- 1 Marguerite Duras, La Vie matérielle, Paris, P.O.L., 1987, p. 20.
1Dans l’œuvre de Marguerite Duras, l’alcool apparaît souvent comme sous-jacent au sein de relations mutiques ou explosives, conflictuelles ou marquées par une forme de désespoir. Souvent, l’alcool et la boisson sont l’apanage de figures féminines que l’on a fréquemment associées à Duras – l’écrivaine ayant elle-même, de notoriété publique, traversé une période d’alcoolisme sévère. L’alcool dans l’œuvre de Duras, c’est le vin désinhibant Anne Desbarèdes dans Moderato Cantabile, c’est le bitter campari, rythmant les relations de Diane et de Sara dans Les Petits chevaux de Tarquinia, ou encore les longues énumérations présentes dans La Vie Matérielle : « au départ, j’ai bu du whisky, du calvados, ce que j’appelle des alcools fades, de la bière, de la verveine du Velay – le pire dit-on pour le foie. En dernier, j’ai commencé à boire du vin et je ne me suis jamais arrêtée »1. Cependant L’Amant de la Chine du Nord propose un traitement de l’alcool quelque peu différent et décentré. Si sa consommation se diffuse dans l’ouvrage et atteint petit à petit tous les personnages, ce sont deux protagonistes masculins qui en sont les marqueurs, au sein d’une intrigue qui se déroule dans une succession de huis-clos : le grand frère de la protagoniste, et l’amant chinois de cette dernière. L’alcool, dans la construction du personnage du grand frère, est principalement ce qui le lie à la violence faite à son propre corps mais également faite aux autres. La consommation d’alcool lui permet de communiquer avec le monde et de renouer avec l’image de méchanceté que les personnages s’accordent à lui attribuer. À l’inverse, dans la construction du personnage de l’amant chinois, l’alcool joue un rôle d’apaisement du désespoir qui se fait de plus en plus présent. L’alcool, comme la drogue, sont des refuges à la vie subie, par lui et par les personnages qui l’entourent.
2Ces consommations excessives s’inscrivent dans un milieu social particulier où aucun des deux personnages n’évolue comme il le souhaite, ou n’occupe l’espace de manière totalement libre. Dans les colonies indochinoises décrites par Duras, les places sont prédéfinies par des images stéréotypées. Il s’agit de s’inscrire dans des modes d’être et de consommation déterminées. L’objet de cette étude sera d’analyser comment les lieux et les imaginaires coloniaux poussent les personnages, à la poursuite de ces stéréotypes, à s’effacer progressivement face au pouvoir de de l’espace, et comment l’alcool contribue à souligner ces comportements d’égarement. Dans un premier temps ce sont les espaces limites et limités dans lesquels l’alcool est consommé et qui poussent à la consommation qui nous intéresseront. Cette étude se consacrera, dans un deuxième temps, à la présentation des deux personnages antagonistes, marqués chacun à leur manière par leur consommation d’alcool, et poussés vers elle. Dans un dernier temps, nous montrerons que les modes de consommation de ces personnages charnières contaminent l’intégralité des protagonistes, mais également l’intrigue et jusqu’à la narration même qui se trouve marquée par l’alcool et ses effets.
3La consommation d’alcool, dans cet ouvrage, se déploie dans des lieux précis et est symptomatique des effets des espaces sur les personnages : elle reflète les caractéristiques de ces derniers. Ainsi, ce n’est pas l’alcool lui-même qui les pousse vers une forme d’errance et à une évolution spatiale particulière, comme c’est le cas dans un grand nombre de textes marqués par cette thématique. C’est la puissance de l’espace lui-même qui pousse les personnages à l’errance, parce qu’ils ne trouvent pas leur place, et qui implique une consommation d’alcool.
- 2 La notion d’écriture de soi et l’utilisation du terme autofiction correspond ici au fait que l’écri (...)
- 3 Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du Nord, Paris, Gallimard, 1991, p. 19. Dans la suite de l’ar (...)
4L’espace, ici, est avant tout celui d’une colonie : l’Indochine. Le texte s’ouvre sur la description d’une fête au poste colonial, dont les personnages principaux de l’intrigue sont exclus. La jeune fille au centre de l’histoire – figure autofictionnelle ou autobiographique2 de Marguerite Duras – l’observe de loin, tout comme les autres membres de sa famille. Ils sont témoins de cette fête et occupent les espaces périphériques : « La fête du Poste aurait donc été là, derrière la grille qui longe le parc »3. L’espace colonial du pouvoir est ainsi présenté comme excluant et influence radicalement la division sociale.
- 4 Maguelonne Toussaint-Samat, Histoire naturelle et morale de la nourriture, Toulouse, Le Pérégrinate (...)
5Outre cet incipit, qui place l’intrigue dans un cadre précis, un certain nombre d’éléments ponctuent le texte et participent à l’ancrer dans cet espace colonial. L’un de ces éléments, c’est l’alcool et précisément, sa dénomination dans le texte durassien. Dans L’Amant de la Chine du Nord, tous consomment un alcool de riz désigné par le terme « choum ». Dans son Histoire naturelle et morale de la nourriture, Maguelonne Toussaint-Samat souligne qu’il s’agit du nom original de cette boisson, mais également que sa consommation permettait, selon les croyances, de soigner les « affections bileuses des administrateurs coloniaux au temps où l’Indochine était sous influence occidentale »4. Le choum est ancré dans la tradition, il permet d’opérer un lien avec la Chine d’où est originaire l’amant de la protagoniste, mais il entretient donc également une relation avec la présence coloniale. De plus, c’est le terme original ou idiomatique qui est utilisé dans le texte par Duras pour évoquer cet alcool consommé de tous. L’emploi de termes en leur langue originale dans un texte en langue française chez Duras est analysé ainsi par Martin Crowley dans Revisioning Duras: Film, Race, Sex :
- 5 « More damatically, however, such terms may be smuggled in, passed off as assimilated and no longe (...)
de manière assez radicale, des termes peuvent être passés, assimilés en n’étant aucunement annoncés typographiquement comme étrangers. Ainsi, L’Amant de la Chine du Nord évoque l’Asia, les Chettys et le Choum, sans utiliser d’italique et sans proposer de traduction […]. L’identité du langage dominant est ainsi mise en péril, le mythe de sa primauté s’effondre et les termes étrangers ouvrent le texte sur un espace pluriel et international5.
L’alcool, dès qu’il est nommé dans sa langue originale dans le texte, participe à créer une échappatoire à l’espace colonial qui apparaît comme restreint et excluant, parce que dominant : le terme au sein d’un texte en langue française souligne sa singularité et sa différence. En nommant l’alcool, c’est déjà un mouvement vers l’extérieur que provoque Duras – vers un extérieur des espaces opprimant les personnages.
6En outre, à l’intérieur même de cet espace colonial, ce sont toutes ses composantes qui s’avèrent être closes ou limitantes. Florence de Chalonge, qui citait Jean Weisgerber pour définir l’espace du récit chez Duras, expliquait que :
- 6 Florence de Chalonge, « Introduction » in Espace et récit de fiction, Le cycle indien de Marguerite (...)
Par contraste avec l’espace géométrique (euclidien), l’espace du récit n’est, comme le dit Weisgerber, « ni infini, ni continu, ni isotrope, ni homogène », mais « limité, jonché d’obstacles, criblé de fissures », et surtout « défini par des directions et lieux privilégiés […] » qui le rapportent à un sujet6.
L’Amant de la Chine du Nord n’échappe pas à cette définition : la pension Lyautey ou l’école française fréquentées par la jeune héroïne, la garçonnière ou la voiture de son amant, le restaurant dans lequel il l’emmène, la maison de sa mère ou le poste colonial, constituent tous à leur manière des espaces limités, non infinis ou homogènes et marqués par la présence ou les actions des personnages en leur sein.
7La garçonnière est ainsi décrite : « Une porte. / Il ouvre cette porte. / C’est obscur. / C’est inattendu, c’est modeste. Banal. C’est rien. »7 Cette description témoigne à la fois de la petitesse et de la banalité de cet espace restreint qui accueillera tant l’histoire d’amour de la jeune fille et de son amant, que sa violence. La mention « c’est rien » implique toute une forme de rejet et de jugement vis-à-vis de cet espace de la part de la jeune fille. Elle sous-entend également un positionnement auto-dépréciatif de l’amant. C’est ce sentiment de malaise qui le poussera à consommer excessivement de l’alcool et à se réfugier, par un mouvement inverse, dans cet espace : à la fois comme seule possibilité et comme renouvellement de son malheur.
- 8 ACN, p. 90.
- 9 ACN, p. 103.
- 10 ACN, p. 132.
8Les personnages qui habitent les espaces que nous venons d’évoquer sont marqués par un sentiment d’étrangeté, de traumatisme et d’enfermement. Les lieux se font les témoins de trajectoires utopiques avortées, où alors qu’ils semblaient pouvoir faire accéder à un rêve ne permettent que le repli et ne guident que vers la consommation d’alcool : lorsque les amants sont au restaurant, « Elle lui demande ce qu’il fait la nuit venue. Il dit qu’il va boire un choum avec le chauffeur au bord des arroyos. Ils bavardent ensemble. Parfois quand ils rentrent le soleil se lève. »8 Si cette phrase semble en premier lieu témoigner d’un motif classique d’évasion par l’alcool, de sortie d’un espace clos et quotidien, l’amant Chinois opère petit à petit un mouvement inverse. Il s’enferme lui-même dans ce qu’il croit être son espace social défini, par sa consommation d’alcool. Il indique ainsi rapidement à la jeune fille : « Je resterai toute ma vie à cet endroit : Sadec. Même si je fais des voyages. »9 Si l’alcool lui permettait de s’évader de sa garçonnière, l’amant fait toutefois le constat de son incapacité d’évoluer dans un second espace plus vaste, la ville de Sadec. De là, sa seule issue est le retour vers une acceptation de l’enfermement dans le premier espace. Ce mouvement renforce la nécessité d’échappatoire par l’alcool ainsi que la progression vers une forme de désespoir : « C’est la garçonnière. / C’est la nuit. / […] Il dit : j’ai bu du choum, je suis soûl. / Il pleure. »10 L’amant expérimente, à travers l’alcool, une forme de revers du rêve indochinois et entraîne, petit à petit, son amante avec lui :
L’enfant a pris sa douche. Elle se rhabille. Elle dit qu’elle va rentrer à la pension.
— Pourquoi ?
— Je veux être toute seule.
— Non. Tu restes avec moi. On va aller dans les bars au bord des arroyos, on boira du choum, on mangera des nem-nuongs. C’est là les meilleurs, les femmes elles les font elles-mêmes et le choum il vient de la campagne.
— Après je pourrais rentrer à la pension ?
— Non11.
9Ainsi, l’espace colonial comme les lieux ponctuels le constituant participent à créer une atmosphère limite, parfois violente parce qu’elle exclut les personnages et les pousse vers de modes de consommation excessifs.
- 12 Geneviève Boucher, Pascal Brisette, « De l’alcool à l’écriture et vice versa », COnTEXTES, n°6, sep (...)
- 13 Ibid.
10Au sein de ces espaces, deux personnages endossent la consommation de choum : le frère et l’amant de la jeune fille. Ils marquent l’intrigue en constituant deux extrêmes entre lesquels gravitent les autres protagonistes, relégués au second plan si l’on envisage la narration depuis le prisme de l’alcool. Alors que le personnage principal est la jeune fille, et que dans la plupart de ces récits Duras place des femmes dans des positions de buveuses, ce sont ici deux hommes auxquels la personnage principale est intimement liée qui sont placés au centre du texte. Pour Geneviève Boucher et Pascal Brissette, « dès qu’il est question d’alcool il est […] question de conduites (bonnes ou mauvaises) et partant, de limites et d’excès »12 et « le thème de l’ivresse apparaît, dans les texte didactiques, législatifs ou littéraires, lorsqu’il est question de définir la relation des individus à la communauté ou de certains groupes vis-à-vis d’autres groupes. »13 C’est précisément ce rôle que joue l’alcool dans L’Amant de la Chine du Nord. Les deux personnages du frère et de l’amant incarnent ces questions de conduite, de limite et d’excès. Ils fonctionnent comme deux entités parallèles que tout oppose : l’amant est poussé dans un calme dépressif par l’alcool alors que le frère est poussé dans une violence inouïe. Cependant, chacun d’eux occupe une place particulière, et se trouve socialement marqué par l’espace colonial dans lequel il vit.
- 14 ACN, p. 25.
- 15 ACN, p. 26.
- 16 ACN, p. 28.
- 17 ACN, p. 27.
11Le grand frère en premier lieu est un personnage violent. Sa violence transparaît dès l’ouverture de l’ouvrage. Face au calme de la fête lointaine qui a lieu au poste colonial, les pensées de la jeune fille sont marquées par la hantise que son grand frère attaque le plus petit : « des fois que Pierre serait là à l’attendre pour encore le frapper »14. C’est également un personnage qui est désigné en marge de la société par son comportement (« Avant-hier il avait encore volé à la fumerie d’opium »15) ou par les discours tenus à son sujet. En effet, il est notamment désigné comme un « chien »16 et sa mère ajoute : « Ce que je veux dire c’est que Pierre ne vaut plus la peine qu’on le sauve »17.
- 18 ACN, entre les pages 152 et 158.
- 19 ACN, p. 102.
- 20 ACN, p. 106.
- 21 ACN, p. 132.
12Avant même qu’il soit question de son rapport à l’alcool, ce personnage est présenté comme un égaré de la société, en marge, caractérisé dans son comportement par une sorte d’errance résultant de sa non adéquation avec les normes sociales. De là, la drogue et l’alcool constituent à la fois des déclencheurs et des marqueurs de la violence et de la radicalité du protagoniste, notamment parce que ces éléments sont évoqués à travers le prisme de l’excès. Cela transparaît nettement si l’on effectue une comparaison entre les commandes du frère et celles des autres personnages lors d’un repas au restaurant : le premier commande cinq fois de l’alcool alors que les autres n’en sont qu’à leur premier verre18.
L’amant est, lui aussi, fréquemment présenté en position de consommation de l’alcool mais dans une temporalité différente de celle du frère ainé. Si le frère qui boit et consomme de la drogue est défini par sa violence dès le début de l’ouvrage, l’amant arrive à l’alcool de façon progressive ; soit que le regard de la jeune fille découvre peu à peu ce trait, soit qu’il apparait à mesure que le désespoir lié à leur histoire d’amour l’envahit. C’est en effet la conscience de l’impossibilité de leur relation, socialement désapprouvée, qui atteint progressivement le personnage. Il lui dit : « Un jour tu vas rentrer en France – je ne peux pas supporter. Un jour je vais me marier. Je ne peux pas et je sais que je le ferai. »19 Puis, plus loin, il énonce sa souffrance – « J’ai commencé à souffrir de la séparation avec toi. Je deviens fou… »20 – et lors de leurs rencontres, il avoue se tourner vers l’alcool pour la combattre : « Ils se regardent sans se parler. Le Chinois s’assied dans le fauteuil, il ne va pas vers l’enfant. Il dit : j’ai bu du choum, je suis soûl. / Il pleure »21.
- 22 Cet ouvrage fait partie intégrante d’un plus vaste corpus de textes souvent qualifié par la critiqu (...)
- 23 ACN, p. 49.
13Si cette étude est introduite par une partie consacrée à l’espace colonial et à la sensation d’enfermement, c’est que ces deux personnages, bien qu’ils constituent des extrêmes dans leur rapport à l’alcool, relèvent d’une même dynamique induite par cette société coloniale et par des espaces contraignants qui les poussent à l’errance psychologique. D’une part, le frère de l’héroïne est blanc. Il fait donc, semble-t-il, partie de la classe dominante. Mais on sait, et cet ouvrage ne fait pas exception, que Duras a tenté, dans son cycle indochinois22, de laisser transparaître la violence de la société coloniale à l’égard de sa famille. D’autre part, le texte met également en avant le fait que la mère a éduqué ses enfants comme des enfants locaux. La jeune fille explique ainsi : « Je suis née ici, dans le Sud, mes frères aussi. Alors notre mère nous raconte l’histoire du pays »23. C’est donc un enfant entre deux cultures, et si l’on veut exclu à la fois de la société coloniale française et de la société vietnamienne autochtone, qui se construit et qui semble restreint par l’espace dans lequel il vit, et alors qui se tourne vers l’alcool.
14De même, l’amant, d’origine chinoise, vient d’une famille riche. Il est voué à une vie toute tracée même s’il n’a, personnellement, pas particulièrement réussi. La société coloniale indochinoise lui permet de se placer dans une position de supériorité qu’il n’aurait pas nécessairement en Chine, mais il reste tout de même marqué par son origine et son cadre social. Ainsi, lorsqu’il demande à son père l’autorisation d’épouser la jeune fille, la scène se déroule comme suit :
Le Chinois dit :
Mon père il va vivre. Il a refusé, il dit qu’il préfèrerait me voir mort.
Le chinois a bu du choum. L’enfant ne comprend rien à ce qu’il raconte. L’enfant ne le lui dit pas. Elle écoute bien. Elle ignorait tout des vraies raisons de ce voyage du Chinois, il lui parle dans le mauvais français des Chinois de la Colonie quand ils ont bu du choum. Il dit :
Je lui supplie. Je lui dis qu’il doit avoir vécu une fois un amour comme ça au cours de sa vie, que c’est impossible autrement. Je lui demande de te marier pendant un an, pour après te renvoyer en France. Parce que ce n’est pas possible encore pour moi de laisser déjà cet amour de toi24.
On remarque ici que l’alcool apparaît comme un remède au désespoir d’être marqué par un destin structuré par des bornes politiques et sociales.
15Les deux personnages boivent donc en « réponse » à un enfermement géographique, social et psychologique. De ce point de vue, une scène est particulièrement importante dans l’ouvrage : celle de leur confrontation, qui correspond au moment d’acmé de la consommation d’alcool mais également du malheur de l’un et de la violence de l’autre. Le frère et l’amant, chacun à leur manière se débattent dans le texte et dans l’espace :
Ce restaurant est celui où sont allés l’enfant et le Chinois le premier soir de leur histoire. C’est l’endroit sans musique. Le bruit de la salle centrale n’est pas assourdissant.
Le serveur arrive, il demande s’ils désirent un apéritif.
La commande est passée. Trois Martel Perrier et une bouteille d’alcool de riz.
Ils n’ont rien à se dire. Personne ne parle. C’est le silence. Personne ne s’en étonne, n’en est gêné.
Les consommations arrivent. C’est le silence général. Personne n’y prend garde ni eux ni l’enfant. C’est comme ça.
Il y a tout à coup, au contraire, comme une aise de vivre, à jouer à ça : vivre.
Le frère ainé commande un deuxième Martel Perrier25.
- 26 Véronique Montemont, « Queneau, Perec, Duras, trois manières de boire dans le roman français », COn (...)
Les personnages, marqués chacun à leur manière par l’espace, se rejoignent dans la boisson dès qu’ils sont mis en scène au sein du même lieu. Selon Véronique Montémont, dans son article « Queneau, Perec, Duras, trois manières de boire dans le roman français » : « la consommation collective d’alcool et le choix des lieux qui la permettent sont donc une manière de construire le tissu relationnel dans lequel s’inscrivent les personnages » et « chez Duras […] alcool et violence ont souvent partie liée : ceux qui se rencontrent dans les bars appartiennent à des univers socialement clivés, antagonistes, et se retrouvent sur fond d’ennui et de désenchantement »26. La consommation excessive dans cet espace et lors de cette confrontation – verbale et physique – entre les deux personnages est symptomatique de ce qui nous occupe ici : une généralisation à la fois de la violence et du désespoir, qui s’affirme progressivement dans le texte et dans le traitement de chacun des personnages, tous marqués par une forme de désabusement face à l’espace dans lequel ils se trouvent.
- 27 ACN, p. 155.
- 28 ACN, p. 155.
- 29 ACN, p. 164.
- 30 ACN, p. 170.
16Progressivement, à partir de cette rencontre alcoolisée, tous les personnages sont pris dans le tourbillon de l’alcool : « Le frère ainé boit cette fois un whisky, les autres non. Le Chinois boit plus que le petit frère. La jeune fille boit dans le verre du Chinois. La mère ne sait plus très bien ce qu’elle boit, elle rit toute seule, heureuse ce soir-là comme les autres gens. »27 Puis, « L’alcool de riz aidant, ils sont contents. Ils boivent. La mère aussi, elle dit qu’elle adore ça, le choum-choum. Elle a vingt ans. Quand les desserts arrivent, la mère s’est assoupie. »28 C’est la mère qui, la première, lors de ce repas, est affectée par l’alcool, touchée à la fois par le malheur de l’amant et la souffrance de son fils : la narration indique de manière récurrente son ivresse, à la fois marquée par sa compassion– « La mère, ivre, adorable, pleure pour le Chinois. »29 – et l’inattention, ou le détachement : « La mère est ivre. Elle rit de tout, du vol de l’argent par son fils, de la peur de son fils, de son affolement comme s’il s’agissait là d’une comédie très comique, très vivante, sportive, qu’elle connaît par cœur et qui la réjouit toujours.»30
17Cependant, quelques pages plus loin, la jeune fille, qui a commencé par boire dans le verre de son amant lors du repas, partage désormais un choum avec lui dans un espace clé de la narration, les messageries maritimes en adoptant progressivement son comportement, et en s’inscrivant elle aussi dans cette tentative d’évasion :
Ils sont vers l’arroyo des Messageries maritimes où ils vont chaque soir depuis la grande chaleur.
Le chauffeur s’arrête devant une sorte d’étal recouvert de branchages. Ils boivent le choum.
Le Chinois regarde l’enfant, il l’adore, il le lui dit :
— Je t’adore, il n’y a rien à faire – il sourit – même avec la souffrance.
Le chauffeur boit avec eux. Dans ces endroit-là ils boivent tous les trois le choum, ils rient ensemble31.
18Les deux femmes plongent dans l’ivresse, qui était jusqu’alors l’apanage du frère et de l’amant, en les rejoignant dans la boisson mais également dans le comportement qui lui est lié : le rire. Ce rire désespéré et violent, qui était associé aux deux hommes buveurs, contamine les personnages en contact avec eux. Le partage progressif de la consommation d’alcool permet de mettre en avant le fait que les deux femmes qui, désormais, boivent, sont également contraintes par l’espace : la mère par la violence de l’institution et la jeune fille par l’interdit social inverse de son amant.
19De plus, cette souffrance atteindra progressivement des personnages hors de l’intrigue, précisément parce que l’espace est restreint et que le discours circule, qu’il contamine toutes les personnes qui y sont enfermées. La jeune fille indique notamment à son amant que leur histoire rendra triste sa femme future : « Par ces petites servantes de Sadec, ta femme saura vite notre histoire. Et elle souffrira. Peut-être qu’elle sait déjà. C’est par cette souffrance-là que je vous fais que vous allez aussi être mariés »32.
20Enfin, si cette alcoolémie et ce qu’elle implique contaminent les autres personnages du récit, elle finit par contaminer le récit lui-même jusque dans sa forme. L’Amant de la Chine du Nord est un texte qui se fragmente, comme les discours de l’amant consommateur d’alcool. Duras, au moment où l’amant évoque son père et sa situation sociale, décrit ainsi son expression : « Le Chinois raconte à l’enfant, toujours dans un français récurrent. »33 Or, c’est le récit lui-même qui devient progressivement « récurrent », et qui s’organise dans une forme d’ivresse généralisée. Les moments de rencontre entre les amants se confondent et la temporalité s’estompe. Les différentes périodes passées dans la garçonnière se succèdent sans notion de temps et une note de bas de page permet de faire le lien entre la consommation d’alcool des personnages et l’expression troublée de l’appartenance à un lieu. La boisson contamine la narration en dilatant à la fois la perception et le chronotope narratif, impliquant une répétition des espaces et des temporalités :
Elle ne sait plus pour ce soir-là de la première pluie de la mousson où ils étaient. Peut-être encore au café du rac à boire du choum ou à la fauverie du Jardin des Plantes à écouter les panthères noires pleurer la forêt, ou là, dans la garçonnière. Elle se souvient de la résonance de la pluie dans la galerie qui écrasait le corps sans l’atteindre, cette aise soudaine du corps libéré de la douleur.
Les personnages ne sont pas toujours en train de boire mais semblent progressivement ressentir des effets d’absence, de désorientation et de confusion propres à l’ivresse, provoqués par leur désespoir.
- 34 Cf. notamment : Simona Crippa, Marguerite Duras, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, (...)
- 35 ACN, p. 226.
- 36 ACN, p. 226.
- 37 ACN, p. 226.
- 38 ACN, p. 233.
21L’écriture durassienne a souvent été qualifiée d’écriture fragmentaire34. Mais la particularité de ce texte est que cette fragmentation est revendiquée et mise en avant dans les dernières pages, et s’organise de manière progressive, à mesure que l’alcool envahit le récit. Duras indique que « L’auteur tient beaucoup à ces conversations “chaotiques” mais d’un naturel retrouvé. On peut parler ici de “couches” de conversations juxtaposées. »35 La narration ne cessera de se fragmenter et de se troubler jusqu’aux dernières pages de l’ouvrage. Lors du départ de la jeune fille par bateau, a lieu dans le bar une tragédie. Un jeune homme s’est jeté à l’eau depuis l’embarcation et les réactions des personnages inconnus sont fragmentées, marquées par « des voix mêlées »36 retranscrites ainsi : « On repartira à l’aube / le plus terrible c’est ça / ce moment-là / L’abandon de l’espoir / La mer vide / Le matin / que c’est terrible. »37 Ces fragments de paroles sont marqués, sur le plan typographique, par des points de suspension ainsi que des tirets, afin de mimer un semblant de conversation brouillée. Ce sont ces marques de brouillages qui achèveront de fragmenter la narration puisque l’ouvrage s’achève sur des descriptions d’images, hors narration. Duras propose des images qui serviraient « à la ponctuation d’un film tiré de ce livre »38, et qui agissent comme des surgissements, hors des cadres de la narration traditionnelle. La présence de ces images propose un effet de décentrement, avec une puissance visuelle quasi hallucinatoire. En voici quelques exemples :
« Un ciel bleu criblé de brillances. »
« Encore un fleuve dans toute sa largeur, immense. Seul le dessin vert de ses rives est immobile. Entre les rives il avance vers la mer. Entier. ENORME. »
« Le jour qui éteint les brillances du ciel »
« Des enfants, arrêtés, qui regardent, sans comprendre.
« Le jour. Le matin. Sous la pluie. »
22La consommation d’alcool est majoritairement endossée par deux personnages dans ce texte, le frère de l’héroïne qui cherche à échapper au conditionnement social dans un environnement colonial riche et bourgeois qui le méprise, et l’amant de l’héroïne, qui cherche à échapper au désespoir de cette relation amoureuse impossible à cause de sa position sociale et de son origine. Cependant, elle contamine progressivement tous les autres personnages de l’intrigue et jusqu’à la narration elle-même, qui en vient à se faire errante. L’espace physique, social et politique semble être le premier responsable de cette errance qui mène à l’alcool, puisqu’il enferme les personnages et les limite dans leur action, les poussant vers la violence ou le désespoir. Les deux hommes au centre de cette étude sont, chacun à leur manière, symptomatiques de cette radicalité des injonctions subies. C’est ainsi leur construction, mais également la construction du texte lui-même, qui contribuent à exprimer cette forme d’enfermement et qui témoignent de différentes stratégies pour y échapper.