- 1 Voir Édouard Driault et Michel Lhéritier, Histoire diplomatique de la Grèce de 1821 à nos jours, I- (...)
- 2 « Révolution », entrée de l’Encyclopédie Universalis.
- 3 Paschalis Kitromilidis M., Tradition, « La Révolution en France : L’éclat et l’ombre », 6ème chap. (...)
1Nombreux sont les voyageurs français en Grèce qui jettent leur regard sur divers aspects de la grécité à l’occasion de la Révolution grecque en 1821. Le grand nombre de récits de voyage publiés offre une représentation intéressante et complète de l’altérité grecque, qui est strictement liée avec les mobiles et les conséquences, aussi violentes que rédemptrices, de la révolution nationale. Notre étude se concentre sur les diverses, et souvent conflictuelles, représentations du fait révolutionnaire, qui sont associées, d’une part, à l’identité socioculturelle et aux objectifs idéologiques et esthétiques des écrivains voyageurs et, d’autre part, aux aspirations politiques des habitants grecs. Ceux-ci continuent de lutter pour la reconquête des terres assujetties, même après la fondation de l’état grec indépendant en 1830, jusqu’au début du vingtième siècle1. Certains voyageurs imprégnés du philhellénisme, (un mouvement développé dès la fin du 18ème siècle en France), adoptent une approche romantique et sentimentale de la guerre d’indépendance et fournissent une image idéalisée de l’altérité grecque, tandis que d’autres, suite à une tendance ethnographique récente, se montrent plus distants et critiques envers les Grecs modernes dont les actions politiques nocives ont entraîné des conséquences désastreuses pour le pays. Grâce à la pluralité des témoignages viatiques étudiés, on tentera de mettre en relation cette « évolution » grecque, qui « r-evient » d’un mouvement circulaire2 après quatre siècles de domination ottomane et qui porte l’influence idéologique de la Révolution française en 1789. Symbole du triomphe de la raison et modèle de la liberté, la Révolution française a exercé un rôle politique primordial en esquissant les lignes d’opposition idéologique en Europe du XIXe siècle3.
2Les tendances révolutionnaires occidentales ont provoqué des transformations profondes dans les structures sociales de la Grèce. La préparation idéologique de la Révolution grecque commence dès le dix-huitième siècle.
- 4 C. Th.Dimaras, La Grèce au temps des Lumières, Genève, Librairie Droz, 1969, p. 39.
3En effet, la dernière décennie du siècle des Lumières constitue un temps essentiel dans le développement de la culture hellène […] D’année en année, nous suivons la sclérose de l’humanisme religieux, la fixation de la doctrine réactionnaire, la formation de l’esprit libéral et l’émancipation progressive de la pensée laïque. Ces mouvements intellectuels sont, en grande partie, influencés par le développement de la politique internationale et de la vie culturelle en Occident4.
- 5 Ibid, p. 40-60.
- 6 P. Kitromilidis, op. cit., p. 275.
4Les Grecs du Danube déploient une activité éducative importante dans l’intention d’élever le niveau culturel du peuple. Les idées des Lumières nourrissent leur pensée politique qui devient critique et mûre. Fruit des idéaux démocratiques français, le rêve de libération nationale dans l’œuvre de Rigas Vélenstinlis incite la réaction populaire contre le despotisme. Plus concentré sur la question de la langue grecque à adopter dans la Grèce moderne, Adamantios Korais lutte contre l’ignorance et les préjugés à travers son enseignement et sa production littéraire riche. Durant cette période, on remarque la publication d’œuvres littéraires et théâtrales, de manuels de savoir-vivre et même de livres de pédagogie et d’enseignement. Les traductions d’ouvrages occidentaux, de religion, d’enseignement ou de culture générale augmentent également. D’une part, le Grec moderne prend conscience de sa liaison directe avec la Grèce ancienne, à travers sa tradition populaire, sa langue et la présence de l’antiquité classique dans le domaine scolaire. D’autre part, il reçoit l’influence d’un esprit néo-classique occidental qui est créé de la mémoire antique strictement liée au désir de renouvellement récent5. Cependant, selon Kitromilidis, l’Église tente de restreindre les conséquences idéologiques des Lumières, car ses intérêts coïncident avec ceux de la Porte Sublime6. Le rôle ambivalent de l’Église orthodoxe dans la lutte grecque sera mis en lumière par les voyageurs français, qui se rendent parfois compte du symbolisme religieux de la révolte grecque contre le joug ottoman.
- 7 K.Th. Dimaras, «Le Voyage en Grèce» dans Voyages en Grèce, textes sélectionnés par Dimaras K.Th., D (...)
5Dans cette étape du courant de pérégrination française en Grèce, un nouvel hellénisme apparaît et acquiert une importance particulière. Les contacts des voyageurs avec l’antiquité grecque, inscrits dans la tendance d’archaïsme dictée par la Révolution française, sont privilégiés en même temps qu’ils assurent la préparation du philhellénisme postérieur7. Certes, leur vision idéologique influence la représentation de la guerre d’Indépendance dans les récits de voyage. Quant à la préparation de la révolution, le témoignage suivant est évocateur de l’influence occidentale portée sur les Phanariotes, dont la contribution nationale dans la libération de la Grèce est reconnue par l’historien Buchon:
- 8 Jean-Alexandre Buchon, La Grèce continentale et la Morée. Voyage séjour et études historiques en 18 (...)
6Les familles Phanariotes avaient, longtemps avant la révolution grecque, adopté les habitudes occidentales. Presque toutes étaient opulentes, car tour à tour les dignités de hospodar de Valachie et de Moldavie, et celles de drogman de la Porte et de l’Arsenal, qui étaient des sortes de ministères ou celles de posternicks et autres hauts offices des principautés, avaient passé entre leurs mains. Leurs enfants apprenaient en naissance la langue française; toutes leurs relations étaient avec les Occidentaux, et surtout avec la diplomatie, et chaque famille se rangeait sous une bannière particulière. […] Au moment de la révolution grecque, les familles Phanariotes riches et puissantes prirent la part la plus active à l’affranchissement de la Grèce8.
7L’écrivain s’approche de la « révolution » grecque comme une étape historique cruciale qui marque une rupture par rapport à ce qui précède et dont les premiers résultats sont repérés dans la culture des Phanariotes. Grâce à leur éducation européenne élevée, ces familles nobles assument la responsabilité d’assurer la préparation idéologique de la révolte grecque. La vision de Buchon, purement philhellène, devient apparente à travers son éloge des Grecs, qui ont réussi à acquérir leur liberté dans des conditions difficiles. Il procède même à une évaluation du progrès effectué par le peuple grec dans l’intention de signaler l’ampleur de ce changement profond et radical qu’est la révolution: « Que l’on compare son point de départ avant la révolution grecque avec le point de départ des autres peuples pris la même année, et qu’on mesure ce qu’a fait chacun dans la même période d’années »9.
8À part l’aide matérielle, intellectuelle et morale des Phanariotes, si précieuse au début de la Révolution grecque, certains voyageurs accentuent le rôle favorable du clergé dans la guerre d’Indépendance en accordant ainsi une dimension religieuse à l’acte révolutionnaire. Ambroise Firmin Didot, qui a visité le pays vers les années 1816-1817, reconnaît l’importance de l’Église, en tant que lien de la grécité très fort :
- 10 Ambroise Firmin Didot, Notes d’un voyage fait dans le Levant en 1816 et 1817, Paris, Imprimerie de (...)
9De vénérables archevêques, les patriarches eux-mêmes, périssent de la mort la plus ignominieuse aux yeux des ambassadeurs de toutes les puissances chrétiennes. Ainsi, le clergé, si puissant dans la Grèce, mais que l’intérêt personnel et la crainte des malheurs inévitablement attachés à toute régénération politique auraient pu maintenir comme médiateur dans ce sanglant débat, s’est vu forcé de guider lui-même l’étendard de la révolte10.
- 11 Olga Augustinos, French Odysseys. Greece in French travel literature from the Renaissance to the ro (...)
10Loin de se servir du mot habituel « révolution », qui implique l’idée du bouleversement politique et idéologique, l’auteur choisit la « révolte », car il vise à transmettre à son public l’enthousiasme qui accompagne l’opposition brusque et indignée des Grecs contre l’autorité ottomane tout en accordant ainsi un caractère aussi sentimental que violent à la révolution grecque. Selon Olga Augustinos, Didot, influencé par l’itinéraire de Chateaubriand, a publié son récit en 1826 (un moment crucial pour la lutte d’Indépendance grecque) dans le but de promouvoir la cause du philhellénisme, ainsi que les efforts du peuple grec, qui n’ont pas été suffisamment reconnus par ses voyageurs contemporains11.
11Dans le cadre d’une approche marquée par la tendance philhellène, le voyageur Ségur-Dupéyron, venu en Grèce en 1839, met en lumière une pratique culturelle qui rappelle les mœurs antiques. D’ailleurs, le recours à la comparaison de l’Autre avec ce qui est connu et familier est très fréquent dans les récits de voyage en question :
- 12 P. Ségur-Dupeyron, «Excursion dans la Grèce orientale» dans la Revue des Deux-Mondes du 1er avril 1 (...)
Dimitri, qui nous accompagnait, brave et excellent homme, rencontra un frère d’armes ; c’était le fils du dimarque. Dans la révolution ils s’étaient juré sur l’Évangile de mourir au besoin l’un pour l’autre ; ces sortes d’associations étaient alors très en usage. Ne trouvez-vous pas que cela ressemble au serment des grecs avant la bataille de Platée12 ?
12Dans le passage ci-dessus, une ressemblance d’attitude parfaite s’établit chez les Grecs, anciens et modernes. Les gens que l’auteur a rencontrés ont adopté, devant le danger de la guerre, les principes de vertu, hérités de leurs ancêtres; le serment religieux constitue une manifestation sublime de leur patriotisme. Dans ce contexte, où l’écriture vise à relever les traits communs de continuité qui réunissent l’antiquité avec la Grèce moderne, la « Révolution » considérée comme un acte collectif solidaire de haute valeur éthique acquiert un caractère idéalisé et sacré. Cette approche romantique de la Révolution grecque résulte de l’éducation classique des voyageurs, d’un côté, et de leur propre expérience révolutionnaire en 1789, de l’autre. Selon Nicolaïdis,
- 13 Dimitri Nicolaidis, D’une Grèce à l’autre. Représentation des Grecs modernes par la France révoluti (...)
le philhellénisme, s’il est encore imprégné du souvenir de l’Antiquité, prend une tournure beaucoup plus active, dans la mesure où il est tout simplement plus adapté à son temps, plus préoccupé par une des composantes essentielles de l’ensemble des représentations qui composent l’image globale de la grécité : les habitants de la Grèce eux-mêmes. L’idéologie de la Révolution, en sensibilisant les hommes aux conditions de l’existence et à l’arbitraire du pouvoir, les a rendus moins étrangers au devenir de leurs semblables. Et lorsque après la chute de l’Empire, l’engagement collectif dans la grande aventure de l’humanité ne fut plus d’actualité, certaines personnes en mal d’héroïsme et d’abnégation s’engagèrent en solitaires dans d’autres aventures non moins passionnantes, comme celle de la guerre d’Indépendance de la Grèce. En ce sens, on peut dire que le Romantisme était déjà contenu dans la Révolution13.
13Le bagage intellectuel solide des écrivains est dorénavant associé à leur mûrissement politique, dû aux fermentations idéologiques d’un demi-siècle. Le développement du respect et de la tolérance envers l’altérité grecque qui affronte un ennemi identique, le despotisme, témoigne des profits tirés de la Révolution française. Sensible au malheur de l’Autre, le littérateur Reynaud, vient en Grèce en 1844, un an après l’établissement de la Constitution par le roi Othon. Pendant sa promenade politique dans le centre d’Athènes, le voyageur observe la Grèce contemporaine sous l’ombre de ses souvenirs classiques :
- 14 Charles Reynaud, D’Athènes à Baalbeck Furne et Cie, Paris, Libraires-éditeurs Saint-André des arts,(...)
Cette rue d’Hermès est le rendez-vous de tous les Athéniens. À une certaine heure du jour elle doit représenter d’une manière exacte l’ancienne Αγορά, la place publique sur laquelle leurs aïeux venaient écouter les beaux parleurs et débattre entre eux les intérêts de la chose publique. On les voit là en groupes nombreux et animés, discutant les plus hautes questions politiques, s’informant des nouvelles du jour, parlant d’avenir et de révolutions. […] Ils imaginent avoir atteint le plus haut degré de civilisation parce qu’ils ont adopté en partie notre code et parce qu’ils ont établi chez eux le régime constitutionnel14.
14La Grèce a adapté le code français à ses nécessités sociales, politiques et économiques. La vision élogieuse et optimiste du civisme grec, malgré la petite dose d’ironie de Reynaud, s’inscrit dans une tendance à associer toute réussite politique avec les idéaux démocratiques de leur héritage culturel illustre et avec l’ambiance politique révolutionnaire en Europe. L’usage du mot « révolutions » au pluriel est prometteur de leur lutte persévérante d’assurer leurs droits auprès du roi et de libérer les régions encore assujetties aux Ottomans.
15Ce substantif se réfère aussi au passé afin d’accentuer la lutte continue et acharnée du peuple grec contre les Ottomans pendant la guerre d’Indépendance. Edgar Quinet, historien et membre de la commission envoyée par le gouvernement français en Morée vers 1830, prend la défense des Grecs envers leurs calomniateurs, déçus dans leurs illusions après leur propre expérience de la réalité grecque actuelle :
- 15 Edgar Quinet, De la Grèce moderne et de ses rapports avec l’Antiquité, Paris chez F.G. Levrault, 18 (...)
Si la nation grecque n’a pu réaliser déjà toutes les espérances que l’imagination du monde avait conçues, je n’obéirai pas à la passion du dénigrement qui a saisi notre temps. Je ne renierai pas ce que j’ai senti. Je ne blasphémerai pas la résurrection d’un peuple. En relisant ce tableau, on avouera que jamais peuple n’est descendu plus avant dans la mort. […] Mais la Grèce, dit-on, n’a pas tiré tous les résultats promis par ses révolutions ? Après s’être relevée, la voilà retombée. Elle languit, elle végète. […] Après tout, ce commencement de vie nationale qu’on reproche si souvent aux Grecs comme un bienfait, ils le doivent à eux-mêmes. C’est l’ouvrage de leurs mains15.
16Le ton sentimental du discours éloquent que prononce Quinet témoigne de son philhellénisme tout en exerçant une critique austère sur l’évaluation injuste et stéréotypée d’autres voyageurs européens. Dans cette vision favorable de l’altérité grecque, qui acquiert aussi une dimension politique claire en faveur du libéralisme, l’usage de l’adjectif possessif « ses » précédant le substantif « révolutions » vise à présenter la Grèce digne de jouir des fruits de ses propres efforts. La rhétorique philhellène de l’écrivain acquiert un caractère théâtral et didactique à la fois.
17Nicolae Iorga fait la distinction
- 16 Nicolae Iorga, «Les voyageurs français dans l’Orient Européen», conférences faites en Sorbonne, ext (...)
entre les préoccupations des archéologues, des amateurs de l’antiquité des hellénistes et entre tout un mouvement libéral qui, ne pouvant pas se manifester avec énergie, ne pouvant pas conduire une lutte et arriver à une victoire dans les pays même de l’Occident, recherche un pays de révolution, dans un territoire sur lequel se lève un drapeau de révolte au nom des mêmes droits élémentaires de toute nation. Et on peut dire que la Grèce à partir de 1821 et de plus en plus jusqu’au quasi-avènement de Capo d’Istria, ‘‘ gouverneur’’ de la Grèce révolutionnaire, et jusqu’à l’avènement du roi Othon, imposé par l’Europe, est aussi la patrie active du libéralisme. C’est la place où tendent et arrivent à se rassembler une grande partie de ceux qui combattent pour l’idéologie révolutionnaire, pour le credo libéral16.
18L’auteur approfondit les objectifs des voyageurs français en Grèce dont l’identité socioculturelle, la fonction et la philosophie politique diffèrent. Les historiens, les diplomates et les militaires s’intéressent davantage à la question grecque et, spécialement, à l’instauration des idéaux démocratiques, qui ne peut être réussie que par la révolte indignée du peuple grec, longtemps assujetti aux Ottomans. La déception, due à leurs attentes politiques restées incomplètes en France, constitue souvent le motif principal de leur participation active à la guerre d’Indépendance grecque ou bien de la défense à travers leur plume fervente du pays face à ses adversaires.
19L’expérience personnelle des voyageurs dans la guerre d’Indépendance leur offre le privilège d’apercevoir de près la transformation des mentalités chez le peuple grec et même de constater les obstacles posés par des ambitions individuelles et des intérêts politiques au détriment du progrès de la nation grecque. Représentatif d’une démarche intellectuelle et morale douloureuse des Grecs avant d’assurer l’ordre national est le témoignage suivant de Davesiès de Pontès, philhellène passionné, qui a pris part active comme marin et soldat aux événements politiques et militaires de la Révolution grecque. Il envoyait même des lettres confidentielles aux principaux protecteurs du mouvement philhellène en Europe pendant sa navigation dans les mers du Levant :
- 17 Lucien Davesiès de Pontès, Études sur l’Orient, Paris, Amyot Libraire-Éditeur, 1864, p. 162-163.
Dès lors une distinction mieux caractérisée s’établit entre les partis aristocratiques et l’association nationale. D’un côté sont les divisions, les dilapidations, les trahisons; de l’autre la concorde, le désintéressement, le patriotisme, et, si tant de nobles efforts, sans cesse entravés par le pouvoir qui aurait dû les seconder, échouent et n’obtiennent point un résultat réservé à l’alliance de trois grandes nations, ils préserveront du moins l’État de la ruine, où l’aristocratie le précipite. Cette seconde phase de la révolution n’a pas été inutile à l’éducation du peuple; grâce à elle, il sait apprécier à leur juste valeur et l’ordre et l’anarchie17.
- 18 Françoise Mélonio « Lectures de Tocqueville », dans La Légende de la Révolution, actes du colloque (...)
20Davesiès de Pontès approfondit l’acte révolutionnaire qui a engendré un cercle vicieux de conflits entre l’aristocratie grecque et l’Association Nationale. Leurs intérêts opposés reflètent également les antagonismes des trois nations européennes, de la France, de l’Angleterre et de la Russie, qui intervenaient dans les affaires intérieures de la Grèce à travers leurs partis politiques respectifs. En effet, le déclenchement de la révolution a abouti à des gouvernements provisoires où règne l’anarchie sociale. Pourtant, en faisant le bilan de cette période historique tumultueuse, l’auteur met en lumière la dimension éducative de la révolution selon laquelle ses participants réussissent progressivement à s’apercevoir de la conduite politique erronée et d’y remédier. Selon Melonio, « On croyait que la Révolution avait un acte de naissance, à défaut d’avoir un acte de décès, mais la naissance n’est qu’une étape, pas même la plus décisive dans le « travail » de la société nouvelle »18. La déclaration de la guerre d’Indépendance en mars 1821 déclenche la naissance de la Révolution; pourtant, comme la guerre a duré neuf ans jusqu’à la fondation de l’état grec en 1830, plusieurs étapes politiques succédées ont forgé une mentalité civique plus mûre chez les Grecs modernes et ont progressivement contribué à la restitution de l’ordre national.
- 19 Antigone Samiou, « L’image des Grecs modernes dans les récits de voyage en langue française de 1830 (...)
21Par contre, l’interprétation de la Révolution comme un acte politique, qui suscite aussi la résurrection intellectuelle et culturelle du peuple, conduit Edgar Quinet à faire la distinction avec son caractère purement militaire. Dans la guerre d’indépendance, le rôle du clergé se restreint à la participation physique de ses membres, qui sont restés partisans d’un mode de vie périmé, plein de préjugés et de restrictions, comme plusieurs écrivains remarquent dans leurs récits de voyage19. Tout en reconnaissant l’œuvre révolutionnaire précieuse du clergé, l’écrivain signale sa stagnation intellectuelle et l’affaiblissement de son rôle politique:
- 20 Edgar Quinet, op. cit., p. 56-57.
Il était évident que le mouvement de génération, qui active et sollicite toute la Grèce, s’était arrêté sur le seuil de leur porte. Après la conduite brillante du clergé dans la révolution militaire, il semble qu’il n’aurait tenu qu’à lui de conserver la meilleure part dans la direction des affaires ; mais son incapacité, qu’il sent et reconnaît lui-même, l’a forcé d’abdiquer toute autorité politique20.
- 21 Simone Bernard-Griffiths, « Quinet : mythification et démythification de la révolution », dans La L (...)
- 22 Roger Mathé, L’exotisme, Recueil Thématique, Université des Lettres Bordas, Paris, 1972, p. 118-119
22Quinet évoque ses aspirations démenties concernant la mission réservée au clergé, qui n’a malheureusement pas été accomplie. La raison de sa profonde déception réside dans l’échec de l’Église à s’approprier du dogme chrétien dont l’essence s’identifie aux valeurs morales diffusées lors de la Révolution. Donc, il « vante la supériorité de l’État révolutionnaire, ou grâce à la liberté, l’égalité, la fraternité inscrites dans la loi, ‘‘la pensée chrétienne’’ ‘’devient comme la substance et l’aliment’’ du droit et des institutions modernes »21. En somme, l’approche de Quinet, favorable à la cause des Hellènes, est fondée sur son expérience récente de la Révolution française et de l’effondrement de l’Ancien régime, qui « a ravivé l’intérêt porté aux différences de gouvernement, de mœurs, d’ambiance»22.
- 23 Voir Antigone Samiou, « L’influence de la guerre de l’Indépendance (1821) sur la représentation de (...)
23Au fur et à mesure qu’on s’éloigne de 1830, date de la fondation de l’état grec, les témoignages romantiques et philhellènes deviennent moins nombreux en cédant la place à une critique de la réalité politique plus distante et moins sentimentale23. Le naturaliste et diplomate Victor Fontanier, qui parcourt l’archipel pendant la guerre d’Indépendance, transmet la déception du peuple grec face aux services offerts par le gouverneur Capodistria :
- 24 Victor Fontanier, Voyages en Orient, entrepris par ordre du gouvernement français, de 1830 à 1833, (...)
J’avais assisté aux dernières scènes de la révolution ; un nouveau gouvernement avait été installé, reconnu par l’Europe entière. Trois années de paix, après de si vives agitations avaient dû influer sur la prospérité publique ; […] Le comte Capodistria, que l’on avait considéré comme le générateur du pays avait trompé toutes les espérances; il n’avait su user ni les hommes ni les circonstances; enfin il avait abandonné le rôle glorieux de chef des Hellènes, pour devenir un misérable gouverneur russe24.
24L’expérience personnelle de l’auteur lui permet de porter un regard détaillé et perspicace sur les conséquences désastreuses entraînées par des conflits socio-économiques intérieurs et des interventions politiques extérieures à la fois tout en exerçant un jugement sévère sur les initiatives politiques échouées de Capodistria. Envoyé du gouvernement français, Victor Fontanier fait de la politique tout en partageant les ambitions du peuple grec d’assurer son indépendance réelle et son autonomie politique solide. Doué d’un esprit critique et d’une sensibilité affermie, l’écrivain approfondit les circonstances historiques pendant la période révolutionnaire tout en évoquant la dimension morale des décisions politiques prises. Quant à Gefen,
- 25 Alexandre Gefen, « Littérature et démocratie » Revue Esprit, juillet-août 2021, p. 47-56.
l’œuvre esthétique est réinvestie d’une valeur éthique comme d’une portée politique. […] la littérature confronte des descriptions de la réalité, toutes considérées comme également légitimes et pourtant contradictoires, au bénéfice de la démocratie25.
25Les récits de voyage étudiés arrivent à mettre effectivement en lumière la Révolution grecque dans tous ses aspects en contribuant ainsi largement à la propagation des idéaux helléniques et, par conséquent, à la représentation diverse et complète de la grécité révolutionnaire.
26Il est intéressant de remarquer que les voyageurs ne se contentent pas de faire le bilan de la guerre d’Indépendance ; en revanche, ils prolongent leur étude sur les revendications politiques des Grecs modernes, qui demandent au roi Othon une constitution en 1843. Dans ce cas, Antoine-Marie Chenavard, architecte et archéologue, révèle d’une manière expressive et vivante les aspects particuliers de cette révolution politique et sociale à la fois, qui a eu lieu dans les seins du royaume grec. Il procède également à une présentation cinématographique de la révolution qui puisse attirer la curiosité du public :
- 26 Antoine-Marie Chenavard, Etienne Rey, J.M. Dalbagio, Relation du voyage fait en 1843-1844 en Grèce (...)
Le peuple en armes était rassemblé autour du palais du roi, les canons étaient braqués contre ses portes, les canonniers n’attendaient que le signal […] L’orage grandissait. Dans toute la Grèce les populations étaient attentives au signal que devait donner Athènes, afin d’accourir en armes, si la révolution éprouvait de la résistance. […] Déjà les peuplades voisines se rendaient à la capitale vêtues de leurs manteaux à longs poils, armées et dans une attitude sombre et résolue. Toute la ville attendait dans l’anxiété la fin de cette journée qui devait voir ou l’accord s’établir entre le gouvernement et le peuple ou le sang couler à flots. Mais la défection fut complète du côté du roi, les bases d’une constitution lui furent présentées, il les signa, et l’on vit la joie renaître dans la ville, et l’on entendit le peuple saluer le roi de ses acclamations»26.
27L’auteur partage la nécessité que ressent le peuple grec d’acquérir une constitution en poursuivant la réalisation de l’idéal démocratique, déjà lancé lors de la Révolution française et repris lors de la Révolution nationale en 1821. En effet, grâce à cette révolte populaire brusque, qui montre la volonté puissante du peuple grec de revendiquer ses propres droits, la monarchie se transforme en constitutionnelle en mars 1844. Dans une approche sociologique de la révolution, l’écrivain prône la prudence des hommes politiques grecs en comparaison avec ses compatriotes français : «Une révolution en Grèce n’a pas l’aspect hideux de l’émeute dans nos villes ; nul jurement (les Grecs n’en connaissent pas), nul cri ne troublent la régularité de leur physionomie et n’en altèrent la noblesse»27. Malgré l’absence de sentimentalisme, auquel on s’était plutôt habitué dans les récits des années précédentes, la peinture réaliste de cet événement historique s’inscrit dans la tendance de plusieurs écrivains à soutenir le libéralisme qui triomphe progressivement sur la monarchie.
28Le progrès achevé après l’amélioration des conditions politiques a profondément touché la nation, selon le diplomate Thouvenel, qui en exprime indirectement sa fierté, d’autant plus qu’elle est due à Colettis, le représentant du parti français en Grèce :
- 28 Édouard Antoine Thouvenel, La Grèce du roi Othon, Correspondance de M. in 8o, Paris, C. Lévy, 1890, (...)
La Grèce est dans la voie d’un progrès incontestable. Entre l’année 1838, époque à laquelle je suis venu à Athènes pour la première fois, et l’année 1847, on peut dire hardiment qu’il s’est opéré dans le pays une véritable révolution matérielle. À côté du développement matériel, on rencontre en Grèce, une tendance égale au développement intellectuel28.
29La deuxième décennie après la fondation de l’état grec s’est avérée une période propice à des réformes politiques élémentaires, comme l’octroi de la constitution, ce qui a accéléré à son tour le rythme d’une métamorphose nationale sur tous les niveaux ; l’initiation progressive des habitants à un mode de vie, conçu selon les principes libéraux, apporte des fruits comme remarque l’auteur, qui n’en dissimule pas son enthousiasme à l’occasion de sa seconde visite à Athènes. L’usage métaphorique du mot « révolution », synonyme du progrès économique et intellectuel impressionnant, fait preuve d’une transformation mentale chez le peuple grec, qui exploite d’une manière prolifique les leçons de la Révolution.
30Une fois l’état grec indépendant fondé en 1830, les commentaires politiques des écrivains voyageurs concernent moins les conditions, les obstacles et l’issue de la révolte contre le joug ottoman; ceux-ci se concentrent davantage sur la métamorphose effectuée tant dans la pensée et l’âme des citoyens que dans les institutions politiques et sociales de la nation. Le docteur Camille Allard nous fournit le bilan de la période historique qui dure dès la révolution en 1821 jusqu’en 1854 où il a visité la Grèce du roi Othon. Optimiste vis-à-vis de l’avenir politique du peuple, qui a tant souffert pour obtenir sa liberté, l’auteur prend sa défense :
- 29 G. Camille Allard, Les échelles du Levant: Souvenirs d’Orient, Paris, Adrien le Clère et Cie, C. Di (...)
Ces progrès sont, en effet, sans exemple dans les annales des peuples, si l’on considère que les Grecs sortaient d’un joug qui a duré plus de quatre siècles, et, d’une révolution destructive qui a duré plus de dix ans. […] Un peu plus de trente ans, au milieu de difficultés sans nombre, ont suffi aux Grecs pour qu’ils se fassent noblement leur place dans le monde, et pour compter parmi les nations29.
31Procédant à une approche philhellène, Allard d’une part, signale l’ampleur de la réussite dont jouit la révolution militaire et politique grecque à la fois en comparaison avec d’autres peuples révoltés ; d’autre part, il insiste sur le caractère brusque, violent et parfois préjudiciable qu’a acquis leur juste révolte entraînant ainsi un bouleversement politique et culturel irréversible. Sa vision bienveillante envers l’altérité grecque nous rappelle la notice du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle français de Pierre Larousse qui développe le contenu de « révolution », selon l’idéologie bourgeoise,
- 30 Jacques-Philippe Saint-Gérand, « ‘‘Révolution(s)’’ à l’épreuve des lexicographes et des documents » (...)
comme désignant d’une manière toute spéciale les efforts violents que font de temps en temps les peuples les plus avancés pour conquérir une liberté politique et civile qui jusqu’à présent leur a presque toujours été, ou complètement refusée, ou mesurée avec une insultante parcimonie30.
32Identique est l’approche politique de la révolution tentée par Malherbe, qui consiste à approfondir l’importance de l’idéal démocratique dans la société contemporaine. En donnant la parole à son interlocuteur grec, selon lequel l’établissement d’une constitution est considéré comme une nécessité impérative pour des raisons de paix nationale, l’auteur analyse tous les paramètres impliqués, soit le désaccord du pouvoir royal, ainsi que le soutien solidaire des pays européens envers la Grèce. Le refus du roi
- 31 Raoul Malherbe, L’Orient 1718-1845. Histoire, politique, religion, mœurs etc, 2 vol., Paris, Gide e (...)
ferait naître tôt ou tard une révolution qui mettrait l’avenir de la Grèce en danger […] M. Bibilakis se mit aussi de la patrie, que dès le commencement de l’insurrection la Grèce avait adopté le système représentatif; que jusqu’à l’arrivée du roi elle l’avait toujours suivi; que le principe de la souveraineté du peuple était tellement dans sa nature, que nous le retrouvons établi dans son sein en remontant à la plus haute antiquité; qu’au reste, il était jugé tellement nécessaire à la Grèce moderne, que la France, l’Angleterre et même la Russie engageaient vivement le roi à donner aux Grecs une constitution31.
- 32 Gisèle Séginger, « Introduction », Arts et Savoirs, 12/2019, mis en ligne le 24 février 2020.
33Le discours aussi spontané qu’argumenté de l’homme grec révèle son esprit d’émancipation tout en associant à l’aide des termes politiques la révolution avec la démocratie, une valeur grecque qui remonte dans l’antiquité. Dans ce cas, « le terme ‘‘révolution’’ (formé sur le latin revolutio qui signifiait retour) [désigne] un moment de crise, de destruction, de changement »32. Quant au recours au mot « insurrection », qui est rarement utilisé par les voyageurs, Malherbe met effectivement l’accent sur le caractère réactionnaire de ce mouvement contre le pouvoir absolu royal dans l’espoir que celui-ci sera renversé.
- 33 Jacques-Louis Lacour, Excursions en Grèce pendant l’occupation de la Morée par l’Armée française da (...)
34En somme, la plupart des témoignages viatiques étudiés partagent les aspirations politiques des Grecs modernes et, en général, soutiennent la Révolution grecque qui constitue une fille spirituelle de la Révolution française. Toutefois, il existe certains extraits de récits de voyage dont les auteurs ne sont pas très favorables vis-à-vis de la Révolution à cause des risques courus lors des tensions sociales dans la nation même; ou parfois, il existe des auteurs qui s’expriment contre la Révolution à cause de leur idéologie monarchique. Plus précisément, pendant les premières années qui ont suivi la fondation de l’état grec, Jacques Lacour prend la défense de Capodistria et s’inquiète des conséquences désastreuses entraînées sur le pays à cause des conflits sociopolitiques : « On ne saurait contester à cette illustre victime des fureurs révolutionnaires de hautes vues de bienfaisance et des œuvres qui suffiraient pour faire d’un souverain plus qu’un roi, c’est-à-dire un grand citoyen. »33 La connotation négative du substantif « fureur » est renforcée par l’usage de l’adjectif « révolutionnaire ». Selon l’auteur, la fureur qui, en d’autres termes, a abouti à l’assassinat du gouverneur par ses ennemis politiques à Nauplie en 1831, constitue une conséquence désastreuse de la révolution. Donc, si Lacour ne se prononce pas directement contre la Révolution grecque, il dénonce quand-même les motifs et les actions politiques de ses représentants.
35Cependant, la vision des historiens Michaud et Poujoulat, venus en Grèce dans la deuxième moitié de l’année 1830, est clairement évocatrice de leur credo antirévolutionnaire dans leur Correspondance d’Orient. Les auteurs condamnent le déclin social des Phanariotes, considéré comme conséquence des transformations politiques récentes, à la suite de l’indépendance grecque :
- 34 Joseph Michaud, Jean-F. Poujoulat, Correspondance d’Orient, 1830-1831, Vol II: Lettres écrites des (...)
Il y avait autrefois parmi eux des princes et des dignitaires, mais la révolution de Morée leur a tout enlevé. Le Fanar où s’était réfugiée la gloire des Grecs ne montre plus aujourd’hui que des ruines au voyageur; cette brillante aristocratie qui semblait continuer à Stamboul la gloire de Byzance a été dispersée çà et là dans les provinces de l’empire ; […] ce ne sont plus les Grecs de l’antiquité, ni les Grecs du Bas-Empire, ni même les Grecs du Fanar34 ;
36Michaud et Poujoulat, qui s’étaient prononcés contre la révolution française, portent également un regard conservateur sur la révolution grecque en y opposant la gloire de la grécité dans toutes les périodes historiques précédentes. Leur discours éloquent adopte un ton didactique sérieux afin de soutenir le status quo récent des Phanariotes et ainsi justifier les inégalités économiques et sociales dans les seins de la nation grecque. La dichotomie géographique du pays - les familles nobles dans les régions nordiques du Danube et les chefs de la Révolution en Morée du sud - apparaît représentative des intérêts contradictoires de différents groupes sociaux dont les conséquences négatives pèseront d’une manière perpétuelle sur la Grèce contemporaine du XIXe siècle.
37Pour conclure notre étude du fait révolutionnaire grec dans les récits de voyage français au dix-neuvième siècle, il nous importe d’insister sur l’interaction qui s’est développée entre la Révolution grecque en 1821 et la Révolution française en 1789. Inspirés de cette dernière, les hommes intellectuels grecs ont préparé et dirigé la révolte populaire contre les Ottomans sur le niveau matériel, spirituel et moral ; à l’issue de la guerre d’Indépendance la nation grecque a été fondée libre en 1830. L’interprétation de cette révolution nationale acquiert diverses dimensions en fonction de l’identité socioculturelle des voyageurs qui, philhellènes dans leur grande majorité, adoptent une approche soit romantique et sentimentale soit réaliste et distante. En général, en partageant les aspirations politiques des Grecs modernes qui leur rappellent leurs illustres ancêtres, les écrivains français soutiennent les idéaux du libéralisme, déjà déclenchés lors de la Révolution française. Ils portent un regard observateur attentif et perspicace sur la lutte grecque, qui se prolonge pour l’acquisition d’une constitution en 1843 et qui vise à la libération des régions encore assujetties. Comme le retentissement du philhellénisme ardent peu à peu s’amoindrit, le discours qu’ils prononcent en faveur de la cause grecque s’appuie plutôt sur leur credo libéral et sur leur espoir que les valeurs démocratiques, prêchées par la Révolution française, seront adoptées en Grèce et en Europe entière. Par contre, les rares témoignages qui accentuent les conséquences néfastes de la Révolution grecque révèlent le credo antirévolutionnaire de leurs rédacteurs de crainte que l’ordre établi, privilégiant une partie de la société, soit renversé au profit de la souveraineté du peuple.