- 1 Hélène Merlin-Kajman, La Dissertation littéraire, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009, p. 42.
1Cet article s’ouvre sur une contradiction, un « drame »1, voire une impasse mexicaine. Cette impasse résulte de la rencontre entre académies littéraires, pastorale et Révolution Française. Les académies littéraires dites « pastorales » étaient des cercles d’écrivains ayant adopté des formes et des noms tirés de la littérature pastorale ; elles pouvaient pousser l’imposture jusqu’à la construction de cabanes de bergers et étaient souvent ouvertes aux écrivaines. Comment expliquer l’intérêt montré par deux d’entre elles, l’Ordre des Fleurs de Nuremberg (Pegnesische Blumenorden, 1645-présent) et l’Académie de l’Arcadie de Rome (Accademia dell’Arcadia, 1690-présent), envers la Révolution et ses protagonistes, et vice-versa ?
- 2 Inutile de dire que les chercheurs combattent aujourd’hui ce lieu commun. Voir Laurence Giavarin (...)
- 3 Henri Grégoire, Rapport et projet de décret, présenté au nom du Comité d'instruction publique, à (...)
2Le sentiment d’aporie ne s’appuie pas seulement sur l’idée que nous nous faisons de la pastorale aujourd’hui, genre frivole (les vingtiémistes en sourient)2. Le 8 août 1793, la Convention Nationale décrète la suppression de toutes les académies d’Ancien Régime en France, institutions « qui dérogent aux principes éternels » consacrés par la Révolution et qui « portent encore l’empreinte du despotisme »3. Or, la critique a longtemps perçu les académies pastorales comme de purs produits d’Ancien Régime. Par exemple, dans un article traitant « De l’association littéraire et scientifique en France », paru dans La Revue des Deux Mondes en 1846, Charles Louandre rattache au passé révolu une académie pastorale française, la Société parisienne des Bergers de Syracuse :
- 4 Charles Louandre, « De l’association littéraire et scientifique en France », Revue des Deux Mond (...)
Parmi les sociétés purement littéraires, celles qui nous rapprochent le plus du passé ont une sorte de privilège d’âge, et doivent nous occuper d’abord. La Société des Bergers de Syracuse est une églogue vivante qui, sans aucun doute, eût attendri jusqu’aux larmes M. de Florian. Cette société, fondée en 1804, a pour emblème une houlette […] et, quand la séance est ouverte, les qualifications prosaïques de la politesse moderne sont remplacées par les appellations quasi-virgiliennes d’aimable berger et d’aimable bergère. Estelle et Némorin auraient pu, on le voit, réclamer la présidence de cette académie pastorale qui, à défaut d’autre mérite, a du moins l’avantage de prouver que les traditions naïves ne sont point complètement effacées parmi nous4.
- 5 Maria Teresa Acquaro Graziosi, L’Arcadia. Trecento anni di storia, Roma, Fratelli Palombi, 1991, (...)
3D’après Louandre, cette académie pastorale fondée en 1804 nous ferait entendre un écho des littératures du XVIIe et du XVIIIe siècles, un écho du temps d’avant la Révolution. C’est au XVIIe siècle, et en particulier à l’Astrée (1607-1628), que renvoient les appellations d’« aimable berger » et d’« aimable bergère », attribuées par erreur à Virgile. Le XVIIIe siècle pré-Révolutionnaire est en revanche représenté par Jean-Pierre Claris de Florian, auteur d’Estelle et Némorin (1788), aristocrate et membre de l’Académie Française ; Florian est d’ailleurs incarcéré sous la Révolution et mourra deux mois après sa libération, en 1794. On rappellera, en outre, que les historiens ont longtemps considéré l’Accademia dell’Arcadia de Rome comme une « émanation directe » des États Pontificaux, « fidèle au Pape par tradition »5, donc foncièrement anti-révolutionnaire.
- 6 Voir les décrets du 22 juillet 1809, 10 août 1809 et 28 décembre 1810 publiés par Maria Teresa A (...)
- 7 Werner Kügel, Geschichte und Gedichte des Pegnesischen Blumenordens. Zweites Buch. 1794-1844, Aa (...)
4Pourtant, malgré les mauvais auspices, la rencontre entre académies pastorales et Révolution a bien eu lieu. À Rome, dans la République Romaine de 1798-1799 sous domination française, le préfet de police Corona encourage l’Arcadia à poursuivre ses réunions. Plus tard, lorsque Rome est annexée à l’Empire (1809-1814), Napoléon attribue à l’Arcadia un financement public et prévoit de remettre en état le lieu des réunions, le Bosco Parrasio6. À Nuremberg, les troubles causés par l’invasion française forcent le Blumenorden à suspendre ses réunions pendant l’été 1796, et encore une fois en 1806, mais la Bavière alliée à Napoléon ne supprime pas cette académie7.
- 8 Werner Kügel, Geschichte und Gedichte des Pegnesischen Blumenordens. Erstes Buch. 1699-1794, Aac (...)
5À l’intérêt montré par les gouvernements français et francophiles pour l’Arcadia et le Blumenorden correspond un tournant progressiste qui voit le jour dans les deux académies à partir des années 1770. Dans la ville du pape, l’Arcadia admet comme membre Voltaire (sous le nom académique de Museo Pegaside). À Nuremberg, un groupe d’étudiants lecteurs de Candide, entrés dans le Blumenorden en 1786, évince deux ans plus tard l’ancien président en l’accusant de « despotisme »8 et se donne, comme on le verra, des statuts démocratiques (1793) proches des Constitutions de la Première République (1791 et 1793).
- 9 C’est l’avis de : Maria Teresa Acquaro Graziosi, op. cit., p. 49.
- 10 Corrado Pecorella, « L’accademia come ordinamento giuridico », in Università, Accademie e Societ (...)
6Comment expliquer donc ce rapprochement entre des institutions que tout semblait devoir opposer ? Il y a, bien entendu, plusieurs pistes de recherche. L’une d’elles consisterait à expliquer l’intérêt des envahisseurs français pour l’Arcadia, par exemple, d’un point de vue utilitaire. Les Français ont pu employer le réseau culturel bâti par l’académie romaine (au centre d’un système d’académies subordonnées dans toute la péninsule) pour exercer une politique du consensus et de l’hégémonie9 (Gramsci). Cependant, sur le plan idéologique, il fallait que les académies pastorales ne soient pas perçues comme inconciliables avec la Révolution. Dans cet article, nous tenterons d’interroger les conditions qui ont rendu possible cette rencontre. Nous suivrons en particulier la piste de l’organisation politique : les académies littéraires de l’époque se pensaient en effet comme des « simulacres d’État »10 et s’efforçaient de se donner la meilleure constitution (« statuts ») possible. Or, les académies pastorales choisissent la constitution démocratique. Tout d’abord, nous étudierons les statuts de l’Accademia dell’Arcadia. Nous montrerons, en nous appuyant sur une étude récente de Maurizio Campanelli (2019), que l’Arcadia a participé à l’élaboration des théories jusnaturalistes et contractualistes sur lesquelles se fonderont les constitutions de la Première République. Nous verrons ensuite que le Blumenorden est resté fidèle aux modèles de démocratie antique athénienne et romaine, malgré la présence de quelques mots et idées appartenant aux débats contemporains. Enfin, nous interrogerons le rôle de la pastorale littéraire : un berger-citoyen a-t-il existé en littérature (en particulier française), et a-t-il influencé la perception révolutionnaire des académies pastorales ?
7Du point de vue méthodologique, notre étude se situe à la frontière de l’histoire du droit, de la philosophie juridique et de la littérature. Dans les deux premières parties, nous comparons des organisations politiques fictives à des États qui ont réellement existé, bien avant ou après les académies pastorales. Nous nous intéressons en particulier aux constitutions d’Athènes et de Rome telles que les décrivent les sources classiques, ainsi qu’aux constitutions de la Première République. Dans la dernière partie, nous étudions les structures politiques représentées à l’intérieur de la littérature, dans le sillage du courant de recherche law in literature.
8L’un des buts que l’article se propose est également d’encourager la recherche sur les académies pastorales, objet de recherche nouveau, du moins dans sa dimension internationale. C’est pourquoi nous ajoutons, en annexe, une liste des académies pastorales recensées à ce jour dans les espaces linguistiques francophone, italophone et germanophone. Nous espérons que cette liste provisoire puisse bientôt être augmentée et corrigée, et qu’elle puisse servir dans de futures recherches d’histoire et de littérature comparées.
- 11 Luigi Groto, Le Orazioni volgari, Venezia, Zoppini, 1602, f. 20r.
- 12 « Appunti intorno a cose d’Arcadia », L’Arcadia. Periodico di scienze, lettere ed arti, IV, 1892 (...)
9La comparaison entre l’académie et l’État n’est pas le propre des académies pastorales. En Italie, Luigi Groto qualifie l’académie des Illustrati de Adria (en Vénétie) de « petite République » (« picciola Repubblica »11). La métaphore étatique est présente dans l’Arcadia de Rome, qui aime à se désigner comme État ou république. Carlo Giannini (en Arcadie, Alefilo Aventiniano), par exemple, soutient autour de 1728 que l’Arcadia est la « représentation d’un Corps, ou d’un fait, imaginé sous de feints dieux et dans la feinte forme de République pastorale », et réglementée par des « lois chimériques »12. Les statuts, c’est-à-dire le règlement intérieur de l’académie, sont un espace de jeu et d’expérimentation fictive des structures de l’État idéal de la part de lettrés qui sont parfois aussi des juristes, comme Gian Vincenzo Gravina, cofondateur de l’Arcadia. L’académie de Rome appelait d’ailleurs Leges (« lois ») ses règles.
- 13 Tel que les sociétés commerciales de l’époque. Les Compagnies Commerciales, en particulier, fonc (...)
- 14 C’est Johann Albert Colmar qui utilise l’expression en 1788. Voir : Werner Kügel, Geschichte und (...)
- 15 Ibidem, p. 242 : « Staat im kleinen ».
- 16 Je me permets de renvoyer à l’article où je traite le sujet. Luca Penge, «L’idea pastorale : ana (...)
10Le Blumenorden de Nuremberg ne se compare jamais explicitement à un État. Il serait intéressant de se demander s’il s’agit de la concurrence d’un autre modèle13 ou du besoin de rassurer le suspicieux Sénat de Nuremberg. Cependant, à l’instar de l’Arcadia, les membres de l’académie allemande appellent bien « loi » (« Lex »14) les points de leur règlement intérieur, et la critique parle aujourd’hui volontiers d’un « État en miniature » (Werner Kügel15) pour décrire le Blumenorden. L’attention des chercheurs s’est centrée en particulier sur le parc de l’académie, l’Irrhain de Kraftshof. Ce parc, construit en 1676-1678 et situé à une heure quarante-cinq du centre de Nuremberg à pied (aujourd’hui on s’y rend en bus, ou en bicyclette), fonctionne comme un espace utopique. Idéalement autarcique, il est séparé du monde par une haie et une double porte d’entrée, et il contient des cabanes, une cuisine, un puits et même un cimetière symbolique. Tous les bâtiments y sont identiques et il n’y a pas de propriété privée16 ; les habitants de l’île d’Utopia ne s’y sentiraient pas dépaysés.
- 17 Karl F. Otto, Die Sprachgesellschaften des 17. Jahrhunderts., Stuttgart, Metzler, 1972.
- 18 Montesquieu, De l’Esprit des lois, éd. Victor Goldschmidt, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 1 (...)
11Si les académies pastorales sont des fictions d’État, ce sont des fictions d’un État démocratique. Au contraire, les académies non pastorales sont souvent des monarchies et appellent « prince » ou « dictateur » leur chef. Même lorsqu’il y a un président élu par les membres, l’organisation politique de l’académie se rapproche plutôt d’une oligarchie ou d’une monarchie élective. Dans la Fruchtbringende Gesellschaft de Weimar, par exemple, seul un prince souverain pouvait être élu président. Dans la Deutschgesinnte Genossenschaft, le fondateur Philipp von Zesen a désigné son successeur de son vivant17. Le Blumenorden et l’Arcadia choisissent en revanche une organisation démocratique, plongeant leurs racines dans les théories politiques de l’Antiquité, mais anticipant aussi les développements du XVIIIe siècle. Nous faisons l’hypothèse que c’est là l’une des raisons de l’intérêt des révolutionnaires français de 1798-1799 (avant 18 brumaire) pour l’académie romaine. Après tout, et ce n’est peut-être qu’une coïncidence, Montesquieu citait le sus-nommé Gravina, cofondateur de l’Arcadia, au tout début (livre I, ch. 3) de l’Esprit des lois18…
- 19 Gian Vincenzo Gravina, « Leges Arcadum », in Opusculae, Rome, Antonio de’ Rossi, 1696, p. 191-19 (...)
- 20 Tous les textes peuvent être lus dans : I testi statutari del Commune d’Arcadia, éd. Elisabetta (...)
- 21 Aristote, Constitution d’Athènes, éd. Georges Mathieu et Bernard Haussoullier, Paris, Les Belles (...)
12L’académie romaine, par laquelle nous commencerons notre étude, se dote d’abord de 43 « Avvertimenti » ou avertissements. En 1696, les Avvertimenti sont remplacés par dix « Leges », imprimées la même année19, puis plusieurs fois à partir de 1712. Les « Leges » sont accompagnées de dix chapitres d’« Institutiones », ces dernières devant servir à préciser les principes généraux exprimés, laconiquement et dans un latin solennel et archaïque, par les dix lois20. La première loi précise de quelle forme de gouvernement il s’agit : « Que la puissance suprême soit dans les mains de la Communauté » (« Penes Commune summa Potestas esto »). Le pouvoir, donc, appartient au peuple : il s’agit d’une démocratie, c’est-à-dire d’un gouvernement où, selon la définition ancienne, « le peuple est souverain » (Aristote, Constitution d’Athènes, ch. XLI21).
- 22 Giuseppe Michele Morei, Memorie Istoriche dell’Adunanza degli Arcadi, 1761, p. 54.
13Le peuple élit un président, le Custode (gardien du troupeau), pour la durée d’une Olympiade, c’est-à-dire quatre ans. Tout le monde est éligible et tout le monde est électeur, à condition bien sûr d’être membre de l’académie. Les femmes, membres réguliers au même titre que les hommes, peuvent théoriquement voter, ce qui ferait de l’Arcadia, dans la fiction académique, l’un des premiers espaces au monde (avec le Blumenorden) de participation politique féminine. Cependant, leur participation effective aux élections reste à prouver. L’écart entre la théorie et la pratique démocratique se creuse également dans la durée du mandat du président. Le Custode était en effet généralement réélu, de quatre ans en quatre ans, jusqu’à sa mort, bien que la pratique ait pu être critiquée22.
- 23 Aristote, op. cit., p. 46.
- 24 Nous lisons et citons les textes constitutionnels français (Constitution de 1791, Constitution d (...)
14Le Custode choisit librement ses ministres : deux sottocustodi (it., lat. administri, « ministres »), un procustode (it., lat. vicarius, « remplaçant ») et douze colleghi (lat. collegae, appelés vicecustodi dans un premier temps). La seule rotation des colleghi, dont la moitié est renouvelée chaque année, est conditionnée à l’approbation de l’assemblée des membres. Ce système n’était pas en vigueur à Athènes, où les magistratures civiles étaient pour la plupart tirées au sort, alors que les charges militaires étaient soumises à élection populaire (Constitution d’Athènes, ch. XLIII23). Dans la République Romaine antique, le peuple assemblé en comices élisait toutes les magistratures. L’organisation de l’Arcadia ressemble davantage à la constitution française de 1791, où le roi nomme et dispose librement de ses ministres24 (surtout si l’on considère que l’élection du Custode était, de fait, à vie). Il faut attendre en France la Constitution de 1793 pour que le pouvoir exécutif soit également délégué par élection.
- 25 Montesquieu, op. cit., p. 298.
- 26 Polybe, Histoires. Livre VI, trad. Raymond Weil, Paris, Les Belles Lettres, 1977, p. 90. Le Séna (...)
15Le peuple (les membres) et le Custode d’Arcadia se partagent ensuite et le pouvoir législatif, et le pouvoir exécutif. Dans les mots de Montesquieu, le peuple confie à la présidence la « faculté de statuer », c’est-à-dire de proposer des lois ou des résolutions, et garde pour lui la « faculté d’empêcher »25, c’est-à-dire d’interdire (droit de veto) ou d’approuver en votant les lois ou résolutions. C’est ainsi qu’en 1696 le président a proposé les lois à l’assemblée des membres, qui a ensuite voté pour les approuver. De la même façon, tout acte de gouvernement devait être proposé par la présidence et voté par l’assemblée, conformément à la loi V des statuts de 1696. Ici, le fonctionnement s’inspire effectivement des démocraties athénienne et romaine. À Athènes, les lois étaient proposées par le Conseil, la Boulé, et votées par l’Assemblée, l’Ekklésia (Constitution d’Athènes, ch. XLIII) ; à Rome, les Consuls, détenteurs du pouvoir exécutif, proposaient aux Comices des lois à approuver ou refuser (Polybe, Histoires, VI, section 1426). L’Arcadia est, en somme, une démocratie directe. Il est vrai que les douze colleghi sont censés être un corps de représentants (Institutiones, ch. 3, art. 1 : « Collegium Coetum universum repraesentat »), mais leur fonction était essentiellement consultative. En 1791, la démocratie mise en place par la Constitution ne sera pas directe mais représentative ; la Constitution de 1793, cependant, reviendra à une forme de démocratie directe, le peuple réuni en Assemblées primaires votant (« faculté d’empêcher ») les projets de loi proposés par le Corps législatif élu, à savoir l’Assemblée nationale (« faculté de statuer » ; article 58-59 de l’Acte Constitutionnel).
- 27 Maurizio Campanelli, « “Per l’avanzamento del nostro Commune”. Diritto e filosofia alle origini (...)
- 28 « Penes Commune summa Potestas esto. Ad idem cuilibet provocare ius esto ».
16Si le modèle de la République Romaine est indubitablement présent en Arcadia, ne serait-ce que dans le latin volontairement archaïque des lois (cf. les lois des Douze Tables), une étude récente de Maurizio Campanelli27 a démontré que l’académie ne s’est pas contentée d’imiter le modèle antique. Par ses statuts, l’Arcadia s’est placée dans le sillage de la pensée jusnaturaliste, c’est-à-dire la doctrine du droit naturel, et contractualiste, c’est-à-dire la théorie du contrat social, dont elle a même anticipé certains développements. Dans le discours prononcé devant l’assemblée des membres lors de l’approbation des lois (« Pro legibus Arcadum oratio »), Gravina explique que les Arcades se sont exilés de la ville et sont revenus à l’état de nature, récupérant ainsi leurs droits naturels. Ils ont alors décidé de mettre en commun leurs droits politiques, c’est-à-dire de s’en déposséder pour le confier à la Communauté. Celle-ci a nommé un chef, le Custode, pour qu’il soit l’expression de sa volonté générale ; le Custode et ses ministres tiennent le pouvoir de la Communauté et sont tenus de le lui rendre tous les quatre ans. Chaque membre de la Communauté peut à tout moment faire appel à la Communauté-même contre les décisions du gouvernement, comme l’indique la première loi : « Que la puissance suprême soit dans les mains de la Communauté. Que chacun ait le droit d’y faire appel »28. Le passage de l’état de nature à l’État social se déroule selon les mêmes modalités décrites par John Locke et plus tard par Rousseau dans Du Contrat social (I, 6). Locke avait publié en 1690 ses Two Treatises of Government (« Second Treatise of Government », VII, 87) :
- 29 John Locke, Le Second traité du gouvernement : essai sur la véritable origine, l’étendue et la f (...)
L’homme est né, comme nous l’avons prouvé, avec un titre à une parfaite liberté et à une jouissance sans entraves de tous les droits et privilèges de la loi de nature, à égalité avec tout autre homme […] il n’y a de société politique que là et là seulement où chacun des membres a abandonné son pouvoir naturel et l’a remis entre les mains de la communauté pour tous les cas où l’on n’est pas empêché de faire appel, pour sa protection, à la loi que celle-ci aura établie29.
- 30 Maurizio Campanelli, op. cit., p. 31.
- 31 Daniel Mornet, Les Origines intellectuelles de la Révolution française : 1715-1787, Paris, Talla (...)
17On connaît le rôle joué par les théories jusnaturalistes et contractualistes, d’abord dans l’élaboration de la Constitution américaine de 178730, puis dans la préparation et le déroulement de la Révolution française31. Pour ne donner qu’un exemple, les textes de la Révolution héritent du jusnaturalisme des XVIIe et XVIIIe siècles la notion de « droit naturel », mentionnée dans la Déclaration de 1789 et dans la Constitution de 1791. Parmi les droits naturels, le droit à la propriété privée figure dans les deux textes ; l’État garantit le respect de ces droits. Voici la formulation de 1789 :
Les représentants du peuple français […] ont résolu d'exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme […]. La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé.
18L’idée selon laquelle l’État n’existe que pour garantir les droits naturels, et en particulier la propriété, se retrouve justement chez Locke :
- 32 John Locke, op. cit., p. 62.
Par nature, l’homme possède [...] un pouvoir de préserver sa propriété, c’est-à-dire sa vie, sa liberté et ses biens […]. Aucune société politique ne peut exister ni subsister sans renfermer en elle le pouvoir de préserver la propriété32.
- 33 On sait que les Arcades se répartissaient fictivement entre eux des territoires ou régions d’Arc (...)
19Or, même en Arcadia, souligne encore Campanelli, les lois garantissent la propriété privée : selon la loi X, chaque berger doit avoir la possession d’un terrain imaginaire33. La fonction de l’État pour l’académie est donc la même que pour Locke et pour les révolutionnaires français de 1789. Par ce point, mais plus généralement par la participation à la formulation des théories du droit naturel (Montesquieu citant Gravina), l’Arcadia prend place dans cette continuité de la pensée qui mène des débuts du jusnaturalisme, à l’orée du XVIIe siècle (Grotius), à la Révolution française. Il ne s’agit pas pour nous d’inventer une téléologie forcée ni de peindre les Arcades en révolutionnaires, mais de supporter l’hypothèse d’un intérêt de la part des révolutionnaires pour l’Arcadia basée sur son organisation politique. Les Leges Arcadum avaient été imprimées en 1696 à Rome, puis en 1712 à Naples et en 1713 à Utrecht, avec la « Pro legibus Arcadum oratio » de Gravina. Les révolutionnaires en ont pu lire des exemplaires, qui circulaient en France et en Europe : la Bibliothèque Nationale de France possède aujourd’hui un exemplaire de 1712 et deux de 1713 (sans indication de la date d’acquisition).
- 34 Olivier Beaud, « Souveraineté. Souveraineté, puissance, pouvoir », in Dictionnaire de philosophi (...)
- 35 Olivier Beaud, op. cit.
20Nous avons dit que la première loi d’Arcadia place la « summa Potestas » dans les mains de la communauté des membres. L’expression vient de la République romaine, où elle désigne le pouvoir de condamner à la peine capitale, sans droit d’appel, pouvoir réservé à quelques rares magistrats romains (dictateurs et décemvirs). Or, ce que « summa Potestas » désigne ici est en réalité une notion nouvelle, celle de souveraineté, « inventée par Jean Bodin »34 en 1576. La souveraineté exprime, du point de vue du droit, la qualité d’un pouvoir suprême (l’État) à l’intérieur de son ressort, ainsi que, du point de vue de la philosophie politique, la légitimité de l’État, c’est-à-dire le « droit à avoir le droit de commander »35. Après l’Arcadia, le mot revient chez Montesquieu (Esprit des lois, II, 1), chez Rousseau (Du contrat social, I, 6), dans la Déclaration de 1789, où on lit que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation » (article 3), puis encore dans la Constitution de 1791 : « La Souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la Nation » (titre III, article 1). L’utilisation de ce concept est une autre marque de la participation de l’Arcadia au discours jusnaturaliste moderne, malgré la réutilisation, dans un nouveau sens, d’un mot antique.
- 36 Luca Penge, op. cit.
- 37 Verneuerte Geseze des Pegnesischen Blumenordens in Nürnberg, im Jahr 1791, 1796.
- 38 Werner Kügel, op. cit., p. 238.
- 39 Ibidem, p. 226.
21L’Ordre des Fleurs de Nuremberg se donne des statuts pour la première fois en 1716, après une première ébauche en 1699, puis renouvelle ses statuts en 1793. Nous avons étudié ailleurs36 les statuts de 1699 et 1716, et nous nous concentrerons sur la nouvelle version, les Verneuerte Geseze des Pegnesischen Blumenordens in Nürnberg, im Jahr 179137. Rédigés d’après Kügel38 en 1793 et anti-datés, ils ont été imprimés en 1796. Les statuts ont été adoptés après une lutte acharnée entre Johann Heinrich Hartlieb, président (Präses) de la Société sous le pseudonyme de Sclerophilus, et les membres, ralliés autour d’un groupe aguerri de jeunes juristes progressistes, diplômés en droit de l’Université d’Altdorf et admis depuis peu dans le Blumenorden. Cette lutte se conclut en 1788 par la démission de Hartlieb, par l’élection de Georg Wolfgang Panzer (Theophobus), proche des jeunes révoltés, ainsi que par l’élaboration de nouveaux statuts. Il est bien entendu très tentant de voir dans l’éviction du chef et dans l’établissement d’une nouvelle constitution une petite révolution française académique. Werner Kügel a interprété le débat des années 1787-1788 comme une nouvelle actualisation fictive des théories du droit de nature et du contrat social39. Il est donc légitime de se demander si ce débat a mené à un résultat proche des constitutions de l’Arcadia et de la Révolution française.
- 40 « Jede von ihm vorgetragene Sache, wird durch die Mehrheit der Stimmen der gegenwärtigen Ordens (...)
22Comme l’Arcadia, le Blumenorden se constitue en démocratie directe. Aucune mention n’est faite du pouvoir législatif, l’académie ne prévoyant pas de promulguer d’autres lois dans un futur proche. Cependant, le pouvoir exécutif est partagé, exactement comme chez les Arcades, entre le gouvernement, qui détient la « faculté de statuer », et l’ensemble des membres, conservant la « faculté d’empêcher ». La deuxième loi, concernant les fonctions du Präses, établit que : « Chaque chose proposée par lui [le Président] est décidée par la majorité des voix des membres présents de l’Ordre, et si et seulement si il y a égalité des voix, la décision lui revient. »40
23Le principe est répété par la huitième loi, concernant le déroulement des séances :
- 41 « Hierauf läst der Präses über dasjenige, was er nach Erfordernis der Umstande überhaupt, und zu (...)
Ensuite le Président fait voter par les membres présents (qu’il faut noter dans le compte-rendu de la séance) et décider par la majorité des voix tout ce qu’il propose en général selon la nécessité des circonstances, et en particulier pour le bien de l’Ordre41.
24Le gouvernement propose, le peuple vote : on se croirait à nouveau à Athènes ou à Rome au temps de la république, voire à celui de l’académie des Arcades. Ce point était absent des versions précédentes des statuts du Blumenorden, qui ne posaient aucune limite à l’action du président. De plus, celui-ci a également le rôle de convoquer les assemblées, de les ouvrir et de décider l’ordre du jour. C’est un trait de la démocratie athénienne, où les prytanes, magistrats membres de la Boulé et dépositaires du pouvoir exécutif, convoquent l’Ekklésia, décident l’ordre du jour et rédigent des propositions de loi (Constitution d’Athènes, ch. XLIII).
- 42 « Wolgemeinte Satzung und Verordnungen Worauf sich der Löbl. Kayserl. Gekrönte Blumen-Orden an d (...)
- 43 Wolgemeinte Satzungen und Verordnungen, welche die sämtliche Glieder der löblichen Nürnbergische (...)
- 44 Le modèle et le sens de ce comité extraordinaire (« Ausschuss ») restent à préciser. Werner Küge (...)
25Si le Blumenorden a toujours élu son président à vie, les statuts de 1793 œuvrent à un élargissement démocratique des électeurs et des éligibles, ainsi qu’à une généralisation de l’électivité des charges. En 1699, l’ébauche des statuts déclarait éligibles, au point XVI, toutes les charges du président, des deux conseillers et du secrétaire-trésorier. L’élection est libre, tout le monde est électeur. Seuls les membres citoyens de Nuremberg, c’est-à-dire sujets à la juridiction de la Ville Libre d’Empire, sont éligibles ; parmi eux, il faut élire les plus âgés42. En 1716, la version définitive de la loi, numérotée V, faisait un pas net en arrière. Il n’y a aucune mention de l’éligibilité des magistratures auxiliaires, c’est-à-dire les conseillers et le secrétaire ; il faut supposer que le président les nommait à sa guise, comme en Arcadia. L’élection du Präses n’est plus libre, mais doit être approuvée par les Scholarchen, fonctionnaires de la ville-État de Nuremberg. Dorénavant, les électeurs, tout comme les candidats, doivent résider dans la ville43. Dans la loi V de 1793, on revient à l’élection de toutes les magistratures, charges auxiliaires comprises ; on ajoute aux anciennes magistratures un comité de cinq membres que le président peut convoquer en cas d’urgence44. L’élection est libre et l’ingérence du Sénat de Nuremberg éliminée. Tout membre a le droit de vote, le genre des membres n’étant pas mentionné. Les candidats sont toujours tenus de résider à Nuremberg, mais ni leur âge (à la différence de 1699), ni leur condition sociale (principe formulé pour la première fois) ne doivent être pris en compte :
- 45 « Die Wahl des Präses, der beyden Consulenten und des Secretairs hängt ganz von der Willkühr der (...)
L’élection du Président, des deux Conseillers et du Secrétaire dépend totalement de l’arbitre des membres de l’Ordre, sans qu’on puisse tenir compte de l’état social ou de l’âge dans la Société ; l’honneur, la prospérité et le bien de la Société doivent seuls être pris en considération. Cependant les personnes à choisir pour ces places doivent être membres ordinaires la Société, ainsi que citoyens de Nuremberg45.
- 46 Werner Kügel, op. cit., p. 235.
- 47 Montesquieu, op. cit., p. 134.
26La tendance vers une démocratisation de l’élection se montre sous trois aspects. En premier lieu, avec le suffrage universel, le Blumenorden se place à la pointe de l’innovation. Bien sûr, encore une fois, la participation effective des femmes aux élections reste à prouver ; Kügel rapporte un memorandum de 1788 où le nouveau président Panzer affirme qu’il est inutile de prévenir les (quelques) femmes de l’Ordre des résultats de l’élection46. Même en restreignant aux hommes la participation politique, le Blumenorden anticipe la Révolution. La Constitution française du 24 juin 1793 établira pour la première fois un suffrage universel masculin, que ni Athènes ni Rome ne connaissaient. Athènes ne donnait le droit de vote qu’aux hommes libres et ayant accompli leur service militaire, appelé l’éphébie (Constitution d’Athènes, ch. XLII), même si toutes les voix avaient la même valeur. Au contraire, à Rome, la répartition par Servius Tullius de la population en centuries censitaires donnait plus de valeur aux voix des classes supérieures47.
27En deuxième lieu, les conditions pour être éligibles sont élargies : il ne suffit plus que d’être citoyen de Nuremberg. En France, dès 1791, tous les citoyens français sont également éligibles, sans distinction de classe sociale. À Rome et à Athènes, les citoyens des strates inférieures pouvaient théoriquement obtenir les plus hautes magistratures, mais Montesquieu rappelle que cela n’arrivait jamais48. Le Blumenorden et l’Arcadia respectaient au contraire ce principe d’égalité des chances et élisaient fréquemment des présidents bourgeois. Sans doute l’élection d’un bourgeois était rendue plus facile par la rareté de membres nobles dans le Blumenorden, ou, dans l’Arcadia, par le fait que les Grands (rois, papes, cardinaux, etc.) constituaient une classe de membres à part, les « Acclamés ».
- 49 Aristote, op. cit., p. 46.
28En troisième lieu, avec l’élection de toutes les magistratures, le statu quo de 1699 est rétabli. Il s’agit d’un trait inspiré du seul modèle de la Rome républicaine : nous avons déjà vu qu’en Arcadia, le Custode avait la mainmise sur son gouvernement. Une autre loi semble encore puisée dans le monde antique, cette fois d’Athènes : la loi XIV statue que les cabanes des membres du gouvernement (Präses, conseillers et secrétaire) dans l’Irrhain sont à entretenir avec l’argent de la caisse commune de la Société. Ce point nous semble évoquer la coutume qu’avaient à Athènes les prytanes (les membres du corps législatif avec « faculté de statuer ») d’habiter pendant la durée de leur mandat (la prytanie) un bâtiment public, la Tholos, où ils étaient entretenus par l’argent public49.
29Comme nous avons vu, le Blumenorden s’est inspiré des démocraties romaine et athénienne pour sa constitution de 1793. Il nous reste à savoir, maintenant, si l’académie allemande a également été traversée par le discours philosophique de l’époque, et si les débats de 1787-1788 ont débouché sur des statuts imprégnés de jusnaturalisme et de contractualisme, comme en Arcadia et en France. Il nous semble devoir donner à cette question une réponse nuancée : certes, on y retrouve plusieurs éléments de la philosophie politique du XVIIIe siècle, mais les statuts ne font aucune référence explicite à l’état de nature, aux droits naturels, au contrat social ou à la souveraineté du peuple.
- 50 « Wie er selbst nichts willkührlich oder einseitig zu thun berechtiget ist ; so kann auch ohne se (...)
30L’un des passages contenant des mots qui appartenaient au débat politique de l’époque se trouve dans la deuxième loi, qui fixe les fonctions du président : « Comme celui-ci [le président] n’a pas le droit de faire quoi que ce soit arbitrairement et unilatéralement, ainsi rien ne peut être entrepris à son insu et sans son accord. »50
- 51 Polybe, op. cit., p. 90‑92.
- 52 On pensera aussi à l’Essai sur le despotisme (1776) de Mirabeau.
31Cette idée d’équilibre et de contre-balancement de l’exercice du pouvoir entre les membres et le président existait déjà chez Polybe51, même si elle deviendra l’un des principes fondamentaux de la Constitution états-unienne de 1787. Mais le mot « arbitraire » (« willkührlich »), c’est-à-dire en dehors du cadre de la loi, est sans doute l’un des mots-clés du débat contemporain : Montesquieu distingue la « monarchie », où un seul individu gouverne mais en respectant des lois fixes et établies, du le « despotisme », où le monarque gouverne sans loi et sans limites. L’accusation de « despotisch » a justement été adressée au président de l’Ordre Hartlieb lors d’une assemblée tenue par les membres révoltés en avril 178852. La Constitution française de 1793 condamne explicitement les actes « arbitraires » :
Article 11. – Tout acte exercé contre un homme hors des cas et sans les formes que la loi détermine, est arbitraire et tyrannique ; celui contre lequel on voudrait l'exécuter par la violence a le droit de le repousser par la force.
Article 12. – Ceux qui solliciteraient, expédieraient, signeraient, exécuteraient ou feraient exécuter des actes arbitraires, seraient coupables, et doivent être punis. (Nous soulignons)
- 53 Werner Kügel, op. cit., p. 231.
- 54 Voir : Vittorio Frajese, La censura in Italia: dall’Inquisizione alla Polizia, Roma, GLF Laterza (...)
32Il y a une deuxième trace d’une confluence, voire d’une influence directe de la Déclaration de 1789 sur les statuts de l’académie allemande : la question de la censure. Dans les versions précédentes des statuts de l’Ordre de 1699 et de 1716, il était fixé que celui qui voudrait imprimer un texte sous son pseudonyme académique (marque d’appartenance à l’Ordre) devrait auparavant demander l’autorisation de la présidence. Au cours du XVIIIe siècle, le Blumenorden met en place un deuxième niveau de censure : tous les textes doivent être soumis au président au préalable, non seulement les textes que l’on veut publier, mais aussi ceux qu’on veut seulement lire oralement lors d’une séance de l’académie. En 1788, l’un des juristes progressistes, Johann Albert Colmar (Themisander II), se demande dans sa proposition de révision des statuts s’il ne faut pas supprimer complètement cette censure a priori. Un autre juriste, Karl Alexander Faulwetter (Themistor) exprime son accord pour supprimer la censure orale, tout en la gardant pour les publications écrites53. La version définitive des statuts enfin ne mentionne plus aucune censure préalable, ni orale, ni écrite : les membres qui publient quelque chose doivent simplement offrir un exemplaire à l’archive de l’Ordre. Le Blumenorden a rejoué l’histoire de la censure en France, et même en Europe occidentale : la censure préalable, l’imprimatur et le privilège disparaissent pour être remplacés par la liberté de publication, dont les abus sont punis par la loi, a posteriori et seulement en cas de dénonciation54. C’est la déclaration de 1789 qui formule le principe pour la première fois en France :
Article 11 : La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.
33Malgré ces traces de la connaissance, de la part des membres, des débats politiques en cours, le Blumenorden reste une démocratie fondamentalement inspirée du modèle gréco-latin. Les statuts de 1793 ne mentionnent pas la souveraineté ni ne déclarent à qui elle appartient, et il n’est aucunement question de passage de l’état de nature à l’état de civilisation. Cette absence et cette différence avec l’Arcadia peuvent peut-être s’expliquer par le jeune âge des juristes révoltés, restés proches de ce qu’on apprenait dans les universités de droit, essentiellement l’histoire classique et le droit romain. La stagnation des universités aux XVIIe et XVIIIe siècles est d’ailleurs fréquemment expliquée comme l’une des causes du développement des académies littéraires et érudites, espaces de communication savante entre pairs, qui pouvaient être davantage ouvertes que l’enseignement traditionnel aux avancées scientifiques et politiques venues de l’étranger.
34Nous pouvons faire ici un bilan provisoire. L’Arcadia et le Blumenorden se constituent comme des démocraties. Leurs organisations politiques sont fortement liées au modèle gréco-latin, mais certains aspects (surtout en Arcadia, mais même dans le Blumenorden) anticipent ou convergent vers les idéaux politiques et juridiques de la Révolution française. Cela pourrait permettre d’expliquer, du moins en partie, l’intérêt déjà relevé des révolutionnaires pour l’Arcadia. Concernant le Blumenorden, nous remarquons que les statuts de 1793 n’ont été imprimés qu’en 1796, la même année que l’arrivée des troupes révolutionnaires françaises à Nuremberg. Est-ce une démonstration de bonne volonté – ou d’orthodoxie démocratique – de la part de l’académie allemande envers les envahisseurs français ? La fausse date de 1791 sert-elle à montrer aux hommes du Directoire qu’on est plus proche ici de la Constitution de 1791 que de celle de 1793 ? Ce ne sont là bien sûr que des hypothèses, à confirmer par des témoignages historiques, s’il en existe.
- 55 L’idée d’un « État pastoral » existe déjà à la Renaissance. Battista Guarini décrit l’Arcadie de (...)
35Les démocraties feintes par l’Arcadia et le Blumenorden sont des États pastoraux55, et leurs citoyens sont des bergers. Quelle est l’histoire de cette rencontre entre pastorale et démocratie ? Y a-t-il eu des précédents, en littérature, d’une Arcadie républicaine ? Nous allons à présent retracer l’évolution des structures politiques dans la pastorale littéraire, depuis le texte qui a refondé la tradition bucolique à la Renaissance, l’Arcadia (1504) de Sannazar, jusqu’aux pastorales françaises des XVIIe et XVIIIe siècles. Le processus a eu lieu en deux étapes : il fallait d’abord associer pastorale et représentation de l’État idéal, c’est-à-dire l’Utopie, avant de pouvoir configurer cette utopie pastorale comme une démocratie. Ainsi, la démocratisation de l’Arcadie littéraire en France a eu lieu à l’orée de la Révolution, et elle a peut-être influencé le regard de celle-ci sur les académies littéraires et sur la figure du berger.
- 56 Malik Mellah, « Portrait du berger en figure républicaine ou comment faire entrer l’animal domes (...)
36La France révolutionnaire s’est en effet intéressée à la fois au berger idéalisé (celui de la pastorale) et au berger réel. Les tentatives des gouvernements républicains de relancer et de promouvoir l’élevage de moutons en France, pour concurrencer l’Angleterre, ont été récemment étudiées56. La République, puis l’Empire, ont fait rééditer à leurs frais des traités agronomiques sur l’élevage, par exemple celui de Daubenton (Instruction pour les bergers et pour les propriétaires de troupeaux, 1782, réédité en 1801). Bien qu’il s’agisse d’un manuel technique, l’auteur laisse ponctuellement transparaître quelques traits de la pastorale littéraire :
- 57 Louis Jean-Marie Daubenton, Instruction pour les bergers et pour les propriétaires de troupeaux, (...)
D. : Que peut faire le Berger pour retenir long-temps son troupeau dans un endroit où la pâture est bonne ? R. : Il engage son troupeau à rester en place, s’il y reste lui-même avec ses chiens, et s’il joue de quelque instrument, tel que le flageolet, la flûte, le hautbois, la musette, etc. Les bêtes à laine se plaisent à entendre le son des instrumens ; elles paissent tranquillement tandis que le Berger en joue57.
- 58 Mona Ozouf, La Fête révolutionnaire : 1789-1799, Paris, Gallimard, 1976, p. 116 ; p. 134-137.
- 59 Françoise Lavocat, Arcadies malheureuses : aux origines du roman moderne, Paris, Honoré Champion (...)
- 60 Mona Ozouf, op. cit., p. 11‑16.
37En effet, la Révolution aime à mobiliser, lors de ses fêtes, les bergers littéraires de la pastorale du XVIIIe siècle, à savoir celle de Gessner, Rousseau, Florian et Bernardin de Saint-Pierre. Mona Ozouf a recensé les manifestations pastorales lors de la fête de l’Être Suprême du 8 juin 1794 : à Angers, des bergers défilent avec des agneaux enrubannés ; au Bugue (Dordogne), on construit une « chaumière utopienne » pleine de « républicains vertueux » ; à Troyes, on invite les citoyens à aller prendre leur repas en dehors de la ville pour rappeler « le beau temps de l’âge d’or ». Déjà pour la Fête de la Raison du 10 novembre 1793, à Confolens (Charente) une bergère porte une houlette (le bâton pastoral) avec des rubans tricolores58. La référence à la pastorale a été interprétée comme une manière de dissimuler les différences sociales des citoyens59, mais elle a aussi le sens d’une régénération, d’un retour à l’âge d’or60 (voir infra à propos du calendrier).
- 61 Raymond Trousson, D’utopie et d’utopistes, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 24.
- 62 Jacopo Sannazaro, Arcadia, éd. Carlo Vecce, Roma, Carocci editore, 2013, p. 62.
- 63 Voir : Raymond Trousson, op. cit., p. 24-25.
38Ce rapport entre pastorale et utopie existe-t-il dans la littérature pastorale ? Si la pastorale porte en effet la référence à l’âge d’or depuis sa renaissance moderne (par imitation de la quatrième bucolique de Virgile), l’Arcadie ne coïncide pas avec l’Utopie : certains critiques ont même soutenu qu’elles sont inconciliables61. Dans l’Arcadia de Jacopo Sannazaro (1504), la description initiale du locus amoenus est proprement édénique, avec évocation d’un printemps éternel : « si les voluptueux moutons n’y paissaient pas de leurs bouches avides, on y trouverait de tout temps de la verdure » (« se le lascive pecorelle con gli avidi morsi non vi pascesseno vi si potrebbe di ogni tempo ritrovare verdura »62). Néanmoins, la société de bergers-poètes qui y réside n’a pas mis en place le système rationnel d’organisation politique qui est le propre des utopies63. Les habitants de l’Arcadie semblent vivre dans une société anarchique inégalitaire : les bergers-poètes sont tous égaux entre eux, mais il existe des bergers inférieurs faisant office de serviteurs. Les contours de cette société sont laissés dans l’ombre : Sannazaro cite tout au plus un ancien chef du groupe, Androgeo (prose 5), qui n’apparaît dans le texte que par son tombeau, et un prêtre, Enareto (proses 9 et 10).
- 64 Honoré d’Urfé, L’Astrée. Première partie, éd. Delphine Denis, Jean-Marc Chatelain, Camille Esmei (...)
- 65 Ibidem, p. 178.
- 66 Ibidem, p. 179.
- 67 Ibidem, p. 198.
39Il est peut-être surprenant de trouver des traces d’organisation politique, et même de contrat social, dans l’Astrée d’Honoré d’Urfé (première partie, 1607). Le lieu principal de l’intrigue, en dehors des récits enchâssés, est le Forez, monarchie absolue (matriarcale) de droit divin : la déesse Diane, quittant la région, a désigné comme reine l’une de ses nymphes, à condition que les hommes soient exclus de la succession64. À l’intérieur du Forez se trouve ensuite un État dans l’État : une communauté de bergers, quoique sous l’autorité de la reine Amasis, descendante de la nymphe désignée par Diane, vit loin de la cour dans une relative autonomie. On retrouve l’anarchie inégalitaire de Sannazaro. Or, contrairement à celui-ci, d’Urfé explique aux lecteurs l’origine de la communauté pastorale. Les bergers étaient à l’origine des nobles qui « s’assemblerent dans cette plaine » et, « d’un accord général » et « d’un mutuel consentement », firent le « vœu solemnel » ou « serment » de « fuïr à jamais toute sorte d’ambition » et « de vivre eux et les leurs, avec le paisible habit de Bergers »65. Ce vœu solennel est traité comme une loi : il est « de nouveau ratifié » par Alcippe, avec la menace d’une sanction divine pour qui l’enfreindrait66. Cette même scène est racontée de nouveau un peu plus loin : cette fois-ci il est écrit qu’Alcippe « fist renouveller nos anciens statuts »67. On croirait lire le contrat social : une communauté est formée spontanément et volontairement par l’union des membres, qui prêtent « serment » comme s’ils concluaient un contrat qu’il faut même renouveler. Bien entendu, la note de l’édition dirigée par Delphine Denis situe le passage dans le contexte de la pensée constitutionnaliste du XVIe siècle. Il nous importe peu d’essayer de lire Locke ou Rousseau dans l’Astrée : ce qui compte pour nous, c’est de trouver la trace, inattendue, d’une réflexion politique (utopique) dans la description d’une société pastorale.
- 68 François de Fénelon, Les Aventures de Télémaque, éd. Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, 1995, p. (...)
- 69 Ibidem, p. 56-57.
40Une étape qui semble avoir été fondamentale dans l’association d’une réflexion utopique à la pastorale, par nature anarchique, désorganisée et donc anti-utopique, est constituée par Les Aventures de Télémaque de Fénelon (1699). Le Télémaque contient deux passages qui s’inscrivent dans la tradition pastorale : en premier lieu, l’épisode dans le deuxième livre où Télémaque, esclave, est forcé d’élever des moutons en Égypte ; en deuxième lieu, la description de la Bétique au septième livre. L’épisode en Égypte est intéressant en ce qu’il décrit la naissance de la société civile, qui sort de l’état de nature en passant par une étape pastorale. Le texte décrit d’abord cet état de nature : les bergers sont animés de « fureur brutale », les bêtes meurent de faim et même le lieu est un locus horribilis (« sables brûlants » dans les plaines, « hiver perpétuel » sur les montagnes). Il s’agit en somme d’une « vie sauvage et brutale »68. Télémaque civilise alors les bergers par la musique et le chant, comme Orphée avant lui et comme Bardus, rois des Gaules, fera après lui chez Bernardin de Saint-Pierre (voir infra). Le locus horribilis devient amoenus : « les déserts n’ont plus l’air sauvage, tout y est devenu doux et riant », « l’âge d’or » est revenu ; les bergers, qui se nourrissent de fruits et de lait, comme leurs homologues de la Bétique, ont une vie religieuse et organisent des festins champêtres69. L’histoire est redoublée par une mise en abyme : le récit enchâssé d’Apollon-berger expose exactement la même dynamique. L’idée d’un passage de l’état de nature à l’état premier, idéal et pastoral de la civilisation se retrouvera ensuite chez Rousseau, dans le Discours sur l’origine des inégalités, et chez Bernardin de Saint-Pierre.
41L’épisode qui nous intéresse le plus ici est celui de la Bétique. La conclusion du passage, exprimant un doute sur la véridicité du récit du marin Adoam, inscrit le texte dans le genre de l’utopie : « À peine pouvons-nous croire que cette simplicité si naturelle puisse être véritable. Nous regardons les mœurs de ce peuple comme une belle fable. »70
- 71 L’élargissement des frontières de la pastorale (monde sans travail), notamment vers le monde de (...)
42Ceci rappelle la description de l’île d’Utopia, chez Thomas More (1516), également faite par un marin, Raphaël Hythlodée, dont le nom-même signifie « diseur de balivernes ». La Bétique cumule ensuite les marques de l’utopie, telles que la séparation géographique, le climat édénique, la comparaison avec l’âge d’or. Or, cette utopie est pastorale : « les montagnes sont couvertes de troupeaux », les habitants de la Bétique étant « presque tous bergers ou laboureurs ». Les agriculteurs se mélangent aux bergers71 ; déjà chez Virgile l’âge d’or était commun aux bergers (Bucolique IV) et aux laboureurs (Géorgiques II, v. 336-345 et 536-540).
- 72 François de Fénelon, op. cit., p. 156.
43Ces bergers et agriculteurs vivent dans des tentes, de manière nomade, et sont organisés en familles patriarcales ; « ils sont tous libres et égaux », il n’y a pas de monnaie, ni de propriété privée, car « tous les biens sont communs »72, trait d’utopie que la Révolution devra sacrifier. Le Blumenorden instituera également la communauté des biens dans son Irrhain. Le peuple de la Bétique vit en somme en anarchie, comme les bergers d’Arcadie et de Forez, même si nous en connaissons un peu mieux le quotidien. La différence est cependant que Fénelon fait poser à ses bergers la question du gouvernement. En blâmant les rois guerriers, ils s’expriment ainsi :
- 73 François de Fénelon, op. cit., p. 157.
Quelle folie, disent-ils, de mettre son bonheur à gouverner les autres hommes, dont le gouvernement donne tant de peine, si on veut les gouverner avec raison et suivant la justice ! Mais pourquoi prendre tant de plaisir à les gouverner malgré eux ? C’est tout ce qu’un homme sage peut faire, que de vouloir s’assujettir à gouverner un peuple docile dont les dieux l’ont chargé, ou un peuple qui le prie d’être comme son père et son pasteur73.
44Les habitants de cette Arcadie déplacée en Bétique conçoivent l’idée de gouvernement et ont même des théories sur le gouvernement idéal. Celui-ci tiendrait selon eux sa légitimité de deux façons : soit par droit divin, soit par soumission consentie d’un peuple. Dans ce deuxième cas, le peuple nommerait lui-même un roi, qui tiendrait de lui son pouvoir : avons-nous trouvé notre démocratie pastorale ?
- 74 Montesquieu, op. cit., p. 302.
- 75 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, éd. Bruno Bernardi, Paris, Flammarion, 2012, p. 137.
45La question se pose à plusieurs reprises dans le Télémaque, de nombreux peuples voulant se donner un roi (par exemple en Crète, au livre 5). Mais il ne s’agit pas pour autant de démocraties. Montesquieu rappelle que « quand on tient un […] droit pour toujours, il est assez indifférent qu’on le tienne de soi ou d’un autre » (Esprit des lois, 2e partie, livre XI, ch. 6)74. Rousseau soutient que le peuple doit s’assembler périodiquement pour voter la conservation ou le changement de la forme de gouvernement choisie (Du contrat social, livre III, ch. 18)75. Les royaumes nés dans le Télémaque par soumission spontanée du peuple ne sont donc pas des monarchies démocratiques telle que sera la France en 1791. Les bergers de la Bétique ne sont pas encore des citoyens ; mais, peut-être pour la première fois en France, une fiction associe une population de bergers à une réflexion sur la constitution de l’état idéal, c’est-à-dire la pastorale et l’utopie.
46Les Troglodytes des Lettres Persanes de Montesquieu (1721, lettre XIV), également bergers, restent sur la ligne du Télémaque. Ils prennent en considération l’idée de sortir de l’anarchie en nommant un roi, mais celui-ci recevrait le pouvoir de manière définitive : le peuple perdrait sa souveraineté. En outre, comme chez Fénelon, l’organisation politique reste hypothétique : nous ne savons pas si le vieillard désigné par les Troglodytes pour être roi acceptera ou non sa nomination.
- 76 La définition, quoique saugrenue, est de Bernardin lui-même.
- 77 Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, « Fragment servant de préambule à l’Arcadie », p. 326‑3 (...)
47C’est enfin à la veille de la Révolution que la transformation du berger en citoyen a lieu. Bernardin de Saint-Pierre publie en 1781 le premier livre de L’Arcadie, qu’il republie en 1788 avec un préambule dans le quatrième tome des Études de la Nature, le même qui contient la « pastorale »76 de Paul et Virginie. L’Arcadie devait compter douze livres, le premier dédié aux Gaules, représentation de l’« état de barbarie », c’est-à-dire de l’homme avant la civilisation, stade que les autres philosophes appellent l’« état de nature » ; les livres 2-6 devaient parler de l’Arcadie, « l’état de nature », c’est-à-dire l’état de civilisation premier et idéal (on notera l’usage d’une terminologie différente de celle à laquelle nous sommes habitués) ; les livres 7-12 devaient enfin être consacrés à l’Égypte, « état de corruption » d’une société qui a atteint le plus haut degré de civilisation77. Le projet est resté inachevé : le livre sur les Gaules a été publié, mais nous ne connaissons le plan général de l’entreprise que par le long « Fragment servant de préambule » de 1788, ainsi que par les brouillons de Bernardin étudiés par Louis-Aimé Martin, qui contiennent quelques passages des livres 2 et 3.
- 78 Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, L’Arcadie, Angers, 1781, p. 59. Nous citons de l’éditio (...)
- 79 Ibidem, p. 94.
48Les Gaules de Bernardin sont une monarchie, même si on retrouve encore le principe de soumission spontanée du peuple au roi78 et même si Céphas, personnage ayant la même fonction que le Mentor de Fénelon, rappelle que tout excès de pouvoir des nobles et du clergé « vient du malheur du peuple, parce que toute puissance vient de lui »79. Mais pour l’Arcadie, Bernardin a décidé d’imaginer un gouvernement explicitement républicain. Au-delà des fragments manuscrits, où est mentionné un « magistrat », cette information nous parvient grâce au « Préambule », où Bernardin se représente en compagnie de Rousseau, auquel il explique le plan de son ouvrage :
- 80 Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, « Fragment servant de préambule à l’Arcadie », op. cit.(...)
Oh ! mes Arcadiens ne ressemblent point à vos forgerons [les habitants du Forez réel], ni aux bergers imaginaires d’Urfé, qui passent les jours et les nuits uniquement occupés à faire l’amour, exposés au dedans à toutes les suites de l’oisiveté, et au dehors, aux invasions des peuples voisins. Les miens exercent tous les arts de la vie champêtre. Il y a parmi eux des bergers, des laboureurs, des pêcheurs, des vignerons. […] La vertu y appelle souvent les citoyens dans les assemblées du peuple, pour délibérer entre eux de ce qu’il est utile de faire pour le bien public. Ils élisent, à la pluralité des voix, leurs Magistrats, qui gouvernent l’État comme une famille, étant chargés à-la-fois des fonctions de la paix, de la guerre et de la religion80.
49Le berger arcadien cumule les métiers, puisqu’il doit être autarcique, mais il est enfin devenu « citoyen ». Il se réunit dans des « assemblées du peuple » qui semblent avoir une fonction législative, comme à Athènes, à Rome et dans nos académies pastorales. Il élit ensuite à la majorité des voix les dépositaires du pouvoir exécutif, les Magistrats. Bernardin mobilise la comparaison traditionnelle entre la société et la famille, qui sert à signifier qu’il s’agit d’un « ordre politique conforme à l’ordre naturel »81. Chez Fénelon, les pères gouvernaient leurs familles comme des rois ; chez Bernardin, les Magistrats élus gouvernent l’État comme des pères.
- 82 Ibidem, p. 324.
- 83 Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Œuvres posthumes, op. cit., p. 464.
50Ainsi, l’Arcadie reste un endroit édénique, mais organisé selon « des projets de félicité publique » ; c’est « une république heureuse »82, « un peuple libre sous un gouvernement matériel »83 ; en d’autres termes, à la fois une utopie pastorale et une démocratie. La littérature semble donc être arrivée la dernière à la conciliation de la figure du berger avec la démocratie, un siècle après les premières expériences de l’Arcadia et du Blumenorden. Bernardin a peut-être offert à la Révolution la garantie que la pastorale n’était pas en contradiction avec les idéaux républicains. Il a pu, par conséquent, contribuer à la valorisation révolutionnaire des académies pastorales.
51Nous avons mené notre enquête sur les idées qui ont rendu possible une rencontre en apparence improbable, celle des académies pastorales avec la Révolution. La comparaison des statuts de l’Arcadia (1696) et du Blumenorden (1793) avec les constitutions françaises de 1789 à 1793 a révélé quelques points communs. Ceci s’explique en partie par la référence commune au modèle antique d’Athènes et de Rome, en partie par la participation à l’élaboration des doctrines de philosophie politique moderne, celles-là-même qui ont préparé le terrain à la Révolution. Le constat du partage des références, ou simplement la reconnaissance d’une organisation démocratique, a peut-être alors poussé les révolutionnaires français à s’intéresser à l’Arcadia de Rome, qu’ils ont d’abord encouragée à se réunir, puis qu’ils ont tenté de financer. Le Blumenorden, de son côté, a imprimé ses statuts la même année que l’arrivée des troupes françaises à Nuremberg (1796), comme pour servir de gage de républicanisme.
52Il restait à déterminer s’il y a eu, en littérature française, des équivalents du berger-citoyen et de la bergère-citoyenne de l’Arcadia et du Blumenorden. Si Fénelon semble avoir été le premier à réunir pastorale et utopie, dans le sens d’exposition d’un système politique rationnel et idéal, c’est Bernardin de Saint-Pierre qui, à la veille de la Révolution (1781 et 1788), décrit une Arcadie démocratique. Ce dernier, encensé par la Révolution, a sans doute contribué à suggérer à celle-ci un emploi républicain de la figure du berger, ce qui a pu jouer en faveur des académies pastorales. La poursuite de l’enquête nécessite bien sûr d’élargir la perspective aux littératures italienne et allemande, ce qui pourra nous permettre de comprendre pourquoi, dès les années 1690, des académies organisées de manière démocratique ont choisi d’adopter une forme pastorale.
- 84 Voir : Elisabetta Appetecchi, « In coetu nostro perpetuo servetur ». L’efemeride e le origini de (...)
- 85 Voir à ce sujet : Françoise Waquet, « Retour à l’âge d’or et réforme littéraire : le primitivism (...)
53Nous allons relever pour conclure deux coïncidences dont la signification mériterait d’être approfondie. Une étude sur les académies pastorales et la Révolution française, même restreinte au cadre d’un article, ne peut négliger une ressemblance remarquable : l’Arcadia a adopté, un siècle avant Gilbert Romme et Fabre d’Églantine, un nouveau calendrier. L’académie a en effet développé sa propre Effemeride, repensant le calcul des mois, auxquels elle donne des noms grecs. Elle a adopté également un double comput de l’année, à partir des premiers Jeux Olympiques de l’histoire grecque (776 av. J.-C.), mais aussi à partir de la fondation de l’académie (« ab Arcadia instaurata »)84. L’Arcadia marque par son double ancrage (origine ancienne ; nouveau départ) sa volonté de régénération, de restauration littéraire du bon goût85. Fabre d’Églantine n’expliquait pas autrement le besoin d’un nouveau calendrier et d’un nouvel an 1 (une nouvelle ère) :
- 86 Philippe-François-Nazaire Fabre d’Églantine, Rapport fait à la Convention Nationale dans la séan (...)
La régénération du peuple français, l’établissement de la République, ont entraîné nécessairement la réforme de l’ère vulgaire. Nous ne pouvions plus compter ces années où les rois nous opprimoient, comme un temps où nous avions vécu86.
54Une deuxième coïncidence se situe sur le plan des symboles. Un trait presque général de ces académies est de choisir la flûte de Pan, ou syrinx, comme emblème académique (impresa). Sa signification est variable : en 1670, le président du Blumenorden explique que les tuyaux (roseaux) de longueur différente, produisant chacun un son propre, représentent les membres de l’Ordre. La musique produite par la flûte symbolise le but unique poursuivi par l’Ordre, à savoir la pratique et le polissage de la langue allemande. Une devise complète l’emblème, en latin (« Melos conspirant singuli in unum », « chacun en particulier s’accorde dans un même chant ») et en allemand (« Alle zu einem Thon einstimmend », « tous s’accordant dans un même ton »).
- 87 Sigmund von Birken, Floridans Lieb- und Lob-Andenken seiner Seelig-entseelten Margaris im Pegnitz (...)
La flûte de roseaux de Pan (répondit Floridan) : afin d’évoquer que, tout comme ces roseaux inégaux, unis en une flûte, donnent ensemble une seule note, ainsi ces bergers-académiciens doivent également, avec leurs chants et poèmes, viser un seul but, à savoir la pratique et le polissage de la langue allemande. C’est pourquoi l’on a établi encore à propos de l’emblème cette devise : Melos cospirant singuli in unum. Tous s’accordant en un même son.87
55La flûte de Pan signifie donc l’union des membres de la Société. Or, un autre symbole, issu de la république romaine, a été repris par la Révolution française à partir de 1790 à peu près dans le même sens : le faisceau de licteur (fasces lictoriae), destiné à un futur sombre en Italie, signifie également l’union des composantes de la société (la Nation). Que l’on compare les deux images : d’abord, la syrinx du Blumenorden gravée sur son manifeste de 1645, la Fortsetzung der Pegnitz-Schäferey ; plus bas, une médaille en laiton conservée au Musée Carnavalet de Paris. Mis à part l’orientation horizontale ou verticale des bâtons, c’est le même symbole.
56Nous espérons par cet article encourager les études sur un objet nouveau. Si en effet certaines académies pastorales sont bien connues par la critique, d’autres sont presque inconnues ; l’étude de cet objet comme un phénomène européen, voire mondial (il y a eu des académies pastorales au Brésil et à Haïti), est relativement inédite. L’expression même d’« académie pastorale », courante en français au XIXe siècle, comme en italien accademia pastorale et en allemand Schäfergesellschaft, a aujourd’hui disparu du monde de la recherche.
- 88 Sur les académies de l’actuelle Croatie, à l’époque sous domination vénitienne, voir Gabrijela V (...)
57C’est pourquoi nous dressons ici une liste d’académies pastorales, que nous invitons à accroître et à corriger. Nous avons provisoirement considéré comme « académie pastorale » des groupements de personnes répondant à ces deux critères : l’activité littéraire doit être exclusive ou au premier plan ; il faut qu’il y ait au moins un indice de l’adoption d’une forme pastorale, dans le nom de l’académie, dans ses enseignes ou, idéalement, dans les pseudonymes des académiciens. Notre liste se limite aux trois espaces linguistiques traités dans l’article, mais des académies pastorales ont existé dans l’espace lusophone, hispanophone, anglophone et dans les Balkans88. Nous tirons nos informations des recensements généraux d’académies suivants : la monumentale Storia delle Accademie d’Italia de Michele Maylender (1926-1930, nouvelle impression 2002) pour l’Italie, le bref Die Sprachgesellschaften des 17. Jahrhunderts (1972) de Karl F. Otto pour l’Allemagne et l’article « Men’s literary circles in Paris, 1610-1660 » (PMLA, 53, 1938) de Josephine De Boer pour la France. Nous n’avons pas trouvé de mention d’académies pastorales, pour la France, dans le recensement fait par Alain Viala dans Naissance de l’écrivain (1985). D’autres sources bibliographiques seront données, lorsqu’elles seront disponibles, pour chaque académie ; nous remercions enfin M. Jean Boutier pour avoir porté à notre connaissance l’existence de plusieurs académies pastorales italiennes non recensées par Maylender.
58Nous ne recensons pas, en revanche, les très nombreuses colonie, sottocolonie, rappresentanze et campagne de l’Accademia dell’Arcadia, sauf celles qui ont été fondées en dehors de l’espace italophone, à cause de la perspective internationale qui nous intéresse ici. Nous négligeons également, pour des simples raisons d’espace, les quelques académies pastorales nées par scission de l’Arcadia. Lorsque nous marquons une seule date, il s’agit de la date de fondation.
Espace francophone
« Early country groups », faubourgs et alentours de Paris, 1618-1634. De Boer (1938, p. 745) réunit sous ce titre un ensemble de rencontres, visites et promenades qui ont eu lieu, d’après elle, « under pastoral names ».
Les Illustres bergers, Paris et alentours, 1625-1635. M. Cauchie, « Les églogues de Nicolas Frénicle et le groupe littéraire des ‘Illustres bergers’ », Revue d'Histoire de la philosophie, avril 1942, p. 115-133. Citée par Viala (1985) comme « Colletet 1625 ». L’existence du groupe est aujourd’hui sujette à débat.
« Later country groups », faubourgs et alentours de Paris, 1635-1662. De Boer (1938, p. 758). Voir ci-dessus.
Académie de Michel de Marolles, Paris, 1646-1660. De Boer (1938, p. 765-768). M. de Marolles, Mémoires, II, p. 254-5 et 416. La pastoralité est douteuse.
Tentative (échouée) de colonie de l’Arcadia à Paris, 1774. A. Pezzana, Memorie degli Scrittori e Letterati Parmigiani del P. Ireneo Affo continuate da Angelo Pezzana, 1833, vol. VII, p. 362. G. Montegre, La Rome des Français au temps des Lumières, 2011, p. 138-139.
Colonia Antillana, colonie de l’Arcadia, Saint-Domingue, 1776-1777. L. Renucci, L’Arcadia per lettera. Sociabilités épistolaires et réseaux académiques en Italie au XVIIIe siècle, thèse, version de soutenance (2020), p. 149-160.
Colonia Focense, colonie de l’Arcadia, Marseille, 1786. Maylender (2002, III, p. 44-45). Renucci (2020, p. 145-148).
Société lyrique des Bergers de Syracuse, Paris, 1804. C. Louandre, « De l’association littéraire et scientifique en France », Revue des deux mondes, vol. XVI, 1846, p. 513-537. D’autres informations et références bibliographiques sur Wikipédia.
Espace germanophone
Académie palatine, Aix-la-Chapelle, autour de 782. J. Fleckenstein, « Karl der Grosse und sein Hof », dans W. Braunfels (éd.), Karl des Grosse. Lebenswerk und Nachleben, vol. I, Persönlichkeit und Geschichte, 1965, p. 43-46. Macri-Leone, La bucolica latina nella letteratura italiana del secolo XIV, 1889. Bien entendu, il ne peut pas s’agir d’une « académie » dans le sens que le mot acquiert aux XVe et XVIe siècles.
Académie des parfaits amants, Saxe-Anhalt et Thuringe, 1624. K. Conermann, « Die Fruchtbringende Gesellschaft und ihr Köthener Gesellschaftbuch. Eine Einleitung », p. 39-42, dans Fruchtbringende Gesellschaft. Der Fruchtbringenden Gesellschaft geöffneter Erzschrein, vol. 2, 1985. R. Jürgensen, Die deutschen Übersetzungen der Astrée des Honoré D’Urfé, 1990, p. 361-364. Davantage une société de cour qu’une académie littéraire.
Pegnesische Blumenorden, Nuremberg, 1645-aujourd’hui. www.blumenorden.de. Académie célèbre, nous nous limitons à signaler : R. Jürgensen, Utile cum dulci. Die Blütezeit des Pegnesischen Blumenordens in Nürnberg. 1644-1744, 1994. W. Kügel, Geschichte und Gedichte des Pegnesischen Blumenordens, 5 volumes, 1998-2019.
Elbschwanenorden, Wedel (Schleswig-Holstein), 1658-1667. Otto (1972, p. 52-57). Au moins un pseudonyme pastoral (Celadon).
Ister-Nymphen, Amstetten (Autriche), 1660. M. Bircher, Johann Wilhelm von Stubenberg (1619-1663) und sein Freundeskreis, 1968, p. 75-82 et 212-218. H. Cerny, « Ister-Clio und Silvano », dans Pegnesischer Blumenorden in Nürnberg - Festschrift zum 350jährigen Jubiläum, 1994, p. 17- 21.
Schäfergesellschaft Helicon, Nuremberg, 1717. Jürgensen (1994, p. 196-198).
Colonia Emonia, colonie de l’Arcadia, Ljubljana (ville plurilingue, mais partie du Saint-Empire), 1709. Maylender (2002, II, p. 276-277). Renucci (2020, p. 143-144).
Espace italophone
Accademia degli Addiacciati, Prato, autour de 1540. Maylender (I, 58-59). E. Carrara, La poesia pastorale, 1909, p. 441. Il y a eu aussi un « Nuovo Addiaccio ».
Accademia dei Pastori dell’Agogna, Novara, 1546. Maylender (IV, 231).
Accademia dei Pastori Frattegiani, Fratta (Vénétie), 1555. Maylender (III, 56-57).
Conversazione dei Pastori Antellesi, Florence, 1599. Un article lui sera dédié dans J. Boutier, M. P. Paoli, C. Tarallo (éd.), Dizionario storico delle accademie toscane, vol. I (Florence), à paraître.
Accademia dell’Arcadia, Florence, 1650. C. Tarallo, « Un’Arcadia fiorentina e un suo manoscritto illustrato (BNCF, mss. II, I, 54-55) », dans Le accademie toscane del Seicento fra arti, lettere e reti epistolari, 2020, p. 41-60.
Accademia dell’Arcadia, Rome, 1690-aujourd’hui. www.accademiadellarcadia.it/. Académie célèbre, nous nous limitons à signaler : F. Forner, « Per una bibliografia ragionata degli ultimi studi sull’Arcadia (1991-2015) », Atti e Memorie dell’Arcadia, 5, 2016, p. 359-417. A. Franceschetti, « Rassegna di studi sull’Arcadia », Lettere italiane, XIX, 1967, p. 366-387.
Accademia Giorgio-Letteraria degli Antistamici, Belluno, fin XVIIe siècle. Maylender (I, 209-211).
Accademia del Capraio, Formicola (Campanie), 1728. Maylender (I, 500-501).
Accademia dei Pastori Ereini, Palerme, 1730. Maylender (II, 288-295). E. Appetecchi, In Coetu nostro universo, 2021, p. 51-53.
Accademia dei Pastori Aretusei, Syracuse, 1735. Maylender (I, 329-330).
Accademia dei Pastori Etnei, Palerme, 1744. A. Libertini, L’Accademia degli Etnei, 1900. F. D. Santamaria, L’Accademia degli Etnei nella Catania del XVIII secolo, thèse, version de soutenance, 2014-2015.
Accademia dei Pastori Emonii, Busseto (Émilie-Romagne), 1749. Maylender (IV, 233-239).
Accademia dei Pastori di Caulonia, Pietraperzia (Sicile), 1756. Maylender (I, 522-523).
Accademia Eliconia del lieto lavoro, Porghelia (Calabre), 1759. Maylender (II, 270-271).
Accademia dei Pastori Pergusei, Enna, 1762. Maylender (IV, 266-267).
Accademia dei Pastori Morzanesi, Vercelli, 1789. Maylender (IV, 238-239).
Accademia de’ Pastori della Dora, Torino, 1800-1810. Maylender (IV, 232-233).
Accademia Rubiconia Simpemenia dei Filopatridi, Savignano (Émilie-Romagne), 1801-aujourd’hui. Maylender (II, 442-445). S. Foschi, La Rubiconia Accademia dei Filopatridi, 2007.