1Dès 1917, Blaise Cendrars travaille à la rédaction des aventures d’un dandy anglais qu’il nomme Dan Yack. En 1929, il publie deux robinsonnades qui rendent compte de son parcours : Le Plan de l’Aiguille, puis Les Confessions de Dan Yack. Cendrars y repousse les limites d’une théorie littéraire qu’il résume ainsi dans une petite notule publiée dans la revue Tous les livres :
Notre époque, avec ses besoins de précision, de vitesse, d’énergie, de fragmentation de temps, de diffusion dans l’espace, bouleverse non seulement l’aspect du paysage contemporain, mais encore, […] la vie. […] Seule la formule du roman permet de développer le caractère actif d’événements et de personnages contemporains qui, en vérité, ne prennent toute leur importance qu’en mouvement.
- 1 Blaise Cendrars, « Le Roman français », Aujourd’hui, in Œuvres complètes, t. xi, Paris, Denoël, col (...)
Depuis quelque cinquante ans, le roman français sert dans le monde à la mise au point d’un nouveau régime de la personnalité humaine1.
- 2 Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation [1818], trad. Auguste Burdeau, (...)
- 3 Cité par Claude Leroy dans sa « Préface » à Blaise Cendrars, Aujourd’hui, in Œuvres complètes, op. (...)
2Cette conception de l’art permet de comprendre l’ensemble de la production de Cendrars dans les années 1920, dans le sens où, à travers ses textes romanesques ou ses proses poétiques, il cherche un « nouveau régime de la personnalité humaine » qui puisse montrer un être en perpétuel mouvement, pris dans une énergie qui le déborde. Le récit de la vie de Dan Yack va très loin dans cette démarche vertigineuse. L’ultra-subjectivité et la réflexivité y sont outrancières : « Le monde est ma représentation. » écrivait Schopenhauer2. Dans la note manuscrite que Cendrars rédige en 1946, au moment de la réunion des deux tomes en un seul, il rappelle à quel point la question de la figuration de l’intériorité surpasse les autres : « Il n’y a qu’un seul personnage : dan yack/ Ne pas perdre de vue qu’il est toujours seul/ tout se passe dans sa tête ce qui explique les déformations de la vision et le décousu du récit »3. En poussant à l’extrême les curseurs de ces déformations et de ce décousu, il arrive peut-être à un point de saturation qui le conduira à abandonner le roman au début des années trente, pour se tourner vers le reportage. Les motifs de l’errance et de l’ivresse lui permettent de rendre compte de cette introspection et de ces déformations de la pensée. Plus précisément, ils sont les moyens de faire l’expérience intime du désespoir amoureux et du temps qui passe et recommence.
3Le roman se divise en deux parties. Dans la première, un narrateur extradiégétique raconte les pérégrinations d’un millionnaire. Le lecteur le découvre ivre dans les rues de Saint-Pétersbourg, puis le voit partir en expédition aux côtés de trois artistes avec lesquels il souhaite faire le tour du monde en bateau. Ils s’installent finalement sur l’île Sturge, en Antarctique, mais ses compagnons ne parviennent pas à survivre et Dan Yack se retrouve seul. Il repart alors pour le Chili, puis il crée un phalanstère, « Community-city », sur l’île de Port-Déception. Il va tomber amoureux de Dona Heloisa, l’épouse d’un de ses partenaires de passage à Port-Déception, et choisit de se noyer dans l’alcool pour oublier cet amour impossible.
4Dans la seconde partie, le schéma de l’énonciation est résolument différent. La narration se fait à la première personne. Le lecteur retrouve Dan Yack isolé dans un chalet du Plan de l’Aiguille, un refuge près de Chamonix, enregistrant ses souvenirs sur un dictaphone. À cette occasion, il se remémore Mireille, une jeune fille qu’il a aimée, qui est morte toute jeune et qu’il cherche à ne pas oublier. De surcroît, il enregistre le journal intime de la jeune femme, sa rencontre avec elle ainsi que sa passion pour le cinéma et son expérience d’actrice. Il se souvient de son retour de Port-Déception, son expérience de la guerre, et évoque son adoption d’un jeune garçon. L’attention ne se focalise pas sur les événements eux-mêmes, mais sur l’effort fourni par Dan Yack pour faire revivre Mireille et sur sa difficulté à dire l’indicible : sa culpabilité vis-à-vis de sa disparition.
5Ce bref résumé montre que l’errance se situe à deux niveaux distincts : d’une part dans l’espace, de l’autre dans les souvenirs. Dans un premier temps, le lecteur parcourt le monde à toute vitesse aux côtés du héros, puis il explore le terrain de sa mémoire. Il est bien question d’errance dans la mesure où, qu’il s’agisse des voyages de Dan Yack ou des sursauts de sa parole, il ne sait jamais où il va, il se laisse surprendre par les circonstances ou suit le fil de sa pensée, mais n’a jamais de but à atteindre.
- 4 Le plan manuscrit des Confessions de Dan Yack précise : « La brute et l’enfant évanescente. » Cité (...)
6Cette dromomanie du corps et de l’esprit, c’est-à-dire cette tendance irrésistible au déplacement, est rendue sensible grâce aux déambulations provoquées par l’alcool, des rues enneigées de Saint-Pétersbourg aux glaciers de l’Antarctique ou des Alpes. Dan Yack est un ivrogne, titubant de la première scène d’agitation jusqu’à la scène finale où il se balance dans un hamac. Par le biais d’une violente ivresse continue, il se sent toujours en mouvement et se confronte à l’événement de manière immédiate. Sa débauche est le véhicule par lequel il devient une « brute »4. Les troubles de l’ivresse prédominent sur le développement d’une intrigue : tout se passe comme si Dan Yack se soûlait pour faire advenir l’expérience à ses propres conditions, même s’il semble parfois surpris par ce qui est en train de lui arriver. Ainsi, étudier le surgissement de l’ivresse revient à étudier la façon dont le sujet se pense et se voit tituber. La stylistique de l’ivresse déployée par Cendrars tend à restituer cette autoréflexivité par un ensemble de procédés qui élaborent une conquête de sa voix par le sujet ivre. Il est vrai que c’est une voix de rogomme, mais une voix singulière de celui qui tente d’évoluer dans des ajustements qui lui sont propres. En entrant dans le détail de quelques scènes d’alcoolisation, nous pouvons identifier cette conflictualité entre la voix du sujet ivre et les bruits du monde.
7L’incipit est une scène d’ivresse dans laquelle les échos du monde semblent aussi confus et tournoyants que le héros lui-même :
Un air beuglant de gramophone.
Mû par les ventilateurs du plafond, l’appareil à disques aspirait les couples, les rejetait de profil, trébuchant, vertigineux. Les voix de tous les pays de la terre, les hymnes de toutes les nations du monde retentissaient. […]
Les bouchons de champagne pétaradaient de toutes parts. […]
D’une seule glissade sur les omoplates et dans un immense éclat de rire, Dan Yack traversa le parquet ciré5.
- 6 Ibid., p. 820.
- 7 Ibid., p. 822 pour les deux citations de la phrase.
8Dès cet instant, l’aventure du personnage principal consiste à ne pas se laisser recouvrir par des voix étrangères, par le beuglement du gramophone, et son ivresse apparaît comme un moyen de retarder une hypothétique résignation au silence. Tout l’univers dans lequel est projeté Dan Yack est railleur et ironique. Tandis qu’il est poussé vers la sortie du club où il est en train de faire la fête, il veut imposer sa « petite voix de tête »6 en chantant ; mais cela ne suffit pas à couvrir le bruit de la ville. Il est alors rejeté sur le quai de la Néva, et se trouve à nouveau assailli par le raffut : les matelots qui chantent, les sabots des chevaux, le ronflement des automobiles, les pavillons qui claquent au vent. Dans le tumulte, il s’obstine à rire, à injurier les matelots et à reprendre sa chanson pour que sa parole domine. Dans ce décor, tout lui paraît « joie […] couleurs, lumière, vie », y compris les « ivrognes effondrés »7 devant lesquels il passe, mais qu’il ne rejoint pas. Cet incipit montre que Dan Yack est un solitaire qui se sent tenu à l’écart de toute communauté. Par ailleurs, sa voix d’ivrogne est une voix qui sonne faux, qui ne s’accorde pas avec le ballet sonore du gramophone. Dès lors, l’ivresse génère un tenace sentiment d’exil.
- 8 Fédor Dostoïevski, Les Frères Karamazov [1879], éd. Pierre Pascal, trad. Lucie Desormonts, Sylvie L (...)
- 9 Ibid., p. 458.
- 10 Ibid., p. 465.
- 11 Blaise Cendrars, Dan Yack, op. cit., p. 826 pour les deux dernières citations.
9Quelques pages plus loin, une scène d’orgie dans un cabaret prolonge ce sentiment d’être incapable de se fixer, de trouver sa place dans le monde. La voix de Dan Yack et ses visions sont encore mises à l’épreuve. Puisant dans le topos des scènes de fêtes, ce passage s’organise selon un schéma actanciel proche du chapitre « Délire » du livre VIII des Frères Karamazov, consacré au personnage de Dmitri. L’aîné des trois frères participe à une fête dans une demeure où se trouve Grouchenka, qu’il aime d’un amour non réciproque. Il est partagé entre l’envie de se suicider, car elle a choisi un autre homme, et l’espoir de réussir à se faire aimer d’elle tout de même « pour cette nuit, pour une heure, pour un instant »8, ce qui rendrait toute son existence supportable. Ses tergiversations sont rythmées par les chansons à boire entonnées par les invités et par l’accentuation progressive de son délire alcoolique. Dostoïevski décrit « une fête à tout casser »9 pendant laquelle Dmitri est pris de vertiges : « À partir de ce moment, tout tourna autour de lui, comme dans le délire. »10 La fièvre de Dan Yack s’exprime aussi par la sensation d’un tournoiement : « Tout tourne autour de lui. Il sent son ivresse le reprendre. Il perd toute notion. Tout tourne. » Dans une atmosphère où tout semble se liquéfier et se décomposer, des troubles de la perception visuelle et des hallucinations hypersexualisées altèrent son jugement. Progressivement, il se sent isolé, ce qui accentue son chagrin : « Il est très malheureux. […] Il n’a qu’un seul sentiment, celui d’être malheureux. »11
- 12 Fédor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, op. cit., p. 460.
- 13 Ibid., p. 462.
- 14 Ibid., p. 826.
10Kalganov, un autre invité de la fête dans Les Frères Karamazov, est « en proie aux fumées de l’ivresse et plus encore à une angoisse indéfinissable »12 . Dostoïevski insiste sur l’isolement de Dmitri, personnage délirant, au milieu de la bousculade. Dmitri pense avoir trouvé le lieu pour mettre fin à ses jours parce que c’est là qu’il a vu Grouchenka s’éloigner : « “Si je dois me tuer, c’est maintenant ou jamais”, songea-t-il. […] tout était fini, Grouchenka, cédée à un autre, n’existait plus pour lui. »13 Le rapport de Dan Yack à Hedwiga est aussi construit sur un sentiment d’éloignement puisqu’au téléphone le souvenir de l’être aimé s’enfonce en profondeur, dans les abysses, avec sa propre voix : « Il s’impatiente, s’énerve, crie, pleure, supplie. En vain. Rien ne lui répond, sauf, à l’autre bout du fil, une sonnerie assourdie et précipitée qui se noie. »14
- 15 Ibid., p. 827.
- 16 Charles Baudelaire, « Les Bons chiens » in Le Spleen de Paris [1869], in Œuvres complètes, t. i, éd (...)
11Que ce soit dans Les Frères Karamazov ou dans Le Plan de L’Aiguille, les chansons obscènes proférées par des femmes lubriques sont des démonstrations de l’érotisme qui se refuse aux deux personnages. Les chants en italien, en russe et en français du cabaret du Chien errant, à la différence de la prière en latin fredonnée ou criée en solitaire quelques pages en amont, lient tous les chanteurs dans une forme de camaraderie que Dan Yack se résigne à rejoindre. Il abandonne la singularité de sa voix et ses lamentations, pour ne plus se faire entendre que par une assemblée hagarde, qu’il cherche à enivrer davantage : « Je ne paie pas à boire mais à dégueuler. »15 L’ivresse s’intensifie jusqu’au point répugnant où la gorge déborde, supplantant la manifestation d’une parole orgueilleuse par un étouffement maladif. Avec cette tournée générale, il n’est pas question de se sentir simplement grisé par l’alcool, mais de faire chanter « les chiens calamiteux, soit ceux qui errent, solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses villes »16 comme l’écrit Baudelaire, jusqu’à leur faire perdre la voix, jusqu’à faire en sorte que les gueules des chiens errants, pour reprendre le nom du cabaret, se referment.
12Pendant le séjour des passagers du Green Star sur l’île de Chiloé, la confiance de l’ivrogne est exacerbée. Il n’y a pas une seule page consacrée à la vie quotidienne de Dan Yack dans la ville de San Carlos qui n’évoque la vigueur que lui procure une consommation d’alcool régulière, de sa tournée des bars avec l’équipage à ses derniers esclandres au Pourquoi Pépita ?. Pour Dan Yack, boire est une façon de devenir maître de ce qui l’entoure. Sa facilité à s’enivrer renforce le portrait d’un individu au tempérament outrancier :
- 17 Blaise Cendrars, Dan Yack, op. cit., p. 908.
[…] partout il y avait donc du vin à discrétion, du vin, des liqueurs, des mélanges à toutes les doses absorbées dans des verres de toutes dimensions, des bouteilles de toutes les formes, et les flacons les plus rares, qui faisaient l’honneur du comptoir, étaient descendus, époussetés, vidés d’un trait, emportés et fracassés dehors sous les pieds nus des curieux17.
- 18 Ibid., p. 894 pour les trois dernières citations.
- 19 Gilles Deleuze, « B comme Boisson » in Abécédaire, prod. Pierre-André Boutang, 1995 : « Si bien que (...)
13Pour Dan Yack, la résistance à l’alcool distingue la valeur des individus. C’est pourquoi, pour rendre hommage à ses trois compagnons incapables d’aller jusqu’au bout de leur quête, il plante une croix après leur mort « faite en bouts de planches » qui « proviennent de vieilles caisses abandonnées ». Sur ces planches, « on peut lire en travers, de dos et de face, en haut ou en bas, les mots picon, vermouth, la marque du whisky black bull, ainsi que le grand nom d’un champagne »18, comme un symbole ironique de leur impuissance. En somme, le personnage de Cendrars cherche le verre de trop. Ou plutôt, comme Gilles Deleuze l’explique dans son Abécédaire, l’avant dernier verre, c’est-à-dire celui qui en appelle encore un autre, mais qui ne termine pas la tournée19.
- 20 Blaise Cendrars, Dan Yack, op. cit., p. 924.
- 21 Ibid., p. 909.
- 22 Ibid., p. 950 pour les trois dernières citations.
- 23 Ibid., p. 951.
- 24 Dominique Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 20 (...)
14L’ivresse est aussi un signe de toute puissance : « L’alcool aiguisait son flair, lui donnait de la lucidité, de l’audace et le sens des spéculations. »20 Confiant, jouisseur, parieur, intarissable de « véritable[s] idée[s] d’ivrogne »21 : tous ces attributs concourent à faire oublier l’image de pantin docile que Dan Yack présente au début du roman. Mais ces grands moments d’affirmation de soi, qui sont légion, ne sont que passagers car la voix ivre du héros montre des signes d’affaiblissement, notamment dans la deuxième partie où il se lamente, et soliloque. Il ne termine pas ses phrases : « Mais son regard était… », « J’aurais beaucoup voulu être… », « Comment dire ce que je voudrais dire, dire que… »22, « Je fume. Je… »23. Par ces aposiopèses, le discours se détourne des traces et traque les manques. Dominique Rabaté a mis en évidence l’existence d’une écriture de l’anéantissement dans le récit moderne en s’interrogeant sur la relation entre épuisement et littérature. Il en vient à décrire ce qu’il appelle une « énergie paradoxale du récit qui tend vers sa fin, mais qui doit constamment reprendre le travail d’annulation de sa propre voix »24. L’ivresse dans le roman de Cendrars permet ce mouvement de reprise, de détours et de circonlocutions d’un discours qui va de soi à soi, qui se consume et se rallume, comme dans le soliloque.
15Le mélange des bruits et des voix crée une jungle sonore dans laquelle le héros se perd et c’est uniquement en buvant qu’il trouve l’énergie nécessaire pour recommencer à agir. Ainsi, la mise en évidence excessive d’une parole d’ivrogne sert à ne pas laisser la voix humaine s’effondrer définitivement dans le silence. Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’alcool servirait davantage à se ressaisir, à relancer l’élan vital, plutôt qu’à défaillir. Ainsi, l’ivresse permet au personnage de supporter la fatigue et la violence. Plus précisément, dans ce roman l’alcool est au cœur d’une symbolique du recommencement qui permet d’accéder à un nouveau rapport au temps.
- 25 Blaise Cendrars, Dan Yack, op. cit., p. 946.
16Un passage à la fin de la première partie permet de comprendre ce rapport entre ébriété et sensation de déjà-vu. C’est une longue parenthèse qui court sur plus de trois pages dans l’édition de la Pléiade. Elle surgit au moment où Dan Yack s’abandonne au désespoir parce qu’il ne parvient pas à conquérir Dona Heloisa : il se sent « mortellement navré d’amour »25. Ainsi assommé par l’alcool, il plonge dans un état cataleptique qu’on peut comparer à une forme de sidération. Cette illumination le saisit tandis qu’il est passif, en train de contempler son verre irrémédiablement « vide, vide, vide » :
Boire.
… (C’est ainsi que l’on se découvre tout à coup des habitudes de fainéantise, de débauche, de pochardise dans une nouvelle ville ou dans un pays où l’on débarque pour la première fois. Une simple impression de dépaysement a suffi pour vous faire trébucher, hésiter et vous pousser, plutôt par telle rue fréquentée que par tel chemin détourné, pour vous perdre. On va, on se promène, on regarde en flânant. On trouve innocemment ces crépuscules les plus beaux ou les plus malsains du monde. On passe tous les jours devant telle fontaine et l’on s’arrête toujours sous la même touffe de palmiers, ou l’on stationne durant des heures au coin d’une rue, sous la pluie ou en plein soleil, à cause d’une femme devinée ou d’une odeur sur laquelle la vie populaire se pose comme un essaim de mouches. À quoi pense-t-on tout à coup et quel est ce souvenir invraisemblable qui monte, ce sentiment de « déjà vu » ? Quelle impression ! Quel choc en retour ! Plus cela a été inattendu, plus cela ne demande qu’à se répéter des centaines de fois, et cela se répète toujours identique, et de plus en plus impératif, tyrannique, quoique de plus en plus troublant, obscur. On ne peut qu’obéir. Il faut céder à cette titillation qui vous porte à la découverte et qui vous mène, à la mode des ânes, d’un trot menu, coupé de beaucoup d’écarts et d’un nombre incalculable d’arrêts, avant de vous vider, de vous désarçonner, de vous abandonner là, sur le coup, seul, vis-à-vis de vous-même. Que peut-on faire d’autre ? On est surpris, indigné, honteux au point qu’on perd le sentiment ; alors on va s’asseoir devant un verre d’alcool, et le lendemain, on se trouve encore assis au même endroit, et le surlendemain, et ainsi de suite pendant des jours et des jours. On s’observe. On se tâte. Quel rabâchage ! Cette adorable flânerie du début, cette griserie, cette nouveauté est déjà un vieux truc, c’est une espèce d’intoxication, c’est un état de paresse, c’est une abdication totale de la volonté, un lâchage complet. À quoi peut-on bien réfléchir devant son verre ? À rien. On est plein de murmures. On s’écoute. On en a déjà pris l’habitude. On est en plein marasme, en plein désarroi, en plein laisser-aller. On en a déjà pris l’habitude, et l’habitude étant une seconde nature, de nouvelles habitudes prises sont comme une deuxième nature démultipliée ; c’est pourquoi tout penche et tout fléchit insensiblement, sans heurts, sans frictions, ce qui permet au rêve d’empiéter sur la vie, d’y empiéter d’une façon inavouable. Cela vous charme ou vous séduit, ou vous éveille, ou vous épouvante, ou vous paralyse. Dans tous les cas, il est trop tard pour freiner. On se laisse vertigineusement aller comme dans un ascenseur qui monte et qui descend dans un puits sans issue. Le passé et l’avenir défilent à toute vitesse. On en a mal au cœur. Les jarrets sont coupés. Tout glisse. On n’a pas un seul point de repère. Tout est creux. Tout tourne. Tout déborde. On est ivre. Tout est prodigieusement proche. Tout est monstrueux, vous tombe dessus, vous sourit, vous dévore et se consume dans un immense éclat de rire. Ce rire dévoyé est le nouveau régime de la personnalité ; rares sont ceux qui peuvent s’y adapter, c’est pourquoi il y a tant de lamentables épaves parmi les gens qui s’expatrient. Ce sont des victimes de lésions nerveuses que l’on attribue généralement au climat pernicieux des pays d’outre-mer ou à la dépravation des grandes villes, au contact démoralisant des indigènes ou à la promiscuité des taudis et des palaces, à l’indolence, aux voluptés gratuites, à une insolation, à une inaptitude organique, à une impossibilité physique d’adaptation, à un achoppement moral, alors qu’il s’agit neuf fois sur dix de la sournoise piqûre d’une première impression, piqûre semblable à celle du moustique qui déclenche la fièvre jaune, piqûre qui empoisonne, stupéfie, enfle la personnalité au point de vous remplir de malaise et de dégoût. Il s’agit de « déjà vu » et de dépaysement, il s’agit de ressouvenance, de cafard et de tristesse, d’une impression qui devient une idée fixe, pour vous priver de tous vos moyens en posant devant votre conscience anxieuse l’angoissant problème de l’atavisme. On est perdu. Tout est lourdeur. Était-ce dans une vie antérieure ? Où ? Pourquoi ? Comment ? Qui ? L’esprit cherche. Quand cela est-il déjà arrivé ? On s’est déjà vu dans ce paysage, sous cet arbre, devant cette vitrine ; on a déjà entendu les sonorités de cette langue étrangère dont on ne comprend rien, mais dont on devine le sens ; les circonstances étaient identiques bien qu’on ne se souvienne d’aucun détail précis et que tous vous reviennent au fur et à mesure que les mêmes accidents se reproduisent. Déjà on s’est senti opprimé, écrasé, sur ce banc, devant cette mer, devant ce verre, vide, vide, vide, et déjà on s’est posé ici même la même question qui ? comment ? pourquoi ? On sent fébrilement qu’il faudrait agir, se secouer, mais on reste engourdi, car on a déjà agi, ailleurs26…)
17L’identification du locuteur est difficile. Il peut s’agir d’un jugement de Dan Yack qui ne s’objective pas à travers un « je », comme la divagation d’un individu ivre qui essayerait péniblement de se saisir de ce qu’il pense. La longueur de la séquence introduit une rupture évidente dans l’économie du récit. Le paragraphe est isolé par les deux arcs de cercle formés par la parenthèse, et par deux séries de points de suspension avant et après ces arcs. Visuellement, les béances induites par la multiplication des lettres « O » et « Q » renforcent sa singularité. Le présentatif « C’est ainsi que » lance une série d’autres tournures emphatiques : des questions rhétoriques, des exclamations, des phrases averbales, des verbes conjugués au présent à valeur gnomique. Le propos ne s’attarde plus sur le chagrin d’amour de Dan Yack, il s’étend sur des considérations plus universelles. Ce paragraphe s’apparente à un traité qui prendrait le dépaysement et l’ivresse comme sujets de réflexion. Il montre, de façon didactique, que ces sensations portent en elles les germes d’un « déjà vu ».
18Toutefois, c’est un traité imparfait puisqu’il est décalé par rapport aux attentes d’une rhétorique ordinaire et qu’il expose l’échec potentiel de son discours. Certaines phrases sont réduites au minimum : « À rien. », « Tout déborde. », « Où ? », etc. D’autres prennent davantage d’amplitude, voire serpentent sur la page, comme celle qui pivote autour de son point-virgule :
On en a déjà pris l’habitude, et l’habitude étant une seconde nature, de nouvelles habitudes prises sont comme une deuxième nature démultipliée ; c’est pourquoi tout penche et tout fléchit insensiblement, sans heurts, sans frictions, ce qui permet au rêve d’empiéter sur la vie, d’y empiéter d’une façon inavouable.
19Le paragraphe évolue par poussées brèves de listes d’adjectifs, de participes passés adjectivés ou de propositions subordonnées :
On est surpris, indigné, honteux […] c’est une espèce d’intoxication, c’est un état de paresse, c’est une abdication totale de la volonté […] à l’indolence, aux voluptés gratuites, à une insolation, à une inaptitude organique, à une impossibilité physique d’adaptation, à un achoppement moral […]
20L’écriture tourne autour de son sujet et témoigne d’un tâtonnement et d’une recherche hasardeuse à la fois de ce qui provoque l’ivresse du « déjà vu », de ce qui la caractérise et de ce qui pourrait y mettre fin. La confusion générée par les figures d’opposition peut être interprétée comme la manifestation d’une démarche heuristique qui ne peut aboutir. Le locuteur voit l’ivresse comme un événement inconfortable, mais qui mènerait à une solitude si profonde et si essentielle dans le processus de « ressouvenance » qu’il mérite d’être découvert :
Il faut céder à cette titillation qui vous porte à la découverte et qui vous mène, à la mode des ânes, d’un trot menu, coupé de beaucoup d’écarts et d’un nombre incalculable d’arrêts, avant de vous vider, de vous désarçonner de vous abandonner là, sur le coup, seul vis-à-vis de vous-même.
21Le texte ne trouve pas son centre et ne fait pas l’objet d’une démonstration logique rigoureuse parce qu’il décrit l’abrutissement d’un corps ivre, qui vit et pense « à la mode des ânes » : « Dan Yack buvait »27 scande toute la fin du chapitre, comme un mantra. L’alcoolisation est une façon de parvenir à une forme confuse d’« atavisme », à une sensation de « choc en retour ». Ce paragraphe est une pénétration d’ivrogne sur les territoires de l’intériorité que Cendrars organise en deux temps : d’abord il figure un individu qui perd ses repères, ensuite il le montre en train de faire la découverte charnelle de cette perte.
- 28 Pour ne donner que deux exemples, le lecteur pourra se référer à « l’ascenseur doré » qui clôt Une (...)
22L’illusion du déséquilibre sert de métaphore privilégiée pour la première étape. Elle apparaît comme la conséquence d’une « simple impression de dépaysement » qui s’empare des « vous » et « on » inclusifs de l’énoncé. Ces identités indéfinies sont amenées à « trébucher », à « hésiter », à se sentir poussées, abandonnées, esseulées. La soumission et l’obéissance à ce dépaysement provoquent une instabilité impérieuse : « On se laisse vertigineusement aller comme dans un ascenseur qui monte et qui descend dans un puits sans issue. » Les images de l’ascenseur et du puits, chères à Cendrars28, convoquent l’image d’une verticalité fragile : « tout penche et tout fléchit insensiblement ». La débâcle est d’autant plus totale qu’elle écrase la volonté de l’individu comme s’il était un ennemi à abattre :
Il faut céder […] c’est une abdication totale de la volonté […] On est en plein marasme […] Cela vous charme ou vous séduit, ou vous éveille, ou vous épouvante, ou vous paralyse […] une impossibilité physique d’adaptation […] un achoppement moral […]
23Cette fuite incontrôlable de la personnalité est un tourbillon qui conduit à un centre noir, inconnu, vers lequel tout le paragraphe s’oriente :
Tout glisse. On n’a pas un seul point de repère. Tout est creux. Tout tourne. Tout déborde. On est ivre. Tout est prodigieusement proche. Tout est monstrueux, vous tombe dessus, vous sourit, vous dévore et se consume dans un immense éclat de rire.
24Glisser, creuser, tourner, déborder, tomber, dévorer, se consumer : Cendrars s’obstine à dire comment l’effondrement surgit quand les bornes ne sont plus respectées, dès lors qu’un ailleurs existe et qu’il exerce une attraction. La course aux synonymes qui en découle dévoile une impuissance. La soudaineté du choc est telle qu’il est impossible d’agir, ce que renforce l’emploi du conditionnel : « On sent fébrilement qu’il faudrait agir ». Mais l’action échoue car le malaise est amené à « se répéter des centaines de fois, et cela se répète toujours à l’identique ». À l’image de ce mal-être, le paragraphe s’enfonce dans le « rabâchage » et la ratiocination, structures des Confessions de Dan Yack. La chute indique l’incapacité du discours à décrire nettement le régime inconscient de la pensée : celui de l’éternel retour. La parole évolue donc dans la confusion. La reprise anaphorique de « cela », qui n’a pas de référent clairement identifié, questionne la possibilité de dire ce qui constitue la personnalité, et met en question son existence même. Qu’est-ce que « cela » ? Une réponse strictement rationnelle est irrecevable car, dans cette séquence, l’accès à la connaissance ne se fait que par le corps.
25Dans la seconde étape de ce passage, Cendrars met en évidence une facette du « nouveau régime de la personnalité » ouvert par la modernité, en expliquant comment l’idée vient faire effraction dans la chair. Par exemple, le phénomène de « ressouvenance », intrus « invraisemblable » dans la conscience, serait provoqué par la sensation de « la pluie » ou du « plein soleil » :
On va, on se promène, on regarde en flânant. On trouve innocemment ces crépuscules les plus beaux et les plus malsains du monde. On passe tous les jours devant telle fontaine et l’on s’arrête toujours sous la même touffe de palmier, ou l’on stationne durant des heures au coin d’une rue, sous la pluie ou en plein soleil, à cause d’une femme devinée ou d’une odeur sur lesquelles la vie populaire se pose comme un essaim de mouches. À quoi pense-t-on tout à coup et quel est ce souvenir invraisemblable qui monte, ce sentiment de « déjà vu » ?
- 29 Maurice Merleau-Ponty, cité par Jean-Claude Coquet in Phusis et Logos. Une phénoménologie du langag (...)
26Les perceptions visuelles, les odeurs, la chaleur, l’humidité et la pulsion érotique sont exposées d’un seul tenant. La question « À quoi pense-t-on tout à coup ? » amène un effet de soudaineté censé accentuer cette symbiose. L’extériorité des choses et l’intériorité du sujet se perçoivent simultanément. La démarche de connaissance de soi du dépaysé se soumet à une approche globale, empirique et non spéculative qui le conduit à se dissoudre dans ses « lésions nerveuses ». Charge au langage de rendre compte de la « synthèse perceptive »29 supportée par le corps qui s’abîme.
27Le « déjà vu » entraîné par les sens implique une perception nouvelle de soi dans l’espace, mais aussi dans le temps. L’individu se projette dans un décor, mais « l’angoissant problème de l’atavisme » le situe aussi dans une temporalité cyclique :
On s’est déjà vu dans ce paysage, sous cet arbre, devant cette vitrine ; on a déjà entendu les sonorités de cette langue étrangère dont on ne comprend rien, mais dont on devine le sens ; les circonstances étaient identiques bien qu’on ne se souvienne d’aucun détail précis et que tous vous reviennent au fur et à mesure que les mêmes accidents se reproduisent.
28Découverte d’un « arbre », d’une « vitrine », de « sonorités » : le nouvel éveil perceptif se confond avec le surgissement du souvenir. « Cette nouveauté est déjà un vieux truc » avait prévenu le narrateur quelques lignes en amont. Dans tout le paragraphe, cinq occurrences de l’adverbe « déjà » associées à des verbes conjugués au passé composé permettent de situer dans le passé ce qui est perçu, en premier lieu, comme exceptionnel et immédiat. Pour terminer ce passage, Cendrars rapproche le modalisateur du verbe « sentir » :
Déjà on s’est senti opprimé, écrasé, sur ce banc, devant cette mer, devant ce verre, vide, vide, vide, et déjà on s’est posé ici même la même question qui ? comment ? pourquoi ? On sent fébrilement qu’il faudrait agir, se secouer, mais on reste engourdi, car on a déjà agi, ailleurs...
- 30 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible [1964], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1979, p. (...)
29Cette proximité sert l’expression d’un trouble, l’impression que tout recommence ne se situe pas au-delà ou en dehors du monde sensible, mais s’y trouve. Merleau-Ponty identifie chez Proust une même interpénétration de l’esprit et de la chair : « Personne n’a été plus loin que Proust dans la fixation des rapports du visible et de l’invisible, dans la description d’une idée qui n’est pas le contraire du sensible, qui en est la doublure et la profondeur. »30 Comment ne pas considérer que, chez Cendrars, l’idée est aussi la « profondeur » du sensible ?
- 31 Marcel Proust, Du côté de chez Swann [1913], in À la recherche du temps perdu, t. i, éd. Jean-Yves (...)
30Cette expérience de mémoire involontaire, induite par une errance et un état d’ivresse, ne renvoie à aucun souvenir identifié, mais à un état vague : le passé de la mémoire renvoie au présent de la sensation autant que le présent de la sensation renvoie au passé de la mémoire. Dans Du côté de chez Swann, une expérience similaire impose au narrateur « l’évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient »31. Pour Dan Yack, le souvenir génère plutôt une « lourdeur », un « choc en retour » qui le réduit à l’indolence, c’est-à-dire à un étouffement des sens. Certes, avec Cendrars la conception de la marche du temps est inféodée à la sensualité, comme chez Proust, mais c’est une sensualité meurtrie, stupéfaite par la brutalité. Dès lors, Dan Yack est à la fois en dedans et en dehors de l’espace et du temps : encore et toujours « ailleurs ».
- 32 « J’ai d’abord aimé, comme tout le monde, l’effet de la légère ivresse, puis très bientôt j’ai aimé (...)
- 33 Blaise Cendrars, Lettre à Jacques-Henry Lévesque, 13 octobre 1945, in Blaise Cendrars / Jacques-Hen (...)
31Les outils d’exploration de l’intériorité maintiennent à flot une vraisemblance de personnalité, un faux-semblant psychologique, mais sont surtout une façon de relancer la possibilité d’un récit autour d’un navrement amoureux. D’un verre à l’autre, le héros se réconcilie avec l’alternance des jours et des nuits, et découvre ce qu’il est possible d’appeler avec Guy Debord commentant son alcoolisme : « le vrai goût du passage du temps »32. Au moment de la réunion des deux parties de Dan Yack, Cendrars écrit encore à Jacques-Henry Lévesque : « Déjà la question de la dislocation du temps me préoccupait, mais je n’en avais pas pris conscience. »33 Cette dislocation est liée aux effets d’accélérations ou de ralentissements extrêmes du récit, et à l’enchevêtrement des rouleaux sur lesquels le protagoniste enregistre son discours. Ainsi, une simple voix, désignée d’abord comme celle d’un pochard qui se sent concurrencé par la présence sonore de l’univers, cède la place à une parole d’ivrogne qui refuse de se taire. Dans un cas comme dans l’autre, le sujet se regarde agir ou parler, en spectateur de sa débâcle.