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2021
Les pas de l'alcool
Politiques de l’ivresse

Boire et soliloquer dans un train sans destination : Moskva-Petuški [Moscou-sur-vodka] de Venedikt Erofeev (1969) ou les politiques discursives d’un Messie-ivrogne

Beber y soliloquear en un tren sin destino: Moskva-Petuški (1969) de Venedikt Erofeev o la política discursiva de un mesías borracho
Cécile Rousselet et Irène Yatzimirsky

Résumés

L’ivresse est constante dans Moskva-Petuški [Moscou-sur-vodka] de Venedikt Erofeev (1969). Elle s’articule à l’errance pour décrire un monde fondamentalement instable. Comment ces deux idées permettent-elles l’élaboration (ou le balbutiement) d’une contestation politique ? Comment les données apocalyptiques de l’œuvre invitent-elles à un carnaval généralisé que l’ivrognerie des personnages amplifie ? Quelle est la teneur du délire du protagoniste et en quoi celui-ci permet-il la constitution de corps politiques, à même de mettre en question le pouvoir soviétique ? Sous quelles modalités l’alcool errant invite-t-il à repenser les limites du discours autorisé ? Par la soûlerie, le voyage sans but et la succession inlassable des gares et du temps qui passe, l’œuvre appelle à un voyage vers la mort que le messianisme d’ivrogne ne pourra transfigurer.

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Texte intégral

  • 1 Igor Sokologorsky, « La terre russe selon Nicolas Berdiaev ou les limites qu’impose l’espace illimi (...)

1Le parcours dans l’espace est, depuis l’époque médiévale, la trame d’un très grand nombre d’œuvres de la littérature russe, qu’on pense à Putešestvie iz Peterburga v Moskvu [Voyage de Pétersbourg à Moscou] d’Aleksandr Radiŝev (1790), Pohoždeniâ Čičikova, ili mertvye duši [Les Âmes mortes] de Nikolaj Gogol’ (1842), ou Zapiski ohotnika [Mémoires d’un chasseur] d’Ivan Turgenev (1847-1874)1. Les voyages, qu’ils soient programmés ou marqués par l’errance, en « russisant » le topos du héros byronnien, comme chez Aleksandr Puškin par exemple, sont parfois alcoolisés. C’est aussi donc cette tradition littéraire dont Venedikt Erofeev hérite lorsqu’il propose en 1969 son Moskva-Petuški [Moscou-sur-Vodka], véritable contre-épopée dans l’URSS brejnévienne. Moskva-Petuški raconte l’histoire d’un ivrogne, narrateur du texte. Initialement à Moscou, il cherche le Kremlin, finit par tomber sur la gare de Moscou et décide qu’il est bien temps de rentrer à Pétouchki. Il prend donc le train pour cette destination et, entre chaque arrêt de gare, nous est livrée une partie de sa vie. Des passagers arrivent au fur et à mesure et boivent avec lui, donnant lieu à un véritable dialogue d’ivrognes qui boivent de plus en plus et racontent des histoires rocambolesques, laissant leur esprit divaguer au-delà des frontières russes, imaginant toutes sortes de voyages en Europe ou aux États-Unis. L’errance psychologique du narrateur intrigue : mis face à sa conscience, il a une entrevue avec le Diable. Après cet étonnant épisode, le narrateur décide de sortir du train, et se rend compte une fois sur le quai qu’il est revenu à Moscou. L’errance psychologique se métamorphose en une errance dans la ville. Décidé, toujours et encore alcoolisé, à retourner à Pétouchki, il se trouvera nez-à-nez avec le Kremlin.

  • 2 Georges Nivat, Russie-Europe, la fin du schisme : Études littéraires et politiques, Lausanne, L’Âge (...)
  • 3 Le samizdat (самиздат) est un système clandestin de circulation d’écrits dissidents en URSS. Les te (...)

2L’ivresse joue un rôle majeur dans l’œuvre, pour une raison simple : elle est constante tout au long du texte. En effet, si la question du remède aux crises d’ivrognerie traverse la littérature – et ceci de manière éclatante dans Sredstvo ot zapoïa [Remèdes contre les crises d’ivrognerie] d’Anton Čehov (1885) – ici celle-ci bénéficie d’un traitement original : soigner le mal par le mal, ne jamais cesser de boire, pour ne jamais émerger d’un état de latence qui ouvre le champ des possibles discursifs. Car telle est la force de l’ouvrage : l’irrespect étant le propre de l’ivrogne, selon le narrateur de Moskva-Petuški, le soliloque permet la mise en place d’un vaste carnaval propre à questionner les fondements de la société soviétique contemporaine. Par une errance kaléidoscopique, dans les lieux, les temporalités, ou encore les références intertextuelles, offrant par-là « une série d’études sur “le labyrinthe des questions maudites” »2 dans la littérature européenne, il propose véritablement des politiques de l’ivresse. La politique de l’ivresse est celle de la consommation d’alcool, mais elle est aussi celle permise par l’ivresse, celle d’un « libre-parler » qui crée l’espace d’interprétation nécessaire à l’établissement du roman. Comment, par l’articulation de l’ivresse et de l’errance, Venedikt Erofeev parvient-il à se situer sur la frontière nécessaire à toute transgression, et à tout discours carnavalesque sur l’URSS ? Comment la situation marginale du narrateur permet-elle une véritable dénonciation politique, qui vaudra au texte de demeurer en samizdat3 pendant plusieurs années ?

Ivresse et errance : le choix de la prose apocalyptique

3Dans le roman, l’errance et l’ivresse sont intimement liées, déplaçant sur le plan diégétique et symbolique les coordonnées d’un monde fondamentalement instable. La consommation d’alcool suit le même rythme que la déambulation spatiale :

  • 4 Venedict Erofeiev, Moscou-sur-vodka, trad. Annie Sabatier et Antoine Pingaud, Paris, Albin Michel, (...)

Bon. Un verre de Zoubrovka. Ensuite, dans la rue Kalaïevskaïa un autre verre, de la Coriandre cette fois. Un ami à moi dit que la Coriandre produit sur l’homme un effet déshumanisant, que, tout en fortifiant les membres, elle affaiblit l’âme. Chez moi, bizarrement, c’est le contraire qui s’est passé : mon âme s’est fortifiée à l’extrême tandis que mes membres se sont affaiblis. Mais je suis bien d’accord que c’est tout aussi déshumanisant. Alors, sans aller plus loin, dans la même rue, j’ai enchaîné avec deux chopes de bière des Jigoulis et une lampée d’Albe-de-dessert à même le goulot4.

  • 5 MSV, p. 15. MP : « – Вы говорите: походи, походи, легче будет. Да ведь и ходить-то не хочется… Вы ж (...)
  • 6 Nikolaj Černyševskij, Čto delatʹ? [Que faire ?] (1862-1863), Lenin, Čto delatʹ? [Que faire ?] (1902 (...)

C’est un véritable mal-être qui se dessine de cette pérégrination plurielle : avancer permet de boire, boire permet d’avancer, avancer permet d’ « aller-mieux », mais « aller-mieux » ne peut passer que par boire encore, puisque, comme l’indique le narrateur : « Vous me dites de marcher un peu pour que ça aille mieux. Mais… je n’en ai pas trop envie… Vous savez vous-mêmes ce que c’est que marcher dans l’état où je suis ! »5. La seule solution à ce dilemme : boire encore. Si Nikolaj Černyševskij ou Lenin se posaient la question « Que faire ? »6, Venedikt Erofeev élabore ici sa propre réponse. C’est une « symphonie » que l’errance de l’ivrogne propose, organisée et millimétrée en mouvements, aboutissement philosophico-musical d’une longue recherche et d'une grande pratique :

  • 7 MSV, p. 69. MP : « Я бился над этой загадкой три года подряд, ежедневно бился, и все-таки ежедневно (...)

Trois années durant j’ai buté sur cette énigme, jour après jour. Rien à faire : chaque jour, après la dixième dose, je m’endormais.
En fin de compte, la solution n’était pas compliquée ! La voici : il faut, juste après la cinquième dose, boire la sixième, la septième, la huitième et la neuvième d’un seul élan, mais mentalement, c’est-à-dire ne les boire qu’en imagination. Autrement dit, il faut, par le seul effort de la volonté, et d’un seul élan, ne boire ni la sixième, ni la septième, ni la huitième, ni la neuvième.
Et ayant observé une pause, vous passez directement à la dixième et, de même qu’on appelle communément « cinquième » la Symphonie d’Anton Dvorak, qui est en fait la neuvième, de même vous appelez « dixième » votre sixième dose, et vous êtes désormais assuré de vous fortifier sans discontinuer depuis la sixième (« dixième ») jusqu’à la vingt-huitième (« trente-deuxième »), c’est-à-dire jusqu’au point de non-retour, quand vous entrez dans le délire et la débauche7.

  • 8 « often drunk, but just as often uttering philosophical truths » in Angela Brintlinger, « The Hero (...)
  • 9 Jean Bonamour, « Chapitre VIII. Le roman russe aujourd’hui », in Le Roman russe, Paris, Presses Uni (...)
  • 10 MSV, p. 16. MP : « Вспомни… иди и вспоминай... », p. 19.
  • 11 MSV, p. 11. MP : « Все говорят: Кремль, Кремль. Ото всех я слышал про него, а сам ни разу не видел. (...)
  • 12 MSV, p. 21. MP : « Что было потом – от ресторана до магазина и от магазина до поезда – человеческий (...)
  • 13 Kornej Čukovskij, « Kancelârit », Literaturnaâ gazeta, 9 et 16 septembre 1961, et Živoj kak žiznʹ : (...)
  • 14 MSV, p. 82. MP, p. 59.

Dans cet état, l’errance est celle du délire, d’un autre univers s’ouvrant sous les pieds du narrateur. Il peut s’agir du monde de l’Enfer entrevu à la fin du roman, mais qui hante déjà les compagnies ivres dans Melkij bes [Le Démon mesquin] de Fëdor Sologub (1907), mais aussi le monde de la mélancolie. Le voyage erratique passe les frontières des temporalités, conjuguant sous forme de revenances des « vérités philosophiques » d’anciens temps8, ironiquement rappelées sous Brejnev. Moskva-Petuški, « monument baroque à l’alcoolisme »9, est un roman qui fait alors face au pouvoir et à la mémoire erratiques des années 1960 en URSS. « Essaie de te rappeler, tout en marchant… »10 : le « palais de la mémoire » antique est ici empêché. La vérité d’un passé soviétique est aussi inatteignable que l’est, de manière éminemment symbolique, le Kremlin lui-même : « Tout le monde dit : le Kremlin, le Kremlin… J’en entends toujours parler et je ne l’ai jamais vu. Combien de fois déjà (un millier), soûl ou mal dessoûlé, ai-je parcouru Moscou du nord au sud, d’ouest en est, d’un bout à l’autre, de part en part et au hasard : jamais je n’ai vu le Kremlin. »11 Pour le narrateur, dans cette grande comédie alcoolisée, l’errance fait face au passé, au pouvoir et à la langue. En effet, celui-ci n’a à sa disposition que la langue soviétique, perçue et analysée surtout dans les années 1960 (essentiellement en samizdat) comme une langue malade, incapable d’approcher la vérité des choses parce que contaminée par les lieux communs et l’idéologie. Il souhaiterait décrire l’errance, mais ne le peut pas : « Ce qui suivit, depuis le buffet jusqu’au magasin et du magasin au train, quelle langue pourrait l’exprimer ? Pas la mienne, en tout cas. »12 L’errance et l’inaboutissement des quêtes individuelles ne peuvent se dire dans la langue soviétique, la « kantseliarite » dont parle Kornej Čukovskij13, celle des « autres » aux yeux vitreux, la patrie qui observe14, sans vie, sans force, la langue « morte ».

  • 15 Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Rena (...)
  • 16 Leonid Heller, Michel Niqueux, Histoire de l’utopie en Russie, Paris, Presses Universitaires de Fra (...)

4L’ivresse errante de Moskva-Petuški, contre ce monde et cette langue desséchée, se dessine alors comme un vaste carnaval. Mikhaïl Bakhtine, dans Tvorčestvo Fransua Rable i narodnaâ kulʹtura srednevekovʹâ i Renessansa [L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance], indique : « Pendant le carnaval, c’est la vie même qui joue et, pendant un certain temps, le jeu se transforme en vie même. »15 Le roman, « chef-d’œuvre carnavalesque » selon Leonid Heller et Michel Niqueux16 sont un triomphe temporaire de la vie, et le narrateur, par le renversement que ce carnaval propose, devient enfin le monarque face à ses sujets terrorisés par la peur et la paupérisation :

  • 17 MSV, p. 28. MP : « Я кое-как пригладил волосы и вернулся в вагон. Публика посмотрела на меня почти (...)

Je me lissai vaguement les cheveux et rentrai dans le compartiment. Le public me considéra avec une indifférence quasi totale, les yeux apparemment vides de tout objet…
Voilà qui me plaît. J’aime, chez mon peuple, cet œil vide et globuleux. J’en éprouve une légitime fierté. Imaginez un peu leurs yeux à eux, là-bas où tout s’achète et se vend : des yeux au fond des trous, dissimulés, tapis, rapaces, terrorisés… L’inflation, le chômage, la paupérisation… Regards par en dessous, lourds de soucis accablants, de tourments incessants. Voilà leurs yeux, là-bas, au pays du Fric-Roi17 !

  • 18 MSV, p. 23. MP, p. 23.
  • 19 François Rabelais, Gargantua, 1534, chap. 13.

Il n'est pas étonnant alors que les références à François Rabelais abondent dans le discours sur ce bonhomme-carnaval, permis par l’irrévérence ivrogne. Comment ne pas reconnaître, dans l’accumulation des listes d’alcools18, les joyeuses énumérations des mets engouffrés par Pantagruel ; dans les méthodes que le narrateur théorise pour ne pas « dégueuler », la parodie de rationalité scolastique dans l’épisode célèbre du « torche-cul » (François Rabelais, Gargantua)19 ; ou encore dans le détournement des références les plus classiques de la littérature européenne les jeux sur Pline l’Ancien ou Aristote dans Le Quart-Livre ? Les alexandrins de Corneille, et le combat du Grand Siècle entre le cœur et la raison, font l’objet d’une subversion sans précédent :

  • 20 MSV, p. 45. MP : « Да, да, в тот день мое сердце целых полчаса боролось с рассудком. Как в трагедия (...)

Justement, ce jour-là mon cœur admirable a affronté ma raison pendant une bonne demi-heure ; comme dans les tragédies de Pierre Corneille, le grand poète lauréat, où le devoir affronte les inclinations du cœur. Si ce n’est que chez moi, c’étaient plutôt les inclinations du cœur qui affrontaient la raison et le devoir. Mon cœur me disait : « On t’a offensé, on t’a traité comme de la merde. Alors, vas-y : soûle-toi un bon coup, cuite-toi à mort. » Voilà ce que me disait mon cœur admirable. Et ma raison ? Elle maugréait, obstinée : « Tu resteras ici, Eroféiev, tu ne t’en iras nulle part, tu ne boiras pas une goutte. » Et mon cœur de répondre : « D’accord, Vénitchka, d’accord : pas d’excès, il ne faut pas boire comme un trou. Disons quatre cents grammes et n’en parlons plus. »20

  • 21 MSV, p. 44. MP : « Меня, вдумчивого принца-аналитика, любовно перебиравшего души своих людей, меня (...)
  • 22 « Dieser ist eigentlich ein Verrückter von einer vermeinten unmittelbaren Eingebung und einer große (...)
  • 23 Laura Beraha, « Out of and Into the Void: Picaresque Absence and Annihilation », in Karen Ryan-Haye (...)

Néanmoins, si l’alcool est indéniablement versé sous l’étoile rabelaisienne, l’errance invite plutôt à une relecture donquichottesque. Le narrateur, sous la plume d’Erofeev, devient le « Prince rêveur », autorisé en cela à toutes les folies discursives, et dépositaire d’un idéal que sa marginalité ne lui aurait sinon guère accordé : « Moi, le Prince rêveur, l’analyste scrutant avec amour l’âme de mes sujets, on m’a pris à la base pour un jaune et un collabo, au sommet pour un fainéant et un déséquilibré mental. »21 Sous le patronat de Cervantès, l’ivrogne du train Moskva-Petuški devient le fanatique kantien, se croyant en « étroite intimité avec les puissances du ciel »22, mais bénéficiant en cela d’un pouvoir discursif, celui du mystique, de l’halluciné, avatar brejnévien de Dvanov dans Čevengur [Tchevengour] d’Andrej Platonov (1929). Dans cette prose néo-picaresque23, les dialogues imaginaires que cet halluciné tient avec les autres personnages sont autant de formes de la polyphonie inhérente au carnavalesque bakhtinien, et l’alcool, dès lors qu’il coule à flots, est l’occasion d’un rocambolesque sans pitié :

  • 24 MSV, p. 29-30. MP : « Вонсправа, у окошкасидят двое. Один такой тупой-тупой и в телогрейке. А (...)

Là-bas à droite, près de la fenêtre, sont assis deux voyageurs : l’un, en veste de travail, et très-très bête ; l’autre, très-très malin, dans un beau pardessus. Et allons donc ! Eux au moins, ils ne se gênent pas pour lever le coude. Ils ne se sauvent pas à l’autre bout du wagon pour jouer la tragédie. Le très-très bête boit un coup, se racle le gosier et déclare : « Putain, ça fait du bien ! » et le très-très malin boit et dit : « Trans-cen-den-tal ! » Quelle allégresse dans la voix ! Le très-très bête mange un morceau et dit : « Chouette, la bouffe, aujourd’hui… Du vrai. » « Servez-vous ma chêêêre !… » Et le très-très malin ajoute, la bouche pleine : « Ouais… Trans-cen-den-tal… »
Inouï ! Je regagne ma place, rongé par le doute : a-t-on bien reconnu le More ? A-t-on apprécié mon jeu ?… Et ces deux-là qui trinquent joyeusement, tel le couronnement de la Création, conscients de leur supériorité sur le monde… « La grande bouffe… » « Servez-vous ma chère ! »… Et moi qui, pour mon verre du matin, me cache du ciel et de la terre24 !

5Et pourtant, le carnaval n’est sans doute, comme déjà chez Nikolaj Gogol’ ou Andrej Belyj, que la face illusoire d’une apocalypse tragique.

  • 25 « Moscow-Petushki has been described variously as picaresque, as parodic and as postmodern. It has (...)
  • 26 MSV : « L’intellectuel, pour sa part, s’était définitivement fixé à l’aéroport de Chérémétiévo avec (...)
  • 27 MSV, p. 179. MP : « Кто-то мне говорил когда-то, что умереть очень просто: что для этого надо сорок (...)
  • 28 MSV et MP : voir la fin du premier chapitre.
  • 29 MSV, p. 31. MP : « И вот, наступил вечер, когда я понял, в чем дело и отчего это так. Я, помнится, (...)

6L’ivresse et l’errance invitent au nihilisme25, l’intellectuel est accroché à son verre de cognac26, le narrateur se compare à Caïn et Manfred : la comédie est en réalité une tragédie poignante. Le roman, dans le défilement sans fin des gares, laisse entrevoir le désespoir du protagoniste principal. Subvertissant la référence biblique, les quarante jours au désert ne sont pas ceux d’une rédemption possible, mais ceux vers une résolution sombre, « en finir » : « Quelqu’un me disait un jour qu’il est très simple de mourir : il suffit d’inspirer quarante fois de suite très profondément, aussi profondément que possible, et d’expirer autant de fois du plus profond de soi-même. Alors, on rend l’âme… Ça vaut peut-être la peine d’essayer… »27 Et si parfois le lyrisme attaché à la veine tragique du texte est parodié28, le constat est finalement sans appel. L’alcool, même associé à l’immobilité d’un lit, rend mélancolique et favorise une errance dans la douleur : « Puis vint le soir où je compris ce qui se passait et pourquoi. Ce jour-là, autant que je m’en souvienne, je n’avais pas quitté mon lit. J’avais bu de la bière et ça m’avait rendu mélancolique… Rien de plus : j’étais au lit, mélancolique. »29 Venedikt Erofeev offre là l’un des exemples les plus magistraux de la prose apocalyptique du dégel. Selon D. Bethea, en 1989 :

  • 30 David M. Bethea, The Shape of Apocalypse in Modern Russian Fiction, Princeton University Press, 201 (...)

One of the most important post-Thaw novels is Venedikt Erofeev tragicomic From Moscou to the End of the Line (Moskva-Petushki, 1976). This work reviews many of the same themes and structural principles found in the earlier ‘apocalyptic fictions’, only the element of parody is now much stronger30.

  • 31 Nicoleta Marinescu, « Venichka’s Quest in “Moskva-Petushki” by Venedikt Erofeev », in Katalin Baláz (...)
  • 32 « purity of the soul », in Ibid.

En effet, si on reprend les définitions de Ioan Petru Culianu, ce roman de 1969 correspond au troisième « type » de roman apocalyptique : « In the case of apocalypses “by quest”, the hero himself struggles to obtain the revelation and uses different methods, such as incubatio, the absorption or the ingestion of hallucinogenic substances, physical and psychological techniques […]. »31 La « pureté de l’âme » induite par la prose apocalyptique32 invite inévitablement à penser le discours du narrateur dans sa dimension politique.

Ivresse et errance : pour une dualité du monde ?

7L’ivresse errante, et les discours qu’elle permet, s’inscrivent donc dans une logique polyphonique et carnavalesque du texte, et en cela peut s’édifier comme réalité parallèle. Mikhaïl Bakhtine, toujours son introduction à Tvorčestvo Fransua Rable… [L’Œuvre de François Rabelais…], écrit :

  • 33 Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais, op. cit., p. 13. En langue originale : « Все эти о (...)

Toutes ces formes de rites et spectacles, organisées sur le mode comique [...] donnaient un aspect du monde, de l’homme et des rapports humains totalement différent, délibérément non officiel [...] ; elles semblaient avoir édifié à côté du monde officiel un second monde et une seconde vie [...]. Cela créait une sorte de dualité du monde33.

  • 34 MSV, p. 90. MP, p. 63.
  • 35 Cette notion est proposée in Michel Foucault, « Préface à la transgression », Critique, n°196-196. (...)
  • 36 Michel Heller, « Postface », in Venedict Erofeiev, Moscou-sur-vodka, op. cit., p. 193-204, p. 196.
  • 37 Ann Komaromi, « Venedikt Erofeev’s “Moskva-Petushki”: Performance and Performativity in the Late So (...)
  • 38 MSV, p. 110-111. MP : « Никто сразу и не заметил, как у входа в наше “купе” (назовем его “купе”) вы (...)

C’est une dualité du monde que Venedikt Erofeev propose, au premier abord, dans Moskva-Petuški. L’histoire et le génie d’un Anton Čehov ou d’un Friedrich Schiller sont réduits à des discours d’ivrognes34, une histoire parallèle de la littérature russe qui s’élabore, page après page, rasade de vodka après rasade de vodka. Ce « second monde » bakhtinien est inhérent à la construction même du roman : si de nombreux textes soviétiques décrivent des personnages alcoolisés en marge d’un paysage institutionnel, se faisant « contre-monde »35, ici l’intégralité des personnages semble happé par les sensations de l’ivresse. Il s’agit là du récit « d’un alcoolique dans un monde d’alcooliques » rappelle Michel Heller, propre à porter une autre vérité36. Le monde entier est « déshumanisé »37, subverti. Chaque personnage arrivant dans le « compartiment réservé » est abruti par l’alcool : « Aucun d’entre nous n’avait remarqué à l’entrée de notre “compartiment réservé” (appelons-le ainsi) l’apparition d’une femme en gilet et béret brun, à la fine moustache noire. Elle était soûle comme une grive et son béret chavirait sur le haut de son crâne. »38 L’élaboration de cette « dualité du monde » passe par deux artifices, relativement fréquents dans la littérature soviétique : la carnavalisation et les jeux de miroir. Si ces deux procédés parcourent l’intégralité du texte, deux extraits significatifs seront ici étudiés afin de les exemplifier.

8La carnavalisation peut particulièrement se lire dans la relecture par l’alcool de la problématique de la production soviétique.

  • 39 MSV, p. 37-38. MP : « Дело началось проще. До меня наш производственный процесс выглядел следующим (...)

Avant moi, le processus de production se présentait de la façon suivante. Le matin, en arrivant, on s’asseyait et on jouait à la sika, à l’argent (vous connaissez, la sika ?). Bon. Puis on se levait, on déroulait le câble du tambour et on l’enterrait. Après, c’est bien naturel, on se rasseyait et chacun tuait le temps à sa façon car, après tout, on a chacun ses rêves et son tempérament : pour l’un c’était du vermouth, pour l’autre, peu exigeant, de l’eau de Cologne « Fraîcheur », pour un autre encore, qui avait des prétentions, c’était un cognac à l’aéroport international de Chérémétiévo. Puis, pour finir, tout le monde allait se coucher. […] Devenu chef d’équipe, j’ai simplifié ce processus à la limite du concevable. Désormais on procédait ainsi : un jour on jouait à la sika, le lendemain on buvait du vermouth, le troisième jour on rejouait à la sika, le quatrième re-vermouth39.

  • 40 MSV, p. 158. MP, p. 102.

Ce passage renvoie directement à l’énigme du sphinx, à la fin du roman, présentant le « travailleur de choc » Aleksej Stahanov sur les cabinets40 — on se rappelle à cet égard des premières lignes de Zavist’ [L’Envie] de Ûrij Oleša, et d’Andreï Babitchev qui chante aux toilettes, évacuant ses boyaux. Ici, toute la mécanisation forcée en URSS, l’industrialisation de masse, est renvoyée à la « machinerie » digestive. La répétition des tâches et l’aliénation qui en découle sont réduites à l’abrutissement du geste de l’ivrogne. La diversification des alcools finit par s’annihiler, pour n’être plus qu’inertie du mouvement de la bouteille à la bouche. En cela, chacun, dans ce qu’il a de plus profond et de plus individualisé, peut se lire sur les courbes de ses penchants à la boisson :

Là, c’est Alexis Blindiaïev, membre du PCUS depuis 1936, une vieille ganache :

Et voici maintenant votre humble serviteur, ex-chef d’équipe des poseurs de câbles du réseau téléphonique, et auteur du roman Moscou-Pétouchki.

  • 41 MSV, p. 41-42. MP : « [Schéma 1] А это Алексей Блиндяев, член КПСС с 1936 года, потрепанный старый (...)

[…] Mais pour l’esprit curieux (moi, par exemple), ces courbes dévoilaient tout ce qu’il était possible de dévoiler sur l’homme et le cœur humain : ses qualités, tant sexuelles que professionnelles, ses failles, professionnelles et sexuelles ; et aussi son degré d’équilibre, son aptitude à la trahison et les multiples secrets de son inconscient, pour peu qu’il en eût un41.

Et si l’errance liée à la consommation d’alcool se lit comme élément d’une réflexion sur l’identité des personnages, ou des personnalités politiques des années 1960 en URSS, elle peut aussi permettre, par des phénomènes de mise en miroir, d’enrichir un questionnement sur le fonctionnement soviétique lui-même. Au centre du roman, c’est en Italie qu’erre le discours, dans un cheminement d’autant plus erratique qu’il procède par approximations sur le plan géographique.

  • 42 MSV, p. 119. MP : « А черноусый сказал: – Вот вы много повидали, много поездили. Скажите: где больш (...)

Le Moustachu me demanda :
« Vous qui avez vu tant de choses et parcouru tant de pays, dites-nous donc où l’on apprécie le plus les russes : en-deçà ou au-delà des Pyrénées ?
— J’ignore ce qu’il en est au-delà. Mais je sais qu’en-deçà on n’en fait pas grand cas. Par exemple, je suis allé en Italie, eh bien, là-bas, on ne fait absolument pas attention aux russes. D’ailleurs les gens y passent leur temps à chanter et à peindre. Tenez : il y en a un debout, qui chante ; un autre assis à côté, qui peint celui qui chante ; et un troisième assis un peu plus loin, qui chante celui qui peint… Ça me rend triste, mais triste ! seulement notre tristesse à nous, ils ne la comprennent pas… »42

  • 43 Voir par exemple David Martin, « “Podpol'nye” èlementy v Moskve-Petuškah Venedikta Erofeeva », Revu(...)
  • 44 Paul Ricœur, Temps et récit, t. 1 : L’intrigue et le récit historique, Paris, Éditions du Seuil, 19 (...)

L’Italie, où « on ne fait pas grand cas » des Russes, se confond avec l’Espagne de Franco. Et, comparé à cet endroit pseudo-imaginé, le soviétique apparaît comme habité par la tristesse. L’oppression en URSS fige les citoyens dans l’amertume que la mise en regard accentue. Mais la « dualité » carnavalesque est d’autant plus sensible dans le passage qui précède cette description de l’Italie. Lorsque Venedikt Erofeev écrit Moskva-Petuški, la fracture entre l’URSS et le bloc états-unien est particulièrement marquée, et cette fracture est un des motifs de l’œuvre43. Les États-Unis représentent dans les imaginaires la prospérité, le progrès, la modernité, le pays de toutes les possibilités. Ils incarnent la consommation, le mode de vie extravagant. C’est cet imaginaire qui est reconfiguré44 dans les discours des personnages, notamment dans un dialogue magistral situé au centre du roman :

  • 45 MSV, p. 16-17. MP : « – Никаких негров? В Штатах?.. – Да! В Штатах! Ни единого негра!.. Все как-то (...)

— Pas de nègres, aux États-Unis ?
— Parfaitement. Je n’en ai pas vu la couleur.
Ils étaient tous déjà si vaseux et l’esprit si fumeux qu’il n’y avait plus de place chez eux pour le moindre doute. […]
— Alors comme ça, vous avez été aux États-Unis, marmonna le Moustachu. Voilà qui est sensationnel. Il n’y a pas de nègres là-bas et il n’y en a jamais eu, je vous l’accorde. Je vous crois comme mon frère… Mais n’est-il pas moins vrai qu’il n’y a jamais eu de liberté et qu’il n’y en a toujours pas ? Que la liberté y reste un spectre qui hante cette terre d’affliction ? Dites un peu…
— Oui, lui répondis-je. La liberté reste un spectre sur cette terre d’affliction, et les gens y sont si bien habitués qu’ils n’y font presque plus attention. Pensez donc ! j’ai beaucoup voyagé et beaucoup observé là-bas, et je peux dire que ni dans les grimaces, ni dans les gestes, ni dans les propos des gens on ne retrouve la moindre parcelle de cette gêne à laquelle nous sommes quant à nous si bien habitués. Chaque trogne arbore en sept secondes un air de si grande dignité que ça nous suffirait, à nous, pour toute la durée de notre grandiose plan septennal ? « Comment expliquer cela ? » me demandai-je en obliquant de Manhattan dans la Cinquième Avenue, et je me répondais : « Par cette méprisable autosatisfaction qu’est la leur, et rien de plus. » « Mais quelle est la cause de cette autosatisfaction ? » Je m’arrêtai pile au milieu de la cinquième Avenue, le temps de résoudre l’énigme : « Dans cet univers de fictions et de propagande et de publicité frelatée, d’où peut venir tant d’autosatisfaction? »45

  • 46 Orlando Figes, The whisperers: private life in Stalin’s Russia, New York, Picador, 2008.
  • 47 John Dos Passos, Manhattan Transfer, Boston, Houghton Mifflin, 1925, p. 380-381.
  • 48 Jacques Le Bourgeois, « La propagande soviétique de 1917 à 1991 : paix et désarmement au service de (...)

Le jeu de subversion se construit véritablement dans une « dualité » du monde. L’extrait débute par : « Ils étaient tous déjà si vaseux et l’esprit si fumeux qu’il n’y avait plus de place chez aucun d’eux pour aucun doute ». Prévenant toute possible censure, le texte semble précautionneux. D’une part, évidemment, les passagers du train sont tous ivres et viennent de boire tous les spiritueux possibles durant une dizaine de stations. Ils se sont racontés des histoires hallucinées, et l’histoire qui suit est conduite dans une dynamique de légèreté et d’exagérations, s’inscrivant presque comme une parenthèse. La deuxième partie de la phrase permet de prévenir toute interruption potentielle. Rappelons qu’il y a plusieurs passagers avec le narrateur, qui sont tout aussi ivres que lui. Parmi eux, entre autres, un Komsomol et un décembriste (révolutionnaire russe de 1825), qui prennent une place conséquente depuis le début du roman. Les faire taire, en les noyant narrativement dans l’ivresse, est nécessaire pour donner libre cours au récit. Dans cette dynamique de confiance instaurée, ces interlocuteurs disent entre autres : « Je vous crois comme mon frère » et « dites un peu ». L’auteur met ici en place les conditions d’une critique efficace. La liberté est tout d’abord présentée comme un spectre « sur cette terre d’affliction ». Le narrateur présente les Américains comme des pauvres illusionnés, aveuglés par leur société. Comment ne pas lire alors, au-delà de la description d’une liberté fantomatique américaine, la projection ici d’une illusion sur les terres soviétiques elles-mêmes ? Ce discours sur les États-Unis renvoie aux yeux hagards et vides des citoyens en URSS, déjà mentionnés. L’errance psychologique commence. Le narrateur semble calquer sur le pays ennemi ce qu’il peut reprocher au sien, la dynamique de projection fonctionnant contre la censure. La description des Américains suit et se concentre sur leur apparence : d’abord leurs grimaces, puis leurs gestes, et enfin leur propos. La « gêne » soviétique qui leur est opposée est tout autant une retenue qu’une mise en scène, de nouveau déguisée, de la nécessité en URSS de demeurer des « chuchoteurs », selon l’expression d’Orlando Figes46. En taisant la réalité de cette « gêne », l’auteur ne fait que mieux la dénoncer. La confusion des Américains et des Soviétiques se joue au cœur même des jeux de comparaisons et de métaphores : « chaque trogne arbore en sept secondes un air de si grande dignité que ça nous suffirait, à nous, pour toute la durée de notre grandiose plan septennal ». Le plan de relance de l’économie russe (1959-1965) adopté au XXIe Congrès du Parti en février 1959 est alors tout aussi spectral et illusoire ; l’orgueil américain est placé sur le même plan que le soviétique, et tous deux font face à la menace d’une destruction imminente. Par ailleurs, le chiffre « sept » est symbolique, il renvoie à la fois de manière ironique à la création – les États-Unis et l’URSS ayant tous deux la prétention d’ériger un nouveau monde – mais aussi à sa destruction : on se rappelle des « sept secondes » nécessaires à la destruction de New York dans Manhattan Transfer de John Dos Passos47. L’errance ne cesse de se complexifier par l’ivresse : le narrateur passe aux États-Unis, s’arrête net « pile au milieu de la Cinquième Avenue », celle du luxe, du Rockefeller center, de l’Empire State Building, de l’agitation new yorkaise qui mène au quartier de Wall Street, au centre névralgique du capitalisme. Par la pérégrination, l’auto-satisfaction est en même temps américaine et soviétique. « Dans cet univers de fictions de propagande et de publicité frelatée, d’où peut venir autant d’autosatisfaction ? » Les publicités de Manhattan sont mises sur le même plan que la propagande omniprésente en URSS, celle-là même qui fustigeait le capitalisme américain48. Les « idéologues monopolistes » renvoient alors autant à l’orthodoxie idéologique soviétique qu’à la chasse aux communistes aux États-Unis, dans un mouvement réversible. Des deux côtés du Mur, le « rêve » de liberté se heurte à sa fragilité. L’errance géographique, alcoolisée, psychique, permet la critique, d’autant plus qu’elle permet de transgresser les frontières de l’URSS.

Ivresse et errance pour un corps politique

  • 49 Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, Paris, EHESS, Gallimard, Édit (...)

9L’alcool délie les langues et permet au narrateur de s’exprimer. Erofeev s’inscrit ainsi dans une démarche critique envers le régime. Mais la stature même de l’ivrogne fonde un corps se faisant politique, œuvrant à son exclusion d’un système « normal »49. Ce qu’Erofeev illustre, c’est la rapidité par laquelle l’isolement utopique peut se faire oppression totalitaire : le Kremlin est le point de fuite à la fois du vagabondage du personnage et du discours, et l’idéal porté par l’idéologie peut paraître un mirage, comme le rappelle Mark Griffiths à propos de la littérature soviétique des années 1960-1980 :

  • 50 Mark Griffiths, « Moscow after the Apocalypse », Slavic Review, vol. 72, n°3, 2013, p. 481‑504, p.  (...)

As Voinovich and Erofeev illustrate, utopian isolation can easily be recast as totalitarian oppression, and as Tolstaia shows, the colorful center can quickly become a grey disappointment when the mirage proves false. Moscow’s topography contains inherent oppositions that can easily be turned upside down in the cultural imagination. Kabakov’s anarchists, Makanin’s mob, Erofeev’s thugs, and Tolstaia’s wolf are permanently poised to emerge from the dark spaces of Bukharin’s “new Mecca.”50

  • 51 Il s’agit des années 1890-1920 dans l’art russe, notamment la littérature. Cette période se caracté (...)
  • 52 MSV, p. 58. MP : « Но вот ответное прозрение – я только в одной из них ощутил, только в одной! О, р (...)
  • 53 MSV, p. 60. MP, p. 45-46.
  • 54 Sigmund Freud, « Das Unheimliche », in Gesammelte Schriften, tX, Wien, Internationaler Psychoanal (...)

La représentation de ce mirage passe par une destruction des corps, dans le roman. Destruction des corps des personnages, enivrés, et menaçant de « dégueuler » à chaque arrêt. Mais aussi destruction des corps « idéaux » tout au long du texte. En assumant la position de l’ivrogne, qui le mène à des poétiques carnavalesques, le narrateur ne cesse de corrompre les absolus. Tout d’abord, il s’agit de préciser que tous les idéaux semblent attaqués. Par son vagabondage entre les références et les noms illustres de la littérature, le narrateur relit de manière subversive l’Histoire de la culture russe. La poésie lyrique, telle qu’elle a pu être sublimée sous l’Âge d’argent russe51, est ainsi ironisée : « Mais en retour, un seul regard m’a transpercé. Un seul ! Ô, cils roux, plus longs que vos propres cheveux ! Ô, innocente blancheur du regard ! Ô, blancheur blanchoyante ! Ô, ensorcelantes ailes de colombe ! »52 La femme idéale, comparable à Cléopâtre, avale « cent cinquante grammes » d’alcool53. Sophocle lui-même est, vers la fin du texte, inquiété54 par le renversement des valeurs :

  • 55 MSV, p. 157-158. MP : « Он опять рассмеялся и ударил меня в поддых. – Так слушай же. Перед тобою – (...)

Il se remit à rire et m’envoya un coup dans le plexus solaire.
— Alors, écoute : tu as devant toi le Sphynx. Et le Sphynx t’interdit d’aller dans cette ville.
— Pourquoi me l’interdit-il ? Pourquoi m’interdis-tu d’y aller ? Il y a la peste, à Pétouchki ? On y fiance ta fille, et toi, tu… ?
— Bien pire. Je sais mieux que toi ce qu’il y a. Je te l’ai dit : tu n’iras pas, un point c’est tout. Ou alors à une condition, que tu résolves mes cinq énigmes.
« Des énigmes ? Qu’a-t-il besoin d’énigmes, le bandit ! » pensai-je en moi-même. Et tout haut je dis :
— Bon. Ne me fais pas languir. Dis-moi tes énigmes… Enlève ton poing et cesse de me tambouriner sur le plexus ; je t’écoute55.

  • 56 MSV, respectivement p. 80, 76, 81. MP : respectivement « Сучий потрох », « Ханаанский бальзам », « (...)
  • 57 Ann Komaromi, op. cit., p. 425‑426. Voir aussi : « Le poème soûlographique de Erofeïev évoque l (...)
  • 58 MSV, p. 75. MP : « Слезу комсомолки », p. 55.
  • 59 MSV, p. 76. MP : « довольно простоты », p. 59.
  • 60 Michel Heller indique dans sa postface à l’édition française que cette phrase est une reprise de l’ (...)
  • 61 MSV : « Je veux bien le croire : tu auras des lendemains radieux et des surlendemains plus radieux (...)

Les énigmes œdipiennes sont prises dans la subversion généralisée que le discours de l’ivrogne propose, et la métaphysique est bafouée par les allusions scatologiques. Si le Sphinx s’intéresse au passage aux toilettes des personnages, l’ivrogne inventeur-de-cocktails peut tout autant renverser la hiérarchie commune et faire du cocktail « Tripes de chien » l’idéal suprême, bien au-dessus des « Myrrhes de Canaan » ou des « Flots du Jourdain »56. Comme l’indique Ann Komaromi : « Venichka throws around well-known names and phrases displaced from their original location and function as part of a discursive whole. The references are mixed up and used for new purposes. »57 Mais la carnavalisation extrême, par le corps, vise avant tout le discours officiel soviétique. Les noms des cocktails inventés par Vénitchka, parmi la subversion de ces références culturelles et bibliques, peuvent attaquer directement l’idéologie. Ainsi en est-il des « Larmes de komsomole »58. Ainsi en est-il également de la justification donnée à ces recettes (« on ne vit qu’une fois »59) qui parodie directement le titre de la pièce d’Aleksandr Ostrovskij Na vsâkogo mudreca dovolʹno prostoty (1868)60. Les « lendemains radieux » promis par le communisme61, parce qu’ils le sont ici par l’alcool, ne peuvent qu’en être profondément ironiques.

  • 62 MSV : « En vérité, que vient faire ici la vodka ? Elle vous obsède, ma parole ! », p. 25. MP : « В (...)
  • 63 MSV, p. 38. MP : « Отбросив стыд и дальние заботы, мы жили исключительно духовной жизнью. », p. 32.
  • 64 MSV, p. 27. MP : « И немедленно выпил. », p. 26 (chapitre « Серп и Молот – Карачарово »).

10En cela, comme carnaval, l’ivresse en errance est en même temps facteur de dispersion et d’unification, dans la diégèse comme dans les symboliques qu’elle implique. La vodka semble un point de fuite à une pantalonnade dont la succession des noms de villes (qui sont les titres des chapitres) met en valeur la dynamique62. Ces titres, malgré leur diversité, donnent une cohérence au texte, et amplifie le caractère cyclique, voire cosmique, que Moskva-Petuški déploie par son voyage sans destination. Si nous avons décliné les implications des facteurs de dispersion, celles de l’unification sont sans doute moins perceptibles. Elles se situent dans la quête de la spiritualité, énoncée à plusieurs reprises dans le roman : « Faisant fi de la honte et des soucis à venir, nous vivions une vie exclusivement spirituelle. »63 La seule phrase du chapitre « Faucille-et-Marteau — Karatcharovo » se dresse simplement : « Et sur ce je bus. »64 Cette mention, unique, annonçant selon l’auteur dans son « Avertissement » des pages d’obscénités que la censure ne pouvait agréer, est aussi celle d’une cohérence, à la dimension semi-prophétique (semi-prophétique dans la mesure où toute aspiration spirituelle est forcément dévaluée dans le soliloque d’un ivrogne). Ici, Vénitchka lève le voile, fait lumière, dans une logique platonicienne qui oriente l’aspiration au sens, encore dans les années 1960, et qui est nourrie des connexions entre les logiques politiques et religieuses en URSS. La dimension messianique du personnage est affirmée, à plusieurs moments du texte :

  • 65 MSV, p. 131-132. MP : « – Так слушай. То будет день, “избраннейший из всех дней”. В тот день истоми (...)

— Alors écoute. Un jour viendra « élu entre tous », et ce jour-là Simon, épuisé de tourments, dira enfin : « Délivre aujourd’hui Ton esclave… » Et l’archange Gabriel annoncera : « Sainte Vierge, Mère de Dieu, réjouis-toi, car tu es bénie entre toutes les femmes. » Et le docteur Faust proférera : « Voici l’instant ! Arrête-toi, tu es si beau !… » Et tous ceux dont le nom est inscrit sur le livre de la vie entonneront : « L’allégresse soit avec toi, Isaïe ! » Et Diogène éteindra sa lanterne. Et viendra le temps du Bon et du Beau, et tout sera bien, et tous seront bien, hors le Beau et le Bon il n’y aura rien, et tous mêleront leurs baisers65

  • 66 MSV, p. 189. MP : « Весь сотрясаясь, я сказал себе “талифа куми”. То есть “встань и приготовься к к (...)

Les références à la thématique christique sont nombreuses. Le narrateur, avant même d’être décrit comme un martyr sanctifié lors de son agression, se compare implicitement à Jésus crucifié au Golgotha : « Frémissant de tout mon corps, je me dis à moi-même : “Talitha qûmî”, c’est-à-dire : Lève-toi et prépare-toi à la mort. […] Autrement dit : “Mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné ?” Mais pourquoi, aussi, m’as-Tu abandonné, Seigneur ? »66 Son agression finale sera le moment messianique, la possible eschatologie du fanatique :

  • 67 MSV, p. 167. MP : « – Не болтай ногами, малый. Это не гармонь, а переносица… Ты лучше посиди и помо (...)

— Tu parles trop la nuit, mon garçon. Ce n’est pas un harmonica, c’est mon nez… Tu ferais mieux de la boucler, ça te donnerait l’air intelligent.
« Moi, me taire ! dans l’état où je suis ! Moi qui ai parcouru tous les wagons pour trouver la clef de l’énigme !… Hélas, cette énigme, j’ai oublié en’ quoi elle consistait exactement, mais je me rappelle que c’est quelque chose de très important… D’ailleurs tant pis, je verrai plus tard. Une femme pleure, et ça, c’est bien plus grave… Les infâmes ! Ils ont fait de ma terre le plus dégueulasse des enfers, où l’on doit cacher ses larmes et afficher son rire !… Les viles canailles ! Aux hommes ils n’ont laissé que le deuil et la peur, puis, après cela, ils ont décidé que le rire serait public et les larmes interdites…
Si seulement je pouvais, maintenant, trouver les mots qui réduiraient en cendres toute cette vermine, par la seule force de mon verbe67 !

  • 68 MSV, p. 184. MP : « голос мой срывался, потому что дрожал каждый мой нерв, а не только голос. Ночью (...)
  • 69 MSV, p. 48. MP : « “Не в радость обратятся тебе эти тринадцать глотков”, – подумал я, делая тринадц (...)
  • 70 MSV, p. 135. MP : « Но я-то, двенадцать недель тому назад, видел его прообраз, и через полчаса свер (...)
  • 71 Mikhail Epstein aborde plusieurs fois cette idée in Mikhail N. Epstein, « Charms of Entropy and New (...)
  • 72 La formalisation théorique de l’entropie dès les années 1920 en URSS donne une place très important (...)

L’épisode donne lieu à une multiplication d’indices. La mention du « verbe » renvoie au prologue de l’Évangile de Jean, tandis que le narrateur se compare à l’apôtre Pierre trahissant Jésus au Mont des Oliviers : « Ma voix se brisait, car avec elle c’était chacun de mes nerfs qui frémissait. Qui peut être sûr de soi, la nuit ? Je veux dire : par une nuit froide. L’apôtre lui-même a trahi le Christ avant le chant du troisième coq. »68 Par la récurrence du chiffre « treize », il est aussi Judas : « — Voilà treize gorgées qui ne t’emporteront pas au paradis ! pensai-je en avalant la treizième. »69 ; « Moi je l’ai entrevu, cet âge d’or, et dans une demi-heure, pour la treizième fois, son reflet viendra frapper mon regard ébloui. »70 La vocation prophétique du discours du narrateur s’amplifie au fur et à mesure des évocations contradictoires au texte biblique, et l’errance ivre est autant une longue agonie marquée par l’entropie, la rupture définitive avec la force du surhomme nietzschéen71, la domination inévitable des ombres de la grotte platonicienne72 malgré l’appel au sens, que la promesse d’une révélation. La mort du narrateur ne peut faire de cette apocalypse qu’une illusion déceptive de révélation. Le dévoilement se dit dans l’abîme du corps détruit, et l’alcoolisation du monde est celle d’un Messie ivrogne.

11Là se situe sans doute l’un des paradoxes du discours de Vénitchka, cherchant à quitter la dimension concrète, pour une abstraction spirituelle et eschatologique, qui n’existe que par l’outrance d’un corps carnavalesque sur-signifié.

  • 73 MSV, p. 74-75. MP : « Да. Больше пейте, меньше закусывайте. Это лучшее средство от самомнения и пов (...)

Oui. Buvez plus, mangez moins. C’est le meilleur moyen de combattre la présomption et l’athéisme superficiel. Regardez le sans-Dieu qui hoquette : il disperse ses forces, il a la face sombre ; comme il souffre, comme il est affreux à voir ! Crachez-lui à la figure, détournez la tête et regardez-moi, quand débute mon hoquet : ayant foi en ma victoire et ne songeant nullement à résister, je crois en Sa bonté, et moi-même, à cause de cela, je suis bon et radieux.
Il est bon. Il me conduit des souffrances à la lumière. De Moscou à Pétouchki. À travers les tourments de la gare de Koursk, la purification de Koutchma, les rêves de Koupavna, je roule vers la lumière et Pétouchki. Durch Leiden – Licht73 !

  • 74 MSV, p. 16. MP : « Ведь в человеке не одна только физическая сторона; в нем и духовная сторона есть (...)
  • 75 MSV, p. 182. MP, p. 117.
  • 76 MSV, p. 25-26. MP : « Зато по вечерам – какие во мне бездны! – если, конечно, хорошо набраться за д (...)
  • 77 MSV : « Aujourd’hui, je l’affirme solennellement : plus jamais je n’entreprendrai quoi que ce soit (...)
  • 78 MSV, p. 56. MP, p. 43.
  • 79 MSV, p. 182. MP : « Есть там весы, нет там весов – там мы, легковесные, перевесим и одолеем. », p. (...)
  • 80 Nikolaj Fëdorov (1829-1903) est un philosophe russe orthodoxe, précurseur du mouvement cosmiste rus (...)
  • 81 Mark Lipovetsky, Eliot Borenstein, Russian Postmodernist Fiction: Dialogue with Chaos, Londres, Rou (...)
  • 82 Le « ûrodivyj » [fol-en-Christ] abandonne ses biens matériels et vit de manière transgressive vis-à (...)

L’ivrogne, par définition pourrait-on dire, est tendu entre ces « deux infinis » que sont ses aspirations mystiques et ses limites physiologiques : « Mais il n’y a pas que le côté physiologique chez l’homme : il y a aussi le côté spirituel et, surtout, le côté mystique, supraspirituel, et je craignais à tout moment que la nausée ne m’assaille des trois côtés à la fois au beau milieu de la place. »74 La voie vers la lumière ne peut passer que par l’errance, et l’étoile de Bethléem, qui participe de la symbolique du dévoilement, peut à tout moment, comme toutes les autres étoiles, cesser de scintiller75. C’est donc comme double mouvement, vers le haut et vers le bas, que l’œuvre erre, en sus d’une errance horizontale. Les enfers de la « gueule de bois » renvoient toujours aux « espaces infinis » offerts par l’ivresse : « Le soir, par contre, quels espaces infinis s’offrent à moi (à condition, bien sûr, que je me sois suffisamment imbibé durant la journée) ! Le soir, Seigneur, quels espaces ! »76 (l’échelle verticale est comparée, de manière ironique, à l’échelle sociale en URSS77). Les métaphores courent le long du trajet : celle du pin, dont la cime est tournée vers le ciel et qui refuse de voir ses pieds, entre autres78. Tout concourt à faire du texte une réécriture des paroles du maître de la vigne (Matthieu 20, 16), « Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers. » : « Balance ou pas, peu importe : c’est nous, les légers de ce bas monde, qui dans l’au-delà pèserons plus lourd et l’emporterons. »79. La problématique chrétienne est sur-exprimée, de gare en gare, et on peut lire, dans la recherche de réconciliation entre le physiologique et le transcendantal, une réécriture, dans les années 1960, de l’apocalypse et de l’unification mystique telle qu’elle est était proposée par certains philosophes apocalyptiques de l’Âge d’argent, au début du XXe siècle russe, notamment Nikolaj Fëdorov80. En effet, au sein de ce « dialogue avec le chaos »81, la tradition du « ûrodivyj » (fol-en-Christ82) est réinterprétée à l’aune du post-modernisme soviétique.

  • 83 MSV, p. 26. MP : « дурной человек », p. 25.
  • 84 MSV, p. 17. MP : « а я не сверхчеловек, чтобы в тридцать секунд что-нибудь успеть. Да сверхчеловек (...)
  • 85 Mithridate VI Eupator, ou Mithridate le Grand, est un roi du Pont (ce royaume antique situé sur la (...)

12Dès lors le messianisme promis par l’alcool ne peut être qu’un messianisme mineur, le messianisme d’un « sale bonhomme »83, d’un « sous-homme » : « Et qu’aurais-je pu faire en trente secondes ? Je ne suis pas un surhomme ! Un surhomme, d’ailleurs, se serait écroulé dès le premier verre, avant même le deuxième… Alors quand ? Dieu de miséricorde, que de mystères en ce monde ! Voile impénétrable ! »84 Ce Messie demeure impuissant face à l’inflexible URSS, métaphorisée par Mithridate, le roi du Pont, ambitieux et haineux85.

  • 86 MSV, p. 176. MP : « О! теперь узнал: это понтийский царь Митридат. Весь в соплях измазан, а в руках (...)

Ah ! Maintenant je le reconnais : c’est Mithridate, roi du Pont, tout barbouillé de morve, un couteau à la main.
— C’est bien toi, Mithridate ? J’étais si mal en point que j’articulais avec peine.
— C’est toi, Mithridate ?
— C’est moi, répondit Mithridate, roi du Pont.
— Et pourquoi es-tu tout barbouillé ?
— Je suis toujours comme ça. À la pleine lune j’ai la morve qui coule…
— Et pas les autres jours ?
— Ça m’arrive aussi. Mais pas tant qu’à la pleine lune86

13Les références se mêlent et se brouillent : Mithridate, c’est aussi Vénitchka, Venedikt Erofeev, tous les ivrognes du train. Peu à peu, au cours de l’agression, la prose mute, et les accents diaboliques, peut-être baudelairiens, se font entendre :

  • 87 MSV, p. 176-177. MP : « Я прервал его: – Красиво ты говоришь, Митридат, только зачем у тебя ножик в (...)

Je l’interrompis :
— Tu parles bien, Mithridate, mais pourquoi tiens-tu ce couteau à la main ?
— Comment, pourquoi ?… Mais pour t’égorger, tiens !… Tu veux savoir pourquoi ? Mais c’est pour t’égorger, pardi !… Quel changement tout à coup ! Jusque-là il avait l’air pacifique, et le voilà soudain qui montre les dents, devient tout noir (la morve, alors, où était-elle passée ?) et qui, pour comble, éclate de rire ! Une fois, deux fois, il montre les dents et éclate de rire87...

  • 88 Jules Barbey d’Aurevilly, « Appendice aux Fleurs du mal », in Charles Baudelaire. Œuvres complètes, (...)
  • 89 MSV, p. 167. MP : « Превратили мою землю в самый дерьмовый ад », p. 108.

Si Jules Barbey d’Aurevilly, dans son appendice aux Fleurs du Mal de son contemporain, en 1868, compare les lecteurs français à des « Mithridates des affreuses drogues que nous avons avalées depuis vingt-cinq ans »88, dont la lecture de Baudelaire ne peut pas davantage corrompre les mœurs, il en va de même pour Moskva-Petuški. Les citoyens soviétiques, empoisonnés par la violence, par faibles doses, au même titre que l’alcool ici ingéré, sont définitivement perdus : chaque voyageur du train est condamné à errer dans ce train sans destination véritable, à la recherche d’un pouvoir fantomatique, aspirant à un idéal mais ne pouvant qu’y trouver « le plus dégueulasse des enfers »89.

  • 90 MSV, p. 21. MP : « О, пустопорожность! О, звериный оскал бытия! », p. 22.
  • 91 William Shakespeare, Othello, 1604, sc. 3. En traduction française (trad. François-Victor Hugo, 186 (...)

« Ô, vanité des vanités ! Ô, rictus bestial de l’existence ! »90 Telle est sans doute la sentence de Moskva-Petuški, le point de fuite de l’errance, de l’alcool, de l’ivrognerie au sens de pérégrination sans but entre le poids du corps et l’aspiration à l’idéal. Les Compagnons de route des années 1920 en URSS faisaient de l’entropie la clé de voûte de la désillusion face à l’utopie et à l’idéologie : des paysages minéraux chez Evgenij Zamâtin, des déserts chez Andrej Platonov, la lune chez Boris Pilʹnâk. Ici, Venedikt Erofeev se passe de décor, si ce n’est les campagnes qui défilent, sans apparaître véritablement, par les fenêtres du train. L’entropie est alcoolique, l’errance est mortifère, les temporalités se brouillent au même titre que les noms des gares, des grands personnages de la culture russe et occidentale, du personnage lui-même, condamné à jouer tous les rôles d’Othello, et à se répéter, sans fin : « It is silliness to live when to live is torment; and / then have we a prescription to die when death is our physician. »91

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Bibliographie

Corpus primaire

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Notes

1 Igor Sokologorsky, « La terre russe selon Nicolas Berdiaev ou les limites qu’impose l’espace illimité », Esprit, 2007, p. 144‑156.

2 Georges Nivat, Russie-Europe, la fin du schisme : Études littéraires et politiques, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1993, p. 226.

3 Le samizdat (самиздат) est un système clandestin de circulation d’écrits dissidents en URSS. Les textes étaient manuscrits ou dactylographiés par les membres de ce réseau.

4 Venedict Erofeiev, Moscou-sur-vodka, trad. Annie Sabatier et Antoine Pingaud, Paris, Albin Michel, 1975, p. 11-12. En langue originale : « Так. Стакан зубровки. А потом – на Каляевской – другой стакан, только уже не зубровки, а кориандровой. Один мой знакомый говорил, что кориандровая действует на человека антигуманно, то есть, укрепляя все члены, ослабляет душу. Со мной почему-то случилось наоборот, то есть душа в высшей степени окрепла, а члены ослабели, но я согласен, что и это антигуманно. Поэтому там же, на Каляевской, я добавил еще две кружки жигулевского пива и из горлышка альб-де-дессерт. » in Venedikt Erofeev, Moskva-Petuški, Moscou, Izdatelʹstvo « Prometej » MGPI im. V.I. Lenina, 1990, p. 16. Dans la suite de l’article, les citations renverront à « MP » suivi du numéro de page pour la version russe, et « MSV » suivi du numéro de page pour la traduction française.

5 MSV, p. 15. MP : « – Вы говорите: походи, походи, легче будет. Да ведь и ходить-то не хочется… Вы же сами знаете, каково в моем состоянии – ходить!.. », p. 19.

6 Nikolaj Černyševskij, Čto delatʹ? [Que faire ?] (1862-1863), Lenin, Čto delatʹ? [Que faire ?] (1902). Cette question est aussi très présente en littérature : voir Ivan Gončarov, Oblomov (1859).

7 MSV, p. 69. MP : « Я бился над этой загадкой три года подряд, ежедневно бился, и все-таки ежедневно после десятой засыпал. А ведь все раскрылось так просто! Оказывается, если вы уже выпили пятую, вам надо и шестую, и седьмую, и восьмую, и девятую выпить сразу, одним махом – но выпить идеально, то есть выпить только в воображении. Другими словами, вам надо одним волевым усилием, одним махом – не выпить ни шестой, ни седьмой, ни восьмой, ни девятой. А выдержав паузу, приступить непосредственно к десятой, и точно так же, как девятую симфонию Антонина Дворжака, фактически девятую, условно называют пятой, точно так же и вы: условно назовите десятой свою шестую и будьте уверены: теперь вы будете уже беспрепятственно мужать и мужать, от самой шестой (десятой) и до самой двадцать восьмой (тридцать второй) – то есть мужать до того предела, за которым следуют безумие и свинство. », p. 51.

8 « often drunk, but just as often uttering philosophical truths » in Angela Brintlinger, « The Hero in the Madhouse: The Post-Soviet Novel Confronts the Soviet Past », Slavic Review, vol. 63, n°1, Association for Slavic, East European, and Eurasian Studies, 2004, p. 43‑65, p. 50.

9 Jean Bonamour, « Chapitre VIII. Le roman russe aujourd’hui », in Le Roman russe, Paris, Presses Universitaires de France, 1978, p. 201‑208.

10 MSV, p. 16. MP : « Вспомни… иди и вспоминай... », p. 19.

11 MSV, p. 11. MP : « Все говорят: Кремль, Кремль. Ото всех я слышал про него, а сам ни разу не видел. Сколько раз уже (тысячу раз), напившись или с похмелюги, проходил по Москве с севера на юг, с запада на восток, из конца в конец, насквозь и как попало – и ни разу не видел Кремля. », p. 16.

12 MSV, p. 21. MP : « Что было потом – от ресторана до магазина и от магазина до поезда – человеческий язык не повернется выразить. Я тоже не берусь. », p. 22.

13 Kornej Čukovskij, « Kancelârit », Literaturnaâ gazeta, 9 et 16 septembre 1961, et Živoj kak žiznʹ : Razgovor o russkom âzyke [K. Čukovskij, Vivant comme la vie : discussion sur la langue russe], Moscou, Molodaâ gvardiâ, 1962. Cité par Sarah Gruszka in Sarah Gruszka, Cécile Rousselet, « Inquiétante étrangeté, inquiétante familiarité à l’ère soviétique. La langue officielle et le discours de l’intime en situation de polyphonie dans les ego-documents et dans les textes littéraires soviétiques. », TRANS-. Revue de littérature générale et comparée, février 2017.

14 MSV, p. 82. MP, p. 59.

15 Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, trad. Andrée Robel, Paris, Gallimard, 1982, p. 16. En langue originale : « в карнавале сама жизнь играет, а игра на время становится самой жизнью. » in Mihail Mihajlovič Bahtin, Tvorčestvo Fransua Rable i narodnaâ kulʹtura srednevekovʹâ i Renessansa, Moscou, Hudožestvennaâ literatura, 1990, p. 13.

16 Leonid Heller, Michel Niqueux, Histoire de l’utopie en Russie, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p. 259.

17 MSV, p. 28. MP : « Я кое-как пригладил волосы и вернулся в вагон. Публика посмотрела на меня почти безучастно, круглыми и как будто ничем не занятыми глазами… Мне это нравится. Мне нравится, что у народа моей страны глаза такие пустые и выпуклые. Это вселяет в меня чувство законной гордости… Можно себе представить, какие глаза там. Где все продается и все покупается:…глубоко спрятанные, притаившиеся, хищные и перепуганные глаза… Девальвация, безработица, пауперизм… Смотрят исподлобья, с неутихающей заботой и мукой – вот какие глаза в мире чистогана... », p. 26-27.

18 MSV, p. 23. MP, p. 23.

19 François Rabelais, Gargantua, 1534, chap. 13.

20 MSV, p. 45. MP : « Да, да, в тот день мое сердце целых полчаса боролось с рассудком. Как в трагедиях Пьера Корнеля, поэта-лауреата: долг борется с сердечным влечением. Только у меня наоборот: сердечное влечение боролось с рассудком и долгом. Сердце мне говорило: “Тебя обидели, тебя сравняли с говном. Поди, Веничка, и напейся. Встань и поди напейся как сука”. Так говорило мое прекрасное сердце. А мой рассудок? Он брюзжал и упорствовал: “Ты не встанешь, Ерофеев, ты никуда не пойдешь и ни капли не выпьешь”. А сердце на это: “Ну ладно, Веничка, ладно. Много пить не надо, не надо напиваться как сука; а выпей четыреста грамм и завязывай.” », p. 37.

21 MSV, p. 44. MP : « Меня, вдумчивого принца-аналитика, любовно перебиравшего души своих людей, меня – снизу – сочли штрейкбрехером и коллаборационистом, а сверху – лоботрясом с неуравновешенной психикой. », p. 36.

22 « Dieser ist eigentlich ein Verrückter von einer vermeinten unmittelbaren Eingebung und einer großen Vertraulichkeit mit den Mächten des Himmels. Die menschliche Natur kennt kein gefährlicheres Blendwerk. » in Immanuel Kant, « Versuch über die Krankheiten des Kopfes », in Immanuel Kant’s sämmtliche Werke, vol. 2, Leipzig, Leopold Voss, 1867, p. 210‑226, p. 221. En traduction française : « Celui-ci [le fanatique] est proprement un halluciné qui se prétend en étroite intimité avec les puissances du ciel. La nature ne connaît pas d’illusion plus dangereuse. » in Emmanuel Kant, « Essai sur les maladies de la tête (1764) », in Écrits sur le corps et l’esprit, trad. Grégoire Chamayou, Paris, Garnier-Flammarion, 2007, p. 121.

23 Laura Beraha, « Out of and Into the Void: Picaresque Absence and Annihilation », in Karen Ryan-Hayes (éd.). Venedikt Erofeev’s Moscow-Petushki: Critical Perspectives, Berne, Peter Lang, 1997, p. 19‑52, p. 19‑20.

24 MSV, p. 29-30. MP : « Вонсправа, у окошкасидят двое. Один такой тупой-тупой и в телогрейке. А другой такой умный-умный и в коверкотовом пальто. И пожалуйста – никого не стыдятся, наливают и пьют. Закусывают и тут же опять наливают. Не выбегают в тамбур и не заламывают рук. Тупой-тупой выпьет, крякнет и говорит: “А! Хорошо пошла, курва!” А умный-умный выпьет и говорит: “Транс-цен-ден-тально!” И таким праздничным голосом! Тупой-тупой закусывает и говорит: “Заку-уска у нас сегодня – блеск! Закуска типа ‘я вас умоляю!’”. А умный-умный жует и говорит: “Да-а-а… Транс-цен-ден-тально!..” Поразительно! Я вошел в вагон и сижу, страдаю от мысли, за кого меня приняли – мавра или не мавра? плохо обо мне подумали, хорошо ли? А эти – пьют горячо и открыто, как венцы творения, пьют с сознанием собственного превосходства над миром… “Закуска типа ‘я вас умоляю’!”… Я, похмеляясь утром, прячусь от неба и земли. », p. 27-28.

25 « Moscow-Petushki has been described variously as picaresque, as parodic and as postmodern. It has been presented as a nihilistic journey into the void and a profound statement of religious faith. It has been celebrated as a Rabelaisian masterpiece and decried as the incoherent ramblings of an alcoholic. In fact Erofeev’s text is broad and tensile enough to bear all these interpretations. » in Karen Ryan-Hayes, « Introduction », in Karen Ryan-Hayes (éd.), Venedikt Erofeev’s Moscow-Petushki: Critical Perspectives, Frankfurt am Main, Peter Lang, 1997, p. 1.

26 MSV : « L’intellectuel, pour sa part, s’était définitivement fixé à l’aéroport de Chérémétiévo avec son verre de cognac. », p. 38. MP : « А тот, кто с интеллектом, – тот и вовсе пропал в аэропорту Шереметьево: сидел и коньяк пил. », p. 32.

27 MSV, p. 179. MP : « Кто-то мне говорил когда-то, что умереть очень просто: что для этого надо сорок раз подряд глубоко, глубоко, как только возможно, вздохнуть, и выдохнуть столько же, из глубины сердца, – и тогда ты испустишь душу. Может быть, попробовать?.. », p. 115.

28 MSV et MP : voir la fin du premier chapitre.

29 MSV, p. 31. MP : « И вот, наступил вечер, когда я понял, в чем дело и отчего это так. Я, помнится, в этот день даже и не вставал с постели: я выпил пива и затосковал. Просто: лежал и тосковал. », p. 28.

30 David M. Bethea, The Shape of Apocalypse in Modern Russian Fiction, Princeton University Press, 2014, p. 274.

31 Nicoleta Marinescu, « Venichka’s Quest in “Moskva-Petushki” by Venedikt Erofeev », in Katalin Balázs, Ioan Herbil (éds.), Dialogul slaviştilor la începutul secolului al XXI-lea, Cluj-Napoca, Casa Cărţii de Ştiinţă, 2013, p. 349‑355, p. 351.

32 « purity of the soul », in Ibid.

33 Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais, op. cit., p. 13. En langue originale : « Все эти обрядовоъзрелищные формы, как организованные на начале с м е х а [...] давали совершенно иной, подчеркнуто неофициальный, [...] аспект мира, человека и человеческих отношений; они как бы строили по ту сторону всего официального второй мир и вторую жизнь [...]. Это — особого рода двумирность […] », in Mihail Mihajlovič Bahtin, Tvorčestvo Fransua Rable, op. cit., p. 10.

34 MSV, p. 90. MP, p. 63.

35 Cette notion est proposée in Michel Foucault, « Préface à la transgression », Critique, n°196-196. Hommage à. Georges Bataille, août-septembre 1963. Voir aussi Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972.

36 Michel Heller, « Postface », in Venedict Erofeiev, Moscou-sur-vodka, op. cit., p. 193-204, p. 196.

37 Ann Komaromi, « Venedikt Erofeev’s “Moskva-Petushki”: Performance and Performativity in the Late Soviet Text », The Slavic and East European Journal, vol. 55, n°3, 2011, p. 418‑438, p. 421. Notre traduction de « dehumanized ».

38 MSV, p. 110-111. MP : « Никто сразу и не заметил, как у входа в наше “купе” (назовем его “купе”) выросла фигура женщины в коричневом берете, в жакетке и с черными усиками. Она вся была пьяна, снизу доверху, и берет у нее разъезжался… », p. 75.

39 MSV, p. 37-38. MP : « Дело началось проще. До меня наш производственный процесс выглядел следующим образом: с утра мы садились и играли в сику, на деньги (вы умеете играть в сику?). Так. Потом вставали, разматывали барабан с кабелем и кабель укладывали под землю. А потом – известное дело: садились, и каждый по-своему убивал свой досуг, ведь все-таки у каждого своя мечта и свой темперамент: один – вермут пил, другой, кто попроще – одеколон “Свежесть”, а кто с претензией – пил коньяк в международном аэропорту Шереметьево. И ложились спать. [...] Став бригадиром, я упростил этот процесс до мыслимого предела. Теперь мы делали вот как: один день играли в сику, другой – пили вермут, на третий день – опять в сику, на четвертый – опять вермут », p. 31-32.

40 MSV, p. 158. MP, p. 102.

41 MSV, p. 41-42. MP : « [Schéma 1] А это Алексей Блиндяев, член КПСС с 1936 года, потрепанный старый хрен: [Schéma 2] А вот уж это – ваш покорный слуга, экс-бригадир монтажников ПТУСа, автор поэмы “Москва – Петушки”: [Schéma 3] […] А тому, кто пытлив (ну вот мне, например), эти линии выбалтывали все, что только можно выболтать о человеке и о человеческом сердце: все его качества, от сексуальных до деловых, все его ущербы, деловые и сексуальные. И степень его уравновешенности, и способность к предательству, и все тайны подсознательного, если только были эти тайны. », p. 34-35.

42 MSV, p. 119. MP : « А черноусый сказал: – Вот вы много повидали, много поездили. Скажите: где больше ценят русского человека, по ту или по эту сторону Пиренеев? – Не знаю, как по ту. А по эту – совсем не ценят. Я, например, был в Италии, там на русского человека никакого внимания. Они только поют и рисуют. Один, допустим, стоит и поет. А другой рядом с ним сидит и рисует того, кто поет. А третий – поодаль – поет про того, кто рисует… И так от этого грустно! А они нашей грусти – не понимают... », p. 79-80.

43 Voir par exemple David Martin, « “Podpol'nye” èlementy v Moskve-Petuškah Venedikta Erofeeva », Revue des études slaves, vol. 67, n°2, 1995, p. 391‑406, p. 395.

44 Paul Ricœur, Temps et récit, t. 1 : L’intrigue et le récit historique, Paris, Éditions du Seuil, 1983.

45 MSV, p. 16-17. MP : « – Никаких негров? В Штатах?.. – Да! В Штатах! Ни единого негра!.. Все как-то уже настолько одурели, и столько было тумана в каждой голове, что ни для какого недоумения уже не хватало места. [...] – Значит, вы были в Штатах, – мямлил черноусый, – это очень и очень чрезвычайно! Негров там нет и никогда не было, это я допускаю… я вам верю, как родному… Но – скажите: свободы там тоже не было и нет?.. свобода так и остается призраком на этом континенте скорби? скажите… – Да, – отвечал я ему, – свобода так и остается призраком на этом континенте скорби, и они так к этому привыкли, что почти не замечают. Вы только подумайте! У них – я много ходил и вглядывался, – у них ни в одной гримасе, ни в жесте, ни в реплике нет ни малейшей неловкости, к которой мы так привыкли. На каждой роже изображается в минуту столько достоинства, что хватило бы всем нам на всю нашу великую семилетку. “Отчего бы это? – думал я и сворачивал с Манхеттена на 5-ю авеню и сам себе отвечал: – От их паскудного самодовольства, и больше ниотчего. Но откуда берется самодовольство??” Я застывал посреди авеню, чтобы разрешить мысль: “В мире пропагандных фикций и рекламных вывертов – откуда столько самодовольства?” », p. 78-79.

46 Orlando Figes, The whisperers: private life in Stalin’s Russia, New York, Picador, 2008.

47 John Dos Passos, Manhattan Transfer, Boston, Houghton Mifflin, 1925, p. 380-381.

48 Jacques Le Bourgeois, « La propagande soviétique de 1917 à 1991 : paix et désarmement au service de l’idéologie ? », Revue LISA/LISA e-journal. Littératures, Histoire des Idées, Images, Sociétés du Monde Anglophone, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, janvier 2008, p. 94‑123.

49 Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, Paris, EHESS, Gallimard, Éditions du Seuil, 1999. Cette référence est d’autant plus adaptée qu’Alexei Yurshak, dans ses analyses sur le Dégel, se situe dans une perspective foucaldienne : Alexei Yurchak, Everything was Forever, Until it was No More: The Last Soviet Generation, Princeton, Princeton University Press, 2006.

50 Mark Griffiths, « Moscow after the Apocalypse », Slavic Review, vol. 72, n°3, 2013, p. 481‑504, p. 488.

51 Il s’agit des années 1890-1920 dans l’art russe, notamment la littérature. Cette période se caractérise par un lyrisme et des thématiques spécifiques. Cf. à cet égard Jean-Claude Lanne, L’Âge d’argent dans la culture russe, Lyon, Université Jean Moulin, Centre d’études slaves André Lirondelle, 2007.

52 MSV, p. 58. MP : « Но вот ответное прозрение – я только в одной из них ощутил, только в одной! О, рыжие ресницы, длиннее, чем волосы на ваших головах! О, невинные бельмы! О, эта белизна, переходящая в белесость! О, колдовство и голубиные крылья! », p. 44.

53 MSV, p. 60. MP, p. 45-46.

54 Sigmund Freud, « Das Unheimliche », in Gesammelte Schriften, tX, Wien, Internationaler Psychoanalytischer Verlag, 1924, p. 369‑408. En traduction française : Sigmund Freud, « L’inquiétant familier (L’inquiétante étrangeté) », in Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Sigmund Freud, L’inquiétant familier, suivi de Le Marchand de sable, trad. Olivier Mannoni, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2019.

55 MSV, p. 157-158. MP : « Он опять рассмеялся и ударил меня в поддых. – Так слушай же. Перед тобою – Сфинкс. И он в этот город тебя не пустит. – Почему же это он меня не пустит? Почему же это ты не пустишь? Там, в Петушках, – чего? моровая язва? Там кто-то вышел замуж за собственную дочь, и ты…? – Там хуже, чем дочь и язва. Мне лучше знать, что там. Но я сказал тебе – не пущу, значит не пущу. Вернее, пущу при одном условии: ты разгадаешь мне пять моих загадок. “Для чего ему, подлюке, загадки?” – подумал я про себя. А вслух сказал: – Ну, так не томи, давай свои загадки. Убери свой кулачище, в поддых не бей, а давай загадки. », p. 102.

56 MSV, respectivement p. 80, 76, 81. MP : respectivement « Сучий потрох », « Ханаанский бальзам », « Иорданских струй », p. 57, 55, 58.

57 Ann Komaromi, op. cit., p. 425‑426. Voir aussi : « Le poème soûlographique de Erofeïev évoque les “stations” d’un chemin de croix vers le socialisme dans la liturgie idéologique. Tous les slogans y sont violés, blasphémés et la libération alcoolique a son pendant stylistique dans la libération par l’obscénité, la dérision, la dégradation de toute l’histoire mondiale de la culture dans le langage et les vomissures de l’ivrogne. » in Georges Nivat, Vers la fin du mythe russe : essais sur la culture russe, de Gogol à nos jours, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1982, p. 305.

58 MSV, p. 75. MP : « Слезу комсомолки », p. 55.

59 MSV, p. 76. MP : « довольно простоты », p. 59.

60 Michel Heller indique dans sa postface à l’édition française que cette phrase est une reprise de l’appel à l’héroïsme rédigé par Nikolaj Ostrovskij dans le roman réaliste-socialiste Kak zakalâlas’ stal’ [Et l’acier fut trempé] (1932). Néanmoins, l’auteur de la citation est identifié dans le texte comme « драматург Островский » [le dramaturge Ostrovski], et le roman Kak zakalâlas’ stal’ ne fait pas apparaître cette phrase. Il s’agit donc le plus vraisemblablement du titre de la pièce d’Aleksandr Ostrovskij, et la confusion provient de la traduction en français, qui remplace « драматург Островский » [le dramaturge Ostrovski] par « Nicolas Ostrovski ».

61 MSV : « Je veux bien le croire : tu auras des lendemains radieux et des surlendemains plus radieux encore. », p. 48. MP : « Пусть светел твой сегодняшний день. Пусть твое завтра будет еще светлее. », p. 39. Cette idée d’avenir radieux parcourt toute la littérature russe révolutionnaire, pré-révolutionnaire et déjà le XIXe siècle russe. Le choix, dans la traduction, des « lendemains » n’est pas anodin : il renvoie à la lettre écrite par Gabriel Péri à Paul Vaillant-Couturier, la nuit précédant son exécution par les Nazis le 15 décembre 1941. Il y écrit que le communisme prépare des « lendemains qui chantent ».

62 MSV : « En vérité, que vient faire ici la vodka ? Elle vous obsède, ma parole ! », p. 25. MP : « В самом деле, при чем тут водка? Далась вам эта водка! », p. 24.

63 MSV, p. 38. MP : « Отбросив стыд и дальние заботы, мы жили исключительно духовной жизнью. », p. 32.

64 MSV, p. 27. MP : « И немедленно выпил. », p. 26 (chapitre « Серп и Молот – Карачарово »).

65 MSV, p. 131-132. MP : « – Так слушай. То будет день, “избраннейший из всех дней”. В тот день истомившийся Симеон скажет наконец: “Ныне отпущаеши раба Твоего, Владыко…” И скажет архангел Гавриил: “Богородице Дево, радуйся, благословенна ты между женами”. И доктор Фауст проговорит: “Вот – мгновенье! Продлись и постой”. И все, чье имя вписано в книгу жизни, запоют “Исайя, ликуй!”. И Диоген погасит свой фонарь. И будет добро и красота, и все будет хорошо, и все будут хорошие, и кроме добра и красоты ничего не будет, и сольются в поцелуе… », p. 87.

66 MSV, p. 189. MP : « Весь сотрясаясь, я сказал себе “талифа куми”. То есть “встань и приготовься к кончине” [...]. То есть: “Для чего, Господь, Ты меня оставил?” “Для чего же все-таки, Господь, Ты меня оставил?” », p. 121.

67 MSV, p. 167. MP : « – Не болтай ногами, малый. Это не гармонь, а переносица… Ты лучше посиди и помолчи, за умного сойдешь… “Это мне-то, в моем положении – молчать! Мне, который шел через все вагоны за разрешением загадки!.. Жаль, что я забыл, о чем эта загадка, но помню, что-то очень важное… Впрочем, ладно, потом вспомню… Женщина плачет – а это гораздо важнее… О, позорники! Превратили мою землю в самый дерьмовый ад – и слезы заставляют скрывать от людей, а смех выставлять напоказ!.. О, низкие сволочи! Не оставили людям ничего, кроме „скорби“ и „страха“, и после этого – и после этого смех у них публичен, а слеза под запретом!.. О, сказать бы сейчас такое, чтобы сжечь их всех, гадов, своим глаголом! », p. 108.

68 MSV, p. 184. MP : « голос мой срывался, потому что дрожал каждый мой нерв, а не только голос. Ночью никто не может быть уверен в себе, то есть я имею в виду: холодной ночью. И апостол предал Христа, покуда третий петух не пропел. », p. 118.

69 MSV, p. 48. MP : « “Не в радость обратятся тебе эти тринадцать глотков”, – подумал я, делая тринадцатый глоток. », p. 38.

70 MSV, p. 135. MP : « Но я-то, двенадцать недель тому назад, видел его прообраз, и через полчаса сверкнет мне в глаза его отблеск – в тринадцатый раз. », p. 89.

71 Mikhail Epstein aborde plusieurs fois cette idée in Mikhail N. Epstein, « Charms of Entropy and New Sentimentality: The Myth of Venedikt Erofeev », in Mikhail N. Epstein, Alexander A. Genis, Russian Postmodernism: New Perspectives on Post-Soviet Culture, trad. Slobodanka Vladiv-Glover, New York, Oxford, Berghahn Books, 2016, p. 509‑541.

72 La formalisation théorique de l’entropie dès les années 1920 en URSS donne une place très importante à la métaphore platonicienne de la grotte, dans La République. Andrej Platonov ou Evgenij Zamâtin lient explicitement, dans de nombreux textes fictionnels et théoriques, ces deux notions, qu’on pense à Koltlovan [Le Chantier] du premier (écrit vers 1929-1930), ou « Peŝera » [La Caverne] du second (1920).

73 MSV, p. 74-75. MP : « Да. Больше пейте, меньше закусывайте. Это лучшее средство от самомнения и поверхностного атеизма. Взгляните на икающего безбожника: он рассредоточен и темнолик, он мучается и он безобразен. Отвернитесь от него, сплюньте и взгляните на меня, когда я стану икать. Верящий в предопределение и ни о каком противоборстве не помышляющий, я верю в то, что Он благ, и сам я поэтому благ и светел. Он благ. Он ведет меня от страданий – к свету. От Москвы – к Петушкам. Через муки на Курском вокзале, через очищение в Кучине, через грезы в Купавне – к свету и Петушкам. Durch LeidenLicht! », p. 54.

74 MSV, p. 16. MP : « Ведь в человеке не одна только физическая сторона; в нем и духовная сторона есть, и есть – больше того – есть сторона мистическая, сверхдуховная сторона. Так вот, я каждую минуту ждал, что меня, посреди площади, начнет тошнить со всех трех сторон. », p. 19.

75 MSV, p. 182. MP, p. 117.

76 MSV, p. 25-26. MP : « Зато по вечерам – какие во мне бездны! – если, конечно, хорошо набраться за день, – какие бездны во мне по вечерам! », p. 25.

77 MSV : « Aujourd’hui, je l’affirme solennellement : plus jamais je n’entreprendrai quoi que ce soit qui renouvelle cette triste tentative d’ascension. Désormais je reste en bas, et d’en bas je crache sur toute votre échelle sociale. Parfaitement : un crachat sur chaque échelon. », p. 43-44. MP : « И вот – я торжественно объявляю: до конца моих дней я не предприму ничего, чтобы повторить мой печальный опыт возвышения. Я остаюсь внизу, и снизу плюю на всю вашу общественную лестницу. Да. На каждую ступеньку лестницы – по плевку. », p. 36.

78 MSV, p. 56. MP, p. 43.

79 MSV, p. 182. MP : « Есть там весы, нет там весов – там мы, легковесные, перевесим и одолеем. », p. 117.

80 Nikolaj Fëdorov (1829-1903) est un philosophe russe orthodoxe, précurseur du mouvement cosmiste russe. Son influence sur Venedikt Erofeev a été analysée à propos de son court essai Vasilij Rozanov glazami èkscentrika [Rozanov vu par un excentrique] (1973), dans lequel la question du « fol-en-Christ » apparaît : Galina Rylkova, The Archaeology of Anxiety: The Russian Silver Age and Its Legacy, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2014, p. 175. Oliver Ready, « The Myth of Vasilii Rozanov the “Holy Fool” through the Twentieth Century », The Slavonic and East European Review, vol. 90, n°1, 2012, p. 33‑64.

81 Mark Lipovetsky, Eliot Borenstein, Russian Postmodernist Fiction: Dialogue with Chaos, Londres, Routledge, 2016.

82 Le « ûrodivyj » [fol-en-Christ] abandonne ses biens matériels et vit de manière transgressive vis-à-vis des conventions sociales, dans un but religieux. Cette vie provocante lui permet de mettre en question les normes qui lui sont contemporaines, et d’adopter une posture prophétique. En Russie, la tradition du fol-en-Christ est très importante.

83 MSV, p. 26. MP : « дурной человек », p. 25.

84 MSV, p. 17. MP : « а я не сверхчеловек, чтобы в тридцать секунд что-нибудь успеть. Да сверхчеловек и свалился бы после первого стакана охотничьей, так и не выпив второго… Так когда же? Боже милостивый, сколько в мире тайн! Непроницаемая завеса тайн! », p. 19-20.

85 Mithridate VI Eupator, ou Mithridate le Grand, est un roi du Pont (ce royaume antique situé sur la côte méridionale de la Mer Noire est ici désigné ironiquement par un véritable pont), né vers 135 av. J.C. et qui se suicide en 63 av. J.C. Il a tenté de renverser la domination romaine en Asie et en Grèce, et a tenu tête à la République de Rome entre 88 et 65 av. J.C. au cours des guerres mithridatiques. Il est célèbre pour avoir été ambitieux et implacable.

86 MSV, p. 176. MP : « О! теперь узнал: это понтийский царь Митридат. Весь в соплях измазан, а в руках – ножик… – Митридат, это ты, что ли? – мне было так тяжело, что говорил я почти беззвучно. – Это ты, что ли, Митридат?.. – Я, – ответил понтийский царь Митридат. – А измазан весь – почему? – А у меня всегда так. Как полнолуние – так сопли текут… – А в другие дни не текут? – Бывает, что и текут. Но уж не так, как в полнолуние. », p. 113.

87 MSV, p. 176-177. MP : « Я прервал его: – Красиво ты говоришь, Митридат, только зачем у тебя ножик в руках?.. – Как зачем?.. да резать тебя – вот зачем!.. Спрашивает тоже: зачем?.. Резать, конечно… И как он переменился сразу! все говорил мирно, а тут ощерился, почернел – и куда только сопли девались? – и еще захохотал, сверх всего! Потом опять ощерился, потом опять захохотал! », p. 114.

88 Jules Barbey d’Aurevilly, « Appendice aux Fleurs du mal », in Charles Baudelaire. Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Michel Lévy frères, 1868, p. 365‑370. Mithridate est connu pour être à l’origine de la « mithridatisation », qui consiste à consommer de faibles doses de poison, mais de façon régulière, pour accoutumer l’organisme et y développer une résistance.

89 MSV, p. 167. MP : « Превратили мою землю в самый дерьмовый ад », p. 108.

90 MSV, p. 21. MP : « О, пустопорожность! О, звериный оскал бытия! », p. 22.

91 William Shakespeare, Othello, 1604, sc. 3. En traduction française (trad. François-Victor Hugo, 1868) : « La niaiserie est de vivre quand la vie est un tourment. Nous avons pour prescription de mourir quand la mort est notre médecin. »

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cécile Rousselet et Irène Yatzimirsky, « Boire et soliloquer dans un train sans destination : Moskva-Petuški [Moscou-sur-vodka] de Venedikt Erofeev (1969) ou les politiques discursives d’un Messie-ivrogne »TRANS- [En ligne], Journées d'études, mis en ligne le 19 novembre 2024, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/8484 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.8484

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Auteurs

Cécile Rousselet

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Irène Yatzimirsky

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