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Dossier Université Invitée : Roumanie

Chromatisme de l’amour et de la guerre dans la novella « Tempête » de Jean-Marie Gustave Le Clézio et le roman Le Venin du papillon d’Anna Moï

Chromaticism of love and war in the novella “Tempête” by Jean-Marie Gustave Le Clézio and the novel Le Venin du papillon by Anna Moï
Cromatismo del amor y de la guerra en la novella “Tempête” de Jean-Marie Gustave Le Clézio y en la novela Le Venin du papillon de Anna Moï
Alexandra Dǎrǎu-Ştefan

Résumés

Notre article se donne pour premier but de mettre ensemble des textes appartenant à deux écrivains de l’extrême contemporain ressortant des univers culturels différents, nommément le Franco-Mauricien J.-M.G. Le Clézio et la Franco-Vietnamienne Anna Moï. Notre deuxième but sera d’extraire et de passer au crible les palettes chromatiques employées par les deux auteurs, tout en soulignant les propriétés nouvelles que ceux-ci leur attribuent. Pour mener à bien notre recherche, nous ferons appel aux deux grands thèmes récurrents dans la novella « Tempête » et le roman Le Venin du papillon, plus précisément, l’amour et la guerre.

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Texte intégral

1. Considérations préliminaires

  • 1 « Pour une “ littérature-monde” en français », Le Monde, le 15 mars 2007, [En ligne], URL : https:/ (...)

1Les noms de Jean-Marie Gustave Le Clézio et d’Anna Moï ont été mis ensemble dans le même creuset littéraire bien avant que l’idée du présent article nous germe dans l’esprit. Les deux écrivains se sont trouvés, en 2007, parmi les signataires du manifeste Pour une littérature-monde en français, se déclarant en faveur d’une langue française « libérée de son pacte exclusif avec la nation, libre désormais de tout pouvoir autre que ceux de la poésie et de l’imaginaire, [langue qui] n’aura pour frontières que celles de l’esprit »1.

  • 2 Elle publie un essai et un article visant la problématique de la francophonie (Anna Moï, Espéranto, (...)
  • 3 Denis Perreira-Egan, « Je ne me considère pas comme une intellectuelle, je pense être plutôt une ar (...)
  • 4 « Pour une "littérature-monde" en français », op. cit.

2Ce manifeste constitue pour Anna Moï, qui avait déjà pris position contre la notion de francophonie2, une bonne occasion de critiquer l’aspiration de la langue française à l’universalisme et d’exprimer sa volonté d’éliminer les frontières qui se sont érigées entre la littérature française et les littératures francophones. En ce début du XXIe siècle, le mot francophonie est perçu non pas seulement comme étant ambigu, mais aussi et surtout comme discriminatoire, c’est pourquoi les écrivains commencent à s’intéresser de plus en plus à la création d’une littérature universelle, transnationale, sans centre, ni périphérie. C’est ainsi que prend naissance le concept de littérature-monde. Anna Moï nous explique ce concept en faisant appel à la définition de Michel Le Bris : « Dans littérature-monde, il y a deux mots : littérature et monde, et il y a un trait d’union qui représente l’espace de l’écrivain »3. Cette définition ne fait que renchérir sur l’idée que la tâche de l’écrivain contemporain doit être de « donner voix et visage à l’inconnu du monde – et à l’inconnu en nous »4.

3Si l’avis de Le Clézio sur ce nouveau concept n’apparaît pas dans Pour une littérature-monde, le livre qui suit le manifeste, il est rendu explicite dans Quinze Causeries en Chine :

  • 5 Jean-Marie Gustave Le Clézio, Quinze causeries en Chine. Aventure poétique et échange littéraire, P (...)

[La littérature] qui retient mon regard, c’est celle qui est faite dans l’urgence, pour exprimer nos réalités modernes, les craintes que nous partageons, l’espoir que nous nourrissons : elle parle de notre monde actuel, dans lequel la guerre, l’intolérance, le racisme et l’obscurantisme renaissent sur les ruines de l’humanisme déçu. Elle a cessé de s’écrire dans le seul périmètre du Quartier latin à Paris. Elle apparaît sur des terreaux nouveaux, en Afrique, au Maghreb, en Europe de l’Est, ou bien dans les zones oubliées de la république, banlieues désertées, laissées incultes, aussi loin de la culture que si elles se trouvaient à l’autre bout du monde, dans un archipel de l’Océanie, ou dans les montagnes de la Transylvanie5.

  • 6 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », Paris, Gallimard, 2014.
  • 7 Anna Moï, Le Venin du papillon, Paris, Gallimard, 2017.
  • 8 La novella « Tempête », comme l’affirme son auteur, est « reliée à un souvenir, elle aurait pu être (...)
  • 9 Son choix de ne pas nommer le pays où l’action se déroule, de gommer toute référence à celui-ci est (...)

4Les points communs qui relient les deux auteurs sont nombreux et difficiles à ignorer. Le Clézio a vécu son enfance à Nice, pendant la deuxième guerre mondiale, évènement auquel il retourne incessamment par l’intermédiaire de ses livres. Anna Moï est, à son tour, une enfant de la guerre, dont l’histoire commence à Saïgon en 1955, juste après l’indépendance du Vietnam. Force est de remarquer que si la guerre constitue un thème littéraire majeur, elle donne lieu à des œuvres qui engagent des prises de position fondamentales sur les valeurs éthiques. Tel est le cas de la novella « Tempête6 » et du roman Le Venin du papillon7, dont l’action se passe sur fond de guerre8, d’ère postcoloniale française pour le premier, et japonaise pour le deuxième, sur une île au large de la Corée dans l’œuvre leclézienne, et dans un pays non nommé qui pourrait très bien être le Vietnam9 dans l’œuvre de Moï.

  • 10 Alison Rice, « An interview with Anna Moï », Francophone Metronomes, Ivry-sur-Seine, juin 2005, URL (...)
  • 11 Jean -Marie Gustave Le Clézio, « L’Enfant et la guerre », Paris, Gallimard, 2020, p. 106.

5Ce qui rassemble les deux écrivains est non seulement le fait d’avoir vécu en temps de guerre, mais aussi la manière dont ils ont perçu ce phénomène en tant qu’enfants : « Comme j’ai grandi dans une guerre, c’était normal. Je ne connaissais pas autre chose et je pense que, de mon point de vue, j’ai vécu une enfance normale »10, explique Moï d’une manière fort similaire à celle de Le Clézio : « Les enfants ne savent pas ce qu’est la guerre. […] Pour eux, tout ce qui arrive est normal, ils ne se doutent pas que leur vie pourrait être autrement »11.

  • 12 Anna Moï, Espéranto, désespéranto. La francophonie sans les Français, op. cit., p. 58.

6Ensuite, si Le Clézio est généralement connu comme un écrivain tourné vers l’ailleurs et l’altérité, Anna Moï se préoccupe également de ces dimensions et leur accorde une place de choix à l’intérieur de son œuvre. Dans Espéranto, désespéranto. La francophonie sans les Français, l’écrivaine explique comment « [l]’amour des cultures et des peuples étrangers est pourtant un culte de l’autre qui n’abroge pas l’amour de soi mais au contraire l’exalte »12.

7Enfin, les deux écrivains partagent leur vie entre deux continents, l’un entre la France et la Chine, et l’autre entre la France et le Vietnam. Leurs personnalités plurielles, hybrides, cosmopolites se nourrissant de leurs voyages et du contact incessant avec l’autre, les rapprochent, en rapprochant aussi leurs œuvres. Écrivains sensibles, érudits, fins observateurs du monde qui les entoure, ils aboutissent, dans leurs textes, à multiplier les lumières et les ténèbres de l’existence humaine, tout en renforçant la dimension sensorielle et chromatique caractéristique de leurs poétiques authentiques et abouties.

8Pour entamer le sujet des palettes chromatiques utilisées par les deux écrivains, force est de remarquer qu’elles dépeignent de manière différente la même réalité qui est celle de la guerre. La palette chromatique de Le Clézio est dominée par le gris, couleur neutre par excellence, évoquant tristesse, mélancolie ou bien ennui. La plus grande partie de la novella leclézienne baigne dans la grisaille, celle de la tempête, du vent, de la vie vécue à moitié et du remords. La palette chromatique qu’utilise Anna Moï, beaucoup plus riche, plus vive, plus saisissante, est la manière de l’écrivaine non pas d’édulcorer la réalité, mais de détourner par moments le regard du lecteur des atrocités quotidiennes, afin de le fixer sur les petites choses qui ne cessent de passer. La vie continue au-delà de la guerre, l’adolescence suit son chemin, l’amour fait irruption dans la vie des personnages. C’est pour cela que Moï donne la primauté aux couleurs et qu’elle oblige son lecteur à focaliser chaque image telle quelle.

  • 13 Michael Doran (éd.), Conversations avec Cézanne, Paris, Macula, 1978, p. 119.

9Dans ce qui suit, nous nous donnons pour but de passer au crible les deux grands thèmes qui traversent en fil rouge la novella « Tempête » et le roman Le Venin du papillon, nommément l’amour et la guerre, en utilisant une lentille à focalisation chromatique. Nous tenons à préciser que l’étude des couleurs en littérature est, à présent, assez marginale et ne jouit pas d’un fondement théorique véritable qui puisse offrir des grilles concrètes d’analyse, fait qui justifie en partie notre approche plutôt empirique de la problématique. Ensuite, tandis qu’en peinture la couleur est primordiale, puisqu’ « [i]l n’y a, comme l’affirme Cézanne, qu’une seule route, pour tout rendre, tout traduire : la couleur »13, il est difficile d’envisager comment en littérature celle-ci pourrait constituer à elle seule un objet d’étude se dissociant du discours narratif, des personnages ou bien des thèmes majeurs de l’œuvre analysée.

2. Couleurs de l’amour et de l’érotisme

  • 14 Marguerite Duras, L’Amant, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984.
  • 15 Jean-Marc Mourra, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 2019, p. 204.
  • 16 « [Je] revisite les mythes de Marguerite Duras, évidemment l’un des grands mythes est celui de l’am (...)
  • 17 Michel Abescat, Ma tasse de thé avec Anna Moï, 28e Festival du livre de Colmar, 2017, URL : https:/ (...)

10L’histoire d’amour présentée dans Le Venin du papillon rappelle celle évoquée par Marguerite Duras dans son roman L’Amant14, Anna Moï « déambul[ant] dans l’imaginaire indochinois »15 de l’écrivaine française et revisitant constamment ses mythes16. S’inspirant de sa propre vie amoureuse, Moï procède à des réécritures de soi et de son amour, propres au style durassien. Les deux romans mettent en scène des histoires d’amour clandestines, interdites, puisque non seulement les jeunes filles sont mineures, mais elles appartiennent à des cultures tout à fait différentes de celles des hommes qu’elles aiment. Dans l’éblouissement éphémère de l’amour prohibé, deux couples se cherchent, se forment et se défont aussitôt. Ces liaisons amoureuses, nécessaires aux jeunes filles afin de faciliter leur transition à l’âge adulte, s’avèrent pourtant sans consistance, ni lendemain. Si le personnage féminin principal du roman de Moï choisit de se taire sur ses sentiments, l’autrice en parle sans réserve, tout en soulignant la fonction d’échappatoire qu’assure son premier amour : « L’homme était peut-être un instrument pour moi de ma libération qui était un peu ce que je cherchais par rapport à ma société, une volonté de me libérer du carcan familial, et puis, par ailleurs, ça a été véritablement une grande histoire d’amour »17.

11Dans le roman, l’instrument de libération dont parle Moï, contribue grandement au déchirement de la chrysalide de la fille qui se métamorphose en papillon adolescent. Le papillon est ici une métaphore de la sexualité naissante, tandis que le venin représente le plaisir susceptible de verser dans l’excès. Le sort de cet insecte éphémère et fugace rappelle le fait que l’adolescence est une étape tout aussi transitoire dans la vie du personnage auquel il faudrait pardonner tous les péchés de jeunesse.

  • 18 La théoricienne féministe américaine définit ce concept comme « un large registre […] d’expériences (...)

12La première scène renvoyant à la sexualité de Xuân – personnage principal dans Le Venin du papillon – à laquelle a accès le lecteur est une scène d’intimité féminine fortement empreinte d’érotisme et renvoyant au « continuum lesbien »18 dont parle Adrienne Rich. Pendant la douche, Hông, la bonne de Xuân, montre à la jeune fille le chemin insoupçonné vers le plaisir charnel, en lui faisant découvrir sa sexualité et en la préparant, en quelque sorte, en vue de sa relation future avec Edgar, le diplomate français :

  • 19 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 36-37.

Ce jour-là, Hông brise la routine, et au lieu d’un rinçage rapide, dirige le pommeau de douche vers le petit moellon qui émerge de la fente génitale. […] Xuân sent son corps trépider à la sensation nouvelle. Aiguë. Étourdissante. Paralysante. […] Quelque chose de blanc frémit – peut-être le reflet d’un carreau. Jusqu’à ce que, tout d’un coup, Xuân se sente saisie par quelque chose comme un rire en cascade. Ce n’est pas un rire mais une chamade. Quelques battements de cœur manquent. Son corps tressaute sous l’impact. Des spasmes lui secouent le bas du ventre. Lorsque son rythme cardiaque reprend, son cœur bat à tout rompre. La bulle s’éparpille en un millier de petites bulles et glisse. Elle glisse avec19

  • 20 Georges Lanoë-Villène, Dictionnaire de la symbolique des couleurs, Collection « Les dictionnaires s (...)
  • 21 Corinne Morel, Dictionnaire des symboles, mythes et croyances, Paris, L’Archipel, 2004, p. 140.
  • 22 Portal, Frédéric, La symbolique des couleurs. Des couleurs symboliques dans l’Antiquité, le Moyen  (...)
  • 23 Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, fo (...)

13Il n’est pas aléatoire si Xuân associe ce plaisir à la couleur blanche, « emblème de ce qui nous vient d’heureux »20 dans la vie et symbole du « passage d’une dimension à une autre »21. Il faut ajouter que la couleur blanche est le symbole de la révélation et de la transfiguration, de la connaissance et de la vérité absolue, car « elle seule réfléchit tous les rayons lumineux », représentant « l’unité d’où émanent les couleurs primitives et les mille nuances qui colorent la nature »22. De plus, elle libère l’intuition, conduit à la sublimation et détache aussi du réel, étant non seulement la couleur de l’aurore mais aussi celle de l’aube, de ce moment de vide total, entre nuit et jour, « où le monde onirique recouvre encore toute la réalité : l’être y est inhibé, suspendu dans une blancheur creuse et passive »23. Par son choix de la couleur blanche pour décrire cette sensation nouvelle et indéfinissable, Moï souligne la force du plaisir ressenti par son personnage pour lequel le temps s’arrête, car il est paralysé, captif dans cet espace incertain entre rêve et réalité, antichambre de la transcendance.

  • 24 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 107.
  • 25 Ibid., p. 108.

14Ensuite, lorsque Xuân rencontre Edgar pour la première fois, elle ressent de nouveau une paralysie, mais cette fois-ci une « paralysie de tous les organes internes », elle est « transi[e] et ankylosé[e], incapable de bouger »24. Le personnage féminin décrit l’installation de l’amour comme un phénomène organique et charnel, comme un envahissement, une possession douloureuse de son corps se superposant aux transformations imposées par le procès de maturation. De plus, elle a le sentiment que son amour pour l’énarque français est quelque chose d’intrinsèque, de préexistant à l’apparition de l’état amoureux : « [L]’homme est une prothèse qui s’est fichée dans son corps dès la première heure. […] Il avait été en elle bien avant, un locataire au cœur de son anatomie. Respirant avec elle, tous les jours »25. Nous remarquons la manière elliptique de la voix narrative de parler des sentiments et la préférence qu’elle donne aux sensations, aux pulsions, à l’érotisme, plutôt qu’aux sentiments partant du cœur.

  • 26 Francesco Alberoni, « Énamoration et amour dans le couple » in Madeleine Moulin et Alain Eraly (eds (...)
  • 27 Idem.
  • 28 « [Je] fis acte d’insoumission dès l’âge tendre, refusant le rôle féminin et subordonné attribué pa (...)

15D’un autre côté, la vision de l’amour qu’a la fille renvoie à la thèse de Francesco Alberoni selon laquelle « l’énamoration apparaît quand le sujet […] est prêt à une transformation dans laquelle se réaliseront d’autres aspects de lui-même, songes et désirs du passé »26. Selon le sociologue italien, l’être humain tombe amoureux à un moment précis de la vie quand les trois conditions principales concourant à l’accomplissement de ce phénomène se réalisent parallèlement : il est mécontent de sa vie, il est prêt à changer et il dispose d’une grande énergie vitale pour le faire. Bien évidemment, le processus de maturation psychologique qui suit la maturation physique en est la condition sine qua non. On parle aussi des préalables à l’énamoration, d’un fond de désordre, d’entropie, ou de tension, d’un processus accéléré de « déstructuration-restructuration dans le champ mental et social du sujet » qu’Alberoni appelle « état naissant »27. Les sujets se trouvant dans cet état d’effervescence se reconnaissent les uns les autres et tendent à la fusion. Ainsi se forme une collectivité solidaire et fortement érotisée à l’intérieur de laquelle les individus aspirent à la réalisation de leurs rêves érotiques aussi bien que non érotiques, collectivité à laquelle s’ajoutent Xuân et Edgar, ces êtres de papier semblant illustrer parfaitement la théorie d’Alberoni. Animée par une forte volonté de se libérer de toutes les contraintes familiales ou sociales dictées par l’influence confucianiste28 – auxquelles s’ajoutent celles imposées par la réalité de guerre : couvre-feu, cohabitation de la ville avec les soldats étrangers – Xuân arrête d’être la fille soumise d’autrefois, se dévergonde et commence à goûter à tout ce que la vie peut lui offrir.

  • 29 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 151.
  • 30 Ibid., p. 107.

16Le fond de guerre qui bouleverse la société vietnamienne joue également un rôle non-négligeable dans l’émancipation forcée du personnage féminin, « plonge[ant] les esprits dans des abus d’excitation »29, mais le vrai catalyseur est la jeune française Odile qui dégage une forte énergie sexuelle, ouvrant sa nouvelle copine à toutes les transgressions et l’initiant à la vie de nuit et à ses excès : drogue, alcool, sexualité débridée. D’un autre côté, Xuân, qui se trouve « dans la dernière période de croissance de ses os (et de ses seins) »30, est physiquement prête à entamer sa vie amoureuse et réaliser ses rêves d’adolescence. Cette étape de son développement physique se mêle et se confond à l’installation de l’amour-passion pour le diplomate français. En passant à un niveau plus profond de lecture, nous nous devons de constater qu’il n’est pas question d’une histoire d’amour banale puisque leur relation révèle une forte dimension coloniale. Les transformations brusques et parfois brutales que le corps de la jeune fille subit sont renforcées par la double possession que l’énarque prend de celui-ci. Il s’agit tout premièrement de la possession sexuelle d’une femme par un homme et deuxièmement de la possession du colonisé par le colon, tel que Moï le suggère par l’emploi du verbe « coloniser ». La métamorphose du corps de Xuân, le processus lourd, pesant, douloureux, empreint d’une violence saisissante, est mis en exergue par l’intermédiaire d’une hypotypose savamment construite, moyen par lequel la dynamique de la narration est ralentie et le regard du lecteur est focalisé sur chaque os du squelette de l’adolescence :

  • 31 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p.107.

Un corps envahit son corps : d’autres os, plus lourds, bousculent les siens. Un autre jeu de tibias, plus longs, une autre paire de clavicules plus larges, une autre cage thoracique, plus large. Ses tibias, ses clavicules, son thorax. Ils se sont glissés dans son corps à elle et le colonisent. Sa propre ossature se compresse pour faire de la place. Par endroits, les os dépassent. À partir de cette emprise sur son corps, elle se met à trébucher31.

17Parallèlement, le rapprochement physique entre les deux protagonistes se réalise lentement et graduellement, au long des semaines et de leurs rencontres :

  • 32 Ibid., p. 108-109.

D’abord, il a frotté sa douce robe en Liberty aux endroits enflés. […] Quelques jours plus tard, durant la même semaine, ses mains précocement mouchetées déboutonnent partiellement la blouse vichy en coton de Xuân. […] La fois suivante, il défait les agrafes de sa camisole et embrasse doucement la pointe de ses seins. […] Ces manœuvres durent des semaines, puis il passe à la vitesse supérieure32.

18Quand Edgar et Xuân font l’amour pour la première fois, le lecteur a accès à une description assez peu commune de la scène, faite en couleurs. De sa plume inouïe, Anna Moï attribue à l’éros masculin une vaste palette chromatique, associant les stades de l’excitation sexuelle vécue par Edgar aux couleurs qu’elle distribue sur une échelle partant du bleu ciel, couleur de l’éros léger, de cette onde érotique à peine saisissable qui s’insinue lorsqu’il effleure la peau de Xuân, jusqu’au brun, couleur de l’éros violent qui ébranle son ancrage dans la réalité et le fait perdre tout repère lorsqu’il s’abandonne aux voluptés de la chair :

  • 33 Ibid., p. 108.

Il devient bleu ciel au toucher des bras nus de Xuân. La douceur de sa poitrine le fait virer bleu marine. Quand il caresse les jambes satinées de haut en bas, il prend la couleur de l’ambre. Quand ses lèvres rencontrent la chrysalide de son papillon, une épaisse ombre brune l’exile hors de la réalité33.

  • 34 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, op. cit., p. 129.
  • 35 Georges Lanoë-Villène, op. cit., p. 13.
  • 36 Corinne Morel, op. cit., p. 162.

19Il est à remarquer que, dans ce paragraphe, les hyperonymes bleu et marron manquent, étant remplacés par leurs hyponymes bleu ciel, bleu marine, respectivement ambre et brun, l’autrice faisant preuve d’une perception chromatique fine et subtile dont elle se sert afin de créer des images visuelles saisissantes. Le maniement adroit des couleurs permet au désir d’Edgar de s’écrire d’une manière progressive, visuelle et authentique, partant du bleu, la plus froide et la plus pure des couleurs34 qui correspond ici à l’excitation in statu nascendi, passant par l’ambre, symbole de l’attraction divine et spirituelle35, suggérant la dimension transgressive de la pulsion sexuelle, et s’achevant par le brun, couleur qui marque le rapprochement de l’homme avec la terre36 ainsi qu’avec la nature, mettant en exergue la nature animale de ses désirs.

  • 37 Ibid., p. 111.
  • 38 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, op. cit., p. 831.
  • 39 Frédéric Portal, op. cit., p. 58.

20À ces tons et couleurs, s’ajoute le rouge foncé du sang virginal de la fille symbolisant la perte de l’innocence et le passage implicite à l’âge adulte : « Les taches de sang sur les draps sont sombres, presque noires »37. Force est de mentionner que la couleur rouge est douée d’une ambivalence symbolique selon qu’elle est claire ou bien foncée. Tandis que le rouge sombre est centripète, nocturne, femelle, représentant non l’expression, mais le mystère de la vie, tel que le fait le sang de Xuân tachant les draps de l’énarque, le rouge clair est, tout au contraire, centrifuge, diurne, mâle, tonique, incitant à l’action38, représentant dans la langue profane de tous les peuples, la couleur de la guerre et des combats39, symbolique illustrée également dans les textes de notre corpus.

3. Les couleurs de la guerre

  • 40 L’autrice fait référence de manière implicite à l’immolation du moine Thích Quảng Đức qui a eu lieu (...)
  • 41 Nom créé par l’écrivaine pour désigner les enlèvements de poules ( Anna Moï, Le Venin du papillon, (...)
  • 42 Anna Moï, Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., op. cit., p. 26.
  • 43 J.-M.G. Le Clézio, « Tempête », op. cit., p. 61.

21Dans la ville non-nommée qu’on suppose être la ville de Saïgon40, les moines bouddhistes s’immolent pour protester contre le régime catholique, les danseuses se déhanchent en bikinis sur la scène du Beachcomber Club exposant la misère de leur chair, l’opium quitte le pays dans des sacs-à viande à l’intérieur des cercueils. Les trois jeunes amis, Xuân la vietnamienne, Odile et son frère Julien, expatriés français, suivent un chemin initiatique : victimes de la guerre qu’ils subissent chaque jour, ils l’observent, la critiquent, réagissent, en souffrent, mais parviennent en peu de temps à s’adapter au chaos d’une société belligérante, en multipliant les délits : escapades sexuelles, trafic de drogue, rodéo à moto, « poulèvements »41 ou vols de portefeuilles. Ils retrouvent un ersatz d’équilibre par l’adhésion à cette société foncièrement corrompue fondée sur un système de valeurs inversé remplaçant la norme, adhésion qui seule peut leur assurer la survie. Le phénomène de la banalisation du mal – le mal est devenu normal –, déclenché par la guerre, est surpris et illustré par le narrateur du Venin : « Depuis que la guerre avait rendu le meurtre légal, rien n’était plus tabou, ni la torture, ni la transsexualité, ni les copies non autorisées de livres »42, ainsi que par le personnage-narrateur de « Tempête » : « J’ai été en prison pour complicité de viol […]. Des types l’ont tenue au sol et ils l’ont violée l’un après l’autre, et moi je suis resté à regarder sans rien faire. C’était la guerre, tout était permis »43.

  • 44 « Le Cercle sportif […] garde encore un caractère étranger, en partie à cause des joueurs de tennis (...)
  • 45 Cette impression que donne la novella « Tempête » est renforcée par l’auteur dans « L’Enfant et la (...)

22S’il fallait choisir une couleur générique spécifique de la guerre dans les œuvres des deux auteurs, ce serait le blanc dans le cas d’Anna Moï44 – le blanc étant la couleur du deuil chez les bouddhistes, et le gris dans celui de Le Clézio45. Pourtant, une telle stratégie serait fortement réductrice, car la guerre a de multiples visages, colorés dans de diverses couleurs – surtout lorsqu’il s’agit de l’œuvre de Moï. La faim, le remords et la violence sont ses attributs que nous nous proposons de traiter dans ce qui suit, à côté des couleurs et des tons que Moï et Le Clézio leur attribuent.

3.1. La couleur de la faim

23La nourriture est un bien précieux dans le mental collectif des peuples en guerre, c’est pourquoi beaucoup de choses passent par son filtre. La manière de Xuân de jouer du piano en est un exemple ; Mme Ninh, la professeure, ne cesse de la comparer à des produits alimentaires, fait qui en dit long sur les manques de la population civile vietnamienne :

  • 46 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 76.

Mais non, ta valse sonne comme un bol de riz rassis ; elle doit être plus gluante ! Elle prend toujours des critères alimentaires très réalistes. Ses marques dérivent souvent vers les profondeurs des virages intestinaux. Elle dit encore : On ne peut pas faire un bouillon aigre sans tamarin et on ne peut pas jouer du Bach sans un métronome intégré46.

24Quant à la population vietnamienne guerrière, celle-ci souffre de la faim tout comme la population civile – à la différence de l’armée américaine pour laquelle la nourriture ne manque jamais –, car malgré les possibilités logistiques, l’absence de ravitaillement est assez fréquente :

  • 47 Ibid., p. 213.

Tu as des GI américains nourris avec des rations importées. Tu as des soldats locaux qui mangent du riz, à peine du poisson et des légumes. […] Puis tu as des guérilleros qui sont nourris une fois de temps en temps. Il y a une armée riche, une armée pauvre et une armée plus pauvre47 .

  • 48 Jérôme Lucereau, Les écritures de la faim. Éléments pour une ontologie de la faim, Thèse de doctora (...)
  • 49 Idem.

25Dans sa thèse de doctorat dédiée à la problématique de la faim, Jérôme Lucereau remarque à juste titre que « toute famine est, d’une certaine façon, le fruit d’une quadruple inégalité sociale, économique, politique et humaine »48 ou encore que « dans toute famine, il existe des personnes qui échappent au manque d’aliments »49. Ces propos fort judicieux, illustrés par l’autrice franco-vietnamienne à plusieurs reprises dans son roman, le fragment ci-dessus n’étant qu’un exemple, révèlent la disparité qui existe entre les nantis et les démunis, entre ceux qui détiennent tout et ceux qui sont en manque de tout. Tandis que le rapport faim-satiété parle fort de cette disparité, la satisfaction du besoin primaire de manger reste un rêve pour beaucoup de vietnamiens.

  • 50 Moï, Anna, Le Venin du papillon, op. cit., p. 32.
  • 51 Corinne Morel, op. cit., p. 503.
  • 52 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, op. cit., p. 535.
  • 53 Ibid.

26Afin de donner du poids à la sensation de la faim, de la rendre saisissante, matérielle, factuelle, dans Le Venin du papillon, Anna Moï lui assigne une couleur : « J’avais tellement faim que tout devenait jaune, raconte la jeune Xuân. Personne ne sait ça, donc je te le dis : la faim a une couleur : le jaune »50. Pour nous rapporter à l’idée de la permanence de la faim, il convient de nous attarder sur la symbolique de la couleur jaune qui, par l’association à l’or, renvoie à l’éternité51. Cette valence vient étayer notre propos, mettant en lumière la durée de cet état de privation qui semble illimitée aux yeux du personnage, et renforçant, par la suite, l’affliction causée par la faim. De plus, si le jaune est une couleur « difficile à éteindre »52, la faim – telle qu’elle ressort des univers scripturaires analysés – est difficile à apaiser. Ensuite, assimilé aux céréales, à la récolte et aux moissons, le jaune évoque également le processus de mûrissement53 et peut, de la sorte, être associé aux transformations que subit la jeune Xuân. La faim, manifestation particulière de son corps, l’accompagne tout au long de son périple vers l’âge adulte, comme une composante insécable, inaliénable du processus de maturation. Cela nous enjoint d’affirmer que l’autrice situe la couleur jaune à l’intérieur d’un réseau de significations qui lui sont associées et construit un système symbolique autour de cette couleur, guerre, famine et maturation y étant interconnectées.

  • 54 Élodie Ripoll, Les couleurs de la littérature, un champ théorique à défricher, in « Poetica », Vol. (...)
  • 55 Ibid., p. 98.

27Dans son article intitulé Les couleurs de la littérature, un champ théorique à défricher, Élodie Ripoll distingue trois fonctions élémentaires qu’assurent la couleur : la fonction visuelle qui rend compte de l’immédiateté de la perception visuelle, intervient dans la représentation d’une image mentale et renvoie à des éléments déjà existants aussi bien qu’à des métaphores visuelles inouïes, la fonction symbolique qui, à part les valeurs dont on investit généralement une couleur, fait référence aux associations originales qui n’existent que dans une œuvre en particulier, étant « issue d’un nouveau système de couleur élaboré par un auteur »54, et la fonction poétique qui « joue du pouvoir d’évocation sonore mais aussi des analogies sonores, notamment des effets d’allitération et d’assonance »55.

  • 56 Jean-Baptiste Eczet, Ceci n’est pas une couleur, in Caterina Guenza (éd.) “L’homme”, N°. 230, avril (...)
  • 57 Corinne Morel, op. cit., p. 822.

28Chez Moï, la couleur jaune remplit simultanément deux fonctions : la fonction visuelle, puisque, par son intermédiaire, la faim est rendue saisissable, presque concrète, palpable, et la fonction symbolique, puisqu’elle innove sa propre sémantique, étant dorénavant associée à la faim terrible qui ronge sans cesse le ventre. Si « [l]a couleur peut se charger d’une signification, d’une valeur ou d’une émotion qui viennent indexer un autre usage dès lors qu’on le retrouve ailleurs »56, comme le remarque Eczet – dans la même veine de pensée que Ripoll –, il est à mentionner que la nouvelle symbolique dont Moï investit la couleur jaune, restriction, manque et pauvreté, se propage également sur le soleil, corps céleste traditionnellement associé à la lumière, à la vie et à la connaissance57. Cette valeur négative que revêt le soleil par le truchement de la couleur jaune est d’autant plus saillante dans le texte que la narratrice y fait référence à l’astre qui tanne la peau des locaux – la peau tannée étant spécifique pour les gens simples, les paysans et la classe ouvrière. Le soleil qui embrunit la peau, en l’assombrissant dans divers degrés, laisse s’entrevoir les échelons de la misère subie par ceux-ci aussi bien que par ceux appartenant aux minorités ethniques :

  • 58 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 34.

En dessous de la suprématie blanche, les autres nuances de couleur de peau se déclinent en sous-groupes de plus en plus sombres : beige, caramel, bronze, marron, kaki, noir. Ceux dont la peau est tant soit peu ombrée – paysans tannés par le soleil ou minorités ethniques – sont rassemblés sous un seul sobriquet : moï, un mot fourre-tout pour les sauvages, les marginaux et les barbares58.

29Ce fragment met en exergue un chromatisme des peuples, parlant fort de la discrimination, du dédain et de la haine raciale manifestés par les colons vis-à-vis des populations locales. C’est ainsi qu’à la couleur jaune, représentative de la faim insatisfaite, viennent s’ajouter d’autres couleurs, des tons et des nuances – beige, caramel, bronze, marron, kaki, noir – que nous pouvons, dès lors, associer à la privation, au manque, à l’incomplétude caractéristiques aux populations colonisées.

  • 59 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 94.

30Paradoxalement, même si un nombre important de gens ont perdu la vie pendant la guerre contre la colonisation, tout ce qui était lié à l’Occident était bon et attrayant aux yeux de la population locale, idée renforcée par Moï dans Le Venin du papillon : « Ce qui est occidental est fort, puissant, riche et désirable. Et blanc. À l’inverse, le terme local est associé à handicapé, pauvre, basané » 59. Plus encore, dans une interview accordée à Alison Rice en 2005, Anna Moï affirme que le peuple vietnamien ne ressent pas de rancune ou de haine à l’égard des occidentaux et en particulier à l’égard des américains, malgré son enfance difficile et les privations qu’elle a dû endurer :

  • 60 Alison Rice, op. cit.

Il n’y a pas de colère ni chez moi, je dirais, ni chez mes compatriotes vietnamiens, parce que, si vous allez, au Vietnam aujourd’hui les américains, par exemple, sont très bien traités. […] Dans les écrits vietnamiens sur la guerre, les américains ne sont jamais nommés ou très rarement. On dit l’« ennemi » parce qu’on se battait contre un ennemi, on ne se battait pas contre un peuple, des gens en particulier, je pense que c’était aussi une façon de se protéger. Il n’y a pas de rancune, pas de haine au Vietnam60.

  • 61 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit., p. 90.

31Concernant la novella « Tempête », si les personnages qu’elle met en scène souffrent de la faim, cela est plus suggéré qu’exprimé de façon claire. Un de ces personnages est June, la fille adolescente d’une femme coréenne – répudiée par ses parents après être tombée enceinte et établie à l’île – et d’un père inconnu qu’on présume être un G.I. Afin de nourrir sa fille, la mère de June devient pêcheuse d’ormeaux, et risque chaque jour sa vie en descendant dans la mer de Corée, une mer profonde et dangereuse, mais pourvoyeuse de nourriture : « votre maman est une femme de la mer, elle va y puiser chaque jour, pour que vous ne mouriez pas de faim »61, remarque le personnage-narrateur, Philip Kyo.

32La prêche du pasteur David, à laquelle la mère fait référence, insérée dans le discours narratif, dévoile une faim qu’on n’ose pas nommer mais qu’on aimerait bien pouvoir rassasier. Elle illustre le rêve d’abondance de l’homme affamé mais généreux, qui partagerait volontiers sa pitance avec ses semblables. Ce geste est d’autant plus significatif qu’il incarne la charité du pauvre :

  • 62 Ibid., p. 98.

Il avait raconté dimanche dernier cette histoire de la guerre, quand il ne restait plus rien à manger, et qu’on devait faire une fête, ou bien un mariage, je ne sais plus, et les gens ont prié, et tout à coup on a frappé à la porte de l’église, et c’était le restaurant de poulet grillé qui envoyait cinquante cartons-repas, avec du poulet et des frites et même la sauce au piment et les boîtes de Coca, et chacun a pu manger à sa faim, et comme il en restait on a même pu nourrir aussi les mendiants62.

  • 63 Il est utile de mentionner que, dans Ritournelle de la faim, Le Clézio décrit à son tour la faim ro (...)
  • 64 Grégoire Leménager, « Le Clézio : "La nostalgie a un goût malsain", in L’OBS, no 2890, 26.03.2020, (...)

33La faim que les personnages de « Tempête » essaient de cacher, devient explicite dans nombre d’autres œuvres lecléziennes63. La récurrence du thème de la faim est due au souvenir prégnant de ce manque, conservé depuis longtemps par l’écrivain au creux de sa mémoire : « [Je] me souviens très bien de la faim, et de ce que j’ai cherché pour la satisfaire : les choses grasses, le sel, parce qu’on manquait de tout. […] C’est très angoissant de se réveiller la nuit en ayant faim »64. Dans le conte « L’Enfant et la guerre », l’écrivain revient sur cette faim dévorante qu’il endurait chaque jour dans son enfance :

  • 65 Jean-Marie Gustave Le Clézio, 2020, op. cit., p. 128.

Avoir faim, ce n’est pas juste ce petit creux délicieux avant de revenir chez soi, au sortir de l’école. Ni ce besoin qui fait saliver, devant la table servie, devant l’assiette fumante, ou la console froide pleine de gâteaux de toutes les couleurs. Ce n’est pas même cette urgence, après une longue marche, ou une fatigue physique […]. Tout cela je l’ai connu, mais ce n’était pas la faim. C’était juste un besoin, une envie, aussitôt rassasiés dès que je commençais à manger. La faim dont je parle, je l’ai ressentie dans ma petite enfance pendant la guerre. Je ne me souviens que d’elle. Non pas un creux, mais un vide, au centre de mon corps, tout le temps, à chaque instant, un vide que rien ne peut combler, que rien ne peut rassasier. Une faim du jour, de la nuit, du dehors, du dedans, dans mon lit, dans la cuisine, en dormant, en marchant. […] ce vide que la guerre a creusé dans mon ventre, dans ma tête65.

  • 66 Bernard Lehut, Le Prix Nobel de littérature se confie comme rarement sur sa carrière, son inspirati (...)
  • 67 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « L’Enfant et la guerre », op. cit., p. 129.
  • 68 Ibid., p. 130.

34La faim renvoie immanquablement à la contingence de l’homme. Certes, avoir faim c’est d’abord et avant tout le lot des vivants, mais quand la faim ronge, la mort approche aussi. Le Clézio parle de la peur de ce manque, de l’angoisse de sa permanence et de la menace constante de la mort qui plane sur l’homme famélique : « J’ai vécu ces moments très difficiles en ayant la faim au ventre tout le temps, n’ayant pas assez à manger, on a l’impression que la survie est le souci, non seulement comment manger, mais comment arriver à vivre jusqu’au lendemain »66. Dans « L’enfant et la guerre », l’écrivain révèle une connaissance intime de la faim qui dépasse tout phénomène biologique, physiologique ou psychologique : « Je parle de vide. Ce n’était pas un vide du corps, mais un manque continu, une cavité, un espace »67, ou bien encore : « La faim, c’est un sentiment qu’on ne pourra jamais combler ce vide au centre du corps »68.

  • 69 Claude Romano, De la couleur, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2020, p. 286.

35Si, comme l’affirme Claude Romano, « [l]es couleurs ne se détachent les unes des autres qu’en empiétant constamment les unes sur les autres » et « se contaminent sans cesse et échangent leurs déterminations »69, alors l’atmosphère chromatique à dominante grise du roman engloutit tout : espace, êtres, sentiments et sensations, comme nous allons le voir prochainement. Il en résulte que, même si Le Clézio n’attribue pas de façon explicite une couleur à la faim ressentie par ses personnages, cette faim ne peut avoir qu’une seule couleur : le gris.

3.2. La couleur du remords

36Dans la novella « Tempête » se mêlent les voix graves et mélancoliques des deux personnages narrateurs : la voix de June, la jeune coréenne, et celle de Philip Kyo, photographe de guerre et franc-tireur pour la United Press. Notre intérêt portera sur celle de Kyo, car c’est la voix que l’on entend en premier, qui établit la tonalité générale de la novella et qui domine l’ensemble du texte, en l’empreignant des touches de gris.

  • 70 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit, p. 76.

37Philip Kyo, dont le travail consiste à suivre l’armée américaine et à immortaliser l’horreur de la guerre, finit par être accusé d’avoir commis « un viol par procuration »70 et condamné à six ans de prison. Dans Le Venin du papillon, Georges Moracchini, professeur de philosophie, père d’Odile et de Julien, rencontre, à son tour, un homme qui exerce le même métier que Kyo. Par l’intermédiaire de ce personnage, cynisme et obscénité atteignent leur acmé : 

  • 71 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 208.

Il est ici parce que les photos de cette guerre trouvent acheteurs pour des sommes jamais atteintes dans l’histoire de la photographie. Une bonne prise – une photo qui montre, par exemple, des enfants blessés ou morts, ou un moine cul-de-jatte, ou une sublime veuve – rapporte le prix d’une voiture de taille moyenne71.

  • 72 Stéphane Audoin-Rouzeau, « Massacres. Le corps et la guerre », in Alain Corbin, Jean-Jacques Courti (...)
  • 73 Pascal Bruckner, Le Paradoxe amoureux, Paris, Grasset, 2009, p. 190.

38Pendant la guerre d’Indochine, à cause de la grande proximité des photographes avec les champs de bataille ainsi que d’un manque de censure72, le dévoilement des cadavres des soldats ou des civils a sublimé l’horreur de la guerre. L’immortalisation de ces scènes parle fort de l’obscénité, car il n’y en a pas de plus grande que celle de « notre avidité à contempler la mort et la souffrance des autres »73.

  • 74 Stéphane Audoin-Rouzeau, op. cit., p. 310.

39L’atteinte au corps des femmes, culminant dans l’acte du viol, représente une autre constante de la réalité guerrière du dernier siècle74. Dans la ville vietnamienne de Hué, Philip Kyo devient, à son insu, le spectateur d’un viol perpétré par l’armée américaine. Une femme autochtone est violée par quatre soldats, réduite à sa chair, moquée, animalisée, sans que Kyo y intervienne :

  • 75 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit., p. 14.

Dans un réduit sans fenêtres, éclairé par une seule ampoule électrique nue, quatre hommes tiennent une femme. Deux sont assis sur ses jambes, un a attaché ses poignets avec une sangle, le quatrième est occupé à un viol interminable. Il n’y a pas de bruit, comme dans les rêves. Sauf la respiration rauque, celle du violeur, et un autre souffle, rapide, aigu, de la femme, étouffé par la peur, elle a peut-être crié au début car elle porte la marque d’un coup sur la lèvre inférieure, qui s’est fendue, et le sang qui a coulé a fait une étoile sur son menton. La respiration du violeur s’accélère, une sorte de râle profond, oppressé, un bruit grave et saccadé de machine, un bruit qui s’accélère et semble ne jamais devoir s’arrêter75.

  • 76 Ibid., p. 20.
  • 77 André Comte-Sponville, Le sexe ni la mort. Trois essais sur l’amour et la sexualité, Albin Michel, (...)
  • 78 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit, p. 60.

40L’homme qui assiste au viol sans agir, qui regarde « sans rien faire ou presque », tout en ressentant « un début d’érection » face à cette scène, a la conscience de sa propre culpabilité : « regarder et se taire, c’est agir »76, affirme le personnage. Ses mots rappellent les propos philosophiques d’André Comte-Sponville : « [n]ul n’est coupable d’avoir un sexe, ni innocent tout à fait de sa sexualité »77 et met en exergue la faiblesse de l’être humain face à ses instincts et à ses désirs. L’image de la femme violée suivra Kyo jusqu’à la fin de la novella, de même qu’un sentiment de remords qui se répercutera à tout jamais dans sa conscience : « Mes yeux d’assassin. C’est à cause de ces images que je suis ici, pour trouver ce qui les détient, la boîte noire qui les enferme à jamais. Non pour les effacer, mais pour les voir, pour ne jamais cesser de les faire apparaître »78.

  • 79 Ibid., p. 14.
  • 80 Ibid., p. 34.
  • 81 Ibid., p. 61.
  • 82 Claire Devarrieux, « J.-M.G. Le Clézio : "Écrire ajoute des jours à ma vie" » in Libération, mis en (...)
  • 83 Emil Cioran, Le Crépuscule des pensées, [1940], Paris, L’Herne, « Biblio essais », Le Livre de Poch (...)

41Dans « Tempête » tout est dominé par la couleur grise, tristesse, mélancolie, ennui s’y mêlent : « [l]e ciel est gris, couleur du remords »79, « la mer est grise »80, « mon visage [est] gris, mes cheveux [sont] gris comme si je sortais d’un lit de cendre »81. Par la référence à la cendre qui renvoie immanquablement à l’oiseau Phoenix, l’écrivain semble anticiper la renaissance symbolique du personnage-narrateur qui aura lieu à la fin de l’œuvre, processus facilité d’un côté par l’irruption de la jeune June dans la vie de Kyo et de l’autre par la tempête qui passe sur l’île. Mais la cendre en dit plus sur la personne qu’elle qualifie, symbolisant la douleur lancinante récurrente, la souffrance psychique intense, le déchirement constant du personnage. Dans une interview accordée à Claire Devarrieux, Le Clézio réitère la symbolique de la couleur grise qu’il associe au remords, en appuyant sa thèse sur la philosophie cioranienne : « Cioran, qui est un écrivain très destructeur, qui descend sans arrêt les certitudes, a eu un mot que j’aime bien sur "la couleur du remords". La première fois que j’ai lu ça, ça m’a choqué, pourquoi le remords aurait-il une couleur ? Comme c’était la tempête, j’ai pensé que ça pouvait être le gris. Le gris serait la couleur du remords que Cioran n’a pas mentionnée »82. Il paraît pourtant que dans Le Crépuscule des pensées, le philosophe, pour lequel « [l]e remords est la forme éthique du regret [, un] regret élevé au rang de souffrance », associe ce sentiment à la couleur violette dans une phrase averbale dont la brièveté et la concision semblent exclure tout autre association possible : « Le violet, couleur du remords »83.

  • 84 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit, p. 98.

42Dans la novella leclézienne, le gris se mêle sans cesse au noir, couleur des ténèbres jaillissant des profondeurs de la mer : « La nuit envahit l’île. Chaque soir, flaque après flaque, crevasse après crevasse. La nuit sort de la mer, sombre et froide, elle se mélange à la tiédeur de la vie »84. Ce topos, constamment nourri et assombri par les traces d’une guerre atroce, met en exergue le gris-noirâtre d’une conscience humaine rongée par le remords et la conviction dans l’impossibilité de la rédemption du personnage :

  • 85 Ibid., p. 22-23.

Je remonte le temps, je reconstruis ma vie. Je voudrais revenir au pas de la porte de la maison de Hué, regarder, et mon regard arrêterait le temps, jetterait la confusion, libérerait la femme de ses bourreaux. Mais rien de ce que je sais ne s’effacera. L’île est la certitude de l’irrédemption85.

  • 86 Emil Cioran, op. cit., p. 8.

43Cette phrase articulée par le personnage-narrateur rappelle une fois de plus la philosophie cioranienne : « L’on ne ressent jamais plus douloureusement l’irréversibilité du temps que dans le remords. L’irréparable n’est que l’interprétation morale de cette irréversibilité »86.

  • 87 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit, p. 61.
  • 88 Ibid., p. 75.
  • 89 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 142.

44Philip Kyo, un homme sombre et mystérieux, qui porte en lui « la fureur de la nuit », « cette onde aveugle qui vient de la mer et marmonne et ressasse toute la nuit »87 est revenu à l’île pour voir « ses gouffres, ses crevasses, son lit d’algues noires et mouvantes », la mer houleuse, engloutisseuse d’hommes et de femmes, « la fosse [d]es noyés aux yeux mangés, les abîmes où se dépose la neige des ossements »88 où git aussi sa bien-aimée. Cette mer, profonde et menaçante, décrite dans la novella de Le Clézio, est semblable à celle dépeinte par Anna Moï dans son roman : « Avec le vent qui grossit et la marée qui monte, des crevasses se fendent, des mâchoires s’ouvrent pour avaler les nageurs vivants »89.

  • 90 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, op. cit., p. 295.
  • 91 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 109.

45Mais l’obscurité, à part sa symbolique négative étroitement liée à la mort, peut aussi revêtir une valeur positive et représenter le lieu des germinations. Le noir est ainsi « la couleur des origines, des commencements, des imprégnations, des occultations, à leur phase germinative, avant l’explosion lumineuse de la naissance »90 ou bien, si nous pensons à Philip Kyo, celle du retour physique au topos de l’amour perdu, du retour psychique aux origines du mal, de la catabase suivie de l’anabase, facilitée par la rencontre d’une jeune fille et s’achevant par la renaissance symbolique du héros. Similairement, le personnage d’Edgar dans Le Venin du papillon se retrouve rajeuni grâce à son histoire d’amour avec Xuân : « Son corps juvénile libère le jeune homme emprisonné à l’intérieur du diplomate français aux cheveux blancs qui fait quinze ans de plus que son âge réel »91.

  • 92 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit, p. 128.
  • 93 Ibid., p. 81.
  • 94 Ibid., p. 82.
  • 95 Ibid., p. 126.
  • 96 Ibid., p. 112.

46Le personnage-narrateur masculin leclézien est en proie à un double processus de purification, favorisé par la tempête – « La tempête, en passant sur l’île, m’a vidé de toute ma rancœur. Je me sens léger »92 –, et par les larmes versées par June – « À cet instant je me sens neuf, il me semble que toutes les années que je n’ai pas vécues sont pardonnées, emportées dans le vent »93. Ces larmes, « élixir de [s]a jeunesse »94, qui coulent sur les joues de l’adolescente, « un ange, une messagère du paradis, une familiarité avec Dieu »95, lavent son péché et accélèrent son départ de l’île, en changent, par cela, la trajectoire de sa vie. L’endroit de sa mort deviendra ainsi celui de sa renaissance, d’une vie nouvelle qui se poursuivra au-delà d’un temps immobile, au-delà d’une île où les malheurs d’une guerre passée semblent s’être éternisés : « J’étais venu pour mourir […] et c’est la vie qui me reprend »96.

  • 97 Ibid.
  • 98 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit, p. 90.
  • 99 Ibid., p. 126.
  • 100 Ibid., p. 133.

47Il convient cependant de ne pas perdre de vue le fait que l’homme n’est pas le seul à subir des changements ; tout ce qu’il met hors de lui est repris, absorbé, assimilé par l’adolescente. Cela nous enjoint de parler d’un double transfert, nuisant à la jeune fille, mais bénéfique à l’homme qui pourra ensuite partir vers de nouveaux horizons : « Mais une nuit, une seule nuit près du corps d’une femme me donne mille ans »97. Kyo le sait, et June le sait aussi : « J’ai maintenant le goût du café dans la bouche, cette amertume, et je ne peux plus m’en passer. C’est Kyo qui me l’a donnée, la nuit où j’étais couchée contre lui sous la tente »98, « il a rempli mon cœur […] d’amertume, il s’est libéré en moi, il m’a rempli de sa destinée »99, « il m’a donné son esprit, la méchanceté de son cœur, et à présent […] il n’a plus envie de mourir, il est libre »100.

3.3. La couleur de la violence

  • 101 Stéphane Audoin-Rouzeau, op. cit., p. 281-284.
  • 102 Ibid., p. 308.
  • 103 Idem.
  • 104 Ibid., p. 309.

48« Toute expérience de guerre est, avant tout, expérience du corps », affirme Audoin-Rouzeau, car « ce sont les corps qui infligent la violence [et] c’est aux corps que la violence est infligée »101. Mais dans le théâtre du Pacifique, la guerre menée par le Japon entre 1941 et 1945 a pris une autre dimension, cette zone devenant un « épicentre de la cruauté »102. Les Américains non seulement se défendaient face à leurs adversaires japonais, mais ils les détruisaient avant que ceux-ci le fassent en premier, en leur infligeant de la douleur et en prenant du plaisir103. Les pratiques américaines de la décapitation et de la découpe du corps ont survécu à la capitulation du Japon, étant fréquentes après 1950 en Corée ainsi qu’au Vietnam ; les cadavres des ennemis étaient profanés, la guerre s’étant donné pour but d’opérer un anéantissement total, absolu de l’autre, ambition ressortant d’une haine raciale démesurée104. La couleur de la violence et de la mort, non-nommée, mais suggérée par la pratique d’amputation des membres des soldats chez Moï, et par le sang versé sur le champ de bataille chez Le Clézio, est la couleur rouge :

  • 105 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 114.

Les personnages principaux sont assis dans les fauteuils roulants. Il leur manque des membres – un bras, deux bras, une jambe, deux jambes. L’un des hommes n’a plus aucun de ses quatre membres ; un soldat le pousse. La guerre est une machine à réduire les anatomies des hommes. Il suffit de quelques années de guerre pour amputer oreilles, yeux, doigts, cerveaux appartenant aux corps autrefois vaillants d’hommes jeunes105.

  • 106 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit., p. 14.

49La guerre a tout effacé, la guerre a tout brisé. […] La guerre était une belle fille au corps de rêve, aux longs cheveux noirs, aux yeux clairs, à la voix envoûtante, et elle s’est métamorphosée en vieille hirsute et méchante, en mégère vengeresse, impitoyable, inhumaine. Ce sont les images qui me reviennent, qui montent du plus profond. Corps disloqués, têtes coupées, jonchant les rues sales, flaques d’essence, flaques de sang106.

50En temps de guerre la violence se manifeste tout d’abord sur le champ de bataille, mais elle dépasse cet espace, en se répercutant également sur la population civile. Dans la novella « Tempête », cette violence prend souvent la forme de l’agression sexuelle, beaucoup de femmes étant violées par les soldats américains, telle la femme vietnamienne de Hué, victime du viol collectif auquel assiste Kyo.

  • 107 Corinne Morel, op. cit., p. 780.
  • 108 « Le viol figure en réalité un contre-érotisme qui ne saurait être défini autrement qu’en référence (...)
  • 109 Corinne Morel, op. cit., p. 780-781.
  • 110 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 42.

51Dans Le Venin du papillon, la pulsion sexuelle est associée à la couleur rouge incarnant le feu du corps, sa force s’exprimant dans les pulsions vitales et sexuelles107, étant lié à l’érotisme aussi bien qu’au « contre-érotisme »108 s’associant à l’appétence sexuelle démesurée, aux instincts incontrôlés, à l’animalité de l’être humain109. Cette pulsion, manifestation de la violence, est rendue saisissante à travers une scène ubuesque mettant au centre Xuân et Mr. Johnson, son patron américain. Saisi par le désir que trahit tout d’abord son visage empourpré, l’homme « fait émerger [son sexe] de la fente de son caleçon » en s’approchant de Xuȃn qui « saisit le verre d’eau froide et le jette sur [son sexe] car c’est la partie la plus rouge et sûrement la plus échauffée de son corps »110, comme le pense la jeune fille.

  • 111 Ibid., p. 43.
  • 112 « L’homme est l’être qui agit, tandis que la femme l’être qui reçoit … Dans ce qui est féminin est (...)

52Si Xuân ne dénonce pas l’action de l’homme, cela pourrait s’expliquer soit par des raisons culturelles, le sexe étant un sujet tabou dans la culture vietnamienne, culture profondément ancrée dans le confucianisme, soit par le contexte de domination coloniale, celle-ci représentant l’archétype de la femme colonisée, impuissante face à l’homme colon. Il est à mentionner aussi le fait que le mot que Mr. Johnson utilise pour parler de son sexe, n’existe pas dans le lexique de la langue vietnamienne. À sa place, dans le dictionnaire, Xuân retrouve une métaphore, « l’Être solaire ». De même, pour le mot désignant le sexe féminin, la fille découvre le syntagme, tout aussi métaphorique, de « la Voie de l’Obscurité »111. Il est à remarquer que ces métaphores, liées à leur tour, mais d’une autre manière à la problématique chromatique, ne sont pas sans rappeler la philosophie de Hegel, tout comme l’explique Jean-Loup Korzilius. En partant de la dichotomie hégélienne entre la femme perçue comme « élément récepteur » et l’homme perçu comme « élément agissant »112, Korzilius rend explicite le parallélisme entre, d’un côté, la femme et la couleur, et d’autre, l’homme et la lumière :

Si la femme ne se définit que comme la matrice qui attend l’homme, sa « semence », ce « moi » qui va sceller leur union, il n’en est pas autrement pour la couleur puisque sa forme pigmentaire illustre l’idée même de la matérialité compacte, tandis que la lumière, elle, « révèle un autre [que soi], c’est ce qui fait son essence ». La couleur est « du vu » (Gesehenes), soumise, la lumière est « moyen de voir » (Mittel des Sehens), efficiente. Le rapport homme-femme dans son principe et son éthique, la lumière, d’essence spirituelle, trouvant dans la couleur son contraire immobile et inférieur. Les femmes comme les couleurs n’accèdent que grâce à leur partenaire procréateur à une existence réelle et pleine, le même terme de « subjectivité », l’élément mâle, désignant dans le registre chromatique ce qui a « conditionné » (vorausgesetzt) la couleur et ce par quoi elle est « maintenue » (gehalten) dans la matière. Même l’incomplétude physiologique de la femme réapparaît dans les « très incomplet » effet de couleur puisqu’il « individualise » la lumière et n’en communique que deux dimensions à la vue alors qu’une « totalité spatiale » (räumliche Totalität) requière aussi la « profondeur » (Tiefe).

Conclusion

  • 113 Dans une interview accordée à Dennis Pereire-Egan, Anna Moï explique sa prédilection pour le présen (...)
  • 114 Jean-Marc Mourra, op. cit., p. 122.

53Jean-Marie Le Clézio écrit « Tempête » – livre profondément lié au souvenir de la guerre de Corée – à la première personne, par le prisme d’un narrateur autodiégétique, d’un ton triste et résigné, et dans un langage soigné. Dans son Venin du papillon, roman qui se déroule sur fond de guerre américaine, Anna Moï privilégie l’écriture à la troisième personne, la narration hétérodiégétique, un langage parfois humoristique et souvent trivial. Son écriture au présent113 parsemée de jeux de langue « port[e] la langue française, remarque Jean-Marc Mourra, à des limites où se font entendre les multiples voix du monde postcolonial »114.

54Quant à la problématique chromatique qui fait l’objet de notre article, tandis que chez Le Clézio les couleurs se décolorent, tendent vers le gris en devenant ternes, tristes, mornes, chez Moï le lecteur découvre une myriade de couleurs qui mettent en jeu des images visuelles saisissantes faisant toute la richesse de son écriture. À la différence de la palette chromatique déployée par Le Clézio, éminemment sombre, dominée par la grisaille, contribuant grandement à la mise en œuvre d’une ambiance oppressante, celle qui caractérise l’écriture d’Anna Moï, beaucoup plus féconde, plus éclatante, ne participe, que par endroits, au renforcement de l’atmosphère pesante d’une société en guerre.

  • 115 Jean-Baptiste Eczet, op. cit., p. 88.

55Pour conclure, vu le fait que le lexique de la couleur est extrêmement large et varié, se composant d’adjectifs, de substantifs, de verbes, d’adverbes et de locutions adverbiales, ainsi que des structures lexicales plus élaborées, telles des comparaisons imagées115 ou des métaphores – lexique que nous n’avons pas pu approcher dans l’économie de notre travail –, et que la problématique chromatique peut être traitée sous de multiples angles, un travail de longue haleine reste encore à accomplir pour cerner la problématique de la couleur dans les œuvres de Jean-Marie Gustave Le Clézio et d’Anna Moï.

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Notes

1 « Pour une “ littérature-monde” en français », Le Monde, le 15 mars 2007, [En ligne], URL : https://www.lemonde.fr/livres/article/2007/03/15/des-ecrivains-plaident-pour-un-roman-en-francais-ouvert-sur-le-monde_883572_3260.html.

2 Elle publie un essai et un article visant la problématique de la francophonie (Anna Moï, Espéranto, désespéranto. La francophonie sans les Français, Paris, Gallimard, 2006 ; Anna Moï, « L’Autre », in Michel Le Bris et Jean Rouand (éds.), Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007).

3 Denis Perreira-Egan, « Je ne me considère pas comme une intellectuelle, je pense être plutôt une artiste », Interview avec Anna Moï, rfi, le 15 mai 2009, [En ligne], URL : http://www.rfi.fr/fr/culture/20110411-anna-moi.

4 « Pour une "littérature-monde" en français », op. cit.

5 Jean-Marie Gustave Le Clézio, Quinze causeries en Chine. Aventure poétique et échange littéraire, Paris, Gallimard, 2019, p. 170-171.

6 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », Paris, Gallimard, 2014.

7 Anna Moï, Le Venin du papillon, Paris, Gallimard, 2017.

8 La novella « Tempête », comme l’affirme son auteur, est « reliée à un souvenir, elle aurait pu être située au Japon. Mais ce n’est pas tout à fait insignifiant que ce soit en Corée, dans une région qui a souffert deux guerres terribles, la guerre contre le Japon, la guerre de libération, et puis la guerre civile, qui a donné lieu à ce qu’on appelle la guerre de Corée, qui était atroce, et a laissé une blessure incurable. » (Claire Devarrieux, « J.-M.G. Le Clézio : "Écrire ajoute des jours à ma vie" » in Libération, mis en ligne le 26 mars 2014, [En ligne], URL : http://next.liberation.fr/livres/2014/03/26/ecrire-ajoute-des-jours-a-ma-vie_990470. Le Venin du papillon parle à son tour d’une guerre, la guerre américaine d’Indochine).

9 Son choix de ne pas nommer le pays où l’action se déroule, de gommer toute référence à celui-ci est, comme l’explique l’autrice, une technique narrative qui lui permet de se libérer de tout contexte afin de procéder à l’écriture : « J’ai mis dix ans à écrire Le Venin du papillon. […] Donc j’ai dû reconstruire le livre, j’ai dû aussi m’extraire de la réalité de ce que j’ai vécu pour aller vers la fiction et c’est pour ça d’ailleurs que j’ai éliminé toutes les références au Vietnam, et à partir du moment où je me suis libérée de tout ce contexte, j’ai pu vraiment réécrire le roman et l’achever. [L]a réalité historique et autobiographique, on va dire, sont des contraintes dont je dois m’échapper, sinon je ne sais pas écrire. » (Anna Moï vous présente son ouvrage « Le Venin du papillon » aux Éditions Gallimard, Librairie Mollat, URL : https://www.youtube.com/watch?v=vUUqtp8Q3RQ&t=199s).

10 Alison Rice, « An interview with Anna Moï », Francophone Metronomes, Ivry-sur-Seine, juin 2005, URL : https://www.youtube.com/watch?v=LWNnZp1v748.

11 Jean -Marie Gustave Le Clézio, « L’Enfant et la guerre », Paris, Gallimard, 2020, p. 106.

12 Anna Moï, Espéranto, désespéranto. La francophonie sans les Français, op. cit., p. 58.

13 Michael Doran (éd.), Conversations avec Cézanne, Paris, Macula, 1978, p. 119.

14 Marguerite Duras, L’Amant, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984.

15 Jean-Marc Mourra, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 2019, p. 204.

16 « [Je] revisite les mythes de Marguerite Duras, évidemment l’un des grands mythes est celui de l’amant, cette histoire d’une très jeune fille française avec un homme plus âgé qui est un attaché chinois, il y a donc peut-être eu un parallèle entre cette histoire et celle que je raconte en miroir, on va dire. J’ai tiré des éléments de ma propre histoire pour raconter cette année de la vie de Xuân, mais le personnage de l’amant de Xuân est, en vrai, un mélange des deux personnes ayant existé. » (Anna Moï vous présente son ouvrage « Le Venin du papillon » aux Éditions Gallimard, op. cit.).

17 Michel Abescat, Ma tasse de thé avec Anna Moï, 28e Festival du livre de Colmar, 2017, URL : https://www.youtube.com/watch?v=_SCyejAcjGQ&list=PL6o4bvd44URahLmVtQ8fAh2ai-vDTvRh4&index=2

18 La théoricienne féministe américaine définit ce concept comme « un large registre […] d’expériences impliquant une identification aux femmes ; et pas seulement le fait qu’une femme a eu ou a consciemment désiré une expérience sexuelle génitale avec une autre femme. » (Adrienne Rich, “Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence”, Signs, Vol. 5, N° 4, Women: Sex and Sexuality, 1980, p. 648, [En ligne], URL : http://0-links-jstor-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sici?sici=0097-9740%28198022%295%3A4%3C631%3ACHALE%3E2.0.CO%3B2-2).

19 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 36-37.

20 Georges Lanoë-Villène, Dictionnaire de la symbolique des couleurs, Collection « Les dictionnaires symboliques », Paris, MdV Éditeur, 2010, p. 37.

21 Corinne Morel, Dictionnaire des symboles, mythes et croyances, Paris, L’Archipel, 2004, p. 140.

22 Portal, Frédéric, La symbolique des couleurs. Des couleurs symboliques dans l’Antiquité, le Moyen Âge et les temps modernes, [1857], Puiseaux, Pardès, 1999, p. 21.

23 Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Éditions Robert Laffont et Jupiter, 2005, p. 126.

24 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 107.

25 Ibid., p. 108.

26 Francesco Alberoni, « Énamoration et amour dans le couple » in Madeleine Moulin et Alain Eraly (eds.), Sociologie de l’amour. Variations sur le sentiment amoureux, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1995, p. 16.

27 Idem.

28 « [Je] fis acte d’insoumission dès l’âge tendre, refusant le rôle féminin et subordonné attribué par ma naissance dans un monde confucéen », avoue Anna Moï dans le livre Pour une littérature-monde. (Anna Moï, « L’autre » in Michel Le bris et Jean Rouard (eds.), Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007, p. 243). Il va sans dire que le Confucianisme a imposé aux femmes des règles de conduite qui perdurent encore dans la société vietnamienne contemporaine. Ces règles tournent autour des Quatre Vertus que les femmes sont supposées cultiver : être travailleuses et respecter le travail des autres, garder une apparence physique propre et simple, se concentrer sur la beauté intérieure et contrôler les émotions fortes. (Aurélie Chevant, « À l’ombre des Cages à Tigres : imaginaire décolonial et représentations du corps individuel et social dans Riz Noir d’Anna Moï » in Laté Lawson-Hellu, Les Cahiers du GRELCEF, N°. 6, L’Individu et le social dans les littératures francophones, London (Ontario), Canada, Western éditions, Mai 2014, p. 181).

29 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 151.

30 Ibid., p. 107.

31 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p.107.

32 Ibid., p. 108-109.

33 Ibid., p. 108.

34 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, op. cit., p. 129.

35 Georges Lanoë-Villène, op. cit., p. 13.

36 Corinne Morel, op. cit., p. 162.

37 Ibid., p. 111.

38 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, op. cit., p. 831.

39 Frédéric Portal, op. cit., p. 58.

40 L’autrice fait référence de manière implicite à l’immolation du moine Thích Quảng Đức qui a eu lieu le 11 juin 1963, à Saïgon, capitale du Vietnam du Sud jusqu’en 1975, occupée successivement par les Français et les militaires états-uniens. Une raison de plus afin d’associer la ville où se passe l’action dans le roman de Moï à Saïgon est sa réputation de ville « dévergondée » sous influence étrangère.

41 Nom créé par l’écrivaine pour désigner les enlèvements de poules ( Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 183).

42 Anna Moï, Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., op. cit., p. 26.

43 J.-M.G. Le Clézio, « Tempête », op. cit., p. 61.

44 « Le Cercle sportif […] garde encore un caractère étranger, en partie à cause des joueurs de tennis et des escrimeurs vêtus de blanc. Dans tous les autres lieux de la ville, le costume blanc est banni, le blanc est banni, le blanc étant la couleur de la mort et de l’esprit quittant le corps » (Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit, p. 98), ou bien « Dans la ville, le blanc règne, comme pour annoncer les morts à venir, car la saison sèche est la meilleure saison pour la guerre » (Ibid., p. 121).

45 Cette impression que donne la novella « Tempête » est renforcée par l’auteur dans « L’Enfant et la guerre » : « La guerre, c’est gris. […] Nous sommes arrivés à Roquebillière au début du printemps 43, alors qu’il faisait encore froid, et je me souviens seulement du gris. Les gris des paletots des soldats allemands que j’ai vus occupés à déjanter les pneus de l’auto de ma grand-mère, dans la cour de son immeuble. Gris comme le ciel de l’aube quand nous sommes partis en camion pour la montagne. Gris comme les vallées de l’arrière-pays, couleur du ciment des falaises, couleur de l’air confiné de la remise au-dessus de laquelle nous allions vivre » (Jean-Marie Gustave Le Clézio, « L’Enfant et la guerre », op. cit., p. 124).

46 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 76.

47 Ibid., p. 213.

48 Jérôme Lucereau, Les écritures de la faim. Éléments pour une ontologie de la faim, Thèse de doctorat en littérature générale et comparée, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, 2016, p. 67.

49 Idem.

50 Moï, Anna, Le Venin du papillon, op. cit., p. 32.

51 Corinne Morel, op. cit., p. 503.

52 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, op. cit., p. 535.

53 Ibid.

54 Élodie Ripoll, Les couleurs de la littérature, un champ théorique à défricher, in « Poetica », Vol. 47, N°. 1/2, Leiden, Brill, 2015, p. 97.

55 Ibid., p. 98.

56 Jean-Baptiste Eczet, Ceci n’est pas une couleur, in Caterina Guenza (éd.) “L’homme”, N°. 230, avril/juin 2019, Paris, EHESS, 2019, p. 119.

57 Corinne Morel, op. cit., p. 822.

58 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 34.

59 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 94.

60 Alison Rice, op. cit.

61 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit., p. 90.

62 Ibid., p. 98.

63 Il est utile de mentionner que, dans Ritournelle de la faim, Le Clézio décrit à son tour la faim rongeante ressentie par ses personnages aux temps des guerres, en lui dédiant le prologue du roman : « Je connais la faim, je l’ai ressentie. […] Enfant, j’ai une telle soif de gras que je bois l’huile des boîtes de sardines, je lèche avec délices la cuiller d’huile de foie de morue que ma grand-mère me donne pour me fortifier. J’ai un tel besoin de sel que je mange à pleines mains les cristaux de sel gris dans le bocal, à la cuisine. […] Cette faim est en moi. Je ne peux pas l’oublier. » (J.-M.G. Le Clézio, Ritournelle de la faim, Paris, Gallimard, 2008, p. 11-12.)

64 Grégoire Leménager, « Le Clézio : "La nostalgie a un goût malsain", in L’OBS, no 2890, 26.03.2020, p.73.

65 Jean-Marie Gustave Le Clézio, 2020, op. cit., p. 128.

66 Bernard Lehut, Le Prix Nobel de littérature se confie comme rarement sur sa carrière, son inspiration et « Chanson bretonne », publié avant le confinement, [En ligne], publié le 13 mars 2020, URL : https://www.rtl.fr/culture/arts-spectacles/80-ans-de-j-m-g-le-clezio-sa-famille-la-bretagne-son-inspiration-il-se-confie-sur-rtl-7800381097?fbclid=IwAR30H-OqxWN9c04hPTk0g8Bi81pgf_gNANWU6tajfDkaZBuLjt6z04KFB8 .

67 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « L’Enfant et la guerre », op. cit., p. 129.

68 Ibid., p. 130.

69 Claude Romano, De la couleur, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2020, p. 286.

70 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit, p. 76.

71 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 208.

72 Stéphane Audoin-Rouzeau, « Massacres. Le corps et la guerre », in Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (éds.), Histoire du corps 3 : Les mutations du regard. Le XXe siècle, Paris, Seuil, 2006, p. 318.

73 Pascal Bruckner, Le Paradoxe amoureux, Paris, Grasset, 2009, p. 190.

74 Stéphane Audoin-Rouzeau, op. cit., p. 310.

75 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit., p. 14.

76 Ibid., p. 20.

77 André Comte-Sponville, Le sexe ni la mort. Trois essais sur l’amour et la sexualité, Albin Michel, « Le Livre de Poche », 2012, p. 189.

78 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit, p. 60.

79 Ibid., p. 14.

80 Ibid., p. 34.

81 Ibid., p. 61.

82 Claire Devarrieux, « J.-M.G. Le Clézio : "Écrire ajoute des jours à ma vie" » in Libération, mis en ligne le 26 mars 2014, [En ligne], URL : http://next.liberation.fr/livres/2014/03/26/ecrire-ajoute-des-jours-a-ma-vie_990470.

83 Emil Cioran, Le Crépuscule des pensées, [1940], Paris, L’Herne, « Biblio essais », Le Livre de Poche, 1991, p. 8-9.

84 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit, p. 98.

85 Ibid., p. 22-23.

86 Emil Cioran, op. cit., p. 8.

87 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit, p. 61.

88 Ibid., p. 75.

89 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 142.

90 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, op. cit., p. 295.

91 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 109.

92 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit, p. 128.

93 Ibid., p. 81.

94 Ibid., p. 82.

95 Ibid., p. 126.

96 Ibid., p. 112.

97 Ibid.

98 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit, p. 90.

99 Ibid., p. 126.

100 Ibid., p. 133.

101 Stéphane Audoin-Rouzeau, op. cit., p. 281-284.

102 Ibid., p. 308.

103 Idem.

104 Ibid., p. 309.

105 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 114.

106 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Tempête », op. cit., p. 14.

107 Corinne Morel, op. cit., p. 780.

108 « Le viol figure en réalité un contre-érotisme qui ne saurait être défini autrement qu’en référence à l’érotisme […] » (Sophie Jollin-Bertocchi, J.M.G. Le Clézio : L’Érotisme, les mots, Paris, Éditions Kimé, 2001, p. 23).

109 Corinne Morel, op. cit., p. 780-781.

110 Anna Moï, Le Venin du papillon, op. cit., p. 42.

111 Ibid., p. 43.

112 « L’homme est l’être qui agit, tandis que la femme l’être qui reçoit … Dans ce qui est féminin est bien contenu l’élément matériel, tandis que, chez l’homme, c’est la subjectivité qui est contenue » (Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, II, Philosophie de la nature, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2004, p. 707).

113 Dans une interview accordée à Dennis Pereire-Egan, Anna Moï explique sa prédilection pour le présent de la narration, aussi bien que pour le récit à la troisième personne : « Je ne l’ai pas fait consciemment, je ne savais pas que j’écrivais au présent. Le vietnamien est une langue qui ne se conjugue pas et je suis sûre que dans cette démarche il y avait cette langue maternelle qui […] était mon fantôme […] derrière moi qui m’a empêchée de faire certaines choses et notamment de conjuguer les verbes. Et ce fantôme empêche aussi plusieurs autres choses, mais je suis en train de le vaincre, il m’a empêchée pour très longtemps de dire « je » parce que je viens d’une culture où on ne dit pas « je » et puis surtout quand on est une femme. (Dennis Perreira-Egan, op. cit.).

114 Jean-Marc Mourra, op. cit., p. 122.

115 Jean-Baptiste Eczet, op. cit., p. 88.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alexandra Dǎrǎu-Ştefan, « Chromatisme de l’amour et de la guerre dans la novella « Tempête » de Jean-Marie Gustave Le Clézio et le roman Le Venin du papillon d’Anna Moï »TRANS- [En ligne], 28 | 2022, mis en ligne le 19 novembre 2024, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/8087 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.8087

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