des objets littéraires qui l’intègrent, en produisant comme l’écrit Bhabha « un nouveau terrain de négociation du sens et de la représentation6 ».

5Tel est le terrain arpenté par les contributeurs et contributrices de ce numéro thématique sur l’hybridité, qui adopte pour l’occasion, et à sa manière, un format « hybride ». Il associe en effet les contributions inédites de notre appel à publications aux actes du séminaire doctoral « L’hybride et la littérature », organisé par Agnès Edel-Roy, Vincent Ferré et Julitte Stioui en 2017.

6Générique, linguistique, culturelle, transmédiale… Loin de satisfaire à une définition univoque du concept d’hybridité, les contributions de ce numéro en explorent plutôt les nombreuses potentialités thématiques et formelles, à travers des genres aussi divers que le roman, le théâtre ou l’essai, dont les auteurs et autrices font trembler les frontières avec bonheur.

7L’un des premiers aspects qui retient l’attention des contributeurs et contributrices concerne la représentation fictionnelle des processus d’hybridation culturelle, et surtout l’incidence de ces thématiques sur les choix formels des auteurs migrants. Lorenzo Rizzo analyse en ce sens la dynamique hybride à l’œuvre chez les écrivains Dany Laferrière et Edwidge Danticat, tous deux nés en Haïti, et la façon dont ce processus dialogique affecte la structure narrative de leurs récits du retour, tout en leur permettant d’éclairer la conscience de leur propre différence linguistique et culturelle au sein de leurs langues de travail.

8Le brouillage caractéristique de l’hybridité concerne également les œuvres se distinguant par leur transmédialité. María Silvina Delbueno se saisit ainsi du rôle de l’hybridation entre langage théorique et langage cinématographique dans la constitution de la figure mythologique de Médée, en s’intéressant aux effets que le film de Pasolini, lui-même repris de la tragédie éponyme d’Euripide, produit dans l’écriture essayistique de Chantal Maillard, et au-delà, dans la réception actuelle du personnage.

9Fiona O’Donnel circule quant à elle entre l’analyse des potentialités théâtrales de La Métamorphose de Kafka et celle des adaptations scéniques de cette parabole animale, qui exploitent de diverses manières le matériau kafkaïen : elle y démontre comment la mise en scène théâtrale, en travaillant les potentialités grotesques du texte-source, répondent à « l’invitation » que fait le texte original à l’hybridation.

10David Rioton aborde d’une autre manière ces circulations transgénériques, à partir d’une œuvre-phare dans la compréhension contemporaine de l’hybridité. Le Manifeste cyborg de Donna Harraway, « fiction épistémologique », réinvestissait la figure hybride du cyborg pour inviter les femmes à se réapproprier les outils déployés par les nouvelles structures du pouvoir à des fins émancipatrices. Mais la théoricienne appelait aussi de ses vœux l’élaboration de « fictions cyborgiennes » susceptibles de renouveler nos imaginaires. David Rioton s’intéresse donc précisément aux enjeux culturels et esthétiques des romans de science-fiction qui cherchent à incarner cette conception cyborgienne de la fiction, au-delà de la simple reprise intertextuelle du motif.

11Enfin, dans une perspective synchronique et non plus diachronique, le croisement des regards issus de cultures différentes peut donner naissance à des œuvres témoignant d’influences réciproques et d’instrumentalisations de la culture étrangère, que l’on peut ressaisir d’après la notion d’hybridité. C’est l’hypothèse qu’éprouve Ruike Han dans son article en comparant l’écrivain français Michel Houellebecq et l’écrivain chinois Yu Hua, deux auteurs préoccupés par des thèmes similaires, mais qui éclairent ces derniers par des appropriations distinctes des valeurs et des références culturelles orientales et occidentales.

12Ces contributions ont ainsi en commun de relier la notion d’hybridité à des enjeux de réception et d’intertextualité, tant la reprise et le déplacement de topoï et de figures dans un autre médium se prête à la création d’œuvres hybrides. Dans cette perspective, les chansons du groupe de rock Titus Andronicus, qui font appel aux concepts et aux personnages d’Albert Camus, offrent à Valerio Soldà l’occasion d’une analyse des échanges entre littérature et chanson ainsi que de leur hybridation. L’article met en lumière la complexité des processus de reprise et de réinterprétation des motifs camusiens dans le rock, entre réorganisation des références culturelles et réélaboration du vécu biographique à la croisée de la littérature et de la musique.

13Pour Adelaide Pagano, qui s’intéresse à la production scénique congolaise, les « métissages formels et génériques », qui caractérisent les œuvres des artistes « multiformes » Bill Kouélany et Dieudonné Nangouna, requièrent, de même, la mobilisation d’un cadre théorique spécifique à même de saisir les combinaisons de l’écriture autobiographique et de la performance théâtrale, afin de distinguer les effets propres à la lecture et à la représentation.

14Même lorsqu’elle sert de support à des problématiques intimes, l’hybridité textuelle s’avère ainsi porteuse de potentialités fortes, à la fois esthétiques et critiques. C’est ce que démontre Paola Ghinelli en se focalisant, pour sa part, sur les enjeux politiques qu’implique le choix de l’hybridité générique. Elle montre que cette option formelle possède un « potentiel perturbateur » susceptible de déminer les valeurs fascistes contre lesquelles se sont élevées les écrivaines Anne Weber et Michela Marzano. Au-delà des incidences formelles liées à la non-spécification générique, l’hybridité s’avère, chez ces autrices, une véritable « méthode » féconde pour l’interrogation du passé national, et l’articulation d’une différence politique et culturelle.

15Le tiers-espace ouvert par l’hybridation textuelle peut également s’envisager à partir du discours théorique. Chez Alexandre Solans, la question de l’hybridation trouve à s’appliquer à « [l’]amalgame conceptuel et doctrinal » des pensées de Lacan et de Heidegger dans les essais de Pascal Quignard. La notion « d’hybridation théorique » permet ainsi d’éclairer la genèse d’un « spécimen théorique » original à travers de nombreuses inflexions sémantiques et transpositions lexicales, minutieusement commentées par Alexandre Solans et intégrées dans une poétique quignardienne de l’essai.

16De ce point de vue, la critique génétique s’avère judicieuse pour étudier les mécanismes productifs à l’œuvre dans l’acte d’écriture, notamment lorsque celui-ci relève de l’hybridation linguistique, et plus encore lorsque cette hybridité fait l’objet d’un gommage dans le texte final. À partir d’un corpus varié, issu de la littérature russe ou chicana, Olga Anokhina s’interroge sur les manifestations contrastées de la différence linguistique dans les brouillons et dans les œuvres publiées, et sur les manières diverses dont les uns et les autres manifestent l’hybridité linguistique des auteurs.

17La diversité des acceptions du terme d’hybridité n’en souligne que davantage la fécondité à la fois heuristique et méthodologique. En témoigne la richesse du panorama ouvert par ce numéro, dont les contributeurs et contributrices se distinguent par leur écoute des variations, des transformations et des métamorphoses de la littérature, hybride en perpétuel devenir, et creuset de notre attention à l’ouvert.

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Notes

1 Voir Néstor García Canclini, Culturas híbridas: estrategias para entrar y salir de la modernidad, Mexico D.F., Random House Mondadori, coll. « Debolsillo ».

2 Annick Louis, « Les séductions de l’enquête », Passés Futurs Politika, no 8. Ce que les artistes font à l'histoire, décembre 2020, en ligne, <https://www.politika.io/fr/notice/seductions-lenquete>, consulté le 12 janvier 2021.

3 Marc Bernardot, « Mobilité, hybridité, liquidité : un architexte de la globalisation ? », Variations. Revue internationale de théorie critique, no 21, avril 2018, en ligne, <https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/variations/937>, consulté le 3 septembre 2024.

4 Zygmunt Bauman, La vie liquide, trad. Christophe Rosson, Paris, Pluriel, 2013.

5 Homi K. Bhabha, Les lieux de la culture: une théorie postcoloniale, trad. Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2007.

6 Homi K. Bhabha et Jonathan Rutherford, « Le tiers-espace », Multitudes, vol. 26, no3, décembre 2006, p. 95‑107.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Antoine Ducoux, « Éditorial »TRANS- [En ligne], 30 | 2024, mis en ligne le 31 octobre 2024, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/9543 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12ew9

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Auteur

Antoine Ducoux

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