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2021
Les pas de l'alcool
Sensations de l’enivrement

Errance et ivresse dans La Peau de Chagrin de Balzac

Wandering and drunkenness in La Peau de chagrin by Balzac
Guillaume Dreidemie

Résumés

Cet article se donne pour objectif de réfléchir aux tensions et articulations problématiques entre l’errance et l’ivresse alcoolisée dans La Peau de chagrin d’Honoré de Balzac (1831), plus particulièrement dans ses quatre derniers chapitres de la première partie. Ces derniers chapitres relatent le banquet organisé par le banquier Taillefer, auprès de qui Raphaël de Valentin est conduit par son ami Émile. Les convives du banquet forment très vite une multitude d’errants, perdus au tout début de l’ère du roi bourgeois qui consacre l’avènement de ce que Balzac nommera plus tard la « médiocratie ».

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Texte intégral

1En 1831, au moment où Balzac écrit, la Révolution de Juillet a débouché sur l’instabilité et la remise en question des valeurs traditionnelles, sans pour autant apporter une solution politique véritablement satisfaisante. C’est pourquoi l’écrivain, à l’origine libéral anticlérical, puis déçu par le triomphe du mercantilisme après 1830, s’oriente bientôt, sous l’influence de la duchesse de Castries, vers le parti légitimiste. Balzac va progressivement rejeter l’ère nouvelle gouvernée par celui que l’on nomme le « roi bourgeois ». C’est en effet la classe médiane qui sort gagnante de la révolution des Trois Glorieuses menant à la monarchie de Juillet. En témoigne la mesure symboliquement forte de la suppression de l’hérédité de la pairie, qui fait de la Chambre des pairs une assemblée bourgeoise et non plus exclusivement aristocratique. Balzac élève sa vindicte à l’encontre de la promotion d’un individualisme rampant, dynamisé par le déploiement de l’idéologie de l’égalitarisme. À cet égard, le narrateur de Béatrix nous livre une réflexion riche d’enseignements :

  • 1 Honoré de Balzac, Béatrix, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 2, 1964, p. 906.

L’égalité moderne, développée de nos jours outre mesure, a nécessairement développé dans la vie privée, sur une ligne parallèle à la vie politique, l’orgueil, l’amour-propre et la vanité, les trois grandes divisions du Moi social. […] Dès qu’une nation a très impolitiquement abattu les supériorités sociales reconnues, elle ouvre des écluses par où se précipite un torrent d’ambitions secondaires dont la moindre veut encore primer […]. En proclamant l’égalité de tous, on a promulgué la déclaration des droits de l’Envie1.

  • 2 Honoré de Balzac, Les Paysans, Paris, Le Livre de Poche, 1968, p. 98.
  • 3 Honoré de Balzac, L’illustre Gaudissart, Paris, Le Livre de Poche, 1971, p. 71.

2Le règne des ambitions secondaires signifie le fourmillement des intérêts singuliers, qui sacrifient en faveur de l’individu la grande cause commune. Le nouveau régime consacre ainsi l’avènement de ce que Balzac nomme, dans Les Paysans (1844), la « médiocratie »2, qui désigne étymologiquement le gouvernement par la classe moyenne et signifie, par extension, que le pouvoir est aux mains des médiocres. Paradoxalement, la promotion de l’individu n’aboutit pas à la consécration des individualités. Bien au contraire, le nivellement des classes par l’égalitarisme a pour corollaire l’établissement d’une civilisation où domine l’uniformité. Les individus concrets, distingués, différenciés les uns des autres par des marqueurs forts de personnalités, finissent par laisser la place à une masse abstraite, indistincte et progressivement indifférenciée. On peut ici entrevoir les affinités électives entre la posture balzacienne et la pensée de Tocqueville. Ce dernier et Balzac partagent en effet l’idée selon laquelle l’extension progressive des mœurs bourgeoises et d’un idéal démocratique passe au rouleau compresseur les particularités. L’idéal démocratique consacre « le règne de la force uniforme, mais niveleuse, égalisant les produits, les jetant par masses, et obéissant à une pensée unitaire, dernière expression des sociétés. »3

  • 4 Honoré de Balzac, Avant-Propos de La Comédie humaine, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 1, (...)

3Au règne de la médiocratie, Balzac oppose l’alliance intangible de la monarchie et de la religion. Dans son Avant-propos de La Comédie humaine, il nous livre le sens ultime qui préside à son projet : « J’écris à la lueur de deux Vérités éternelles : la Religion, la Monarchie […] vers lesquelles tout écrivain de bon sens doit essayer de ramener notre pays. »4 L’Avant-propos réaffirme la force indissociable qui lie le christianisme à la monarchie, en arguant de leur valeur répressive sur les instincts naturels libérés par l’individualisme bourgeois, Balzac se montrant réellement hostile à toute forme de gouvernement démocratique :

  • 5 Ibid., p. 47.

L’Élection, étendue à tout, nous donne le gouvernement par les masses, le seul qui ne soit point responsable, et où la tyrannie est sans bornes, car elle s’appelle la loi. […] Au risque d’être regardé comme un esprit rétrograde, je me range du côté de Bossuet et de Bonald, au lieu d’aller avec les novateurs modernes5.

Le Banquet de Balzac

  • 6 Julia Przyboś, Les Aventures du corps masculin, Paris, José Corti, 2012, p. 60.

4La Peau de Chagrin s’inscrit particulièrement dans le cadre des réflexions balzaciennes sur la remise en question des valeurs de la tradition. L’ivresse va être le miroir de l’effondrement, mais dans cette comédie humaine elle peut également se révéler source d’une énergie nouvelle, déployée par une puissance littéralement sacrée, possédant le pouvoir de distinguer et d’élever ce qui était, jusqu’à présent, rabaissé. À la suite de la Révolution de Juillet 1830, un journal d’opposition vient d’être fondé, dont Raphaël, le personnage au cœur de ce roman, doit devenir le rédacteur en chef. Le banquier Taillefer, principal bailleur de fonds, organise un grand festin, auquel Raphaël est convié. Ce dernier souhaitait un dîner « royalement splendide ». Il va être, dans tous les sens du terme, servi. Comme l’indique Julia Przyboś, « Balzac s’arrête moins sur les plats que sur le luxe de la salle à manger. »6 C’est ce qu’illustre la citation suivante :

  • 7 Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, Paris, Librairie Générale Française, 1972, p. 74. Dans la sui (...)

D’abord et par un regard plus rapide que la parole, chaque convive paya son tribut d’admiration au somptueux coup d’œil qu’offrait une longue table, blanche comme une couche de neige fraîchement tombée, et sur laquelle s’élevaient symétriquement les couverts couronnés de petits pains blonds. Les cristaux répétaient les couleurs de l’iris dans leurs reflets étoilés, les bougies traçaient des feux croisés à l’infini, les mets placés sous des dômes d’argent aiguisaient l’appétit et la curiosité7. 

  • 8 PC, p. 101.

5À l’opposé de cette description minutieuse du luxueux décor, l’auteur ne mentionne guère les plats servis. Il n’insère dans la conversation entre les convives que quelques mots, tels que « Passez-moi des asperges. »8 Au lieu de dépeindre le menu en détail, Balzac se borne à dire :

  • 9 PC, p. 97.

Le premier service apparut dans toute sa gloire. Il aurait fait honneur à feu Cambacérès, et Brillat-Savarin l’eût célébré. Les vins de Bordeaux, de Bourgogne, blancs, rouges, furent servis avec une profusion royale. Cette première partie du festin était comparable, en tout point, à l’exposition d’une tragédie classique9.

  • 10 Jean-Paul Aron, « Le dîner-spectacle au XIXe siècle », in Radu Stern (dir.), À manger des yeux. L’e (...)

6L’esprit de la monarchie est au cœur de ce banquet. Horace Raisson, que le jeune Balzac a fréquenté dans les années vingt, fait lui aussi mention, dans son Almanach perpétuel des gourmands (1830), de Cambacérès et de son menu célébré par Grimod de la Reynière. Balzac aurait pu se référer à ces renseignements culinaires pour enrichir sa description du festin. Mais s’il n’y a pas eu recours, c’est sans doute pour mettre en valeur ce que Jean-Paul Aron appelle « le goût du somptuaire »10 qui remonte à l’ancienne aristocratie du XVIIIe siècle, suivant lequel le repas est destiné principalement à réjouir le regard des convives plutôt qu’à être consommé. Le festin est d’abord l’objet d’une contemplation.

  • 11 PC, p. 76.

7Au moment d’entrer dans le Salon « resplendissant de luxe et de lumière », Raphaël se sent soudainement « renaître »11, réanimé par la splendeur des lieux :

  • 12 PC, p. 72.
  • 13 PC, p. 76.
  • 14 PC, p. 76.

8Il y avait en tout je ne sais quelle grâce poétique, dont le prestige devait agir sur l’imagination d’un homme dénué d’argent. […] Ah ! je veux vivre au sein de ce luxe un an, six mois, n’importe… et puis après… mourir. J’aurai du moins épuisé, connu, dévoré mille existences. »12 Le génie est d’abord un immense ventre. Et un puissant gosier. Mais les convives de ce banquet forment très vite une multitude d’errants, « jeunes auteurs sans style… jeunes auteurs sans idées… »13 perdus au tout début de cette ère du « roi bourgeois », qui consacre l’avènement de la médiocratie. Ces jeunes gens errants « pouvaient se dire, comme toutes les médiocrités, le fameux mot de Louis XVIII : Union et Oubli… »14

« Union et oubli »

9Union et oubli, telle est le mot d’ordre de l’ivresse. C’est sous le signe de cet « Union et Oubli » que les convives s’adonnent aux réjouissances les plus excessives : le vin versé à profusion devient cette force de fusion et de confusion des paroles, des pensées et des raisonnements, mais aussi des individus se transformant en une masse compacte tournoyant dans le vide… L’ivresse signe l’errance de la raison, elle en chasse la logique, et provoque le déchaînement de l’esprit.

  • 15 PC, p. 76.

Ces esprits emportés par une espèce de tempête, semblaient vouloir, comme la mer irritée contre ses falaises, ébranler toutes les lois entre lesquelles flottent les civilisations […]. Furieuse et burlesque, la discussion fut en quelque sorte un sabbat des intelligences. Mais entre les tristes plaisanteries, dites par ces enfants de la révolution, et les propos des buveurs tenus à la naissance de Pantagruel, il y avait tout l’abime qui sépare le dix-neuvième siècle du seizième. Celui-ci apprêtait une destruction en riant, et le nôtre riait au milieu des ruines15.

10Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Taillefer, séparé par un véritable « abime » des terres de Rabelais. Pantagruel naquit en amont de la destruction, bien avant la destruction des valeurs de la tradition ; Raphaël est un homme de son temps, perdu au milieu des ruines et des vestiges de jadis. Cette errance est le fruit de la barbarie.

11L’esprit barbare démantèle le monde et le transforme en débris fumants prolongeant leur ombre sur nos consciences modernes. Dans son Introduction aux Leçons sur la philosophie de l’histoire (1831), le philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel déploie une pensée des ruines, exactement contemporaine de La Peau de Chagrin. Évoquant la splendeur des civilisations antiques, le philosophe trouve des accents élégiaques pour exprimer le regret de leur disparition :

  • 16 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Introduction aux Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. Gill (...)

Ce qui peut nous accabler, c’est ceci : dans l’histoire, la formation la plus riche, la vie la plus belle vont à leur perte ; nous nous promenons ici parmi les ruines de ce qui fut excellent. Ce qui est le plus noble, ce qui est le plus beau, ce pour quoi nous éprouvons de l’intérêt, l’histoire nous y arrache : les passions ont causé sa destruction ; c’est quelque chose de périssable. Il semble que tout périsse, que rien ne reste. Chaque voyageur a éprouvé cette mélancolie. Qui donc aurait pu se trouver parmi les ruines de Carthage, de Palmyre, de Persépolis, de Rome, sans être amené à des méditations sur la caducité des empires et des hommes, à de l’affliction sur une ancienne réalité vivante, riche et pleine de force ? À une affliction qui ne s’attarde pas auprès de la tombe d’hommes qu’on aimait, à l’occasion d’une perte personnelle et de caducité de buts privés, mais qui est une affliction désintéressée sur la disparition d’une vivante réalité humaine brillante et cultivée16.

  • 17 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Galli (...)
  • 18 PC, p. 75.
  • 19 Joseph Roth, La Crypte des Capucins, trad. Blanche Gidon, Paris, Éditions du Seuil, 2014, p. 92.

12L’ivresse est source de confusion et d’indistinction ; elle se fait le miroir de l’inversion des valeurs, et de la destruction de la tradition. Les convives, ruinés par l’ivresse, se transforment en barbares, au sens hégélien du terme. C’est en tant que porteur d’une confusion radicale que Hegel envisage le barbare. La barbarie est l’absence, ou la perte, de distinction. Elle est le déploiement d’une pure indifférenciation, comme Hegel le souligne dès la préface à la Phénoménologie de l’esprit (1807) : « [leur] discours prophétique […] jette un regard méprisant sur la déterminité, et se tient intentionnellement éloigné du concept… »17. La barbarie est synonyme de mépris du concept et du discours philosophique. Le concept ne désigne chez Hegel rien de moins que le lieu de la science. Il est le fond et la forme scientifique du discours. Un discours n’est scientifique qu’à partir du moment où il est pleinement conceptuel, c’est-à-dire à partir du moment où il est effectif et s’est élevé au-dessus du simple point de vue de l’intuition, accédant au point de vue de la raison. Les valets finissent par rire de l’errance de leurs maîtres : « Un moment vint, où les valets sourirent ; car alors, les maîtres parlaient tous à la fois… »18 On ne peut s’empêcher de penser ici à la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. L’orgie livre les maîtres à l’oubli, à l’oubli de la mort avant tout ; et pourtant, comme l’écrira Joseph Roth dans son ouvrage La Crypte des capucins (1938), « la Mort volait au-dessus de leurs verres. »19

  • 20 PC, p. 79.
  • 21 PC, p. 79.

13L’orgie est l’expression de la destruction d’un modèle de civilisation fondé sur la discrétion du corps au profit de l’esprit, censé s’exprimer dans une parole policée ou intellectuellement élaborée. Chez Taillefer, l’ivresse donne sa forme à l’échange : elle est productrice de fragments, d’aphorismes. « Buvons donc à l’imbécillité du pouvoir qui nous donne tant de pouvoir sur les imbéciles ! »20 L’esthétique du fragment témoigne d’une défiance à l’égard de tout projet systématique, et relève précisément d’une pensée des ruines, comme le soulignent Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe dans L’Absolu littéraire (1978). L’ivresse, et l’errance qui l’accompagne, transforme les systèmes moraux et philosophiques en une vaste masse de paroles dénuées de sens, Balzac soulignant l’étrangeté et la « bizarrerie des systèmes »21.

Poésie de la débauche

  • 22 PC, p. 107.
  • 23 PC, p. 107.
  • 24 PC, p. 206.
  • 25 Héraclite, Fragments, texte établi, trad. et commenté par Marcel Conche, Paris, Presses Universitai (...)

14Le corps, que l’art de la rhétorique et de la conversation voulait sobre et discret, s’impose aux regards. Nathan, par exemple, trop aviné pour soutenir l’effort de rester debout, « retomb[e] sur sa chaise », le « regard hébété », et c’est lui, sans doute, qui est au bord du vomissement quand Bixiou conseille à Émile de « prend[re] garde à son habit » car son « voisin pâlit »22 ; ce même Bixiou, louchant, donne à ses compagnons le spectacle d’une pantomime grotesque... Parce qu’ils ont trop mangé, trop bu, les convives ont l’air de silhouettes tout droit extraites d’un bestiaire : « Les ressemblances animales inscrites sur les figures humaines, et si curieusement démontrées par les physiologistes, reparaissaient vaguement dans les gestes, dans les habitudes du corps. »23 Le corps pris d’ivresse témoigne d’une régression intellectuelle et morale. La Mort plane, au petit matin, sur les décombres de l’orgie : « Vous eussiez dit la Mort souriant au milieu d’une famille pestiférée. »24 « Mais c’est le même que Hadès et Dionysos, celui pour qui il délirent et mènent la bacchanale »25, écrivait Héraclite.

  • 26 PC, p. 111.
  • 27 PC, p. 112.
  • 28 PC, p. 112.
  • 29 PC, p. 196.
  • 30 PC, p. 197.
  • 31 PC, p. 197.

15Toutefois, le festin chez Taillefer est l’occasion pour Balzac de déployer une poésie de la débauche. Elle s’incarne parfois en Aquilina, que Balzac décrit comme un personnage qui incarne parfaitement l’excès, possédant de « vigoureux contrastes »26, une « foudroyante beauté »27 – la jeune femme est l’ « âme du vice »28. Raphaël lui-même fait l’apologie de la débauche, dans une perspective qui, a posteriori, rappelle celle de Baudelaire. La pratique approfondie de la dissolution manifeste un sens de l’infini : « La débauche est certainement un art, comme la poésie, et veut des âmes fortes. [...] La pensée de l’infini existe peut-être dans ces précipices [...]. »29 Une pensée de l’infini surgit des profondeurs. L’ivresse, en particulier, est associée à l’expérience mystique : « Enfin la débauche est sans doute au corps ce que sont à l’âme les plaisirs mystiques. L’ivresse vous plonge en des rêves dont les fantasmagories sont aussi curieuses que peuvent l’être celles de l’extase. »30 Par ailleurs, il y a même dans l’ébriété avancée des participants à l’orgie une drôlerie inventive, ludique, rabelaisienne : « Kant, monsieur. Encore un ballon lancé pour amuser les niais ! Le matérialisme et le spiritualisme sont deux jolies raquettes avec lesquelles des charlatans en robe font aller le même volant. »31

16Bien que Balzac soit sobre en paroles sur les divers plats, il dépeint le dessert de manière totalement singulière :

  • 32 PC, p. 106-107.

Le dessert se trouva servi comme par enchantement. La table fut couverte d’un vaste surtout en bronze doré, sorti des ateliers de Thomire. De hautes figures douées par un célèbre artiste des formes convenues en Europe pour la beauté idéale, soutenaient et portaient des buissons de fraises, des ananas, des dattes fraîches, des raisins jaunes, de blonde pêches, des oranges arrivées de Sétubal par un paquebot, des grenades, des fruits de la Chine, enfin toutes les surprises du luxe, les miracles du petit-four, les délicatesses les plus friandes, les friandises les plus séductrices32.

17On retiendra surtout les termes tels que « la beauté idéale », « délicatesses », « séductrices », et « gracieuse », qui suggèrent bien le corps voluptueux. C’est là une façon d’annoncer l’apparition des courtisanes après le dessert.

  • 33 PC, p. 109-110.

Un groupe de femmes se présenta soudain aux convives hébétés […]. Riches étaient les parures, mais plus riches encore étaient ces beautés éblouissantes devant lesquelles disparaissaient toutes les merveilles de ce palais. Les yeux passionnés de ces filles, prestigieuses comme des fées, avaient encore plus de vivacité que les torrents de lumière […]. Le cœur brûlait à voir les contrastes de leurs coiffures agitées et de leurs attitudes, toutes diverses d’attraits et de caractère33.

  • 34 PC, p. 109-110.

18On peut aisément voir ici un parallèle entre les fruits et les courtisanes dont la beauté, la nationalité, et le caractère diffèrent de l’une à l’autre. De même que le somptueux dessert servi « comme par enchantement », les courtisanes, « prestigieuses comme des fées »34, apparaissent soudain comme dans un conte oriental. Elles deviennent ainsi une sorte de nourriture offerte aux hommes. L’appétit et le désir charnel se confondent à travers un jeu d’analogies et de ressemblances.

  • 35 Honoré de Balzac, La Cousine Bette, Lausanne, Éditions Rencontre, 1960, p. 95.
  • 36 PC, p. 116.
  • 37 PC, p. 116.

19Quoique ces deux filles contrastent vivement entre elles, elles n’en appartiennent pas moins au même type que la Josépha de La Cousine Bette (1846), appelée « la vraie courtisane »35. Euphrasie déclare fièrement : « Donnez-moi des millions, je les mangerai ; je ne voudrais pas garder un centime pour l’année prochaine »36. Et Aquilina d’ajouter : « Nous vivons plus en un jour qu’une bonne bourgeoise en dix ans »37. Ainsi ne craignent-elles point de dépenser non seulement leur argent, mais encore leur vie elle-même.

  • 38 PC, p. 118.
  • 39 Honoré de Balzac, La Cousine Bette, op. cit., 1960, p. 296.
  • 40 Ibid., p. 298.

20De même que Raphaël de Valentin qui, face à l’alternative définie par Émile entre « tuer les sentiments pour vivre vieux, ou mourir jeune en acceptant le martyre des passions »38, choisit la seconde forme de vie en acceptant la peau de chagrin, elles préfèrent une vie intense à une vie monotone. Il en va de même pour Josépha : si elle éprouve une vive sympathie pour Hulot à la vue de son état misérable, c’est qu’il est « un mange-tout »39 qui a le même tempérament qu’elle, et qu’il incarne, comme elle, « la joyeuse fantaisie qui dévore des fortunes »40. Ces courtisanes, bien que réduites au statut d’objets de consommation, deviennent en même temps dévoratrices de la fortune et de la vie des hommes, voire de leur propre vie.

Le sacre de Raphaël

  • 41 PC, p. 77.

21Au fur et à mesure de l’avancée du banquet, le narrateur ébauche une méditation sur l’effondrement des idéaux politiques, des croyances morales et religieuses, ainsi que sur le développement fulgurant d’une forme de scepticisme pyrrhonien dans le cœur des jeunes convives, dont certains sont devenus républicains « faute d’une syllabe devant leur nom »41 :

  • 42 PC, p. 80-81.

Car, après tout, la liberté enfante l’anarchie, l’anarchie conduit au despotisme et le despotisme ramène à la liberté. Des millions d’êtres ont péri sans avoir pu faire triompher l’une ou l’autre ! N’est-ce pas le cercle vicieux dans lequel tournera toujours le monde moral ? Quand l’homme croit avoir perfectionné, il n’a fait que déplacer les choses ! … Est-ce ma faute à moi, si le catholicisme arrive à mettre un million de dieux dans un sac de farine, si la république aboutit toujours à quelque Robespierre, si la royauté se trouve entre l’assassinat de Henri IV et le jugement de Louis XVI… et si le libéralisme devient Lafayette ? […] Que nous vivions avec les sages ou que nous périssions avec les fous, le résultat n’est-il pas tôt ou tard, le même ?... Notre cher Rabelais a résolu tout ceci par un mot : ce mot c’est « peut-être », d’où Montaigne a pris son que sais-je ? et Charles Nodier son qu’est-ce que cela me fait ? Encore ces derniers mots de la science morale ne sont-ils guère que l’exclamation de Pyrrhon restant entre le bien et le mal, comme l’âne de Buridan entre deux mesures d’avoine42.

  • 43 PC, p. 76.

22Dans cette atmosphère de scepticisme généralisé, troublé par les vapeurs du vin, Émile va créer de toutes pièces une origine à son ami Raphaël, ce « jeune inconnu » perdu dans un « tourbillon de plaisirs »43, qu’il va « couronner » en décrivant un simple cercle dans l’air :

  • 44 PC, p. 76.

Raphaël de Valentin !... S’il vous plaît. Nous ne sommes pas un enfant trouvé ; mais le descendant de l’empereur Valens, souche des Valentinois, fondateur des villes de Valence en Espagne et en France, héritier légitime de l’empire d’Orient… Si nous laissons trôner Mahmoud à Constantinople, c’est par pure bonne volonté, faute d’argent et de soldats… Et il décrivit en l’air, avec sa fourchette, une couronne au-dessus de la tête de Raphaël44.

23Ce moment du « sacre » de Raphaël est révélateur des pouvoirs quasi magiques du vin ; il réinvente une naissance en décrétant une noblesse par l’octroi d’un titre imaginaire. Ici, l’ivresse élève plus qu’elle ne rabaisse ; elle distingue ce qui était invisible.

24Face à l’océan d’incrédulité, de scepticisme et de cynisme de ses compagnons de beuverie, Raphaël tente de défendre des îlots de sens et de maintenir à flot quelques principes qui lui sont chers. Notamment la religion.

  • 45 PC, p. 81.

Nous devons au pater noster, nos arts, nos monuments, nos sciences peut-être ; et, bien plus grand encore, nos gouvernements modernes… En présence de tant d’œuvres accomplies, l’athéisme apparaît comme un squelette qui n’engendre pas ! Qu’en dis-tu45 ?

  • 46 Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1974, (...)
  • 47 PC, p. 101.

25Dans les fumées du vin et du punch, Raphaël accède paradoxalement à une « lucidité supérieure »46 – pour reprendre les mots d’Antonin Artaud dans son ouvrage Van Gogh le suicidé de la société – lui permettant, dans la suite de ce roman, d’embrasser sa vie en un seul regard « comme un seul et même tableau »47.

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Bibliographie

ARTAUD, Antonin, Van Gogh le suicidé de la société, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1974.

HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Introduction aux Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. et com. MARMASSE, Gilles, Paris, Librairie Générale Française, 2009.

HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Phénoménologie de l’esprit, trad. et com. LEFEBVRE, Jean-Pierre, Paris, Gallimard, 2012.

BALZAC, Honoré de, Avant-Propos de La Comédie humaine, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1964.

____, Béatrix, t. II, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1964.

____, La Cousine Bette, Lausanne, Éditions Rencontre, 1960.

____, La Peau de Chagrin, Paris, Librairie Générale Française, 1972.

____, Les Paysans, Paris, Le Livre de Poche, 1968.

____, L’illustre Gaudissart, Le Livre de Poche, 1971.

HERACLITE, Fragments, texte établi, trad. et com. CONCHE, Marcel, Paris, Presses Universitaires de France, 1986.

ARON, Jean-Paul, « Le dîner-spectacle au XIXe siècle », in Radu Stern (éd.), À manger des yeux. L’esthétique de la nourriture, Boudry-Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1988.

ROTH, Joseph, La Crypte des Capucins, trad. et com. GIDON, Blanche, Paris, Éditions du Seuil, 2014.

PRZYBOS, Julia, Les Aventures du corps masculin, Paris, José Corti, 2012.

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Notes

1 Honoré de Balzac, Béatrix, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 2, 1964, p. 906.

2 Honoré de Balzac, Les Paysans, Paris, Le Livre de Poche, 1968, p. 98.

3 Honoré de Balzac, L’illustre Gaudissart, Paris, Le Livre de Poche, 1971, p. 71.

4 Honoré de Balzac, Avant-Propos de La Comédie humaine, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 1, 1964, p. 46.

5 Ibid., p. 47.

6 Julia Przyboś, Les Aventures du corps masculin, Paris, José Corti, 2012, p. 60.

7 Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, Paris, Librairie Générale Française, 1972, p. 74. Dans la suite de l’article, les renvois à cette édition seront indiqués par la mention PC suivie du numéro de page. Nous soulignons.

8 PC, p. 101.

9 PC, p. 97.

10 Jean-Paul Aron, « Le dîner-spectacle au XIXe siècle », in Radu Stern (dir.), À manger des yeux. L’esthétique de la nourriture, Boudry-Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1988, p. 59.

11 PC, p. 76.

12 PC, p. 72.

13 PC, p. 76.

14 PC, p. 76.

15 PC, p. 76.

16 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Introduction aux Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. Gilles Marmasse, Paris, Librairie Générale Française, 2009, p. 71.

17 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Gallimard, 2012, p. 82.

18 PC, p. 75.

19 Joseph Roth, La Crypte des Capucins, trad. Blanche Gidon, Paris, Éditions du Seuil, 2014, p. 92.

20 PC, p. 79.

21 PC, p. 79.

22 PC, p. 107.

23 PC, p. 107.

24 PC, p. 206.

25 Héraclite, Fragments, texte établi, trad. et commenté par Marcel Conche, Paris, Presses Universitaires de France, 1986, p. 157.

26 PC, p. 111.

27 PC, p. 112.

28 PC, p. 112.

29 PC, p. 196.

30 PC, p. 197.

31 PC, p. 197.

32 PC, p. 106-107.

33 PC, p. 109-110.

34 PC, p. 109-110.

35 Honoré de Balzac, La Cousine Bette, Lausanne, Éditions Rencontre, 1960, p. 95.

36 PC, p. 116.

37 PC, p. 116.

38 PC, p. 118.

39 Honoré de Balzac, La Cousine Bette, op. cit., 1960, p. 296.

40 Ibid., p. 298.

41 PC, p. 77.

42 PC, p. 80-81.

43 PC, p. 76.

44 PC, p. 76.

45 PC, p. 81.

46 Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1974, p. 28.

47 PC, p. 101.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Guillaume Dreidemie, « Errance et ivresse dans La Peau de Chagrin de Balzac »TRANS- [En ligne], Journées d'études, mis en ligne le 19 novembre 2024, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/7450 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.7450

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