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Dossier Université Invitée : Roumanie

L’empreinte romantique de la Passion du Christ : Le Mont des Oliviers d’Alfred de Vigny et Soif d’Amélie Nothomb

The Romantic imprint on the Passion of Christ: Alfred de Vigny’s Le Mont des Oliviers and Amélie Nothomb’s Soif
L’impronta romantica sulla Passione di Cristo: Le Mont des Oliviers di Alfred de Vigny e Soif di Amélie Nothomb
Claudiu Gherasim

Résumés

Le propos de cet article est d’analyser la « mise en scène » de la Passion du Christ dépeinte par les canons de l’esthétique romantique pour mettre en discussion l’héritage et le développement de cette perspective du XIXe siècle dans la littérature contemporaine. En ce sens, nous avons choisi deux œuvres littéraires, le poème iconique Le Mont des Oliviers d’Alfred de Vigny et le roman relativement récent d’Amélie Nothomb, Soif, pour suivre les traces de trois points communs entre les deux transpositions qui façonnent la Passion du Christ comme une histoire romantique : l’humanité du Fils de Dieu, la problématique de la filiation (paternelle) et le mutisme du Père.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Nous faisons référence à Jesus Christ Superstar (1970), un opéra-rock d’Andrew Lloyd Webber.

1À partir de la Passion du Nouveau Testament, la figure de Jésus Christ a toujours été un objet d’étude fascinant pour la littérature et la culture universelle. Repère canonique de la religion chrétienne, figure du paria, héros d’une histoire tragique ou « superstar » de la culture populaire1, le Christ fascine toujours par sa dualité-frontière et notamment par son incarnation qui reste un symbole primordial de la condition humaine et du devenir de l’Humanité. La Passion du Christ parle de la vie et de la mort de l’homme Jésus, tout en illustrant la souffrance de la concrétisation du modus vivendi absolu. Étant donné qu’il s’agit d’une histoire biblique très facilement transposable et transposée, notamment dans le romantisme littéraire français, nous nous intéressons à l’évolution (l’héritage) de la représentation romantique de Jésus Christ. Que reste-t-il, à l’époque moderne, de cette transposition ?

  • 2 Gérard Genette, Palimpsestes. La Littérature au second degré, Paris, Seuil, « Poétique », document (...)
  • 3 Amélie Nothomb, Soif, Paris, Albin Michel, 2019.

2Pour essayer d’y trouver des réponses (possibles), nous nous proposons, d’un côté, d’analyser le locus classius de la Passion romantique proposé par Vigny dans Le Mont des Oliviers qui, suivant l’étude de Gérard Genette, peut être défini comme une transposition homodiégétique caractérisée par la « liberté d’interprétation thématique ("Je récris après tant d’autres l’histoire de Robinson, mais ne vous y trompez pas, je lui donne un tout autre sens") »2. De l’autre côté, à travers l’étude sur la « liberté » romantique de la représentation du Christ, notre démarche critique propose une mise en regard du poème de Vigny et du roman d’Amélie Nothomb, Soif3, pour délimiter l’héritage romantique, à savoir le mouvement de « (re)transmission » d’une pensée humaine sur l’histoire christique.

Une pensée humaine en intersection

  • 4 Gabrielle Chamarat-Malandain, « Le Christ Aux Oliviers : Vigny Et Nerval », Revue D’Histoire Littér (...)
  • 5 Gabrielle Chamarat-Malandain, Op. cit., p. 418-419.
  • 6 Ibid., p. 419.
  • 7 Ramona Malița, Le Romantisme littéraire français ou l’époque de la nouvelle orthodoxie littéraire e (...)
  • 8 Ibid., p. 178.
  • 9 Georges Poulet, « Vigny », Études sur le temps humain, Paris, Éditions du Rocher, 1976, p. 257.
  • 10 Expression rendue célèbre par François Rabelais grâce à son roman Gargantua (1534). La métaphore fa (...)

3L’un des poèmes qui composent le recueil posthume des Destinées (1864), Le Mont des Oliviers est une évocation de l’angoisse métaphysique illustrée à travers la figure d’un Christ solitaire qui se trouve dans une zone crépusculaire de l’existence. Dans son intention de dépeindre l’exil de Jésus et de l’humanité, Vigny transpose l’épisode biblique de la prière de Jésus au Mont des Oliviers sous la forme d’un poème philosophique, « telle qu’il l’avait pratiquée déjà et définie en 1837 dans la préface de la réédition des Poèmes antiques et modernes : une composition où "une pensée philosophique est mise en scène sous une forme Épique ou Dramatique" »4. Il s’agit toujours d’une pensée symbolique, marquée d’un pessimisme philosophique et métaphysique, illustrant l’inquiétude du poète concernant le devenir de la Création. Vigny n’est pas le seul à s’interroger à l’époque sur la condition humaine du Christ ; dans son étude comparative, Gabrielle Chamarat-Malandain parle d’une contextualisation historique du surgissement poétique de la prière de Jésus qui met en évidence la coïncidence entre l’écriture du poème d’Alfred de Vigny et La vie de Jésus de David Friedrich Strauss : « Cet examen critique de l’histoire du Christ qui fait suite à la longue réflexion christologique du siècle met à mal, on le sait, l’idée d’une révélation divine ; la question est au centre du poème »5. De plus, l’auteur souligne que le discours poétique du Christ de Vigny marque l’héritage de Jean-Paul Richter qui propose le modèle du portrait du Fils de Dieu dans le XIXe siècle : « La rédaction du poème de Vigny semble d’autre part ouvrir en 1839, le deuxième moment de ce que Claude Pichois appelle la fortune du Songe de Jean-Paul Richter au XIXe siècle »6. Dans ce registre contextuel, nous pouvons mentionner également la fascination des romantiques pour l’Histoire et l’ambition militante d’écrire la grande épopée de l’Humanité7 ; en ce sens, la prière évangélique de Jésus incarne pour Vigny, tout comme la figure de Moïse, une riche source d’inspiration pour la transposition de « sa propre conscience de la nature humaine dans un personnage biblique de dimension mythique »8. Toutefois, contrairement à Hugo, par exemple, Vigny ne s’attarde pas sur les origines de l’histoire humaine. Ce que l’écriture de la prière de Jésus propose chez lui est une réflexion mythologique sur « la conversion du passé en futur »9 à partir de la « substantifique moelle »10 des évangiles synoptiques.

  • 11 Amélie Nothomb, Métaphysique des tubes, Paris, Albin Michel, 2000, p. 85.
  • 12 Voir à ce propos Amélie Nothomb citée par Susan Bainbrigge et Jeanette den Toonder, « Interview wit (...)
  • 13 Amélie Nothomb, entretien avec Anne-Sylvie Sprenger pour la rubrique « International » du « Portail (...)

4Quant à Amélie Nothomb, Jésus Christ a toujours été un personnage essentiel dans sa vie depuis l’enfance, quand son père lui parlait de la Bible pour la première fois, et les premiers cours de catéchisme. Son intérêt pour la divinité et les histoires bibliques est identifiable également dans son œuvre autobiographique. Par exemple, le roman Métaphysique des tubes nous livre une histoire dans laquelle Jésus est une figure d’identification pour la protagoniste, comme elle « éprouvai[t] une connivence profonde avec Jésus, car [elle] étai[t] sûre de comprendre la révolte qui l’animait »11. Le désir profond de l’auteure d’écrire sur le « coup de foudre » de sa vie, Jésus, s’est réalisé avec la publication en 2019 de son roman Soif, sélectionné dans le carré final du Prix Goncourt 2019. Entre un plan temporel de la vie terrestre et l’atemporalité d’un univers cosmique, entre le souvenir d’un avant romantique et le tragique d’un maintenant terrifiant (la crucifixion), l’autobiographie apocryphe de Jésus se propose de capturer ce que la pensée symbolique de Nothomb nomme le thème de l’humain12. Pour contextualiser la perspective de son roman, l’écrivaine utilise le syntagme anglais Personal Jesus, à savoir un terme de la culture populaire qui résume l’admiration pour un autre. L’admiration de Nothomb pour Jésus Christ se produit ainsi dans son roman par la focalisation interne : « On peut dire que je vis avec lui [Jésus] en moi depuis bientôt cinquante ans et il m’importe vraiment. C’est comme dans la chanson des années 80 de Depeche Mode, Personal Jesus c’est vraiment ça »13. C’est ce que le syntagme exprime parfaitement dans le contexte du roman : l’histoire du héros de la Bible à la première personne du singulier selon la perspective de Nothomb.

5Malgré les différents contextes historiques et références à l’influence de l’histoire christique, les deux œuvres proposent une translation proximisante de l’intériorité du Christ. Dans ce qui suit, nous nous proposons de mettre en relief trois éléments de la transposition de la poésie métaphasique de Vigny : l’humanité du Fils de Dieu, la problématique de la filiation (paternelle) et le mutisme du Père. Ces critères proposent une perspective encore vivante pour le roman de Nothomb, tout en représentant un héritage soit manifeste soit secret.

Corpus Christi, « Ma peine n’a pas d’ami »

  • 14 Parmi les canons esthétiques généraux du romantisme, nous notons : la primauté de l’imaginaire, de (...)

6Comme l’observe la critique, un grand nombre d’écrivains canoniques du romantisme français s’attarde sur la prière de Jésus dans l’épisode biblique du jardin de Gethsémani, raconté dans les évangiles synoptiques, pour transposer le cri de l’homme abandonné par Dieu dans la littérature, en « respectant » ce qu’on appelle les canons esthétiques du romantisme14. Comme l’explique Paul Bénichou, les évangélistes sont les premiers qui ont illustré le Christ comme un Dieu humanisé qui a souffert pour l’humanité :

  • 15 Paul Bénichou, « Un Gethsémani romantique : ("Le Mont des Oliviers" de Vigny) », Revue D'Histoire L (...)

Leur premier devoir était donc d’informer leurs lecteurs que leur héros était un Dieu en un homme […] Cependant un autre devoir n’est pas moins impérieux pour les narrateurs sacrés : c’est de montrer Jésus humilié et souffrant ; car c’est aussi un des articles fondamentaux de la foi et de l’enseignement chrétiens, de professer que Jésus a souffert cruellement pour nous15.

7L’histoire biblique du Christ mourant invoque ainsi la sympathie des chrétiens pour ce que l’expiation des péchés de l’humanité signifie à l’aide de la représentation de la crucifixion, c’est-à-dire l’épisode de la souffrance corporelle du Christ. Cette image-repère de l’homme qui souffre et qui a peur reste le leitmotiv de l’histoire romantique de Jésus, l’homme d’exception dans l’écriture mystique du XIXe siècle.

  • 16 Alfred de Vigny, Poésies Choisies, Notice et Notes par H. Labaste, Paris, Librairie Hatier, « Les C (...)

8L’exemple iconique de cette transposition et le repère littéraire que nous avons choisi est donné par Alfred de Vigny dans le poème Le Mont des Oliviers, où il invoque le thème de la divinité qui ne répond jamais au cri du Christ, d’un homme désespéré qui incarne en même temps la voix d’une humanité orpheline. Le pessimisme philosophique place le héros biblique dans l’isolation, tout en mettant en question l’avenir de la Création tout entière ; Jésus, limité par la condition humaine, reste ainsi seul dans le silence du vent : « Le vent seul répondit à sa voix. / Il tomba sur le sable assis, et, dans sa peine, / Eut sur le monde et l’homme une pensée humaine »16. Même si sa perspective subjective sur l’épisode évangélique est plus sombre, Vigny réussit à conserver l’essence, en mettant en évidence la tristesse et la terreur de Jésus Christ par l’entremise de son humanité.

  • 17 Alfred de Vigny, op. cit., p. 50.

9Par son emphase sur le caractère humain de son protagoniste supérieur, le poète s’efforce de sublimer la conscience d’un personnage biblique de dimension mythique incarné comme instrument humain de la Providence. Pour représenter l’épreuve de cette condition, le poète met en lumière depuis le début la souffrance du Christ à l’aide de la description corporelle : « Parmi les oliviers, qu’un vent sinistre incline ; / Jésus marche à grands pas en frémissant comme eux ; / Triste jusqu’à la mort, l’œil sombre et ténébreux, »17. Comme le montrent les premiers vers, la tristesse et l’effroi sont symbolisés par la focalisation sur la corporéité « frémissante » qui s’exprime de plus, pour renforcer le tragique, le poète décrit la nature avec les yeux du cœur de son héros. L’intérieur du protagoniste (qui est aussi celle du poète) se prolonge également à l’extérieur par la description affective de la nature qui répond aux stimuli de la sensibilité du corps, tout en formant finalement une symbiose sentimentale.

  • 18 Le renouvellement des mentalités. Voir l’ouvrage de Ramona Malița, op. cit., p. 29.
  • 19 Pierre-Georges Castex cité par Lloyd Bishop, « Jesus as Romantic Hero: Le Mont Des Oliviers », The (...)
  • 20 Alfred de Vigny, op. cit., p. 51.
  • 21 Lloyd Bishop, op. cit., p. 48.

10L’incarnation devient ainsi non seulement l’instrument corporel du protagoniste divin dans la concrétisation de la métanoïa18 mystique, mais encore l’instrument sémiotique du poète dans l’exploitation du rôle du Christ souffrant, c’est-à-dire le sujet et l’objet de sa pensée prophétique. Très souvent dans la représentation romantique de Jésus, c’est la moitié humaine qui fascine les poètes et qui domine l’histoire christique ; dans cette optique, nous pouvons mentionner le fragment d’un poème prévu par Vigny, cité par Pierre-Georges Castex, où son Jésus se proclame homme par excellence : « "Je ne suis pas le Fils de Dieu" »19. Selon Lloyd Bishop, cette attitude du Christ, le Fils de l’homme, est présente dans une certaine mesure dans Le Mont des Oliviers aussi – « Jésus, se rappelant ce qu’il avait souffert / Depuis trente-trois ans, devint homme, et la crainte / Serra son cœur mortel d’une invincible étreinte »20 – pour renforcer le thème de la condition humaine vue à travers des yeux humains et, en même temps, pour approfondir ce qui existe déjà dans les évangiles : le (beau) ténébreux, l’amertume, le chagrin d’une sueur sanglante21.

  • 22 Pour avoir une idée d’ensemble sur cette approche romantique, voir l’étude de Paola Cattani, « Lect (...)
  • 23 Amélie Nothomb, entretien avec Laurence Houot pour Franceinfo, Rédaction culture, 2019. https://www (...)
  • 24 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 23.
  • 25 Ibid., p. 17.

11Avec Soif, Amélie Nothomb suit le même projet romantique autour de l’humanisation tragique du Christ22 ; en ce sens, l’auteure nous invite à découvrir ce qui s’est passé, selon l’histoire nothombienne, dans la tête de Jésus Christ avant et après la crucifixion. Pour accéder à l’intériorité silencieuse de Jésus, il faut comprendre le rôle de l’incarnation qui modèle l’univers du roman et la représentation du héros à la fois. Dans un entretien avec Laurence Houot sur la problématique de son roman, l’auteure expose sa motivation de donner voix à l’homme Jésus : « "Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau", nous dit-elle. "Pour moi le plus important, c’était de montrer à quel point cet homme était incarné. […]" »23. Cet objectif de l’écriture façonne le monologue christique comme un éloge de l’incarnation vu que, dans la représentation de la dualité du héros, le caractère humain de Jésus est le sujet le plus approfondi. Dans le même registre de l’humanisation, les miracles du Christ deviennent chez Nothomb des résultats de l’« écorce », c’est-à-dire le corps. Quand il se souvient de son miracle préféré, le miracle du vin, l’homme Jésus reconnait que tout le mérite d’émerveillement revient au corps : « J’ai donné la parole à ce que, désormais, j’appellerais l’écorce et je ne sais pas ce qui s’est passé »24 . Ce pouvoir est découvert dans le roman grâce au premier miracle qui idéalise l’incarnation en même temps que Jésus est initié dans ce processus de recourir à la puissance du corps. Le résultat de ce pouvoir n’est qu’un « objet d’art » de la création du corps qui doit être admiré et reconnu pour sa profondeur et sa complexité. Autrement dit, c’est la moitié humaine qui lui permet de mener à bien son rôle humain qui prêche la parole divine ; le Christ nothombien devient ainsi le personnage « le plus incarné »25 et, comme le Fils de l’homme de Vigny, il représente avant tout l’instrument corporel de la salvation divine.

  • 26 Amélie Nothomb, entretien avec Laurence Houot, op. cit.
  • 27 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 66.
  • 28 B. A. van Groningen, « La tragédie grecque et la douleur humaine », Humanitas [En ligne], vol. 7-8, (...)
  • 29 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 97.

12Pour contextualiser la condition humaine du Christ souffrant, l’histoire nothombienne est crayonnée comme une tragédie grecque qui ne donne pas une solution au héros perdu en route du coup du destin. En ce sens, Nothomb mentionne son intention d’illustrer dans son roman une « tragédie grecque » qui s’impose dans la représentation romanesque du Christ : « "Ça a absolument toutes les caractéristiques d’une tragédie grecque. Tout le monde sait comment ça va se passer […] et pourtant tout le monde assiste à cette histoire dans une espèce de sidération, lui le premier" »26. L’univers du tragique grec de Soif nous incite à proposer une réflexion sur l’homme qui ressent la souffrance de la limitation imposée par la puissance du fatum ; le personnage tragique n’a donc pas d’autre choix que d’accepter et d’endurer ce qui a été depuis longtemps établi, la crucifixion et la mort : « Si je pouvais échapper à la violence annoncée, je ne demanderais rien de mieux »27. La représentation tragique de Jésus invoque ainsi, comme dans les évangiles synoptiques ou dans la mise en scène d’une tragédie, la sympathie du lecteur ou du spectateur étant donné que « la douleur n’a d’autre fonction que de nous faire comprendre, de nous faire sentir, que notre réalité à nous, celle de tous les jours, n’est pas la seule, qu’il y en a une autre, plus puissante, plus réelle encore »28. Pour accéder à la sympatheia des lecteurs pour la condition de l’homme qui souffre, Nothomb recourt à une sensibilité exacerbée et notamment à la même souffrance intérieure que Vigny laisse se manifester à l’extérieur à l’aide de la description de la corporéité : « Je sue – d’où vient tout ce liquide ? Mon sang circule, il coule de mes plaies, la douleur bat son plein […] »29.

  • 30 Ramona Malița, op. cit., p. 26.

13L’incarnation du Fils de Dieu a donc un double rôle dans l’écriture romantique de la Passion : d’un côté, le corps représente l’instrument absolu de la mission divine du héros qui se trouve face à sa propre condition humaine et, de l’autre côté, le corps devient le mécanisme sémiotique de l’un des canons esthétiques généraux du romantisme, à savoir le culte du moi individuel30. L’humanité du Christ romantique prend ainsi la parole pour sublimer le discours d’un Moi subjectif, de l’intimité troublante qui incarne non seulement le double d’un écrivain « angoissé », mais encore l’écho de la Création.

La parole adressée à Dieu : entre idéalisme et désespoir

  • 31 Paul Bénichou, op. cit., p. 432.
  • 32 Ramona Malița, op. cit., p. 71.
  • 33 Paul Bénichou, op. cit., p. 434.

14Dans le poème de Vigny, la marque du doute se manifeste sous la forme d’un monologue de l’intimité troublante adressé au Père sous la forme de prière. En trouvant sa mission inachevée, l’homme Jésus, en tant que héros romantique, demande à survivre, exprimant ainsi l’idéalisme de son existence : « C’est un pur appel à Dieu, en deux mots : "Mon père !" qui, dans la détresse où il est, ne surprend certainement pas ; appel au secours, c’est sûr, mais appel nu et non explicite »31. Dans ce « pur appel », le Christ de Vigny demande non seulement l’accomplissement de son idéal, mais encore l’idéal de la Création tout entière : l’unité du Moi, du monde et du Dieu pour la « réconciliation de l’humanité et de Dieu »32. La parole de Jésus englobe ainsi la voix collective d’un genre humain – fortement ressentie dans la strophe du silence par l’emploi du pronom « nous » – qui a peur de rester veuf : « […] mais en faisant ici une telle demande, il parle pour toute l’humanité en même temps que pour lui. C’est tout le credo romantico-humanitaire en même temps que le sien que Vigny développe ici »33. Mais le Dieu de Vigny reste silencieux et l’idéal mis en doute ; le problème du silence et de l’absence de Dieu est ainsi la base sur laquelle s’articule le poème du désespoir du héros romantique qui prolonge l’angoisse intérieure à l’extérieur.

  • 34 Alfred de Vigny, op. cit., p. 52-53.
  • 35 Gabrielle Chamarat-Malandain, op. cit., p. 423.

15Dans la réflexion prophétique proposée par le poète sur l’expiation de l’humanité, Jésus anticipe le futur où le péché reste inévitable. Ainsi, il semble se douter de l’efficacité de sa crucifixion ; le sacrifice semble prématuré vu que le silence du Père et la mort du Fils avant le dernier mot ne valident pas le message de la fraternité de l’Évangile : « Mal et Doute ! En un mot je puis les mettre en poudre. / Vous les aviez prévus, laissez-moi vous absoudre / De les avoir permis. – C’est l’accusation / Qui pèse de partout sur la création ! »34. Au milieu de l’antithèse du passé-esclave et du futur-libre se trouve donc le présent-angoissé qui se questionne, qui demande, qui prie, mais qui est toujours gouverné par le pessimisme philosophique et métaphysique : « La recomposition possible de la communauté humaine, la victoire sur la solitude et la violence passent donc désormais par le rassemblement des "justes" silencieux, dans le dédain de cette parole qui lasse "un monde avorté" »35.

  • 36 Alfred de Vigny cité par Lloyd Bishop, op. cit., p. 43.
  • 37 Alfred de Vigny cité par Lloyd Bishop, op. cit., p. 45.
  • 38 Gabrielle Chamarat-Malandain, op. cit., p. 421.
  • 39 Pour avoir une idée d’ensemble sur la « théologie négative », voir l’étude de Louis Panier, « Quelq (...)
  • 40 Lloyd Bishop, op. cit., p. 48.

16Le Jésus de Vigny devient ainsi le défenseur de Dieu qui, dans cette inversion symbolique des rôles, remplit le rôle de l’inculpé in absentia : Dieu doit se justifier. Comme l’explique Lloyd Bishop, ce jeu inversé de juge-inculpé est un fort contour du poème qui trouve ses origines dans un poème projeté de Vigny sur le Jugement dernier : « "Ce sera ce jour-là que Dieu viendra se justifier devant toutes les âmes et tout ce qui est vie. Il paraîtra et parlera, il dira clairement pourquoi la création et pourquoi la souffrance et la mort de l’innocence, etc." »36. Suivant l’esthétique de la construction de l’homme romantique, le Fils de l’homme de Vigny est celui qui brave le ciel à la place de la Terre souffrante pour remplir le vide et donner du sens à l’inconnu. Ce type de personnage dont la révolte et la quête le placent entre l’idéalisme et le désespoir est typique pour l’écriture romantique et il reçoit particulièrement l’admiration de Vigny qui dit : « "Quand un contempteur des dieux paraît, comme Ajax, fils d’Oïlée, le monde l’adopte et l’aime ; tel est Satan ; tels sont Oreste et Don Juan. Tous ceux qui luttèrent contre le ciel injuste ont eu l’admiration et l’amour secret des hommes" »37. La mise en scène du procès du Père dirigée par le fils montre ainsi les limitations de la frontière entre le matériel et l’immatériel qui problématise le mysticisme devenu incompréhensible même pour le Christ. Selon Gabrielle Chamarat-Malandain, le poème de Vigny questionne les lacunes du message divin, ce qui, en fin de compte, « dénonce un Dieu qui refuse de livrer aux hommes la clé de leur destinée et les abandonne volontairement au "Doute" et au "Mal". […] c’est toujours le problème du sens de l’univers et de l’homme qui est posé »38. Cette perspective de la construction du poème façonne le monologue du héros comme une véritable synthèse de l’esthétique de la théologie négative ou apophatique39 qui parle du concept du « Dieu caché » et de son incompréhensibilité. L’agnosticisme – ou plutôt l’inquiétude provoquée par la conversion du passé en futur – de Vigny se base toujours sur ce problème épistémologique de la divinité incompréhensible, ce qui provoque l’angoisse métaphysique non seulement comme un thème lyrique de la faillite mystique de tous les idéaux du XIXe siècle, mais encore comme un héritage pour ce qui va suivre : le XXe siècle et ses désastres qui fait l’homme moderne « souffrir en présence du Dieu absent »40.

  • 41 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 12.

17Quant au monologue du héros de Nothomb, l’intériorité de Jésus exprime sa dernière confession, la pensée la plus intime d’un homme d’exception maudit qui accepte la mort imposée, mais qui ne se retient pas de questionner et critiquer la fatalité. Le personnage est traversé par le mépris de ce qui se passe à l’extérieur, mais à aucun moment il ne laisse son mépris s’exprimer41. Il ne veut pas articuler ce dédain parce qu’il accepte le rôle de sa vie humaine même si sa condition humaine est limitée par l’injustice et l’absurdité du destin.

  • 42 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 8.
  • 43 Ibid., p. 7.

18Le procès de Jésus – l’incipit du roman – représente le noyau de l’absurde absolu chez Nothomb. Comme dans le cas du Procès de Franz Kafka, ou du mythe de Sisyphe d’Albert Camus, l’homme vit dans un monde indéchiffrable qui définit la condition humaine comme absurde et dénuée de sens. L’absurde du procès de Soif est crayonné par l’accusation qui se fonde non seulement sur les pouvoirs surnaturels de Jésus, mais encore sur les conséquences ridicules de ses miracles. Les témoins, c’est-à-dire les miraculés, l’accusent pour des raisons vraiment ridicules : par exemple, les mariés de Cana lui reprochent d’être devenus la risée du village parce qu’« on a servi le meilleur vin après le moyen »42. De plus, l’expossédé de Capharnaüm se plaint d’avoir une vie banale depuis l’exorcisme, l’ancien aveugle ne supporte plus la laideur du monde, Lazare doit vivre avec une odeur de cadavre et ainsi de suite. Le procès de Jésus, en tant qu’épisode stratégique, fonctionne ainsi comme l’incipit de la lutte – perdue d’avance – contre le monde extérieur – absurde et cruel – d’un homme innocent qui devient le coupable d’une infraction qui n’existe pas, qui a besoin des arguments formels et d’une infamie inutile pour que la prophétie s’accomplisse. Comme Vigny le propose dans son poème, l’idéal christique de survivre est détruit par la fatalité qui se manifeste chez Nothomb non seulement par l’absence de Dieu, mais encore par l’absurde qui conduit finalement au tragique ; le Fils de l’homme de Soif devient le homo absurdus qui choisit la retraite dans le monologue intérieur pour s’interroger sur la peur de l’annihilation du « Moi qui a existé » et pour critiquer les détails de sa condition humaine : « J’ai toujours su que l’on me condamnerait à mort. L’avantage de cette certitude, c’est que je peux accorder mon attention à ce qui le mérite : les détails »43.

  • 44 Ion Omesco, La métamorphose de la tragédie, Paris, Presses Universitaires de France, 1978, p. 102.
  • 45 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 12.
  • 46 Ion Omesco, Op. cit., p. 103.
  • 47 Pierre Lamblé, « Monologue intérieur, roman-monologue, et "récit en retranscription immédiate" : la (...)

19Ion Omesco parle du tragique de la solitude qui impose la quête de la voix intérieure du héros tragique, en même temps que la « communication authentique »44 avec les autres, comme dans le cas du roman Soif, et située seulement sur le plan de la mémoire, en représentant ainsi une des caractéristiques de la tragédie que Nothomb emploie dans sa transposition. Depuis l’incipit, le Jésus nothombien refuse de parler parce que « le sort en est jeté » et la voix intérieure reste la dernière plaidoirie de la conscience contre le non-sens : « Je n’ai rien dit parce que j’avais trop à dire »45. La conscience de l’individu exceptionnel comprend l’inutilité d’un combat hypothétique contre le monde extérieur, donc un dialogue entre l’homme Jésus et le pouvoir humain, comme l’observe Omesco dans le cas de Pirandello, ne serait qu’un « dialogue de sourds »46. Par conséquent, il choisit la retraite dans l’intimité de la pensée ; l’évasion de soi dans le monologue intérieur propose une pensée humaine qui englobe la multiplication des points de vue sur une problématique visée : « Le monologue intérieur est un acte de réflexion, au plein sens du terme. Le personnage s’y juge. Mais il tient tous les rôles à la fois : le juge, l’avocat, le procureur et l’inculpé ne font qu’un »47.

  • 48 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 102.
  • 49 Le peuple, en tant que personnage collectif, est vu comme une grande « bouche » d’un individu gourm (...)
  • 50 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 92.

20Nothomb nous incite ainsi à lire l’histoire tragique silencieuse d’un héros qui accepte le destin du monde extérieur, mais qui connaît également à l’intérieur de lui-même la liberté absolue d’expression ; par conséquent, il ne peut rien pardonner. Comme un augure de l’Antiquité, toujours guidé par une pensée prophétique et libérée, le Christ analyse les détails de sa mission pour mettre en scène finalement son Jugement dernier où Dieu devient l’inculpé : « La légende affirme que j’expie les péchés de toute l’humanité qui précède. Quand ce serait vrai, que deviennent donc les péchés de l’humanité qui suivra ? Je ne peux pas plaider l’ignorance puisque je sais ce qui va se passer »48. Le spectacle que la crucifixion impose et l’absurde de la situation lui font croire que l’enseignement de l’amour est inutile vu que le peuple49 ne peut jamais comprendre le geste d’amour que la crucifixion aurait dû symboliser. C’est-à-dire que le grand Créateur, le personnage in absentia par définition, a été dépassé par son invention parce que les gens n’apprennent jamais ce que signifie l’amour, comme le héros nothombien le fait remarquer. Dans la justification de Jésus, le « défenseur du silence », il invoque l’état immatériel de son père comme le motif majeur pour lequel la « leçon d’amour » de la crucifixion devient une punition méchante d’un homme qui doit l’accepter afin de faire une démonstration d’amour paternel inutile. Toutefois, les reproches de Jésus se fondent toujours sur l’amour incontestable de son père : « voici que je souffre encore mille fois plus fort. Pourquoi fais-tu cela ? Je te critique. Ai-je dit que je ne t’aimais pas ? Je t’en veux, je suis fâché contre toi. L’amour autorise de tels sentiments »50. Même s’il est révolté à l’intérieur, cela ne signifie pas que la manifestation de l’amour paternel a disparu dans le discours du Jésus nothombien. Au contraire, l’amour est au fondement de cette critique étant donné que sa réalité corporelle lui permet de comprendre l’effet désastreux d’une telle punition, du mépris de la grande création – l’incarnation – de son père qui, selon Jésus, n’a pas anticipé l’erreur. Par conséquent, le Christ de Soif devient, comme celui de Vigny, le défenseur de Dieu ; le héros trouve les lacunes du message divin et l’opacité du père – qui conduisent à la souffrance – comme les effets d’une cause déjà identifiée dans l’arrière-plan du Mont des Oliviers : l’état d’existence de Dieu.

  • 51 Yves Reuter, « L’importance du personnage », Pratiques : linguistique, littérature, didactique [En (...)
  • 52 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 111.
  • 53 Ibid., p. 146.
  • 54 Voir Jacques Derrida, « Sémiologie et grammatologie », Essays in semiotics/Essais de sémiotique, Be (...)
  • 55 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 92.

21Suivant l’esthétique de la poésie mystique romantique, le père de Soif représente l’« objet d’attention » de Jésus qui remplit une fonction intra-fictionnelle d’une importance cruciale, sans être impliqué directement dans l’univers romanesque. Quant à sa fonction dans la réflexion de Jésus, nous pouvons mentionner la synthèse d’Yves Reuter qui cite la « fonction focale », c’est-à-dire le rôle « [d]es personnages [qui] sont objet d’attention, d’observation, de description de la part d’autres agents, ils sont sujet du verbe "être vu" »51. Néanmoins, dans le cas du roman de Nothomb, nous devons ajouter le syntagme « être supposé », étant donné que le personnage in absentia symbolise uniquement un pouvoir abstrait, une présence paternelle plutôt qu’un père humain. Vu que le point de vue du père manque, Jésus reste le seul qui nous donne une explication sur ce caractère mystérieux du Créateur. Dans sa réflexion, le protagoniste trouve la réponse à la question de l’absence de Dieu à partir d’un concept fondamental dans le roman qui concrétise l’hypothèse de Vigny, à savoir le corps : « Je viens de me sauver et donc de sauver tout ce qui est. Mon père le sait-il ? Sûrement pas. Il n’a aucun sens de l’improvisation. Ce n’est pas sa faute : pour être capable d’improviser, il faut avoir un corps »52. Le symbole de la divinité devient ainsi l’objet de l’analyse du discours rationnel sur l’incomplétude (concept de la théologie négative) de l’épreuve du langage, de la communication, de la compréhension ; la corporéité pose problèmes non seulement dans la relation père-fils, mais encore dans l’enseignement de la parole divine. La différence entre ces deux types de « corps » – états d’existence –, l’un palpable et l’autre abstrait, est à la base du conflit sans bruit entre le père et le fils de Soif, affrontement qui devient plus accentué pendant et après la crucifixion : « La grande différence entre mon père et moi, c’est qu’il est amour et que moi, j’aime »53. À partir de cette différence mentionnée par le fils, le père reçoit une représentation corporelle symbolique qui, aux yeux de Jésus indigné, s’oppose au monde matériel dans lequel le protagoniste a découvert l’amour concret. De plus, pour renforcer l’antithèse, la relation père-fils est construite comme une adaptation symbolique de la sémiologie de type saussurien dans laquelle la différence signifié-signifiant est une double face de la même réalité qui comporte l’intelligible (idée, concept) et le sensible (saisissable par les sens)54. Dans la construction de cette relation problématique, le père, l’aspect intelligible (ou conceptuel), est responsable de la filiation paternelle faible qui manque le rapprochement direct, la compréhension de ce qui est sensible, perçu donc par les sens. Le fils identifie la cause de l’impossibilité de la filiation paternelle et il pardonne à Dieu le châtiment parce que, finalement, il comprend l’incompatibilité qui existe entre les deux mondes, l’un matériel et l’autre immatériel. C’est donc à la parole de l’intimité – du monologue intérieur – que revient le rôle d’identifier et de critiquer l’opacité du père. Selon la pensée de Jésus, le parent divin n’est pas capable d’appréhender les ravages que son « ignorance » et incompréhensibilité imposeront : « L’amour est une histoire, il faut un corps pour la raconter. Ce que je viens de dire n’a aucun sens pour toi. Si seulement tu avais conscience de ton ignorance ! »55.

Conclusion. Deus absconditus et la résignation

  • 56 Ramona Malița, Op. cit., p. 28-29.
  • 57 Alfred de Vigny cité par Alain Corbin, Histoire du silence : De la Renaissance à nos jours, Paris, (...)
  • 58 Paul Bénichou, Op. cit., p. 436.
  • 59 Gabrielle Chamarat-Malandain, Op. cit., p. 426.

22Cette attitude du Christ romantique, soit comme Fils de l’homme soit comme l’homo absurdus, représente en fin de compte une tentative de révolte intérieure contre le fatum d’un extérieur ; la tentative pour le libre arbitre de pouvoir prendre la parole devant le Ciel. Toutefois, comme la critique le note, la désobéissance de l’homme romantique, en tant que personnage ou écrivain, reste ambivalente, comme nous le montre la génération des années 1830 : « L’homme romantique est, avant tout, celui qui dit non, qui brave le Ciel, le destin, en oscillation permanente entre le refus et le renoncement »56. Bohème ou révolutionnaire, le Christ est toujours caractérisé par l’oscillation. Comme nous l’avons déjà vu, Vigny place l’appel de Jésus entre le secours et le « Jugement dernier » devant le silence et l’incomplétude pour annoncer finalement, dans la IIIe section du poème, la résignation. La clôture du monologue illustre ainsi l’attachement au dernier espoir en la faisabilité du processus de filiation paternelle, mais l’avitaminose affective du Père conduit finalement au renoncement. La volonté – et à la fois l’espoir – résignée s’est imposée également par l’arrivée de Judas, la « réponse » qui annihile tout esprit de quête de Dieu et qui, en même temps, introduit la strophe du silence. L’ultime strophe englobe la voix d’une humanité orpheline guidée par le rythme de Vigny vers l’anéantissement de l’aporie humaine qui se base sur le concept du silence face au silence : « "Faites, comme Bouddha, écrit-il, silence sur celui qui ne parle jamais […] Rends-lui silence pour silence" »57. Le double silence – l’un froid qui « répond » à l’autre éternel – conclut ainsi la mort de l’espoir, du doute, de la soumission et de l’ambivalence « car le silence répondant au silence proclame l’égalité et la révolte au lieu de l’humilité et la soumission »58, mais surtout car, par la retraite dans le mutisme métaphysique, « Vigny consigne l’avènement d’un homme moderne refusant de s’interroger vainement sur le non-sens de la création »59.

  • 60 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 66.

23De la même façon, le principe de la volonté résignée est employé progressivement par Nothomb dans le monologue du Christ adressé à Dieu. Dans la lutte intérieure contre le fatum totalitaire, le héros essaie de se convaincre que son existence n’est pas absurde, tout en espérant et en attendant vainement une réponse ; mais l’espoir du Christ n’est qu’une rêverie douloureuse et stérile, rapidement « détruite » par la résignation : « Un sage d’Asie laisse entendre que l’espoir et la peur sont l’envers et l’endroit d’un même sentiment et que pour ce motif il faut renoncer aux deux. Cela fait sens : j’ai éprouvé l’espérance en vain et à présent ma terreur a grandi »60. L’acceptation de la mort dans l’histoire de Soif se base toujours sur la répression de l’espoir à cause de la stérilité de celui qui ne parle jamais, ce qui peut annihiler en fin de compte, selon le héros nothombien, la peur. Le silence et l’incompréhensibilité de Dieu, le deux repères-piliers du monologue, se trouvent également dans l’excipit du monologue post-mortem qui nous présente la nostalgie – d’un Jésus mélancolique – provoquée par la résignation, la rupture de son corps et du monde :

  • 61 Ibidem, p. 151-152.

C’est exactement cela, qui montre combien la foi et l’état amoureux se ressemblent : on voit un visage et aussitôt tout change. […] Je sais que pour beaucoup de gens, ce visage sera le mien. Je me persuade que cela n’a aucune espèce d’importance. Et pourtant, si je veux être honnête, et je le veux, cela me sidère. […] je me regarde dans le miroir. Ce que je vois dans mon visage, personne ne peut le savoir. Cela s’appelle la solitude61.

24Dans les dernières pages de son roman, l’auteure transforme Jésus en personnage in absentia qui fascinera l’humanité par son incarnation et sa participation dans le monde matériel comme l’instrument humain de la Providence. De plus, le jeu du visage est utilisé pour « refléter » la condition de Jésus – l’homme mort – qui se regarde dans le miroir de la mémoire de la finitude humaine où les sentiments et les émotions suscitent le désir stérile de la bénédiction d’avant. Dans la réflexion de Nothomb, Jésus, le héros perdu, reste seul même après la mort, ce qui donne une perspective « amère » sur le devenir de la Création, en validant l’angoisse du Mont des Oliviers par la solitude éternelle. Le motif du Deus absconditus de Pascal oppose ainsi au silence de Vigny et à la solitude de Nothomb l’incomplétude d’un Dieu qui se cache et qui reste caché.

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Bibliographie

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VIGNY, Alfred de, Poésies Choisies, Notice et Notes par H. Labaste, Paris, Librairie Hatier, « Les Classiques Pour Tous », 1941.

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Notes

1 Nous faisons référence à Jesus Christ Superstar (1970), un opéra-rock d’Andrew Lloyd Webber.

2 Gérard Genette, Palimpsestes. La Littérature au second degré, Paris, Seuil, « Poétique », document numérisé par Nord Compo, 1982, p. 531.

3 Amélie Nothomb, Soif, Paris, Albin Michel, 2019.

4 Gabrielle Chamarat-Malandain, « Le Christ Aux Oliviers : Vigny Et Nerval », Revue D’Histoire Littéraire De La France [En ligne], vol. 98, n° 3, 1998, p. 419-420. https://0-www-jstor-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/stable/40533440 (consulté le 13 février 2021).

5 Gabrielle Chamarat-Malandain, Op. cit., p. 418-419.

6 Ibid., p. 419.

7 Ramona Malița, Le Romantisme littéraire français ou l’époque de la nouvelle orthodoxie littéraire en France, Szeged, JatePress, 2016, p. 77.

8 Ibid., p. 178.

9 Georges Poulet, « Vigny », Études sur le temps humain, Paris, Éditions du Rocher, 1976, p. 257.

10 Expression rendue célèbre par François Rabelais grâce à son roman Gargantua (1534). La métaphore fait référence à l’essentiel et à la profondeur du contenu d’une œuvre. Ici, la notion « substantifique moelle » renvoie à la condition humaine de Jésus Christ que Vigny transpose dans son poème philosophique.

11 Amélie Nothomb, Métaphysique des tubes, Paris, Albin Michel, 2000, p. 85.

12 Voir à ce propos Amélie Nothomb citée par Susan Bainbrigge et Jeanette den Toonder, « Interview with Amélie Nothomb », Susan Bainbrigge et Jeanette den Toonder (dir.), Amélie Nothomb, Authorship, Identity and Narrative Practice, New York, Peter Lang, 2003, p. 195-196.

13 Amélie Nothomb, entretien avec Anne-Sylvie Sprenger pour la rubrique « International » du « Portail catholique suisse », 2019. https://www.cath.ch/newsf/amelie-nothomb-je-nai-jamais-cesse-daimer-jesus/ (consulté le 8 avril 2020).

14 Parmi les canons esthétiques généraux du romantisme, nous notons : la primauté de l’imaginaire, de la sensibilité et du sentiment, la contemplation de la nature, le mélange de genres littéraires (lyrique : le poème philosophique). Voir à ce propos Ramona Malița, op. cit., p. 26-27.

15 Paul Bénichou, « Un Gethsémani romantique : ("Le Mont des Oliviers" de Vigny) », Revue D'Histoire Littéraire De La France [En ligne], vol. 98, n° 3, 1998, p. 430-431. https://0-www-jstor-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/stable/40533441 (consulté le 9 février 2021).

16 Alfred de Vigny, Poésies Choisies, Notice et Notes par H. Labaste, Paris, Librairie Hatier, « Les Classiques Pour Tous », 1941, p. 51.

17 Alfred de Vigny, op. cit., p. 50.

18 Le renouvellement des mentalités. Voir l’ouvrage de Ramona Malița, op. cit., p. 29.

19 Pierre-Georges Castex cité par Lloyd Bishop, « Jesus as Romantic Hero: Le Mont Des Oliviers », The French Review. Special Issue [En ligne], vol. 46, n° 5, 1973, p. 42. www.jstor.org/stable/487581 (consulté le 9 février 2021).

20 Alfred de Vigny, op. cit., p. 51.

21 Lloyd Bishop, op. cit., p. 48.

22 Pour avoir une idée d’ensemble sur cette approche romantique, voir l’étude de Paola Cattani, « Lectures romantiques de la Passion du Christ et héritage des Lumières », Revue italienne d’études françaises [En ligne], n° 3, 2013. http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/246 (consulté le 9 février 2021).

23 Amélie Nothomb, entretien avec Laurence Houot pour Franceinfo, Rédaction culture, 2019. https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/roman/amelie-nothomb-dans-la-peau-du-christ-decrochera-t-elle-le-goncourt-avec-soif-son-28e-roman_3680587.html (consulté le 21 février 2021).

24 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 23.

25 Ibid., p. 17.

26 Amélie Nothomb, entretien avec Laurence Houot, op. cit.

27 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 66.

28 B. A. van Groningen, « La tragédie grecque et la douleur humaine », Humanitas [En ligne], vol. 7-8, 1955-1956, p. 167-168. https://digitalis-dsp.uc.pt/bitstream/10316.2/6901/1/HumanitasVII-VIII_Artigo6.pdf (consulté le 25 avril 2020).

29 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 97.

30 Ramona Malița, op. cit., p. 26.

31 Paul Bénichou, op. cit., p. 432.

32 Ramona Malița, op. cit., p. 71.

33 Paul Bénichou, op. cit., p. 434.

34 Alfred de Vigny, op. cit., p. 52-53.

35 Gabrielle Chamarat-Malandain, op. cit., p. 423.

36 Alfred de Vigny cité par Lloyd Bishop, op. cit., p. 43.

37 Alfred de Vigny cité par Lloyd Bishop, op. cit., p. 45.

38 Gabrielle Chamarat-Malandain, op. cit., p. 421.

39 Pour avoir une idée d’ensemble sur la « théologie négative », voir l’étude de Louis Panier, « Quelques notes sur la "théologie négative" - incidences sémiotiques », Actes Sémiotiques [En ligne], 115, 2012. https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2486 (consulté le 17 février 2021).

40 Lloyd Bishop, op. cit., p. 48.

41 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 12.

42 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 8.

43 Ibid., p. 7.

44 Ion Omesco, La métamorphose de la tragédie, Paris, Presses Universitaires de France, 1978, p. 102.

45 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 12.

46 Ion Omesco, Op. cit., p. 103.

47 Pierre Lamblé, « Monologue intérieur, roman-monologue, et "récit en retranscription immédiate" : la chimie de l’intelligence », Littératures [En ligne], n° 44, 2001, p. 171. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3406/litts.2001.2156 (consulté le 25 mars 2020).

48 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 102.

49 Le peuple, en tant que personnage collectif, est vu comme une grande « bouche » d’un individu gourmand, toujours animalisé, toujours anonyme, qui attend de satisfaire son appétit horrifique : « Avant le plat de résistance de la crucifixion, rien de tel qu’une séance de flagellation pour s’éveiller l’appétit », Soif, op. cit., p. 69.

50 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 92.

51 Yves Reuter, « L’importance du personnage », Pratiques : linguistique, littérature, didactique [En ligne], n° 60, 1988, p. 12. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3406/prati.1988.1494 (consulté le 15 mars 2020).

52 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 111.

53 Ibid., p. 146.

54 Voir Jacques Derrida, « Sémiologie et grammatologie », Essays in semiotics/Essais de sémiotique, Berlin, De Gruyter Mouton, 1971, p. 13.

55 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 92.

56 Ramona Malița, Op. cit., p. 28-29.

57 Alfred de Vigny cité par Alain Corbin, Histoire du silence : De la Renaissance à nos jours, Paris, Albin Michel, 2016, p. 165.

58 Paul Bénichou, Op. cit., p. 436.

59 Gabrielle Chamarat-Malandain, Op. cit., p. 426.

60 Amélie Nothomb, Soif, op. cit., p. 66.

61 Ibidem, p. 151-152.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Claudiu Gherasim, « L’empreinte romantique de la Passion du Christ : Le Mont des Oliviers d’Alfred de Vigny et Soif d’Amélie Nothomb »TRANS- [En ligne], 28 | 2022, mis en ligne le 03 novembre 2022, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/8172 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.8172

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