1À mon père, qui fut aussi mon relecteur, Jean-Michel Méreau, 1929-2022.
2Dans le premier roman de Frédéric Beigbeder, Mémoires d’un jeune homme dérangé (1990), on peut lire :
- 1 Frédéric Beigbeder, Mémoires d’un jeune homme dérangé, Paris, Éditions La Table Ronde, 2001, p. 139
Quiconque prétend comprendre un tant soit peu la société devrait obligatoirement s’asseoir au bord de la piste de danse d’une boîte de nuit pendant une heure en prenant des notes. Tout est là : les rapports de classe, les manèges de la séduction, les crises d’identité culturelle (ou sexuelle) et la thérapie de groupe1.
Ce constat de Marc Marronnier permet d’exposer comment l’ivresse urbaine des narrateurs beigbederiens déclenche le cynisme des personnages mais aussi celui des romans.
3En effet, ivresse et alcool sont omniprésents dans les romans mondains, festifs, mais aussi pessimistes, analytiques et cyniques de Frédéric Beigbeder. Marc Marronnier, dans la trilogie éponyme des années 1990, puis Octave Parango, dans celle qui se développe de 2000 à 2020, rendent compte des élucubrations et des promenades des narrateurs au gré de leurs sorties nocturnes. La consommation d’alcool – parfois doublée de stupéfiants – favorise l’expression de leur cynisme. Cet article nous permettra de développer le concept de cynisme moderne et de l’appliquer aux personnages, pour détailler la critique de la société française qui en ressort.
- 2 Ibid. titre de la troisième partie du livre.
4Ainsi, Marc Marronnier réalise son amour pour son entourage lorsqu’il est ivre, et Octave Parango se fait licencier pour être venu travailler avec une gueule de bois. Leurs errances urbaines sont des pivots importants de leur vie, semble-t-il. Ce qui nous intéresse dans ces pages d’ivresses urbaines est le rapport qu’entretient le personnage avec les « paradis superficiels »2 (expression maquillant les Paradis artificiels de Baudelaire) pour attaquer les travers, entre autres, de la surconsommation (99 Francs [2000]), de l’idéalisme déchu (Vacances dans le coma [1994]), de l’individualisme (Mémoires d’un jeune homme dérangé [1990]), de la déviance (lorsqu’il se décrit comme un « ouvrier Stakhanov du clubbing » dans Au secours pardon [2007]) ou des rapports homme/femme et pouvoir/soumission (L’Amour dure trois ans [1997], L’Homme qui pleure de rire [2020]). Cet article a l’intention de mettre en lien l’inconscience (au sens d’absence de jugement réfléchi et clair) ironique politique du jeune Marronnier, et la conscience cynique politique de Parango : les deux personnages atteignent cette lucidité par l’état d’ébriété. Il est intéressant d’étudier le renversement qui s’opère dans le rapport des narrateurs à l’alcool et le parallèle qui peut être fait avec l’évolution du cynisme beigbederien. Celui-ci semble progressivement entrer en collision avec les affres de la politique et de la vie en société à mesure que les narrateurs mûrissent puis vieillissent.
5Nous mettrons en exergue les rapports entre ivresse et cynisme moderne, ivresse et nihilisme et ivresse et engagement politique. En conclusion, nous voudrions ouvrir en évoquant le roman d’Oscar Dufresne, autre alter-ego de Beigbeder et son ‘anti-journal’, L’Egoïste romantique (2004) qui pourrait offrir des clés de compréhension complémentaires à propos du glissement éthylique cynique des romans beigbederiens.
- 3 Pour plus d’information sur le cynisme antique, cf. A Guide to Greek Thought, « The Pedagogical Cha (...)
- 4 Frédéric Beigbeder, L’Homme qui pleure de rire, Paris, Grasset, 2020, p. 264-265.
6Le cynisme est une philosophie grecque développée par Diogène de Sinope en Grèce antique pour révéler les travers de la société humaine : les cyniques considéraient les valeurs de leur société hypocrites et malsaines, parce qu’elles allaient à l’encontre de la possibilité de chacun d’atteindre le bonheur3. L’histoire de ce courant philosophique est souvent en conflit avec la société et ses normes (qu’elles soient religieuses, morales ou sociales). Il est possible de considérer que depuis le XVIIIe siècle, le courant cynique englobe deux courants de pensée contradictoires : critiquer la société pour l’améliorer – comme les cyniques antiques l’ambitionnaient – ou s’appuyer sur une forte conscience des travers sociétaux pour optimiser ses propres plaisirs et confort personnels. Le premier mouvement se politise au cours des XIXe et XXe siècles, et le second fait poindre une littérature souvent caractérisée comme décadente, obscène, perverse et anti-sociale (que l’on retrouve aussi bien à la fin du XIXe que du XXe siècle, comme le remarque Beigbeder4). Au tournant du XXIe siècle, ces deux courants s’affrontent et se mêlent, rendant la définition du cynisme ambivalente, ce qui oblige à la nuancer. Les romans de Beigbeder présentent différentes facettes du cynique et de sa philosophie : soit dénonciateur et engagé, soit lucide et égocentré, voire nihiliste. Dans les deux cas, le cynique doit s’extraire de la société pour mieux en appréhender les différents aspects. Dans les romans de Beigbeder, les narrateurs choisissent de se différencier en participant à des soirées privées onéreuses, des débauches alcooliques, ou en prenant des cocktails de drogues : les substances récréatives permettent de regarder le monde avec distance (par exemple, Octave Parango méprise les consommateurs qui tombent dans le piège de ses slogans publicitaires dans 99 Francs [2000]) et de se recroqueviller sur soi-même (Marc Marronnier se lamente sur lui-même et ses malheurs lorsque ivre et en bad trip, il se distance du groupe pour se retrouver seul au bar dans Vacances dans le coma [1994]).
- 5 Frédéric Beigbeder, Mémoires d’un jeune homme dérangé, op. cit., p. 29.
7L’alcool, en procurant l’état d’ébriété, désinhibe les narrateurs beigbederiens. Dans la trilogie Marronnier (1990-1997), il révèle les vrais sentiments, mais sert aussi à se protéger des émotions et des autres, on parle alors d’un alcoolisme mondain. Avec ses amis, les « ricaneurs pantalonnés »5, le personnage sillonne les rues :
La nuit tombée les ricaneurs pantalonnés descendaient dans la rue et se retrouvaient dans des bars. Ils commandaient du vin, parlaient aux filles, critiquaient leurs fiancés, criaient des gros mots, recommandaient des demis, mangeaient des sandwiches au pâté de foie, buvaient pendant des heures puis sortaient pisser dans la rue en disant des phrases du genre « putain de merde de vie de merde »6.
- 7 Dans Vacances dans le coma (1994), les jeunes gens sortent du club Les Chiottes pour aller casser l (...)
- 8 Frédéric Beigbeder, L’Homme qui pleure de rire, op. cit., p. 179-183 et 206-207 : le narrateur Octa (...)
- 9 Frédéric Beigbeder, Mémoires d’un jeune homme dérangé, op. cit., p. 66.
Être ivre et dans l’excès7, c’est être libre (comme Octave Parango le souligne dans l’Homme qui pleure de rire [2020] en se rappelant les années au Cacas’ Club8). Pour les « ricaneurs pantalonnés », s’alcooliser est un moyen de briser les normes sociales, comme lors d’un séjour à Vienne : « Nous sommes devenus les hooligans cravatés, ça sonne encore mieux que les ricaneurs pantalonnés. Nous montons dans un autobus, in petto, sine die et manu militari. Jean-Georges s’endort sur les genoux d’une vieille dame en criant “Heil Kurt Waldheim !” »9 Marc Marronnier est satisfait du chaos que crée leur groupe ; le nom, encore plus terrifiant, qu’ils imaginent momentanément pour leur groupe souligne leur impudente suffisance. En effet, l’allusion à Kurt Waldheim (un diplomate autrichien, condamné pour nazisme dans les années 90) renforce le mépris du meilleur ami de Marc, Jean-Georges, pour les personnes âgées et pour l’Histoire. Ainsi, le personnage s’autorise une distanciation sans limite et met un point d’honneur à tout confondre par le rire, jusqu’au nazisme, dépassant ainsi les limites du politiquement correct.
8La fête c’est aussi ne pas grandir, oublier et supprimer puérilement toute entrave. Encore une fois le cynisme égocentré est prégnant. Les ricaneurs peuvent tout faire et se sentir libres car ce sont des bourgeois pourvus qui peuvent s’abstenir d’avoir un métier ennuyeux. Dans l’adaptation cinématographique de l’Amour dure trois ans (2007) réalisée par Beigbeder, Marc exprime cette idée avec cynisme et malice – par la bouche de Gaspard Proust, l’acteur qui l’incarne: « Comme beaucoup de gens dans le tiers-monde, j’exerce deux métiers, critique littéraire et chroniqueur nocturne, ce qui permet de sortir beaucoup et de boire sans payer. » Cette arrogance des ricaneurs se remarque dès le premier opus de la trilogie lorsque Marc fait un pied-de-nez aux classes moins aisées quand il annonce :
Un jour pourtant, Marc a bien été obligé de se mettre au travail. Comme il sortait de plus en plus il en est venu à raconter ses nuits dans différents magazines sur papier glacé. Ainsi bombardé chroniqueur mondain, il réussissait à faire d’un goût une profession. C’était donc cela, « joindre l’utile à l’agréable » ?10
- 11 Ibid., p. 119. Ils détruisent aussi une chambre d’hôtel à Vienne, pour s’amuser (p. 75).
Ce commentaire renvoie au statut apolitique de Marc et de ses amis pour qui tout peut être un jeu puisqu’ils ont le confort financier qui les protège. Il rit d’une étape souvent difficile pour ceux qui n’ont pas de réseau : trouver un travail. La tournure « bien été obligé » rend compte de son refus de s’insérer dans la société active : ce qui souligne son confort financier. Il n’a pas vraiment à se préoccuper de se trouver une carrière puisqu’il peut compter sur l’argent de ses parents. Il en est de même pour Jean-Georges qui, pour sa fête d’anniversaire, décide de mettre à sac avec ses convives l’hôtel particulier parisien dans lequel il vit11. Ce geste ici bourgeois, mais que l’on peut aussi affilier au nihilisme et à l’antimatérialisme, témoigne tout autant de la qualité et du confort de vie de Jean-Georges : il peut tout détruire chez lui puisqu’il a les moyens de tout racheter. L’argent leur permet de survivre à tout et leur donne une assurance dans leur statut hors-politique.
- 12 Jack Kerouac, Les Anges vagabonds, trad. Michel Deutsch, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973, p (...)
9Notons que l’appellation « ricaneurs pantalonnés » vient d’un roman de Jack Kerouac, Desolation Angels (1965)12. Sur les pas du poète, Marc veut être un marginal qui rejette la société. Comme nous l’avons noté précédemment, Marc et ses amis font fi des règles usuelles, comme le fit la Beat Generation, qui les influence. Ce mouvement littéraire américain rassemblait des artistes qui récusaient les standards des États-Unis d’après-guerre et refusaient de vivre selon des principes moraux auxquels ils n’adhéraient pas. Kerouac vécut sur les routes pendant longtemps avec ses amis, mais sans les moyens financiers des ricaneurs pantalonnés français. Avec la référence au texte de l’écrivain routard américain, nous pouvons mieux comprendre les aspirations spécifiques de liberté et de marginalité et le paradoxe de Marc et ses amis. Si Kerouac mettait en pratique son aversion pour les valeurs des années 1945-1955, Marc rejette celles de la France des années 1990 tout en profitant des opportunités que son pays lui offre : il ne renonce pas à son statut de bourgeois, par exemple. Les ricaneurs pantalonnés français sont plus intéressés par la vie de débauche de la Beat Generation que par leurs idées politiques ou spirituelles. De nombreux parallèles existent entre les descriptions du mode de vie des ricaneurs pantalonnés et Kerouac et ses amis :
- 13 Frédéric Beigbeder, Mémoires d’un jeune homme dérangé, op. cit., p. 29-30.
A force de nous faire remarquer, nous avons attiré autour de nous une bande de joyeux fêtards […] notre principale occupation consistait à nous amuser : le reste du temps, certains travaillaient, la plupart dormaient, tous récupéraient. […] Premièrement toute fête réussie est improvisée, deuxièmement l’esprit de contraste est indispensable ; troisièmement les filles sont les deux mamelles de la nuit ; quatrièmement un fêtard n’a pas de règles13.
Cette citation peut évoquer les descriptions faites par Kerouac dans The Dharma Bums (1958), lorsqu’il décrit les jeunes gens sortant le soir. Nous y retrouvons l’improvisation :
- 14 Jack Kerouac, The Dharma Bums, London, Penguin Books, 2006, chap. 27, p. 198.
As we were walking in the drizzly exciting streets (“Reminds me of Seattle!” he yelled) I got the overwhelming urge to get drunk and feel good. I bought a poor boy of ruby port and uncapped it and dragged Japhy into an alley and we drank14.
Dans le même roman, les activités nocturnes des jeunes se retrouvent dans les débauches de Marc et de ses amis :
- 15 Ibid., chap. 13, p. 114.
It started off with Coughlin and me, drunk now, walking arm in arm down the main drag of town carrying huge, almost impossibly huge flowers of some kind we’d found in a garden, and a new jug of wine, shouting haikus and hoos and satoris at everybody we saw in the street and everybody was smiling at us15.
- 16 Ibid., chap. 13, p. 121.
We all got dizzy and drunk. It was a mad night. It ended up with Coughlin and me wrestling and making holes in the wall and almost knocking the little cottage down: Alvah was pretty mad the next day16.
L’envie de hurler dans la nuit, de boire à outrance est partagée par Ray Smith (l’alter ego de Jack Kerouac) et Marc Marronnier (l’alter ego de Frédéric Beigbeder). Les deux groupes ne veulent suivre que leurs propres règles, même si leur liberté rend certains de leurs comportements antisociaux. La deuxième citation indique que les femmes sont présentes dans les romans des deux auteurs mais souvent apparaissent comme opposées ou en désaccord avec les plaisirs des ivresses nocturnes. Elles sont des personnages qui motivent les actions des personnages mais sont rarement au premier plan de l’histoire. De nombreux autres exemples d’aspirations à la liberté et de volonté de vivre en marge de la société peuvent être glanés dans les différents romans de Kerouac, tels que The Town and the City (1950), On the Road (1957), ou Big Sur (1962) et comparés aux pulsions de Marc et de ses amis dans la trilogie Marronnier.
- 17 Frédéric Beigbeder, Vacances dans le coma, Paris, Le Livre de Poche, 1997, p. 112 (pour toutes les (...)
- 18 Ibid., p. 117. La chasse d’eau est une attraction de la soirée visant à inonder la boite de nuit co (...)
10Dans le deuxième tome de la trilogie Marronnier, pendant la soirée de décadence mondaine, l’inauguration de la nouvelle boite de nuit, les Chiottes, Marc et d’autres convives grimpent sur le toit de la Madeleine d’où ils dédaignent le Paris dormant : ce lieu hors société les fait alors soudainement réfléchir au commun des mortels. Complètement ivres, ils s’élancent dans des discours politiques abracadabrantesques, mais qui révèlent une certaine lucidité de leur part sur la situation actuelle de la France et de la société de consommation. Cependant leur réflexion tourne court : toute idée prometteuse est ridiculisée par la recherche du bon mot, de la rigolade et de l’originalité. Par exemple, ils proposent des solutions baroques de secours. Parmi celles-ci, l’atravaillisme : « une société où il n’y aurait que des chômeurs, donc plus de jaloux », la société de non-consommation : « plus que du recyclage », le total-redistributivisme : « un RMI pour tout le monde, payé par la TVA de tout le monde », l’anarcho-ploutocratie : « plus de sécurité sociale, plus d’impôts, plus d’interdiction de fumer, où la drogue serait légale », le Parisianisme : « la lutte pour l’indépendance de la ville de Paris »17. Il s’agit de jouer avec les mots, puis d’oublier la réalité et de retourner danser dans la chasse d’eau18, épisode central et très attendu des convives, dans la boîte de nuit : le cynisme libertin égoïste atteint son paroxysme.
11A l’inverse, L’Amour dure trois ans (1997) présente un Marc Marronnier désespéré : il vient de divorcer et ne croit plus en l’amour ni en lui-même. L’alcoolomanie est alors présente comme cure contre la tristesse et la mélancolie, et non comme génératrice de folies de nantis. Marc veut atténuer sa tristesse grâce à l’ivresse :
- 19 Frédéric Beigbeder, L’Amour dure trois ans, Paris, Gallimard, 2005, p. 21.
Il rejoint des copains au Baron, avenue Marceau. Le Champagne n’est pas donné, les filles non plus. […] Elles réclament du cash ; […] elles l’entraînent à l’hôtel […] il en baise une pendant qu’elle lèche l’autre ; au bout d’un moment, incapable de jouir, il simule l’orgasme […] Dans le taxi du retour, au petit matin, il entend :
« L’alcool a un goût amer
Le jour c’était hier
Et l’orchestre dans un habit
Un peu passé
Joue le vide de ma vie
Désintégrée. »
(Christophe, Le Beau Bizarre)19.
Même ivre, il ne peut cependant oublier la douleur et ne peut profiter pleinement de sa soirée. L’alcool le pousse dans une errance mentale désespérée. Un peu plus loin dans le livre, il met directement en lien l’ivresse et la déambulation physique et psychique :
L’hiver, à Paris, il y a des endroits où il fait plus froid que d’autres. On a beau boire des alcools forts, c’est comme si un blizzard soufflait jusqu’au fond des bars. L’ère glaciaire est en avance. Même la foule donne des frissons. […]
Je déambule d’un pas fixe, rue des Beaux-Arts – la rue où Oscar Wilde est mort, comme moi. Je vais au restaurant pour ne rien manger. […] Tout ce que je bois, c’est donc à jeun. Avantage : l’ivresse rapide. Inconvénient ; l’ulcère à l’estomac20.
L’alcool devient synonyme de douleur, de solitude et de mort. Les assonances en [wa] et [aR] dans le premier paragraphe, qui rapprochent les termes « endroits », « froid », « boire », « blizzard » et « bars », font résonner, longuement, le désespoir de Marc. Le second paragraphe allie la déambulation à une descente vers la mort puisque sa pérégrination parisienne le mène dans le sillage de l’écrivain irlandais. La rue des Beaux-Arts semble reprendre avec ironie son activité de « beau boire », faisant de son alcoolisme son art. Son alcoolémie dangereuse rend compte de sa souffrance mentale mais aussi d’une volonté de souffrir physiquement. Nous pouvons aussi relever l’expression « pas fixe », qui peut indiquer qu’il marche de façon mécanique, automatique, trop absorbé par sa douleur, ce qui assombrit le récit sa déambulation. Cette errance mentale triste et désespérée apparait dans le roman comme l’étape nécessaire à l’évolution de sa vision de l’amour – non plus produit de consommation mais échange et relation monogame – et de la société avec une mise en cause de sa façon de concevoir les relations humaines. Notons tout de même que dans le roman suivant de Beigbeder, 99 Francs, Marc fait un retour comme personnage secondaire, supérieur hiérarchique d’Octave, il lui vole sa petite amie et se suicide au milieu du roman de façon subite. La déambulation de Marc s’arrête net pour que celle d’Octave, d’un cynisme différent, commence.
12La trilogie Parango (2000–2007–2020) marque une évolution dans le cynisme beigbederien. Dans 99 Francs (2000), Octave Parango, le nouvel alter-ego de Beigbeder, a trente-trois ans, un emploi bien rémunéré dans une société de publicité, et il méprise tout. Cependant, il n’est pas un cynique aussi individualiste que Marc Marronnier : il se préoccupe de son monde – et entend dénoncer la perversité de sa profession et de ses collègues dans un livre. La dualité du personnage est exposée par la narration. D’abord, le cynisme d’Octave fluctue tout au long du roman, en raison de sa consommation de narcotiques, d’abord intense (dans la première partie, lorsqu’il apparait égocentré et individualiste, méprisant la masse), trop intense (avec une overdose de cocaïne en fin de deuxième partie lorsqu’il se sent ridiculement dérisoire et plonge dans la tristesse), puis stoppée, pour être remplacée par d’autres substances (alcools, ecstasy récréative, marijuana). La progression narrative suggère que l’abstinence fait évoluer sa perception de la société : drogué, il ne s’en souciait pas, la cocaïne accélérait, embellissait, et rendait tout plus excitant.
- 21 Frédéric Beigbeder, Au secours pardon, Paris, Le livre de poche, 2019, p. 139.
- 22 Ibid.
- 23 Ibid., p. 257.
13Dans Au secours pardon (2007), on retrouve Octave, maintenant Talent-Scout, quarante ans, émigré en Russie pour trouver la nouvelle égérie de L’Idéal. Il oscille toujours entre plaisir personnel et engagement politique. Ce roman permet à Beigbeder de s’attaquer à l’industrie de la mode sous forme d’une confession à un prêtre : Octave rapporte ses péchés, ses états d’âme et ses questionnements cyniques, dès qu’il est assez ivre pour venir dans une église. Il raconte avoir commencé à venir s’allonger près des églises à Paris : « chaque fois que j’étais en descente, j’errais vers Notre-Dame, Saint Sulpice ou Saint Thomas-d’Aquin »21. Il « [veut] [par-là] devenir un autre homme »22, comme il l’avoue au prêtre. On peut en effet remarquer que les chapitres dans lesquels Octave propose des analyses de lui-même et de la société – souvent des reproches – sont ceux de confession : « comme tu le sais, mon théologien, chaque fois que je suis en bad, j’aime rendre visite à Jésus-Christ »23. L’alcool et la religion sont donc mêlés dans cet opus, qui permet à Octave de critiquer la société tout en essayant de trouver des excuses à sa collaboration : il dit « au secours » pour la société et demande publiquement « pardon » en parodie d’exonération. Son analyse cynique , parce que critique et teintée d’humour noir, est particulièrement aiguisée au chapitre 16 de la première partie, dans lequel il dénonce l’amnésie des gouvernements :
La confession publique demande du sang-froid mais elle est la seule solution après les crimes collectifs – l’autre solution étant la guerre civile. […] Je sais ce que vous pensez : votre interlocuteur a bu trop de vodka. C’est vrai. Mais je sais très bien ce que je dis : en France, nous avons cultivé la même amnésie après la Collaboration, Madagascar, l’Indochine, l’Algérie. On se dit toujours qu’il vaut mieux avancer. […] Il faut cacher la saleté sous le tapis moelleux. Glisser est une façon de penser et peut-être de vivre24.
- 25 Ibid., p. 96.
- 26 Ibid., p. 97.
Octave erre d’église en église, car il veut être absout sans pour autant devoir se confesser. Il étend son reproche aux gouvernements qui veulent que leur peuple les soutienne sans devoir rendre de compte. Octave compare en permanence la France et la Russie, sous l’emprise de la vodka ou du vin. Il continue ensuite sa digression alcoolisée en observant la rapidité avec laquelle la Russie communiste est tombée dans le capitalisme : « Quatorze ans plus tôt, il n’y avait pas de panneaux publicitaires dans votre ville ; à présent on en décompte davantage qu’à Paris. »25 Il conclut sa réflexion en délirant : « Peut-être que je me prends pour la Russie : Après tout, moi aussi je déteste me souvenir. […] Moi aussi j’ai peur de rêver, c’est même la raison de ma présence ici. Dansons sur les cadavres au cœur du System »26 finit-il, en jouant sur la polysémie du terme « System » qui renvoie au système (la société sociale et politique) et au System, la boite de nuit moscovite. L’alcool est pour Octave une occasion de se confronter aux problèmes sociaux en ne s’en souciant plus pendant sa gueule de bois du lendemain : parfois cynique politisé la nuit, son cynisme se révèle trop égoïste pour agir la journée.
- 27 Service Actu, « Frédéric Beigbeder quitte France Inter après une chronique complètement loupée » in (...)
- 28 Pierre Vavasseur, « Frédéric Beigbeder flingue France Inter dans son nouveau livre », Le Parisien, (...)
- 29 Ibid.
- 30 Frédéric Beigbeder, L’Homme qui pleure de rire, op. cit., p. 217.
14Le dernier opus, L’Homme qui pleure de rire (2020), est le parangon de l’errance alcoolique dans la ville. Il retrace les pérégrinations d’Octave avant son discours improvisé à la radio « France Publique », ce qui lui vaudra de ne plus pouvoir y travailler. Comme à son habitude, Beigbeder utilise son parcours personnel pour écrire le dernier opus de sa trilogie : en novembre 2018, l’auteur était congédié de la matinale de France Inter à la suite d’une chronique « complètement loupée »27, « aussi improvisée que maladroite, succédant à une nuit quasi-blanche »28. Dans ce livre, Octave développe son analyse des temps modernes des trente dernières années et la « dictature du rire »29, il s’étend sur de longues pages durant un K-Hole30 et mêle avec allégresse politique et verres d’alcool.
15Son alcoolisation cependant ici l’entraîne à agir, ou du moins à essayer de le faire :
Mon ivresse légère me donne le courage de parler à l’un des protestataires, un costaud barbu avec une casquette à l’envers.
Je suis avec vous les gars ! Foutez le feu au bling bling !
[…]
Collabo du système ! Pourriture salariée !31
- 32 Ibid., p. 99.
- 33 Ibid., p. 27.
Il se joint presque aux Gilets Jaunes, mais est rejeté, car, comme il l’avoue dans le livre, il est victime et complice des travers de la société. Le chapitre se termine sur une suite de plaisanteries, arrosée de « shot de Beluga »32. Une nouvelle fois, il loue la Russie qui a réussi à réunir justice sociale et nomenklatura grâce à la vodka. En parallèle de son errance physique (une scène au début du livre permet de se rendre compte heure par heure de sa déambulation nocturne, entre les bars et les manifestations de gilets jaunes), Octave utilise l’alcool pour anesthésier son errance mentale due à l’absurdité du monde et de la perte d’espoir : « Il boit ces verres de vin blanc qu’on écluse à midi sans réfléchir, et qui engourdissent le cerveau jusqu’au soir, provoquant un rire d’apocalypse. »33
16Dans L’Égoïste romantique (2004) se retrouve la thématique omniprésente de l’ivresse avec l’errance alcoolique dans la ville et la société. Oscar erre de restaurant en bar, de bar en boîte, de boîte en ville et de ville en ville, souvent avec de l’alcool ou de la drogue avec lui. L’opus présente une récurrence du réseau thématique beigbederien (soirées – alcool – drogue, conquêtes d’un soir – amour – problème de couple, travers sociétaux) qui l’aligne sur les autres romans. Toujours entre dénonciations et moqueries, il utilise l’humour noir :
- 34 Frédéric Beigbeder, L’Égoïste romantique, Paris, Gallimard, 2006, p. 232.
Dans les night-clubs, on boit pour draguer, et ça marche. […] le problème, c’est qu’ensuite il supprime aussi l’érection. Le gouvernement a tort de dire que « l’abus d’alcool est dangereux pour la sante » : il protège contre le sida34 !
- 35 Ibid., Oscar fait référence cette idée page 220. Il s’agit de l’ouvrage La mondialisation heureuse (...)
Oscar utilise l’alcool pour se moquer de la société, mais, au-delà, il crée un concept pour cristalliser ses doutes sur la « mondialisation heureuse » comme la décrit Alain Minc35. Il invente la « discothéquisation » du monde :
Il y a partout sur terre la même chanson en arrière-plan. La mondialisation passe d’abord par la musique. La Terre est devenue une piste de danse. Ce journal parle d’un évènement nouveau : la discothéquisation du monde36.
La discothéquisation de la terre est complète. […] C’est le nivellement par le bar. Ma solitude opalescente est à l’image du nouvel homme mondial, individu noyé dans la vodka et les BPM37.
La musique est alors une arme de la mondialisation puisque présente et identique partout. Elle uniformise le goût, et fait battre tous les cœurs au même rythme. De plus, le monde de la nuit européen s’universalise déjà : une compagnie espagnole ouvre un bar en Belgique… La métaphore de la discothèque lui permet de mettre l’accent sur la solitude parmi les autres, que la mondialisation renforce : l’individu, noyé dans l’uniformité, se formate. D’où le paradoxe existentiel d’individus robots volontaires et perdus : BPM dans ce contexte peut renvoyer à Battements Par Minute ou à Business Project Management, l’ambigüité renforce l’amalgame humain-machine contrôlée par un tiers. Oscar élargit même la « discothéquisation » en « clubbisation » et s’adresse aux générations futures à ce sujet : « Je continue d’inspecter la clubbisation du monde. […] Je tiens ce journal aussi pour témoigner aux générations futures : voici comment nous vivions au début du XXIe siècle, voici l’époque délectable où nous avons ruiné votre cadre de vie ».38 Si ce concept se rapporte d’abord plus à la musique, il peut permettre aussi de montrer l’importance de l’alcool et du processus de création de dépendance des consommateurs dans la mondialisation. Tout comme les narrateurs beigbederiens sont persuadés qu’une fête ne peut être réussie sans alcool ou psychotropes, les consommateurs sont exhortés à penser ne pouvoir être heureux qu’en possédant le dernier article à la mode.
17L’alcool est utilisé par les personnages beigbederiens pour s’amuser, se libérer des carcans sociaux, mais aussi pour combattre la tristesse et la mélancolie. L’ivresse permet une rencontre avec le vrai soi et une prise de conscience – même futile et éphémère – des problèmes sociétaux. S’il n’est pas consommé par le narrateur, l’alcool est étudié dans les romans comme moteur social, il donne confiance et rapproche les différentes cultures. L’ivresse est donc toujours considérée comme en mouvement, elle n’est pas un état fini, stagnant. L’alcool permet l’errance mentale qui favorise la réflexion cynique car il délivrerait de la bien-pensance et des règles sociales mais il est aussi une déambulation physique – l’ébriété fait courir, danser et grimper les ricaneurs pantalonnés, fait errer Octave dans les rues et voyager Oscar de bars en boites de nuit d’un continent à l’autre.