Éditorial
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1Lors d’une improbable réunion amicale entre geôliers et prisonniers autour d’un feu de bivouac la nuit tombée, un trio de conteurs-musiciens de fortune offre à la compagnie qui l’entoure une mélopée tragi-comique au sujet révolutionnaire. Le récit parle d’un monde post-apocalyptique façonné par une guerre des classes au milieu d’accidents nucléaires. C’est dans ce décor de désastre que le prisonnier Matthias Boyol s’accorde avec l’harmonica ébréché du soldat Idfuk Sobibian pour fredonner ce discours :
Personne ne peut nier que le camp est le degré supérieur de dignité et d’organisation à quoi puisse aspirer une société d’hommes et de femmes libres ou, du moins, déjà suffisamment affranchis de leur condition animale pour entreprendre de construire de la libération, du progrès moral et de l’histoire. On aura beau dire et gloser, rien jamais ne pourra égaler le camp, aucune architecture collective de la gent humaine ou assimilée n’atteindra jamais le niveau de cohérence et même de perfection et même de tranquillité face au destin que le camp offre à ceux et celles qui y vivent et qui y meurent. Chacun sait que le camp ne surgit pas brusquement de nulle part. On doit considérer qu’il est l’aboutissement de notre longue histoire, qu’il s’agit d’un stade suprême de l’histoire dont des générations entières ont favorisé l’émergence par leurs sacrifices. Le camp ne surgit pas soudain du néant, il vient au bout du compte, lorsque la noirceur animale quelque part commence à s’éclairer avec les enthousiasmes prémonitoires de quelques-uns, et ensuite quand cette aube se renforce grâce à la générosité et à l’abnégation du plus grand nombre. On est alors sur le chemin. Touchés par cette lumière, les lointains descendants des pionniers enfin se lancent dans le façonnage concret du camp, ils s’écorchent les mains sur les barbelés, ils se privent volontairement de nourriture et de sommeil pour aller plus vite, et, finalement, ils construisent sous toutes ses coutures le camp. […] Même les philosophes les plus obtus admettent désormais que s’enfermer soi-même à l’intérieur du camp est devenu le plus beau geste de liberté qu’il fût jamais possible d’accomplir à femme humaine ou à homme humain sur cette planète. (p. 234-235)
2Le chant diaphonique, qui apparaît dans Terminus Radieux (2014) d’Antoine Volodine, reprend en arrière-fond un idéal de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques : rendre possible une communauté où l’individualité « animale » est enfin délaissée au profit d’un bien-être partagé entre tous indépendamment de leur origine. Le geste du despote n’a plus de sens d’être grâce à la renonciation consciente de cette femme et cet homme humains : leur geste « révolutionnaire » devient la clef pour transformer l’imaginaire et concrétiser un nouvel espace à l’intérieur duquel tout être humain est enfin égal à l’autre.
3Néanmoins, dès que les individus acceptent de s’enfermer dans camp, il y a bien une double lecture à faire. D’un côté, ce projet révolutionnaire reste constamment menacé et à jamais inabouti à cause du penchant inhérent aux êtres humains pour vivre au cœur d’une société égoïste, individualiste, bâtie même sur une inhumanité qui refuse d’accueillir l’autre – comme le montre également Antoine Volodine dans Des anges mineurs, où le héros Will Scheidmann, censé concrétiser l’avènement de la révolution égalitariste, réintroduit le capitalisme. De l’autre côté, il y a le danger de renoncer au « libre arbitre » et, de ce fait, de perdre la capacité de ne pas s’abandonner au totalitarisme latent dans toute forme d’organisation sociale qui définit, une fois pour toutes, les limites du rapport à autrui. De quelle manière devenir alors « révolutionnaire » ? Comment rendre possible la « révolution » de la société sans échouer, enfermés dans un système à jamais clos ?
4Entre changement de cycle – révolution – et cycle « positif » qui s’instaure – évolution –, nous avons voulu soumettre à la réflexion la lecture que nous pouvons effectuer aujourd’hui sur ces notions dans un contexte qui nous montre, de façon impitoyable, que nous sommes obligés à répéter, malgré nous, l’Histoire. À cause de la décision d’un seul individu, dont le « rêve d’un futur meilleur » pour un peuple est basé sur le passé tortueux de l’URSS, nous revenons à la case départ des violences connues pendant si longtemps en Europe sans savoir à quel moment ni dans quelles conditions la Guerre aux frontières de l’Europe prendra fin.
5En guise d’ouverture à ce numéro, nous vous proposons un dialogue fructueux avec les professeurs Philippe Daros et Emmanuel Boujou sur la question de la (r)évolution. À la lecture de cet échange, nous pouvons nous demander quelle « vision du monde alternative » concevoir, comme le dit Philippe Daros, à travers la littérature en tant que regard et proposition révolutionnaires car, complète très justement Emmanuel Boujou en parlant de Lídia Jorge, « écrire sur ce qui devient histoire dépend aussi d’un accord avec qui lit sur ce que peut être " l’histoire " ». Les œuvres littéraires nous permettent de prendre de la distance et de voir la réalité sous un autre regard, comme le proposent les deux premiers articles de notre dossier où l’irruption de la langue prend une tournure à la fois politique et poétique.
6L’analyse que Mathieu Farizier réalise, dans « “ Un petit entraînement physique, pour l’acceptation du monde ”. Christophe Tarkos and the neoliberal counter-revolution as Revolution », de deux recueils du poète français décédé en 2004 met en relief l’enjeu rhétorique d’une langue qui s’approprie les discours néolibéraux des années 80 et 90 pour rendre possible une énonciation « révolutionnaire » capable d’intégrer, aussi bien les exigences d’une transformation sociale pensée par Karl Marx que les aspects les plus durs du capitalisme tels que les « intérêts de classe, la haine de classe et la force brute ». Œuvre à situer entre la dénonciation et la renonciation, avance Mathieu Farizier, la poésie de Tarkos résout le conflit d’un monde soumis à la valeur du capital au profit d’un stade « supérieur » où l’individu se réalise dès lors qu’il consomme (« J’achète donc je suis ») : « révolution » trouble car elle exige la soumission à ce qui devait être éradiqué des sociétés occidentales…
7En guise de pendant, Liliya Dyachenko-Escalle s’efforce dans « L’Evolution de la langue, la révolution russe et les singes dans le jeu " Obezvelvolpal " d’Alexeï Remizov » à montrer le travail de déconstruction d’un discours oppressant que l’écrivain et artiste russe Remizov effectua pendant plusieurs années par le biais de son jeu de mots et d’écriture « la Grande Chambre libre des Singes ». Née au début du XXe siècle, la proposition littéraire d’Obezvelvolpal doit être perçue – insiste Liliya Dyachenko-Escalle – comme un combat constant pour saisir une fébrilité de transformation associé aux avant-gardes puis aux événements historiques de la Révolution de 1917 en Russie, où la dérision et la dénonciation subtile de l’oppression, déguisée en statut libérateur instauré par les différents types de gouvernement, ont permis de créer un espace de liberté.
8À la suite de cette lecture éclairante d’une poétique qui conceptualise la réalité pour mieux la comprendre et mieux faire ressortir les enjeux « révolutionnaires » du travail de la langue créée par Remizov, l’article « Le petit livre rouge de Mao, une rhétorique au service de la révolution » de Qingya Meng décortique les dessous de cette publication qui marqua tout le peuple chinois dans la deuxième partie du XXe siècle. Après avoir situé historiquement Le petit livre rouge, Qingya Meng montre comment l’horizon d’attente du peuple chinois a été façonné par ce texte d’endoctrinement où le bien-être de la « masse » fut placé au-dessus de tout, en dépit de l’individu contraint à s’effacer au profit du Peuple et du Parti. L’onde de transformation du Petit livre rouge arrive en France et permet à la jeunesse française, d’après l’article, de trouver « les mots nécessaires pour aller faire la révolution dans la rue pendant mai 1968. Il persuade ses lecteurs que la révolution est possible » car ce regard oriental a pu apporter une façon alternative de percevoir le monde et de décloisonner le regard occidental à l’aune des nouveaux outils conceptuels.
9Sous une approche diachronique, l’article « La représentation de la " Révolution " grecque en 1821 dans les récits de voyage français au XIXe siècle » de Samiou Antigone, nous invite à prendre connaissance des textes des voyageurs français qui ont consigné les changements politique et social vécus par la Grèce au début du XIXe siècle. Cette collaboration, qui va du début de l’Indépendance grecque de l’empire ottoman jusqu’à la promulgation de la Constitution en 1841, retrace à travers les voix des témoins français le regard souvent empathique envers les changements vécus par cette nation. Du regard tourné vers le passé de la Grèce classique qui eut un rôle essentiel comme élément fédérateur au début de cette révolution, les témoignages parlent ensuite d’un poids plus important de l’aspect libéral dans la constitution de la nation nouvelle. L’article souligne avec pertinence la capacité du peuple grec à se doter, en moins de trois décennies, d’une constitution sans entrer dans d’éternels conflits intestins.
10Enfin, dans le sillage du regard porté à la Grèce classique de cet article nous clôturons notre dossier avec la collaboration de Luca Penge, « De la flûte pastorale au faisceau de licteur. Quelques pistes de recherche sur le rapport entre académies pastorales et Révolution française ». Dans son texte, Luca Penge nous propose un minutieux travail d’enquête où l’on retrouve les éléments parfois juridiques des statuts et des règles concernant les modes d’organisation et de gouvernance des académies. L’article balise ainsi un voyage croisé entre les milieux de l’histoire littéraire et l’histoire de la législation, parvenant à montrer la richesse et la pertinence des approches comparatistes car ils actualisent, sans cesse, le besoin de contraster et de mettre en perspective les différents éléments qui constituent notre réalité, complexe, et qui réclament une analyse perçante, précise et empathique.
Dossier Université Invitée : Roumanie
11Notre N° 29 « (r)évolution » est accompagné en cette occasion d’une collection d’articles de l’Université de l'Ouest de Timişoara, codirigée par Ioana Marcu et Ramona Malita et coordonnée par Sana M’selmi, dont nous saluons particulièrement le pointilleux travail effectué de suivi. Grâce à ce dossier, nous avons l’opportunité de parcourir certains sujets et méthodes déployés au Département des langues et littératures modernes de la Faculté des Lettres, Histoire et théologie, où l’on découvre un réel intérêt pour la littérature française aussi bien du XIXe que du XXe siècles.
Publications associées : Les pas de l’alcool
12Réalisée en 2020, la première journée d’études Les pas de l’alcool, codirigée par Loïk Maille et Cécile Rousselet, membre de notre équipe, s’est prolongée en plusieurs sessions mensuelles. Suite à ce travail, nous présentons six textes qui nous proposent d’examiner en trois temps – « Sensations de l’enivrement », « Stylistiques de l’ébriété » et « Politiques de l’ivresse » – les facettes des breuvages éthyliques, pour montrer comment ils influencent la perception de la réalité des hommes et, par la suite, leur création littéraire.
13Dans le cadre de nos Publications associées, nous vous annoncerons au début de l’année 2023 la parution du séminaire Recycler les mots, codirigé par Maeva Boris et Luca Penge à la Sorbonne-Nouvelle entre janvier et juin 2022.
14Enfin, nous vous invitons dès à présent à nous envoyer vos propositions d’article pour notre prochain numéro qui portera sur le thème du « Passing et ses impostures ».
Pour citer cet article
Référence électronique
Iván Salinas Escobar, « Éditorial », TRANS- [En ligne], 28 | 2022, mis en ligne le 27 novembre 2022, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/7659 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.7659
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