(R)évolution : une notion problématique. Interview avec Emmanuel Bouju et Philippe Daros
Texte intégral
1Trans– : Emmanuel Bouju, vous avez coordonné un ouvrage sur l’engagement littéraire (https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pur/30028), Philippe Daros, vous avez, à votre tour, réfléchi dans un article sur l’auto-censure (https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-communications-2020-1-page-33.htm). Pour ce numéro, nous avons lancé le thème de (r)évolution qui recoupe vos travaux. En quoi semble-t-il pertinent ou superflu de se poser aujourd’hui la question que pose la notion de « révolution » ?
- 1 Une partie des réponses de Philippe Daros sont tirées de son texte « Renouvellement du traitement d (...)
2Philippe Daros1 : Ni « pertinent », ni, moins encore « superflu », mais je préférerai dire « problématique » ! D’abord, évidemment, à cause de la polysémie de cette notion, de son historicité, de ses significations extrêmement différentes en fonction des contextes épistémologiques où elle apparaît (opposition entre « révolution » scientifique » et « historique »…). Si je la problématise selon l’orientation suggérée par la question suivante (prélevée à partir de l’ouvrage de Lidia Jorge), alors il me semble que le problème essentiel se trouve dans une articulation : entre remise en cause d’un ordre établi, entre dénonciation critique d’une idéologie dominante et adossement idéologique explicite, structuré, proposant une vision du monde alternative (pour partie ou radicalement) au « nom » de quoi cette remise en cause, cette dénonciation sont articulées. C’est, dans la présence même de cette articulation dialectique que réside la spécificité de ce terme de « révolution » vs « mouvement », « insurrection », « révolte », etc.
3Emmanuel Bouju : Je suis d’accord. On pourrait répondre dans un premier temps qu’il n’est jamais « superflu » de se poser la question de la révolution – sauf à considérer qu’« il n’y a aucune alternative » possible au régime économico-politique du moment – on sait que c’est le principe même du néolibéralisme d’inculquer dans les esprits cette idée (résumée depuis la vulgate héritée de l’École de Chicago par l’acronyme anglais TINA – There Is No Alternative). Mais la pertinence de la notion même dépend évidemment du rapport (dialectique, comme dit Philippe en renvoyant implicitement à la tradition de la Théorie critique adornienne) entre un contexte historique et une visée plus ou moins utopique et réaliste (les deux n’étant pas contradictoires) de renversement radical de l’ordre établi. Pour avoir travaillé à l’origine de ma recherche sur l’évolution de la littérature pendant le temps de la transition démocratique en Espagne, j’ai vu combien l’inexistence (ou l’impossibilité) d’une révolution mettant à bas le régime franquiste a pu peser, jusqu’en littérature, dans la représentation de la subjectivation politique, et susciter une forme de douleur fantôme de ce qui aurait pu être et n’a pas été, dont le roman, notamment, a légitimement profité. Cela joue encore aujourd’hui, puisque l’on ne cesse de se battre en Espagne autour de la question de la légitimité du pacte d’amnésie sur lequel la transition démocratique s’est appuyée. Il a manqué une révolution en Espagne, au lendemain de celle qui a renversé le régime salazariste portugais : la littérature des deux pays a évolué en parallèle mais différemment, en raison (entre autres) de cet écart considérable sur le plan historique et politique.
4Trans– : Dans Les mémorables, la portugaise Lídia Jorge tente un bilan critique de la Révolution des Œillets de 1974. A la distance, un personnage affirme « Toute révolution est une grande joie qui annonce une grande tristesse », mettant en relief le difficile passage d’une transformation radicale de la société en un système politique et épistémique en changement permanent. Est-il inévitable de penser à une sorte de mécanique « stagnation-révolution-stagnation-révolution » ? Y a-t-il d’autres voies possibles ?
5Ph.D. : Ici, la remarque porte, me semble-t-il surtout (mais pas seulement il est vrai) sur la notion de révolution au sens politique du terme. Cette alternance, très psychologique, entre « joie » et « tristesse » n’a guère de pertinence lorsque, comme le fait, par exemple, Enzo Traverso dans son ouvrage Révolution. Une histoire culturelle (La Découverte, 2022) récemment traduit en français, il analyse la révolution économique mais aussi anthropologique consécutive au prodigieux développement des réseaux de voies ferrées au XIXe siècle. Sans doute cette notation est-elle à mettre en relation avec l’espoir qui sous-tend tout processus révolutionnaire de « changer le monde » pour « changer la vie ». Or cet espoir, comme tout espoir possède une composante désirante, idéalisante, absolutisante (Cf. le titre du roman de Nanni Balestrini « Nous voulons tout » (1969) qui prend pour titre une revendication ouvrière des travailleurs de la FIAT dans l’Italie des années 60). Sans doute l’action révolutionnaire, au sens idéologique, implique-t-elle une phase d’exaltation nécessaire qui, ensuite, se heurte à la reconstitution de principes d’ordre et, donc, de contrôles…. Une « révolution » selon sa nature apparaît comme un moment d’ « ouverture », un moment de renouvellement des possibles, elle implique le concept philosophique de l’ « ouvert », elle peut, au contraire, apparaître comme un instant de « fermeture » lorsqu’il s’agit de la mise en œuvre d’une expérience politique antidémocratique, réactionnaire. Mais, dans le temps, même lorsqu’il s’agit d’une « révolution dans l’ouvert », à l’extension du champ espéré des possibles succède fréquemment une période de « normalisation », altérant par la même, les espoirs conçus...
6E.B. : C’est vrai. Toute révolution connaît son « désenchantement » – qu’il soit « tristesse », déception ou découragement. Je suis content que vous preniez précisément appui sur une citation de Lídia Jorge – l’une des meilleur·es écrivain·es européen·nes contemporain·es à mon sens – et en particulier sur un roman, Les mémorables, par lequel elle revient, 45 ans après, sur la Révolution des Œillets dont l’un de ses premiers romans, Le Rivage des murmures, explorait déjà les raisons, la portée et les limites. Dans ce dernier roman, le travail de démystification de l’hagiographie révolutionnaire se fait d’une façon très subtile, très humaine, en explorant, pourrait-on dire, la légende d’une photographie des acteurs principaux de cette révolution très singulière, et en articulant soigneusement fiction et document. L’autrice est passée maître en cette forme de la littérature qui n’entend aucunement, pour reprendre ses termes, trahir la « joie », par elle vécue, de la révolution de 1974, mais bien faire sentir, au revers exact de cette joie, la part de « tristesse » qu’elle a engendrée et dont elle s’est même, par anticipation, nourrie – car il n’y a jamais un pur élan révolutionnaire, il s’y mêle toujours la réticence de la ruse, de l’ironie, et au pire du cynisme : et la meilleure littérature est apte à faire voir, en même temps, ces deux faces de l’histoire. António Lobo Antunes l’avait fait aussi, mais d’une façon radicalement différente, dans le très grand roman du désenchantement de la révolution qu’était Fado Alexandrino : dans sa structure même, le roman faisait de l’expérience révolutionnaire une expérience de rebours du temps plus que de renversement de la politique.
7Trans– : Malgré la perspective ouverte par Lídia Jorge, n’est-il pas paradoxal de s’interroger sur les reconfigurations des événements « révolutionnaires » que, au sens ricœurien du terme, la littérature permet, sachant que la durée nécessaire à l’élaboration des récits fait de cette même littérature un art à « contre-temps » ?
8Ph.D. : Il me semble que pour Paul Ricoeur, la littérature possède essentiellement un pouvoir de redescription du monde. C'est dans le pli entre configuration et refiguration à partir de l'expérience anthropologique immédiate du monde telle que nous la donne la préfiguration dans laquelle nous vivons que se dessine la fonction même de la « variation imaginative » que met en fiction l'expérience littéraire. Et cette variation imaginative, selon lui, ouvre notre rapport au monde en l'enrichissant de vies possibles, en nous permettant une appréhension du temps humain ; bref la refiguration apparaît comme, de part en part, une supplémentation, liée à la puissance imaginative, de nos vies vécues. Mais dans cette « triple Mimesis », il n’est guère question de révolution de paradigme (on le comprend aisément dans la place que Ricoeur accorde au paradigme d’anthropologie chrétienne défini par Franck Kermode et dont il fait un quasi invariant trans-temporel!), mais bien plutôt de renouvellement du champ de notre imaginaire. Mieux vaut donc parler de « libération », d’extension, de démultiplication de nos vies plutôt que de « révolution » chez Ricoeur : la fiction traduit en effet une prise de distance libératrice par rapport à ce système de contraintes cognitives normatives qui tissent les limites de nos vies, de ces vies que nous vivons. C'est dans l'irresponsabilité productive de la variation imaginative que réside cette libération.
- 2 Michel de Certeau, L 'invention du quotidien. 1. Arts de faire, Gallimard, 1990, coll. Folio « essa (...)
9C’est plutôt chez Michel de Certeau que l’on trouvera une définition du geste d’écriture comme volonté de « changer le monde » : « Je désigne par écriture l'activité concrète qui constitue sur un espace propre, la page, à construire un texte qui a pouvoir sur l'extériorité dont il a d'abord été isolé. » Puis il ajoute, très précisément : « le jeu scripturaire, production d'un système, espace de formalisation, a pour « sens » de renvoyer à la réalité dont il a été distingué en vue de la changer. »2. »
10Mais surtout, il convient, réflexivement, de prendre conscience que le lien historique que nous effectuons, en tout cas que des enseignants-chercheurs de ma génération ont établi, entre évolution des poétiques, évolution des formes artistiques et révolution, au sens de « rupture » avec un paradigme dominant antérieur, est très largement consécutif à une pensée spéculative de la fonction esthétique qui naît avec Schlegel et le Romantisme allemand puis qui se développe, se métamorphose jusqu’aux Avant-gardes des années 60 en Europe (« Tel Quel », par exemple…). La succession de toutes les Poétiques durant cette période historique ayant un trait commun : celui de l’absolutisation ontologique de l’Art et de sa fonction adversative. Une fonction dont il importe de relativiser l’extension géographique, historique puisqu’elle fut le fait de la seule Europe pour des raisons historiques spécifiques, notamment philosophiques mais aussi anthropologiques, idéologiques.
11On peut, aujourd’hui, parler rétrospectivement des avant-gardes esthétiques, tout particulièrement du « Nouveau Roman » et de son émergence dans l’immédiat après-guerre, comme de dispositifs complexes associant une volonté de renouvellement des formes en relation avec une profonde transformation du concept de sujet historique : conséquence explicite ou implicite de la « découverte » de la « Catastrophe » mais aussi d'un ensemble de mutations anthropologiques à l'œuvre depuis le XIXe siècle. Mais on doit encore analyser ces mouvements de rupture comme un refoulement généralisé de celle-ci et, donc, dans une certaine mesure de l’Histoire. Un refoulement « traumatique » affirme même Hélène Merlin-Kajman dans L’animal ensorcelé :
Refusant l’idéologie du passé, ce passé qui ne fait pas « histoire » faute de pouvoir s’inscrire et qui, du coup, parasite et fige le mouvement de la vie naturaliste ou positiviste de « la » réalité et son ordre symbolique « bourgeois », l’écriture de la modernité n’a pas dessiné en creux un nouvel ordre symbolique (révolutionnaire, communiste) sans en même temps y transporter le « Réel » traumatique. (117 ; (ITHAQUE, 2016))
12Ce refoulement de l’Histoire pourrait encore rendre compte du refus de l’histoire, au sens du muthos aristotélicien, au sens de la « belle forme ». Cette époque, celle dont nous héritons, aujourd’hui parmi toutes les autres époques de « conception du monde », est remarquablement synthétisée par Hélène Merlin-Kajman dans ce même ouvrage :
- 3 Hélène Merlin-Kajman, Ibidem, pp. 76-77.
Portés par un espoir sinon toujours révolutionnaire, du moins toujours « progressiste », les intellectuels, les écrivains de la modernité voulurent « faire du passé table rase ». Les dénonciateurs actuels de la situation de crise de la littérature incriminent volontiers le nihilisme de la modernité. Mais ce « rien » décliné en tous sens –« degré zéro de l’écriture »-, « absente de tous bouquets », roman sans personnages, sans intrigue ni psychologie, formules « x sans x », dont Blanchot a été le particulier promoteur…- ce « rien » n’était pas rien. C’était la page blanche de l’histoire où écrire un avenir plus juste que celui qu’avait écrit l’époque précédente, la page blanche du « Livre sur rien », Orphée perdant Eurydice mais pour devenir un charmeur d’animaux sauvages et un fondateur de villes. C’était un rien d’espoir et de dénuement, au sens très actif et presque concret du terme, qui demandait une vigilance autant qu’un élan créateur permanents. Il était refus du présent sur lequel était porté un regard d’une lucidité impitoyable afin de le délier de toutes les formes héritées, idéologies directement politiques ou, plus insidieuses » (l’adjectif revenait souvent), idéologies morales, symboliques, artistiques, littéraires.3
13E.B. : Je suis volontiers les propos de Philippe et d’Hélène Merlin-Kajman, en insistant sur l’idée que si « refoulement de l’Histoire » il y a (je n’emploierais pas l’expression par moi-même), elle ne signifie aucunement exclusion de la dimension historique dans l’écriture même, bien au contraire : posée en termes de « contre-temps », cette question fait voir la capacité de la littérature de contrarier la vectorisation téléologique des temps propre aux idéologies sommaires du devenir révolutionnaire, et d’exiger de nous une pensée plus subtile de la temporalité politique (étagement des époques, contemporanéité des paradigmes). Lídia Jorge – promue pour l’occasion de cet entretien en sibylle des gestes révolutionnaires ! – dit justement quant à elle, dans un entretien paru dans le numéro 1105 (mai 2021) de la revue Europe consacrée à l’actualité du roman européen [Regards sur le roman contemporain en Europe], cette chose très juste : « Je n’écris jamais rien d’historique, j’écris et peux écrire sur ce qui devient histoire, ce qui est bien différent, n’est-ce pas ? Parce que ce qui m’intéresse, c’est d’être témoin du temps ». J’aime le « n’est-ce pas ? » qui modalise l’extraordinaire profondeur du propos, en en rappelant la modestie : écrire sur ce qui devient histoire dépend aussi d’un accord avec qui lit sur ce que peut être « l’histoire ». Ce n’est pas seulement une question de décalage temporel inévitable, qui ferait que tout « roman de la révolution » s’écrirait plusieurs années après l’expérience : c’est un écart de principe, et une « ouverture », comme dit Philippe, dans le temps. Sous sa forme contemporaine, j’appelle pour ma part ce contre-temps « épimoderne », en insistant sur le contact de surface qu’implique le préfixe « épi », et la distance nécessaire avec le réel qu’engendre la position d’écriture, et le recours conjoint à l’observation et l’imagination. Lídia Jorge parle aussi, dans cet entretien, du primat du regard porté sur son temps : il y a nécessairement, dans l’écriture, une distance d’observation (celle d’un témoin au sens archaïque d’istor, d’un témoin oculaire), en même temps qu’une écoute – autopsie et acoustique étant toujours nécessaires à l’opération historiographique, au sens large.
14Et puisqu’on cite Certeau (sans s’inquiéter autant de ses modèles chrétiens que de ceux de Ricœur), rappelons que dans L’Invention du quotidien (p. 201), il fait de « la révolution même » le « projet scripturaire […] d’une société entière » : il est caractéristique, pour qui étudie les Écritures, que tout se joue là. Mais je préfère le moment où, méditant sur la mémoire comme « anti-musée », Certeau écrit : « Les objets aussi, et les mots, sont creux. Un passé y dort, comme dans les gestes quotidiens du marcher, du manger, du coucher, où sommeillent des révolutions anciennes. » (162). Peut-être le contre-temps de la littérature dont vous parlez trouve-t-il toute sa raison d’être en cela, qu’il permet de laisser sommeiller en nous les révolutions anciennes, en attendant, qui sait, d’en réveiller de futures.
15Trans– : De quelle manière les œuvres qui ont un « engagement » littéraire, social, politique qui tente de décloisonner l’unicité des discours révolutionnaires et post-révolutionnaires élaborent – ou non – des stratégies polyphoniques d’écriture ?
16Ph.D. : Vincent Message dans l’ouvrage consécutif à sa thèse, ouvrage intitulé « Les romanciers pluralistes » (Seuil, 2013) rend bien compte de cette évolution depuis l’écrivain comme figure de l’absolue singularité : la Voix de l’auteur comme sujet participant d’une théorie de l’exception, le « Voyant » cher au XIXe siècle et un affaiblissement de la fonction « auratique » de celui-ci dans le monde de la seconde moitié du XX e siècle, plus encore depuis le début de ce millénaire ! Cette évolution est la conséquence de nombreux facteurs, à commencer par celui de l’évolution du concept même d’esthétique, de l’affaiblissement de la notion de « norme » particulièrement de norme générique, de la remise en cause de la notion de « patrimoine », de l’héritage critique du concept occidental fondamental que fut « l’humanisme » etc. Cette polyphonie énonciative, cette multiplication des voix rend bien évidemment compte de l’obsolescence de tout discours monologique tentant de fonder une vérité, fût-elle « révolutionnaire » de la part d’un sujet souverain.
17E.B. : Oui, l’essai de Vincent Message est très éclairant sur ce point, et les auteurs qu’il commente (dont Carlos Fuentes, qui a encore beaucoup à nous apprendre, même post-mortem) démontrent assez clairement la puissance et la nécessité de la polyphonie dans l’écriture politique. Marcuse est d’ailleurs à la mode, qui faisait bien de la révolution le moyen du dépassement de l’unidimensionnel, au risque d’une autre illusion de l’unicité politique. Mais l’engagement littéraire (l’engagement en tant que littéraire) peut prendre des formes multiples, pas seulement polyphoniques – précisément parce qu’il doit prendre forme. Je me sens personnellement plus proche de la façon dont Claude Simon définit, dans son discours du Prix Nobel, l’engagement de l’écriture – « qui, chaque fois qu’elle change un tant soit peu le rapport que par son langage l’homme entretient avec le monde, contribue dans sa modeste mesure à changer celui-ci » – bien loin du mirage, réactivé à l’envi aujourd’hui, de la « transitivité ». Si quelque chose se joue, en littérature, qui défie l’unicité d’un discours, qu’il soit révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, c’est bien dans sa contestation de la langue comme instrument de pouvoir et de domination. Mais sans doute est-on loin, ici, de l’action révolutionnaire et de l’engagement à l’ancienne. Il ne faut pas compter que sur la littérature dans la vie.
18Trans– : Nous avons vécu, à notre corps défendant, l'emprise totale de l'écran d'un autre rapport au monde lors des confinements connus pendant les deux dernières années à cause du COVID-19, ce qui a constitué une sorte de « révolution » dans nos mœurs et dans l’acceptation d’une vie constamment connectée alors qu’il y a eu jusqu’à là une méfiance permanente qu’il a fallu évacuer. Quelle approche critique avancer face à cette révolution informatique ?
19E.B. : Je ne suis pas hostile par principe aux « cultures de l’écran » ni même à ce que Bertrand Gervais appelle leur nature « illittéraire ». Mais l’énorme pression politique et sociale en direction du « distanciel », de la « visio » et autres artefacts de communication digitale, en particulier en matière d’enseignement, donne à réfléchir (et à protester). En la matière, cela s’inscrit dans un processus bien plus large et global que Shoshana Zuboff a parfaitement identifié et circonscrit dans son grand essai sur « l’âge du capitalisme de surveillance ». Il faut le lire, et puis résister.
20Trans– : D’ailleurs, au tournant du nouveau millénaire, il y eu l’annonce de la fin de la littérature textuelle/imprimée remplacée par les nouvelles technologies – ce qui n’a pas (encore) eu lieu. Ces formats électroniques ont-ils représenté réellement une révolution du paradigme créatif ou la société affiche une résistance au changement ?
21E.B. : Je dois dire que j’ai moi-même participé au mouvement en publiant mon essai sur les Epimodernes sous licence Creative Commons, en pdf gratuit. C’est une façon de rendre le livre disponible aux étudiants, même en cas de privation d’accès aux bibliothèques universitaires – comme c’est arrivé pendant le confinement. Mais je n’en fais pas une règle (la traduction anglaise va paraître sous format classique), et ce n’est pas là me semble-t-il que la menace pèse au plus fort. C’est plutôt dans la concentration des moyens économiques de publication et dans la monétisation de toute forme d’écriture (de données plus généralement).
Notes
1 Une partie des réponses de Philippe Daros sont tirées de son texte « Renouvellement du traitement de la mémoire : pour une littérature " non fictionnelle " 1980-2020 », http://manu.edu.mk/wp-content/uploads/2021/12/2.-Philippe-Daros.pdf.
2 Michel de Certeau, L 'invention du quotidien. 1. Arts de faire, Gallimard, 1990, coll. Folio « essais » n°146, p. 199.
3 Hélène Merlin-Kajman, Ibidem, pp. 76-77.
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Référence électronique
Emmanuel Bouju et Philippe Daros, « (R)évolution : une notion problématique. Interview avec Emmanuel Bouju et Philippe Daros », TRANS- [En ligne], 28 | 2022, mis en ligne le 23 novembre 2022, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/7673 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.7673
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