1Le choix du décor normand en tant que source principale d’inspiration dans des œuvres littéraires est récurrent chez des écrivains français qui ont souhaité tantôt faire revivre l’image du paysan cauchois modeste et primitif, tantôt proposer des comparaisons géographiques et culturelles entre l’univers traditionnel et celui de la modernité. Honoré de Balzac, par exemple, dans La Vieille Fille et Le Cabinet des Antiques avait pris le modèle de la ville d’Alençon, une commune française qui fait partie de La Basse-Normandie, pour dépeindre la routine des paysans. Pour Gustave Flaubert, l’image de la Normandie apparaît comme un véritable havre de paix, surtout dans Madame Bovary, où il accentue le décor de la province rouennaise, afin d’évoquer les mœurs de l’époque. Le panorama d’Étretat, brodé par les plages impressionnantes et les falaises d’une vue magique, est aussi mis en scène dans le roman L’Aiguille creuse de Maurice Leblanc, où la ville d’Étretat est le repaire du personnage principal, Arsène Lupin. Quant à Guy de Maupassant, nous rappelons pour la partie romanesque les chefs-d’œuvre dont l’action se déroule en Normandie : Une vie (dans le pays de Caux), Bel-Ami (à Rouen) et Pierre et Jean (dans Le Havre) et, du côté de la prose courte, les soixante-six récits du recueil Contes normands annotés par Marie-Claire Bancquart, dont La mère Sauvage, La Ficelle, Boule de Suif et Boitelle se remarquent en premier.
- 1 René Dumesnil, Guy de Maupassant, Paris, Librairie Armand Colin, 1933, p. 2.
2« Maupassant est un pur Normand. Il l’est physiquement, par la carrure et la force ; moralement par "l’orgueil naïf" »1. Pour Maupassant, l’oasis d’inspiration littéraire inépuisable est, sans nul doute, la Normandie. Il aimait tellement sa région d’origine qu’il en a fait un « temple » sacré dans la plupart de ses œuvres, où celle-ci communique avec le lecteur à travers presque tous ses sens. Si le visuel et l’auditif priment, principalement grâce aux nombreux paysages « ravivés » par la couleur et par le vacarme des animaux, nous décelons également l’olfactif et le gustatif surtout dans les récits où la campagne normande est dépeinte si merveilleusement que nous ressentons le véritable parfum des orangers fleuris, ou le goût de la viande dorée au pot-de-feu et du nectar des fleurs. Le toucher, bien que moins fréquent, est identifiable surtout durant l’automne, quand la moisson attend les fermiers.
- 2 Gérard Lacaze-Duthiers, Guy de Maupassant, Son œuvre, Portrait et Autographe, Paris, La Nouvelle Re (...)
3Même si l’écrivain a fréquenté plusieurs lieux durant sa vie, il reste fidèle aux représentations des terres normandes, qui rappellent à la fois l’enfance et l’adolescence du petit Guy. Gérard de Lacaze-Duthiers, qui affirme le statut de véritable conteur de Maupassant, insiste sur la nature simple, réelle et sincère des récits qui sont « […] des emprunts à la réalité, des souvenirs personnels, des histoires arrivées »2. Qu’il s’agisse de paysages côtiers, à travers des descriptions de falaises, de vallons, de la mer, etc., ou qu’il s’agisse de la partie intérieure de la région figurée par des villes et des villages – dont Fécamp, Rouen, Le Havre, Yvetot sont des exemples saillants –, du nord au sud et d’est en ouest, l’écrivain nous offre un spectacle unique, faisant de cette façon revivre la Normandie d’autrefois.
- 3 Guy de Maupassant, Contes et Nouvelles, Tome II, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1979 (...)
J’aime ce pays et j’aime y vivre parce que j’y ai mes racines, ces profondes et délicates racines, qui attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui l’attachent à ce qu’on mange, aux usages comme aux nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux odeurs du sol, des villages et de l’air lui-même. J’aime ma maison où j’ai grandi. De mes fenêtres, je vois la Seine qui coule le long de mon jardin, derrière la route, presque chez moi, la grande et large Seine, qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux qui passent3.
- 4 André Vial, Guy de Maupassant et l’art du roman, Paris Ve, Librairie Nizet, 1954, p. 457.
4L’écrivain exprime ainsi son attachement aux paysages naturels, aux Normands âpres, aux décors rustiques, à la vie rude des paysans, aux traditions et aux métiers. Maître observateur par excellence, Maupassant met en évidence méticuleusement chaque détail, commençant par le tableau général d’ensemble du plateau normand (côté pictural) et jusqu’aux mœurs de ses habitants (côtés psychologique et ethnographique), ou plus exactement ce que André Vial appelle « le pittoresque vigoureux des mœurs »4.
5La description pittoresque de Rouen sur laquelle s’ouvre la nouvelle Un Normand raisonne avec le chapitre Ier, IIème partie du roman Bel-Ami, publié trois ans plus tard, en 1885. Ce tableau rouennais, si cher à Maupassant, est observé et dépeint en profondeur, de la vue d’ensemble aux moindres détails. Trois images différentes sont évoquées dans la nouvelle et reprises dans le roman : le côté architectural de Rouen, le faubourg Saint-Sever et les bords de la Seine.
- 5 Guy de Maupassant, Contes et Nouvelles, Tome I, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1974, (...)
Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies ; puis le cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu. C’est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques, travaillés comme des bibelots d’ivoire […]5.
- 6 Guy de Maupassant, Bel-Ami, La bibliothèque électronique du Québec, Collection « À tous les vents » (...)
Ils venaient de s’arrêter aux deux tiers de la montée, à un endroit renommé pour la vue, où l’on conduit tous les voyageurs. […] Puis la ville apparaissait sur la rive droite, un peu noyée dans la brume matinale, avec des éclats de soleil sur ses toits, et ses mille clochers légers, pointus ou trapus, frêles et travaillés comme des bijoux géants, ses tours carrées ou rondes coiffées de couronnes héraldiques, ses beffrois, ses clochetons, tout le peuple gothique des sommets d’églises que dominait la flèche aiguë de la cathédrale, surprenante aiguille de bronze, laide, étrange et démesurée, la plus haute qui soit au monde6.
6Dans ces deux passages qui reprennent l’aspect architectural de Rouen, une première similitude se distingue au niveau de la focalisation. Avant tout, du côté de la nouvelle, il y a une technique narrative de focalisation interne et un narrateur qui glisse dans la peau d’un des personnages et prend la parole. Le pronom personnel « nous » démasque le narrateur personnage (et son ami dans ce cas) et nous fait témoins de cette représentation de Rouen par son propre filtre. Dans le roman, bien que Maupassant joue sur un mélange des techniques narratives, cette représentation de la ville est également évoquée à travers un point de vue qui attire l’attention sur l’intériorité de l’écrivain. Le narrateur n’utilise pas « je » ou « nous », mais nous repérons ses sentiments le long de l’histoire à travers ses déplacements, ses rencontres, ses péripéties, etc. Cependant, la contemplation de la nature dans les deux cas souligne un premier contraste. Au début de la nouvelle, le narrateur admire Rouen depuis le compartiment d’une voiture à cheval en mouvement. Les verbes d’action : « sortir de Rouen », « suivre au grand trot », « filer », « traverser », « se mettre au pas » et « monter » donnent l’impression d’un récit dynamique qui s’oppose à l’effet statique illustré dans le roman à travers le verbe : « venir de s’arrêter ». Autrement dit, si le narrateur de la nouvelle monte de la vallée vers le plateau, il s’éloigne de la ville donc, dans le roman, le narrateur est déjà sur le plateau (il se dirige vers Rouen) et s’arrête pour admirer ce panorama.
7À propos de la représentation de la campagne rouennaise, nous remarquons que dans le roman la description est plus ample et que le narrateur se sert de plusieurs figures de style pour créer l’effet de réel, en rapport avec la description du style gothique. Si dans la nouvelle il n’y a qu’une épithète « clochers gothiques » et une comparaison « […] clochers gothiques, travaillés comme des bibelots d’ivoire », du côté du roman, la même image regorge de tropes différents qui crayonnent un tableau achromatique, gris, de la cathédrale, où seule la lumière du soleil brille. La comparaison de la nouvelle est reprise sous la forme des « clochers légers […] travaillés comme des bijoux géants », qui conserve l’idée de minutie et en même temps de préciosité de l’architecture. Dans le roman, le narrateur recourt à plusieurs adjectifs pour traduire la diversité des formes architecturales de la cathédrale : « clocher légers, pointus, trapus ou frêles », « tours carrées ou rondes », « couronnes héraldiques », « flèche aiguë », « aiguille de bronze, laide, étrange et démesurée », alors que dans la nouvelle il n’y a qu’un seul adjectif qui révèle le style gothique. D’ailleurs, l’anastrophe repérée au niveau syntaxique par la « surprenante aiguille » accentue l’immensité de la cathédrale et crée, par les adjectifs péjoratifs « laide », « étrange » et « démesurée », un effet dramatique dans lequel sombre la ville.
- 7 Guy de Maupassant, Contes et Nouvelles, Tome I, op. cit., p. 576.
Derrière nous Rouen […] en face, Saint-Sever, le faubourg aux manufactures, qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité. Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments humains ; et là-bas, la « Pompe à feu » de la « Foudre », sa rivale presque aussi démesurée, et qui passe d’un mètre la plus géante des pyramides d’Égypte7.
- 8 Guy de Maupassant, Bel-Ami, op. cit., p. 256-257.
Mais en face, de l’autre côté du fleuve, s’élevaient, rondes et renflées à leur faîte, les minces cheminées d’usines du vaste faubourg de Saint-Sever. […] Plus nombreuses que leurs frères les clochers, elles dressaient jusque dans la campagne lointaine leurs longues colonnes de briques et soufflaient dans le ciel bleu leur haleine noire de charbon. Et la plus élevée de toutes, aussi haute que la pyramide de Chéops, le second des sommets dus au travail humain, presque l’égale de sa fière commère la flèche de la cathédrale, la grande pompe à feu de la Foudre semblait la reine du peuple travailleur et fumant des usines, comme sa voisine était la reine de la foule pointue des monuments sacrés8.
8De l’autre côté de la Seine, le faubourg Saint-Sever est décrit en comparaison avec la partie « sacrée » de Rouen. Dans la nouvelle, le narrateur emploie les adverbes « ici », « là-bas » et les prépositions « derrière » et « en face », tandis que, dans le roman, il se sert uniquement des prépositions « en face » et « de l’autre côté ». Quoi qu’il en soit, nous observons une similitude : dans chaque cas, les termes distinguent clairement les deux cités séparées par le fleuve, mais qui, aperçues de Canteleu, dépeignent l’image complète du panorama rouennais. Une autre ressemblance est repérable au niveau de l’ambiance créée qui complète ce tableau. La sensation de suspense est illustrée à travers les verbes « dresser », « s’élever » et amplifiée par le numéral « milles » et l’adjectif « nombreuses ». En plus, d’une part l’épithète « cheminées fumantes » et de l’autre, la métaphore « leur haleine noire de charbon » traduisent l’atmosphère lourde, étouffante. Le faubourg Saint-Sever se montre donc comme une pieuvre qui répand son encre sur la ville, contaminant, de cette façon, toute l’atmosphère et amplifiant, symboliquement, l’effet dramatique de l’atmosphère urbaine.
9Par ailleurs, la comparaison entre la flèche de la cathédrale et la plus haute cheminée fumante est un autre point commun. Les groupes nominaux : « sa rivale », « sa fière commère » et les métaphores « la reine du peuple travailleur et fumant des usines » et « la reine de la foule pointue des monuments sacrés » semblent différencier deux mondes à la même hauteur, mais qui s’opposent radicalement : l’univers religieux et l’univers ouvrier. D’un point de vue herméneutique, ce décor peut être interprété comme une tentative de la part de Maupassant d’illustrer la lutte entre la société et l’Église Catholique : à la fois ceux qui souillent les lois religieuses et ceux qui sont poussés par les normes à une vie misérable. D’ailleurs, nous pouvons présumer que la fumée qui assombrit le ciel clair crée un décor sombre, nocif, qui annonce, métaphoriquement, le déroulement tendu de chaque action : d’une part le père Mathieu qui vend « sous le manteau » des statuettes aux femmes non mariées et, de l’autre part, l’attitude très réservée de Madeleine envers Georges, immédiatement après leur mariage, ainsi que son indisposition face à la vie rustique.
- 9 Guy de Maupassant, Contes et Nouvelles, Tome I, op. cit., p. 576.
Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d’îles, bordée à droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de prairies immenses qu’une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas. De place en place, des grands navires à l’ancre le long des berges du large fleuve. Trois énormes vapeurs s’en allaient, à la queue leu leu, vers Le Havre ; et un chapelet de bâtiments, formé d’un trois-mâts, de deux goélettes et d’un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit remorqueur vomissant un nuage de fumée noire9.
- 10 Guy de Maupassant, Bel-Ami, op. cit., p. 257.
Là-bas, derrière la ville ouvrière, s’étendait une forêt de sapins ; et la Seine, ayant passé entre les deux cités, continuait sa route, longeait une grande côte onduleuse boisée en haut et montrant par place ses os de pierre blanche, puis elle disparaissait à l’horizon après avoir encore décrit une longue courbe arrondie. On voyait des navires montant et descendant le fleuve, traînés par des barques à vapeur grosses comme des mouches et qui crachaient une fumée épaisse. Des îles, étalées sur l’eau, s’alignaient toujours l’une au bout de l’autre, ou bien laissant entre elles de grands intervalles, comme les grains inégaux d’un chapelet verdoyant10.
10Nous relevons en dernier lieu les divergences et les convergences dans la représentation de la Seine, creusant son lit à travers le plateau rouennais, et de la forêt de Roumare, dans le roman et la nouvelle. Outre l’aspect achromatique de Rouen et de Saint Sever, le narrateur décrit le fleuve et les environs verdoyants qui semblent apporter une bouffée d’air frais aux deux cités imprégnées de cet air suffocant. Les épithètes apportant des informations d’ordre chromatique : « de falaises blanches », « la forêt des sapins », « côte onduleuse boisée », « os de pierre blanche » ou « chapelet verdoyant », apportent en même temps une touche de couleur à la ville assombrie ainsi qu’un effet d’animation. Par contraste avec l’image sombre de la ville, le vert des environs crée une sensation de dynamisme, de vie, renforcée par l’image des navires qui montent et descendent constamment le fleuve. Cependant « le nuage de fumée noire » d’un côté et « la fumée épaisse » de l’autre troublent à nouveau le vert de la nature, de manière identique à la façon dont la fumée du faubourg perturbe la ville. Dans le roman, cette représentation de la nature peut être associée, figurativement, à la relation tumultueuse de Georges avec Madelaine, avec des hauts et des bas et qui finit par s’effondrer.
11Le Fermier et Pierre et Jean sont deux autres œuvres maupassantiennes publiées à deux ans d’intervalle, qui se rapprochent par les descriptions analogues du pays de Caux. À la fois dans le conte et dans le roman l’action est placée dans Le Havre, mais dans la nouvelle cette mention est faite à travers le motif de la gare Alvimare (ligne Paris-Havre), alors que dans le roman le narrateur y fait directement référence. Si dans Le Fermier, l’action se déroule à la campagne normande, du côté du roman, Le Havre apparaît comme le motif du retour dans le passé, le retour aux racines normandes, par les nombreuses visites de Pierre et Jean en Normandie.
- 11 Guy de Maupassant, Contes et Nouvelles, Tome II, op. cit., p. 814.
Le baron regardait au loin, d’un œil triste, la grande campagne normande, ondulante et mélancolique, pareille à un immense parc anglais, à un parc démesuré, où les cours des fermes entourées de deux ou quatre rangs d’arbres, et pleines de pommiers trapus qui font invisibles les maisons, dessinent à perte de vue les perspectives de futaies, de bouquets de bois et de massifs que cherchent les jardiniers artistes en traçant les lignes des propriétés princières. Et René du Treilles murmura soudain : — J’aime cette terre ; j’y ai mes racines11.
- 12 Guy de Maupassant, Pierre et Jean, La bibliothèque électronique du Québec, Collection « À tous les (...)
On partit vers dix heures afin d’arriver pour le déjeuner. La grand-route poudreuse se déployait à travers la campagne normande que les ondulations des plaines et les fermes entourées d’arbres font ressembler à un parc sans fin12.
12Une première similitude entre les deux passages concerne la perspective narrative : d’une part nous sommes témoins de la perspective interne tumultueuse de Pierre, d’autre part c’est le narrateur personnage qui perçoit les événements. Maupassant emploie donc dans chaque cas la focalisation interne, rapprochant au mieux le lecteur des pensées et des sentiments de ses héros. De la même manière, la représentation de la campagne se fait, à nouveau, depuis le compartiment d’un char campagnard dans le conte (« Nous montâmes dans cette cage à poulets […] »), respectivement d’un break dans le roman : « […] et un break fut loué pour cette excursion. ». Les deux narrateurs contemplent la vue rurale depuis un char/break qui bouge, ce qui crée un effet dynamique au récit.
13Par ailleurs, nous observons que Maupassant imagine la campagne normande, à la fois dans le conte et dans le roman, comme un parc immense. Les épithètes « parc anglais », « parc démesuré » sont repris dans le roman sous la forme du groupe nominal « un parc sans fin », dévoilant le vaste vert qui domine le paysage champêtre. L’effet du visuel est renforcé en même temps par l’image des fermes entourées d’arbres et les ondulations sans fin des plaines qui transposent le pittoresque de la campagne. La couleur verte est la reine de la palette chromatique de ces passages, rendue grâce à l’épithète « pommiers trapus » ou aux groupes nominaux « rangs d’arbres », « les perspectives de futaies, de bouquets de bois et de massifs » et « ondulations des plaines ». Cette couleur anime le paysage et attire l’attention sur la fonction productive de la nature en pleine saison de récolte.
- 13 Guy de Maupassant, Contes et Nouvelles, Tome II, op. cit., p. 815.
Je ressortis pour regarder la cour. Elle était très grande, pleine de pommiers antiques, trapus et tortus, et couverts de fruits, qui tombaient dans l’herbe, autour d’eux. Dans cette cour, le parfum normand des pommes était aussi violent que celui des orangers fleuris sur les rivages du Midi. Quatre lignes de hêtres entouraient cette enceinte. Ils étaient si hauts qu’ils semblaient atteindre les nuages […]13.
- 14 Guy de Maupassant, Pierre et Jean, op. cit., p. 197.
C’était l’époque des récoltes mûres. À côté des trèfles d’un vert sombre, et des betteraves d’un vert cru, les blés jaunes éclairaient la campagne d’une lueur dorée et blonde. Ils semblaient avoir bu la lumière du soleil tombée sur eux. On commençait à moissonner par places […]14.
- 15 Guy de Maupassant, Pierre et Jean, op. cit., p. 100.
14Bien que les deux passages révèlent la campagne normande, ils s’opposent par le cadre dépeint. Le conte propose la description de la cour normande, fréquente d’ailleurs chez Maupassant, tandis que le roman retrace l’image des champs avec leurs récoltes mûres. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, la chromatique est celle qui ressort le plus dans la description et nous pensons même qu’il s’agit de la même saison, c’est-à-dire l’été, dans le paysage du conte tout aussi bien que dans celui du roman. Le vert, le jaune et le rouge sont les couleurs régnantes qui crayonnent le paysage idyllique de la campagne. Les groupes nominaux expriment l’olfactif et le visuel : « pommiers antiques », « des trèfles d’un vert sombre », « des betteraves d’un vert cru », « les blés jaunes », qui font référence, par les tons variés et contrastés du vert, à la saison des moissons. De même, du côté du conte, Maupassant se sert de l’image des hêtres et des pommiers antiques pour souligner le parfum nostalgique du temps qui coule irrévocablement. Fugit irreparabile tempus apparaît comme un leitmotiv qui dévoile, symboliquement, l’image de la maison normande touchée par la flèche du temps impitoyable. Dans le roman, le même motif des hêtres est employé pour suggérer le retour dans le passé, durant l’enfance de Pierre et Jean : « S’il avait eu quelque argent il aurait pris une voiture pour faire une longue promenade dans la campagne, le long des fossés de ferme ombragés de hêtres et d’ormes »15. Par extension, Maupassant use de ce motif pour remonter, indirectement, vers sa propre enfance.
15Le pays d’enfance et d’adolescence apparaît chez Guy de Maupassant comme un leitmotiv topographique. Fortement attaché à ces terres, l’écrivain les évoque en tant que cadre naturel dans une grande partie de sa littérature, où il parvient, grâce à l’art du détail, à transposer sous des angles différents, le décor champêtre de même que le mode de vie des paysans. D’ailleurs, ce leitmotiv apparaît d’abord dans ses contes et nouvelles et l’écrivain l’emploie ultérieurement dans ses romans, où son rôle est, le plus souvent, d’évoquer le retour dans le passé. Maupassant garde presque les mêmes détails en ce qui concerne la représentation de la campagne normande et des alentours de Rouen à la fois dans la prose courte et dans le roman. De l’architecture gothique des cathédrales au faubourg des ouvriers, du vert des plaines et du parfum des pommiers aux nuances sombres et aux odeurs nocives de la ville, de la cour normande aux champs agricoles, des aspects urbains aux travaux agricoles, l’écrivain nous promène dans un cadre à la fois moderne et traditionnel, mêlant de cette manière deux univers différents, mais qui crayonnent ensemble l’image complète de la Normandie d’autrefois.
16L’écrivain excelle comme observateur méticuleux de l’environnement normand et crée, par le pouvoir de l’effet visuel, des représentations réelles altérées ou non par le temps, qui remémorent son époque vivante.