- 1 Jérôme Leroy, Le Bloc, Paris, Gallimard (Série Noire), 2011, 299 p., désormais abrégé LB.
- 2 À la remarque « Certains vous ont soupçonné d’être un rouge-brun… » que lui avait adressée en 2011 (...)
- 3 Ibid.
1Auteur entre autres du roman Le Bloc1, l’écrivain Jérôme Leroy s’est dans la foulée de cette publication vu qualifier de « rouge-brun » par une certaine frange du milieu littéraire2. Dystopique, Le Bloc se contente pourtant d’imaginer la funeste nuit au cours de laquelle un parti politique (le Bloc Patriotique) qui ressemble très fortement au Front National accède au pouvoir. Écrit à la fois au « je » et au « tu », le récit suscite une forme de compassion pour les pires extrémistes dans la mesure où il force le lecteur à incarner les narrateurs : d’un côté, un ancien skinhead nommé Stanko, qui relate les faits à la première personne ; de l’autre, l’idéologue et grand bagarreur Antoine Maynard, par ailleurs compagnon de la cheffe du parti nationaliste Agnès Dorgelles, et qui raconte son ascension à la deuxième personne. En se parlant à lui-même autant qu’au destinataire du texte, « Maynard », précise Leroy, « est surtout l’occasion d’une critique de la pensée d’extrême-droite, critique d’autant plus dure qu’elle est empathique3 ». Et le romancier de se désoler de la « réduction intentionnelle » de celles et ceux qui le confondent avec les protagonistes de son œuvre de fiction ou, à tout le moins, voudraient voir dans son expérimentation une forme de complaisance vis-à-vis du Front National ou de n’importe quel autre parti raciste.
- 4 Annie Collovald et Érik Neveu, « Le ‘‘néo-polar’’. Du gauchisme politique au gauchisme littéraire » (...)
- 5 Sylvain Métafiot, « Jérôme Leroy : ‘‘95% des livres sont inoffensifs’’ », Le Comptoir, consulté le (...)
2En choisissant de rompre avec la « continuation de l’esprit gauchiste en littérature4 » et en partant du principe que « 95 % des livres sont inoffensifs5 », Leroy exprime peut-être bien l’un des traits de l’hyper-modernité du roman noir actuel.
- 6 David Caviglioli, « Le FN gonflé à ‘‘Bloc’’ : entretien avec Jérôme Leroy », art. cit.
- 7 Ibid.
- 8 Genre policier apparu à la fin des années 1970 sous l’impulsion du romancier Jean-Patrick Manchette (...)
3De fait, depuis le début du XXIe siècle, il appert que le roman noir se dédit de toute certitude morale et même de toute assurance antiraciste, antifasciste, anti-policière ou encore anticapitaliste. Un certain nombre d’écrivains de polars de l’extrême contemporain échappent en effet autant que possible à la fameuse « réduction intentionnelle » que dénonce Leroy. L’auteur du Bloc pointe à cet égard sa propre position trouble, sinon parasitée avec ironie, lorsqu’il se qualifie de « militant de base6 » au Parti communiste tout en racontant qu’il n’hésite pas à faire « le grand écart7 » en rédigeant des textes pour Causeur, magazine en partie financé par une figure de l’extrême droite française, et pour Valeurs actuelles, hebdomadaire classé très à droite. Leroy cependant n’est pas le seul de sa génération à casser ouvertement la tradition d’engagement à gauche héritée du néo-polar8.
- 9 Description extraite de la courte biographie publiée en dernière de couverture du roman Pukhtu. Sec (...)
4Aujourd’hui en France donc, un certain nombre d’auteurs de romans noirs brouillent les cartes politiques, quand ils n’avancent pas masqués : c’est le cas de DOA, qui se cache derrière un acronyme signifiant « Dead on Arrival » (titre original du film noir Mort à l’arrivée, de Rudolf Maté, sorti en 1950) et qui, « à l’ère du Big Brother planétaire […] aime qu’on n’en sache pas trop sur lui9 », et d’Antoine Chainas.
- 10 DOA, Citoyens clandestins, Paris, Gallimard (Folio Policier), 2015 [1re éd. 2007], 736 p., désormai (...)
- 11 DOA, Le serpent aux mille coupures, Paris, Gallimard (Folio Policier), 2015 [2009], 240 p.
- 12 DOA, Pukhtu. Primo, Paris, Gallimard (Série Noire), 2015, 688 p., désormais abrégé PP. Et Pukhtu. S (...)
5Le premier a fait son entrée dans la Série Noire avec Citoyens Clandestins10 en 2007. Ce polar mêlant espionnage et thriller raconte comment, en 2001, les services secrets français tentent de déjouer un attentat terroriste à l’arme chimique. L’enquête fait intervenir la jeune journaliste Amel Balhimer, l’espion Karim Sayad, infiltré dans un groupe islamiste, et Lynx, un agent secret surentraîné et quelque peu énigmatique. Le récit, en réalité, apparaît davantage focalisé sur les luttes de pouvoir entre la sécurité extérieure, la sécurité intérieure et le renseignement militaire, et les rivalités au sein de ces services, que sur la planification des attentats par des jeunes intégristes de banlieue – intégristes que Lynx est chargé d’éliminer après certains interrogatoires musclés, pour le compte de la SOCTOGeP, en fait un faux-nez de la DGSE, dirigée par Charles Steiner. En coulisses, Steiner est lui-même manipulé par le colonel Montana, éminence grise de la DGSE et « concurrent », d’une part, du général Pierre de Stabrath, qui officie au sein de la DRM (à laquelle appartient l’infiltré Karim Sayad, nom de code : Fennec, qui dans Pukhtu deviendra Fox), d’autre part du commandant Ponsot, chef de groupe à la DCRG. Dense et touffu, le roman pose les bases d’une saga devenue depuis Le Cycle clandestin et composée, après Citoyens clandestins, du court segment Le serpent aux mille coupures11 puis de l’imposant diptyque Pukhtu12.
6Avec Pukhtu, DOA confronte à nouveau le lecteur à un foisonnement des perspectives et à un vertige d’existences imbriquées ou reliées les unes aux autres. Le premier volet, intitulé Pukhtu primo, s’intéresse principalement aux membres de la clandestine unité paramilitaire 6N dirigée par un certain « Voodoo » et œuvrant en Afghanistan pour le compte de la CIA. Ces combattants armés au caractère barbouzard deviennent à la fois proies et chasseurs d’un chef de guerre pachtoune, Sher Ali Khan Zadran, dont la famille a été décimée par la frappe d’un drone américain. Si la guerre au Moyen-Orient et le trafic d’héroïne sont au premier plan, le récit met également en tension les conflits entre agences de renseignements et le terrorisme international. Illustrations concrètes de cette multiplicité des points de vue, les annexes des volets Primo et Secundo présentent une longue liste (quatre pages) de « Quelques personnages » désignés selon leur territoire d’intervention et leur cellule d’appartenance : rien qu’en Afghanistan, le lecteur voit déferler les noms de moudjahidines et de membres de la société militaire privée « 6N », mais aussi ceux d’agents de la CIA, de la Border Police et de « FOB » (Forward Operating Base) diverses et variées. Pukhtu au bout du compte suit de très près de nombreux « héros » plus ou moins ambigus. La saga met un point d’honneur à boucler la boucle dans laquelle Citoyens clandestins avait lancé ses personnages.
- 13 Antoine Chainas, Anaisthêsia, Paris, Gallimard (Folio policier), 2011 [1re éd. 2007], 352 p., dés (...)
- 14 Antoine Chainas, Versus, Paris, Gallimard (Folio policier), 2009 [1re éd. 2008], 656 p., désormai (...)
- 15 Pierre Poucet, « Entretien tranquille avec Antoine Chainas », Sur le ring, consulté le 15 mars 20 (...)
7Signataire notamment des romans Anaisthêsia13 et Versus14, Antoine Chainas se réclame pour sa part d’un traitement extrême qui « se place du côté de la marge, des poubelles, de ces choses (re)jetées dont plus personne ne veut entendre parler15 » et qui constituent l’héritage
des véritables para-cultures (ou contre-cultures) des classes laborieuses des années 70 / 80 : celui de la collection Gore de Fleuve Noir, celui de Bukowski et Selby, celui des hybrid fuckbooks16.
- 17 Michel Abescat, « Antoine Chainas, auteur de polars et invité de Télérama.fr », Télérama, consult (...)
- 18 Id.
- 19 Ibid.
- 20 Formule extraite de la dernière de couverture du roman.
8À travers la narration d’Anaisthêsia, Chainas a confirmé très tôt son « intérêt pour la marge et le trash, la mise en scène d’une société toxique, déshumanisante, délétère17 ». Comme dans les œuvres précédentes de l’écrivain (en particulier Versus), Anaisthêsia cultive une « focalisation sur les corps, le viscéral, l’organique18 », que l’auteur « dissèque avec la minutie de l’entomologiste [:] corps malades, souffrants, mutilés. Esprits torturés, enfermés19... ». Anaisthêsia a pour héros-narrateur un « flic noir dans une ville blanche20 », Désiré Saint-Pierre. Tout au long du récit, cet enquêteur misanthrope – rescapé d’un accident de voiture qui l’a défiguré et rendu insensible à la douleur – et corrompu se mesure à quelques spécimens de la faune urbaine dans les bas-fonds d’une métropole imaginaire. Comme Stanko qui dans Le Bloc se joue de sa propre apparence et de son passé, Saint-Pierre se présente au lecteur comme la pire des ordures, ce qui bouleverse le pacte de lecture empathique. Cette représentation amplifie, parfois jusqu’au grotesque assumé (grotesque de la monstruosité de Saint-Pierre mais aussi des ennemis qu’il affronte : la « tueuse aux bagues » et un nain bondissant dans tous les coins !), le renversement de l’ordre et des valeurs héroïques chères au roman policier classique. Saint-Pierre, en somme, par sa physionomie comme par le comportement qu’il adopte vis-à-vis du reste du monde, se résume à l’image qu’il donne de la force publique et du corps auquel il appartient lorsqu’il énonce : « Ce n’est pas beau. C’est : effrayant. C’est : moche. C’est : contre-productif. C’est : une aberration. C’est : le Service de police de la communauté urbaine. » (AN : 163)
- 21 LE POINT, « Le “Série noire” qui a changé leur vie #8 : Antoine Chainas et “Londres Express” », L (...)
- 22 Id.
9Versus quant à lui propose un récit hétérodiégétique dominé par « la logorrhée nauséabonde du major Nazutti21 », lignes rédigées sur les « ruines » de « Mai 68, l’utopie, la liberté des années 70, la libéralisation des années 80 et la grande désillusion de la période suivante22 ». Officier de la brigade des mineurs, Paul Nazutti est un
- 23 Hubert Artus, « Antoine Chainas ou le polar français côté “Versus” », L’Obs / Rue89, consulté le (...)
flic à l’ancienne [et] une boule de haine lancée contre tous : hommes, femmes, enfants, vieux, noirs, arabes, juifs, homos, hétéros, flics, politiques, touristes, médecins, avocats, juges, fonctionnaires, et par dessus tous [sic] les pervers et les pédophiles. Un type qui guette, chasse, magouille, transgresse, torture. N’ayant que faire de la rédemption, sachant très bien qu’il ne laissera d’autre trace qu’« un chiffre dans les statistiques », Nazutti est en croisade contre la lie de l’humanité. Le major a trouvé un corps de métier qui fait passer sa morale personnelle pour une extension acceptable de ses missions. Qui deviennent alors des guerres. Tout est donc permis23.
- 24 Baptiste Liger, « Sans vieux, ni maître : le Nouveau Polar Nihiliste », Lire, juin 2009, p. 33.
- 25 Id.
- 26 Ibid.
- 27 Chuck Palahniuk, Fight Club, traduit de l’anglais (États-Unis) par Freddy Michalski, Paris, Galli (...)
- 28 Initiales du pseudonyme Alain Dreux-Gallou, auteur, notamment, de Notre frère qui êtes odieux (Pa (...)
- 29 Écrivain français naturalisé canadien et épinglé, à partir des années 2000, pour ses idées réacti (...)
- 30 Chef de file du renouveau du roman policier noir français des années 1970 et 1980, entre autres a (...)
- 31 Autre auteur important du monde du polar français de la décennie 1980. Fajardie avant d’écrire av (...)
- 32 Auteur libertaire de romans noirs, et créateur du personnage et de la saga du « Poulpe », Jean-Be (...)
- 33 Baptiste Liger, « Sans vieux, ni maître », art. cit., p. 35.
10On le voit, les contenus narratifs abordés dans cette étude n’ont rien à voir avec une littérature bien-pensante. Chainas, DOA et Leroy, qui ont évolué dans des sphères éditoriales communes (entre autres la Série Noire des années 2005-2020) le disent : ils n’écrivent « pas des livres pour étaler [leurs] préférences politiques24 ». Leurs orientations, du reste, « ne regardent qu’[eux] et sont bien éloignées des thèmes qu[’ils] aborde[nt]25 », car selon eux, « le prosélytisme des années 1970 est bien mort26 ». Ces auteurs au bout du compte rompent volontairement les amarres avec la génération post-soixante-huit et préfèrent revendiquer les influences d’écrivains américains comme James Ellroy et Chuck Palahniuk (Fight Club27), mais aussi de figures clivantes telles qu’A.D.G.28 (seul romancier du néo-polar à s’être affiché à l’extrême-droite) et Maurice G. Dantec29. Et si les positionnements idéologiques de Jean-Patrick Manchette30, de Frédéric Fajardie31 et de Jean-Bernard Pouy32 inspirent encore, ici et là, la conception du roman noir en France, la rupture, « cassure générationnelle33 » générée par l’hybridité du polar avec la science-fiction, semble bel et bien consommée.
- 34 Alain Rabatel, « Sur les concepts de narrateur et de narratologie non communicationnelle », dans (...)
- 35 Baptiste Liger, « Sans vieux, ni maître », art. cit., p. 33.
- 36 C’est-à-dire « celui qui relate, qui mentionne, qui raconte ». Définition donnée par le CNTRL (Ce (...)
11Du même coup, dans les histoires concernées, ce que la théorie suppose comme le « narrateur fictif (fictive) […] [tel que] le postule Booth avec son concept d’auteur impliqué34 » se trouve débarrassé de toute stabilité éthique – celle-là même à laquelle le néo-polar militant ou à tout le moins politisé avait habitué les amateurs du genre. Désormais, les intrigues comme les personnages apportent « de quoi relativiser ou brouiller les clivages politiques théoriques, à commencer par la dualité individu / collectif35 ». Puisqu’il se trouve rarement placé dans le camp de ceux qui pensent bien, le « relateur36 » anonyme mais impliqué de ces romans au ton souvent virulent et aux thèmes percutants émerge en tant que voix ambiguë pour libérer une parole – comme celle des personnages dont elle tient à commenter les faits et gestes – chargée d’une pulsion destructrice, d’une rage froide ou d’une duplicité sans égale. Comme si au cœur de ces récits enracinés dans les crises du troisième millénaire, l’expression du désabusement s’était radicalisée, décloisonnée, en un mot : déshumanisée.
- 37 Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Éditions du Seuil (Points/Essais-inédits), 2001, (...)
- 38 Id., p. 162.
- 39 « Comme façon de se mettre soi-même en question, l’auto-ironie renoue avec le caractère antique d (...)
12Dans son ouvrage de référence Poétique de l’ironie, Pierre Schoentjes résume que « l’ironie est un mode de discours indirect qui prend certaines libertés avec cette vérité dont l’homme est censé faire preuve dans ses relations avec les autres37 ». En éprouvant selon cette définition les romans étudiés ici, le lecteur attentif relève de nombreux exemples de ce qui selon le spécialiste belge constitue de forts « indices de l’ironie », en particulier l’intonation ironique : « parler du ton ironique d’un texte », précise à ce sujet Schoentjes, « c’est rechercher dans l’écrit les caractéristiques qui appartiennent en premier lieu à l’oral » et « ouvrir l’oreille au registre du texte38 ». Pukhtu Primo apparaît truffé de ces caractéristiques, notamment dans des énoncés tels que : « Ils marchent quelques minutes en silence, au milieu du bordel, du boucan, des vapeurs de kérosène et de merde cramée... » (PP : 221) Ou encore dans cette description crue de la capitale afghane : « La même odeur de merde cramée plane sur Kaboul. » (Ibid. : 222) Antoine Chainas lui aussi use à plein de ce procédé. Peut-être en a-t-il même atteint le paroxysme avec Versus. Au début du roman, Nazutti parle à son reflet dans le rétroviseur de sa voiture de fonction, multipliant les injures à l’attention du reste du monde. À l’instar de Stanko se regardant souvent dans la glace de la salle de bain ou de Maynard « se » tutoyant lui-même dans Le Bloc de Leroy, cette auto-interpellation – texte qui baigne amplement dans les registres du vulgaire et du familier – du personnage et ce jeu de miroir ont autant valeur d’auto-ironie39 (voire, d’auto-parodie) que de distanciation critique et d’impertinente adresse au lecteur (à qui Nazutti « ordonne » en quelque sorte de le suivre dans sa descente aux enfers) :
« Enfoiré ! Espèce de tapette à la con ! Sale fiotte de merde ! Pedzouille ! Putain de bouffeur de terre jaune ! Enfileur de bagouses ! Tu crois que je vais me laisser faire, tata Yoyo ? Tu crois que j’ai peur de toi ? Peur de ce que tu pourrais faire ? Mais je t’emmerde ! Je t’emmerde bien profond. On va aller au bout, et que ça te plaise ou non, tu vas me suivre. T’entends ça, pédé ? Tu vas me suivre ! »
L’inspecteur Nazutti se frotta les yeux avec les pognes. Il se lissa les cheveux en arrière en se mirant dans le rétro. [...]
À̀ midi, par cette chaleur, tous les rats, les cancrelats de cette cité de merde s’étaient carapatés chez les dabes et les maters pour béqueter puis faire la sieste jusqu’à la nuit, jusqu’à l’ombre, garanties d’impunité́.
[...]
Il cligna des yeux. Putain de quartier ! Putain de soleil !
Nazutti se demanda un instant quel effet ça aurait eu si un quidam ou une vieille étaient passés par là et l’avaient vu, au volant d’un véhicule à l’arrêt, en train de postillonner, la face grimaçante, seul face au pare-brise. Rien à foutre. Il y avait un moment que ce genre de détail ne l’inquiétait plus. Parce qu’il était flic. Flic, merde. Et si ça voulait encore dire quelque chose dans ce bon Dieu de monde qui tournait à l’envers, eh bien... Eh bien, à la moindre réflexion, au moindre regard de traviole, il était en droit de sortir sa brème, de plaquer l’indélicat face au mur, et de lui faire faire un tour au lazaro : vide- tes-poches-fouille-rectale.
Sous l’éclat aveuglant du zénith, le corps voûté, la démarche pesante, il dirigea son imposante carcasse vers l’entrée du parking : un grand trou noir.
Un piège à cons. (VS : 13-15)
- 40 Aurore Aimelet, « Norbet Chatillon : “Juger l’autre, c’est porter un jugement sur soi” », Psychol (...)
13Les invectives et termes orduriers définissent le rapport de Nazutti avec son image de policier et son environnement, en même temps qu’ils qualifient sa relation avec le destinataire multiple (l’adversaire qu’il fantasme, ainsi que le lecteur réel). Le discours indirect libre de même que la réflexivité déployée brouillent l’intention d’un vocabulaire idéologiquement marqué qui, dans le cas d’un « polar politisé » classique – comme chez Manchette autrefois – permettrait sans doute de porter un jugement négatif sur le personnage. Or, « juger l’autre, c’est porter un jugement sur soi40 », et les reflets ici mis en scène viennent souligner cette intrication, ce « trouble jeu » du « je » et du « tu » entre narrateur, personnage et lecteur.
14Lynx, le mystérieux exécuteur des basses œuvres de la DGSE dans Citoyens clandestins, se trouve lui aussi souvent associé à des instincts primaires – et prédateurs :
Deux filles vinrent s’asseoir à côté de lui pour manger des glaces sombres et dégoulinantes. Elles étaient serrées dans leurs shorts, débordaient sous leurs chemisettes. Chair. Obscène. Enflé. Gras. Sacrifice. Animaux. Abattoir. Il ne pourrait jamais réintégrer le troupeau. (CC : 103)
15De fait, le caractère nihiliste et radical du personnage avait été posé au cours des premières pages du roman. Dès son introduction dans le texte, Lynx apparaît en effet comme l’incarnation de cet
animal sauvage, agile et discret dont il avait adopté le nom il y a longtemps.
Pour le moment seule comptait son oreille gauche, avec son silence électrostatique. Cette quasi-absence de son qui précède toujours la parole, l’ordre et parfois la mort. La vie. La mort. À droite, la vie ; à gauche, la mort. Droite, gauche, il y avait de quoi s’interroger sur cette répartition inconsciente. Lynx sourit. Pas maintenant. (CC : 19)
- 41 DOA utilise là aussi un fait divers réel (comme il le fait avec le 11-Septembre et l’explosion de (...)
16Cette vision par ailleurs gangrène la probité de personnages incarnant le versant positif de l’histoire. Ainsi le commandant Ponsot, chef de groupe à la DCRG, livre cette diatribe au journaliste Bastien Rougeard qui lui demande ce qu’il pense des liens entre le terrorisme issu des banlieues et le match de football France-Algérie qui a dégénéré quelques jours plus tôt41 :
— Qu’est-ce que vous croyez ? Qu’on n’a rien de plus important que ça à foutre ? Vous voulez que je vous dise ce que je pense des musulmans qui sont chez nous ? Sur cent individus, il y a vingt irrattrapables, radicaux de tout poil, qui prêchent un islam combattant et dur. Vingt qui sont parfaitement intégrés et ne feront jamais chier. Les soixante qui restent, ceux-là, ils suivront le vent dominant. Ça fait quand même quatre-vingts pour cent d’emmerdeurs en puissance, pour ne pas dire autre chose. Alors les matchs de foot à la con qui se finissent en bordel, perso, je m’en bats un peu les couilles. (Ibid. : 237)
17Dans Versus, le narrateur, à travers la vision de Nazutti, ne mâche pas ses mots non plus à l’endroit de tous ceux qu’il juge indigne de ses valeurs, de son code « d’honneur » ou de morale, à commencer par « Gyzmo », Gérard Gyzmotin de son vrai nom, qui, au début du roman, accompagne le major misanthrope sur une scène de crime :
Cela faisait trois ans que Gyzmo bossait à la brigade des mineurs. C’est-à-dire rien, d’autant plus qu’on l’avait cantonné, jusque-là, à la paperasserie et à l’accueil, ce genre de conneries tout juste bonnes pour les floumes. Gyzmo, dont l’appartenance au Rainbow Lover – l’association des policiers gays et lesbiens – était notoire, n’était pas un homme de terrain, était-il d’ailleurs un homme tout court ? se demandait souvent Nazutti. Gyzmo […] possédait un visage trop doux, un regard dénué de caractère et des mains trop fines. Et il était bien entendu pédé comme un phoque. Autant de détails que Nazutti jugeait rédhibitoires. Nazutti pensait aussi que c’était un drôle de monde que celui où l’on autorisait les pédés à intégrer le corps judiciaire. Bien sûr, l’inspecteur savait que, des pédés, il y en avait toujours eu, partout. Mais au moins, avant, ils prenaient la peine de se cacher. Ils taisaient cette tare et se comportaient – ou à défaut essayaient – en hommes… Mais les pédés d’aujourd’hui… […] Nazutti imaginait avec effroi la confrérie gay comme une sorte de gigantesque farandole où l’on se faisait enculer et où l’on enculait à qui mieux mieux. (VS : 17-18)
18L’ironie cinglante du narrateur s’immisce notamment dans le discours via la locution adverbiale de modalisation « bien sûr », qui au lieu de relativiser la phobie qu’éprouve Nazutti, ne fait que renforcer, d’une part sa violence, d’autre part l’absurdité de la logique dévoyée du personnage. Dans la foulée de cet énoncé, le protagoniste en vient à exprimer son dégoût non plus d’une catégorie d’individus mais de deux, trois, puis de multiples (pour ne pas dire innombrables) groupes sociaux, jusqu’au monde entier en somme :
Sans faire partie de la branche dite dure du mouvement, [les efféminés] constituent eux aussi un danger sinon équivalent, du moins plus pernicieux encore pour la société telle que Nazutti la concevait. Les soixante-huitards, les intellectuels, les travailleurs non manuels, les présentateurs télé et les chanteurs de variétés, les artistes peintres, les coiffeurs et les vendeurs de vêtements, les jeunes en général et les étudiants en particulier, les gauchistes, les humanistes… Il avait l’impression, parfois, d’une véritable pandémie… C’était une infection généralisée, une septicémie nosocomiale. Il se sentait cerné, menacé…
[…]
Il y avait aussi une autre catégorie : celle constituée par les hétéros blancs d’héritage catholique : médecins, journalistes, syndicalistes, animaux politiques… Les hommes de pouvoir qui ne vivaient que par et pour ça. Et cette caste ne valait guère mieux que celles des tantouzes […].
De même il existait une autre classe : mystérieuse, incompréhensible et imprévisible – extrêmement dangereuse de ce fait : les femmes. […]
Et puis il y avait les Arabes, les Noirs, les Chinois. Les transfuges du bloc de l’Est. Les sectes et les groupuscules paramilitaires. Il y avait les manipulateurs. Les crétins de naissance et les abrutis finis. Il y avait les tueurs, les pervers, les pédophiles. Les mafieux. Les violeurs et les alcoolos. Les menteurs, les lâches, les peureux, les désabusés, les fous et les grandes gueules. Il y avait… toutes ces minorités disparates et déviantes, assoiffées de reconnaissance, qui luttaient désespérément et parviendraient un jour, si personne ne faisait rien, à faire partie de l’acceptable. (VS : 18-19)
19Accumulation, hyperbole et effets d’amplification contribuent à rapprocher des éléments pourtant opposés ou incomparables, pour aboutir à l’appréhension d’un crime global, celui d’exister aux yeux de Nazutti, tout simplement. Et même lorsqu’il s’agit de jeter un regard sur sa fonction de maintien de l’ordre, le « héros » ne peut s’empêcher de verser dans l’imagerie sordide :
Il sauta par-dessus les sacs-poubelle qui cernaient l’immeuble. Les porcs qui vivaient là ne se respectaient même plus eux-mêmes, pourquoi auraient-ils respecté leur cadre de vie ? Pourquoi se faire chier à descendre les déchets ou à utiliser le vide-ordures, bouché une fois sur deux, quand on pouvait jeter les sacs directement par les fenêtres ? C’était tellement plus simple et moins fatigant. (VS : 50-51)
20Le narrateur réitère les métaphores et comparaisons ordurières lorsque, quelques pages plus loin (dans un chapitre qui nous propulse néanmoins vingt ans plus tard), Nazutti roule au pas au volant de sa voiture sur le bord de mer à Nice et échange avec son nouveau partenaire, l’inspecteur premier échelon Andreotti, idéaliste et sorte de jumeau positif du major :
On est pas des flics, Andreotti, c’est ça qu’il faut que tu comprennes. On est des éboueurs. Des putains d’éboueurs chargés de ramasser la merde pour que les touristes continuent de venir. (VS : 73)
21Le radicalisme dont fait preuve Nazutti se perd dans la répétition, l’irrationalité de sa logique de haine du genre humain et de sa prétendue distinction entre ce qui est bon ou mauvais. Lorsqu’au début du récit il interpelle celui qu’il pense être le coupable d’un viol et meurtre d’enfant, il braque son arme sur lui et explique la situation par une autre diatribe ressemblant à une condamnation sans appel :
Je me moque de ce que tu as fait ou pas. Je me moque que tu sois innocent ou coupable. Je me moque de savoir si tu fais partie des douze pour cent d’individus qui ont eux-mêmes été victimes dans leur enfance. Je me moque du fait que tu correspondes aux critères du Cycle d’Abus de Lanning. Je me moque de savoir si tu fais partie des cinq pour cent qui enlèvent leur voisine, des vingt et un pour cent qui connaissent la famille ou des quarante-cinq pour cent qui sont de complets étrangers. Je me moque de savoir si tu as participé à une thérapie ou si tu y participeras. […] Je me contrefous même de l’issue d’un procès si tu arrives jusque-là. […] Ce qui me regarde, c’est moi, […] et puis il y a toi et cette arme de sixième catégorie, avec laquelle tu menaces un représentant des forces de l’ordre. Ne me menace pas, t’entends ? Ne me menace pas avec cette arme !
[…] Nazutti arma le chien de son arme.
Maintenant, l’ordure comprenait. Elle comprenait bien. Et si ce n’était pas le cas, les suppositions étaient pires. (VS : 59)
22Se posant comme l’éternelle victime d’un monde qui ne tourne pas rond à ses yeux, Nazutti inverse ou mélange régulièrement les rôles entre les criminels, lui-même et les personnes persécutées. Un raisonnement biaisé par sa vision hyperbolique du mal endémique et sa propension à croire à la légitimité de sa misanthropie, vision qui trouve pourtant sa limite lors du premier échange du major avec Andreotti :
Te berlure pas, Andreotti. Ces charognards qui en ont après les gosses, je suis pas mécontent quand quelqu’un se décide à faire un peu de ménage, cria Nazutti par-dessus les hurlements du moteur mis à la torture. Mais je préfère qu’ils restent vivants. Pour qu’ils aient le temps de comprendre, de bien comprendre ce qu’ils ont fait. C’est ça, ma touche finale à moi. On pourrait me considérer, à la limite, comme un de ces putains de psys ou de travailleurs sociaux. Je me contente pas de les coffrer, ces ordures. Je m’assure qu’ils fassent bien la différence, à l’avenir, entre le bien et le mal.
Cette déclaration sonna, aux oreilles d’Andreotti, comme une sentence sinistre. Il en avait de bonnes, le bouledogue. La différence entre le bien et le mal? Qui était en mesure de la faire ? Spécialement ici, parmi eux. (VS : 133-134)
23Témoin de la folie « justicière » de Nazutti, Andreotti ramène – brièvement – dans l’esprit du lecteur un ordre moral lucide : à savoir, même face aux pires crimes et à l’irrésolution (sans doute « le plus commun et apparent vice de notre nature », pour reprendre Montaigne), cette ambiguïté permanente entre ce qui contrevient et ce qui convient. Personnage focal majeur, Nazutti entraîne ceux qui le suivent dans une spirale de reproches existentiels, une descente aux enfers mentaux, une éradication symbolique du genre humain – et la perspective n’est guère plus apaisante lorsque cette confrontation a lieu avec d’autres figures de l’ordre, qu’il s’agisse de sa supérieure hiérarchique...
La phrase du commissaire, cette petite pute qui, sous ses airs de sainte-nitouche, était rien d’autre qu’une arriviste, lui revenait : « Vous portez malheur, Nazutti… Vous portez malheur... » Il se demanda un instant si cette crevure avait pas raison. (VS : 231)
24... Ou qu’il soit question d’un commissaire de quartier d’origine maghrébine qui le fait venir pour lui montrer des lettres anonymes susceptibles de faire progresser son enquête :
Une fois encore, [Nazutti] se répéta qu’il n’aimait pas les Arabes, qu’il n’aimait pas les types qui portaient des trois-pièces pour turbiner, qu’il n’aimait pas les officiers en général et Mohamed en particulier. (VS : 260)
25La rencontre avec ledit commissaire se clôt d’ailleurs sur une répétition de ces pensées négatives, énumération qui maintient le personnage de Nazutti enfermé dans la circularité de son aversion :
Nazutti n’eut pas à se forcer : non, décidément, il n’aimait pas les Arabes, il n’aimait pas les types qui portaient des trois-pièces pour turbiner, il n’aimait pas les officiers en général et Mohamed en particulier. Il n’aimait pas les gars qui continuaient à parler leur langue natale.
Il n’aimait pas les types qui riaient.
Mohamed, sans cesser de pouffer, fila une grande claque dans le dos de Nazutti.
Il n’aimait pas, il n’aimait pas… (VS : 263)
26Cette prison de la négativité, le personnage de Désiré Saint-Pierre dans Anaisthêsia s’y trouve lui aussi retenu prisonnier : comme cette housse mortuaire au sein de laquelle Saint-Pierre entame et clôt son récit, l’insensibilité du policier-dealer noir face au reste du monde confine à une sempiternelle morgue. Le phénomène s’avère prégnant dans le passage suivant, au cours duquel Saint-Pierre rend visite à l’asile psychiatrique à un certain Anton, atteint du Syndrome de Korsakoff et de cécité corticale. La banalité infinie du sujet de conversation renvoie au policier l’image de ses propres errements et ressassements :
Il vit dans un éternel présent. […]
Cela donne souvent des discussions intéressantes.
— Salut. ‘Fait beau, hein ?
— Salut, Anton.
— Ça, c’est marrant. Vous connaissez mon nom. On s’est déjà rencontrés ?
— Oh, oui, plein de fois. Comment ça va ?
— Dites-moi : est-ce que vous pouvez me dire où je suis, là ? Je vois des gens en blouse blanche, je vois des lits, des malades partout. C’est un hôpital, ici ?
— Oui.
— Je suis malade ? Je me sens parfaitement bien pourtant.
— Je sais.
— Salut. ‘Fait beau, hein ?
— Très. Allez, Anton, à la prochaine.
— Ça, c’est marrant. Vous connaissez mon nom. On s’est déjà rencontrés ?
Ce genre d’échanges peut durer des heures, si on a le goût du comique de répétition. (AN : 39-40)
27L’ironie de la scène vient à la fois de la propriété itérative, mais aussi du constat de ce caractère par un personnage se déclarant dénué de tout affect. La relation des événements par Saint-Pierre fait par ailleurs se répéter à outrance une perspective tronquée et dénuée d’empathie, par exemple dans les segments suivants : « J’enjambe des corps allongés dans les escaliers. Endormis ou morts, ça n’a pas de réelle importance. » (AN : 61) « Corps dans l’escalier. Ou autre chose. Je piétine. » (AN : 249) Tout au long du roman, Saint-Pierre nous avertit de ne pas lui faire confiance outre mesure. Au reste, sa sournoiserie ne date pas d’hier, comme il aime à le rappeler dans ce souvenir de sa rencontre avec son chef Marcus : « J’avais frappé. Sec. Déjà, à l’époque, j’étais un bel enculé. Déjà, à l’époque, je transgressais les règles. » (AN : 147) La transgression, justement, vaut autant pour la rectitude politique et morale (Saint-Pierre se traite de « nègre » – AN : 86 – ou répète qu’il est « juste un nègre avec la gueule cassée » – AN : 179 – et, croisant de jeunes Noirs dans son quartier, il les qualifie de futurs « enculés » comme lui – AN : 24), que pour la retransmission de la véridicité des événements narrés. Désensibilisé, défiguré, masqué, Saint-Pierre est l’archétype du personnage-narrateur à qui il ne faut pas se fier. Le flou qui auréole son point de vue tient aussi à l’état second du protagoniste qui prend un malin plaisir à énoncer un fait pour ensuite s’en dédire, le nuancer, le neutraliser ou en relativiser la charge criminogène : « à mes côtés, Rachel dort aussi. À moins qu’elle ne soit simplement en train de s’éteindre. […] Mon programme est déjà établi pour demain. Il est chargé, mais je n’y pense pas puisque je dors. » (AN : 177)
28Dans Versus, cette misanthropie s’exprime avec toute la rage possible. Nazutti, comme Saint-Pierre mais de façon différente, incarne la contradiction du rétablissement de l’ordre par le pire des chaos. Réfractaire aux leçons de morale de la Ligue des Droits de l’Homme et de tout autre « comité de prévention » du racisme, de l’intolérance ou des traitements dégradants, le héros de Versus semble insensible et inconscient de ses incohérences et oppositions alors qu’il assène au monde entier son catéchisme :
Mais merde ! La légitimité, c’était lui. […] Contre le racisme et l’intolérance. Est-ce que le racisme et l’intolérance empêchaient de bien faire son boulot ? Non. C’était les deux mamelles du monde, mais pour comprendre ça, il fallait mettre les pieds dans la rue, marcher dans les ghettos, regarder un tueur d’enfants dans les yeux et plonger ses mains dans la merde jour après jour, un tas de choses que ce ramassis d’intellos pincés du cul avaient jamais faites. Putain ! (VS : 161)
29Dans son insatiable soif de « justice illégitime mais nécessaire », le Nazutti de Chainas rejoint aussi la position radicale, certes plus discrète dans sa communication aux autres personnages, du Lynx de DOA :
Évidemment, cette fois, en cas de pépin, il deviendrait l’un de ces grands salauds de l’Histoire et rejoindrait le panthéon officieux des fidèles sacrifiés de la République. Ceux que le pouvoir emploie en sachant qu’il va devoir détourner le regard. Lynx s’en foutait, il ne croyait pas en des choses aussi désuètes que l’honneur national et la patrie. Il n’avait jamais agi pour le bien de la France. On ne pouvait donc le trahir. Ce qui le faisait avancer, c’était cette liberté qu’il trouvait dans les interstices de la normalité. (CC : 171)
30Le narrateur, ici, ne peut cependant ignorer que Lynx sera bel et bien trahi, sacrifié, tel ces lambdas que le tueur assermenté avait associés à des agneaux, sur l’autel de la Raison d’État. Le diptyque Pukhtu accentuera la privation progressive de la liberté du personnage, puisque ce dernier passera de prédateur à bête traquée, de monstre tapi dans l’ombre à créature sanguinaire dévorée par des ogres plus grands, plus affamés qu’elle. Moins misanthrope, sans doute, que Nazutti parce qu’il ne semble pas éprouver autant d’états d’âme ou de colère refoulée, Lynx agit sur ordres (militaires, secrets, et non plus policiers). Mais l’expression de sa redoutable efficacité d’exécution en fait un radical tout aussi lucide que le major sur l’hypocrisie des dépositaires de l’autorité et de la paix dans le monde :
Steiner soupira : « Nous pensons qu’une partie de l’exécutif américain pousse pour trouver une excuse qui justifierait une invasion de l’Irak. Ils savent que nous ne laisserons pas faire sans rien dire et comme nous siégeons au Conseil de sécurité de l’ONU… ils cherchent déjà à décrédibiliser notre parole par tous les moyens. […]
Lynx ricana : « Avec des amis pareils, plus besoin d’ennemis », puis redevint brusquement sérieux… (CC : 222)
31L’ironie de la saillie rapprochant amis et ennemis se trouve faussement opposée au sérieux de la situation car, en fin de compte, il s’agit d’une illustration (certes schématique) des raccourcis induits par la realpolitik.
- 42 Audrey Bonnemaison et Daniel Fondanèche, Le Polar, Paris, Le Cavalier Bleu éditions (Idées reçu (...)
- 43 Id.
32Au-delà de l’intarissable trinité « inégalité, injustice, violence42 » propre au genre policier noir, la plupart des récits concernés cherchent à exprimer avec crudité l’impossibilité « de rétablir un équilibre rompu entre pulsions et morale sociale43 ».
33Le Bloc, en premier lieu, décrit cette dynamique tout en nous obligeant à côtoyer de près – pour ne pas dire tutoyer – des personnages peu recommandables (comme on l’a vu avec la narration à la deuxième personne dans les chapitres dévolus à Antoine Maynard). À plusieurs reprises, le lecteur se retrouve sinon enrôlé de force, au moins sensibilisé – le récit cherche à susciter l’empathie plutôt qu’une réelle sympathie envers le personnage – à l’entreprise de radicalisation politique qui est à la fois démystifiée par Maynard et pointée du doigt par l’inconscient collectif siégeant entre les lignes du texte :
Tu voyais aussi à l’époque la même chose, les mêmes sentiments, quand tu accompagnais Agnès ou un autre candidat du Bloc en campagne, dans le regard des petits blancs paniqués qui formaient le socle dur de votre électorat. Que ce soit dans les salles municipales de banlieue, avec à l’extérieur des bandes de cailleras et des associations antifascistes qui manifestaient contre votre venue. Ou dans les réunions électorales sous les préaux de villages de l’Est, qui n’avaient jamais vu un Arabe ni un Turc de leur vie mais vous filaient trente ou quarante pour cent des voix à chaque élection parce que, c’est bien connu, on déteste encore plus et on est encore plus angoissé par ce qu’on ne connaît pas mais que l’on croit connaître.
[...] Haïssez-vous les uns les autres. Craignez-vous les uns les autres. (LB : 15)
34Le personnage-narrateur pourtant s’empresse de dédouaner son parti (et le lecteur) de l’extrémisme qu’on l’accuse d’avoir créé et attisé. Maynard dépeint un monde naturellement incontrôlable, et rend compte des sentiments conflictuels qui préexistent à son idéologie.
Contrairement à ce qu’a voulu faire croire la volaille médiatique [...], ce n’est pas vous, le Bloc Patriotique, qui l’avez créée, cette peur. Que vous l’ayez entretenu, cet affolement haineux, c’est une chose, mais d’autres avaient déjà bien sapé les fondations de la maison, quand vous avez décidé de la prendre. Quand le Chef s’était dit, de retour en France, après avoir joué au mercenaire un peu partout en Afrique : c’est bon, le fruit est mûr. [...] La société était devenue une jungle. Vous vous êtes contentés de ramasser la mise. (Id.)
35Cette jungle, c’est celle qu’observe Stanko, l’ancien skinhead, alors qu’il se terre dans une chambre d’hôtel pour échapper à la purge orchestrée par le Bloc au sein de ses propres rangs :
Au moins, j’ai une douche et des chiottes à l’intérieur, ce qui m’évite de croiser sur le palier des familles qui s’entassent et cuisinent leur mafé poisson qui schlingue, malgré les interdictions affichées un peu partout. Le réceptionniste, un métèque obèse et huileux, n’en a apparemment rien à battre. Il doit prendre son bakchich pour fermer les yeux. Un métèque, turc ou géorgien, qui rackette des Sénégalais et des Maliens. Faut être con comme un gauchiste pour croire à la solidarité des opprimés. Moi, je n’en ai plus rien à foutre. Qu’ils crèvent. Tous. (LB : 28)
36Quand il s’agit de caractériser les tensions, Maynard rapporte une confusion des genres et des idées au milieu de laquelle il peut lui-même parfois se sentir perdu. Dans ces tableaux d’une France en crise, progressisme et radicalisation s’entrechoquent, s’entremêlent et intervertissent leurs conditions d’affirmation :
Tu avais été étonné. C’était un socialiste bon teint, ce principal, et le climat en France était assez tendu idéologiquement. [...] Ce devait être un principal old school, un républicain qui avait sûrement fait ses premières crises d’apoplexie quand, quelques années plus tard, des gamines voilées allaient se présenter aux grilles de son collège. Si ça se trouve, s’il vivait encore aujourd’hui, il votait pour vous ou militait dans une de ces associations cryptobloquiste de défense de la laïcité où l’on détournait assez habilement le concept pour s’en servir d’arme de guerre anti-muzz. Des gens croyaient défendre Jules Ferry et se retrouvaient à partager des apéros républicains, avec pinard et saucisson, dans des quartiers prétendument islamisés, sous protection des flics. (LB : 259)
37Le procédé se répète plus loin, cette fois-ci du point de vue de Stanko qui, en raillant l’engagement de « bons » gauchistes bourgeois, n’accentue pas moins la dureté du régime qu’il a clandestinement contribué à porter au pouvoir :
Les bobos se lèvent plus tard. Ils ont la gueule de bois après avoir eu de grandes discussions citoyennes dans les bars de la rue Oberkampf. Peut-être ce soir-là ont-ils un peu moins parlé d’eux-mêmes et enfin des événements. On ne les a pas trop vus manifester, par ici, paraît-il, ces belles consciences antiracistes. Ils ont quand même les foies, maintenant. [...] Ça va piauler et s’indigner sur Facebook. Ils ont toujours été très forts pour s’envoyer du Daily Motion et du You Tube montrant les violences policières, les dérapages bloquistes ici ou là. Mais, sorti de ça, c’est quand même des soucis de copropriétaires, qu’ils ont. Ou de psychanalysés.
Alors, ça m’étonnerait qu’on les voie en première ligne dans la vie réelle. Parce que je pense qu’avec un ministre bloquiste à l’Intérieur ils risqueraient pour de bon d’avoir sur leurs sales gueules les stigmates qui les feraient ressembler à des étudiants chiliens cognés par les militaires de Pinochet. Travaux pratiques, mes mignons, il serait temps. Mais pourquoi penser à tous ces cons ?
Ça va gâcher ma cérémonie des adieux. (LB : 288)
- 44 Justine Huppe, « “On s’est radicalisés en librairie”. De la littérature sur la radicalité à la radi (...)
38À travers ces exemples, le roman noir français de l’extrême contemporain adopte la notion de radicalité comme un masque à revêtir : l’apparente – ou l’ambiguë – sympathie des personnages-narrateurs avec les idées d’extrême-droite (et/ou les concepts d’une ultraviolence « justifiable », par exemple chez DOA) permet de durcir, de dramatiser à l’excès – par la mise à distance de « toute forme de “représentationnalisme naïf”44 » – la désillusion politique.
39D’un roman à l’autre, la peinture se concentre sur la cassure entre pulsions et morale, rupture que les protagonistes vont observer et même utiliser à leurs fins, quand ils n’y participent pas eux-mêmes.
40Dans Versus, Nazutti entraîne Andreotti au cœur d’un établissement secret surnommé Le Lounge, étrange bâtisse de quatre étages, véritable dédale servant d’antichambre des perversions où se mêlent sadomasochisme hardcore, embaumement de cadavres, nécrophilie, scatologie, glory holes, tortures consenties et autres opérations chirurgicales sauvages. Une longue enfilade de « détails scabreux » (VS : 207), en somme, que le major présente, au cours du périple, comme une usine à pratiques extrêmes :
Mécanisation, déshumanisation, décomposition… Le retour ou l’adaptation d’une industrie fordiste à l’époque moderne…, avait ajouté le major. L’avenir. Une foire… Jour de solde trois cent soixante-cinq nuits par an sur des lèvres béantes, ouvertes sur nulle part, estampillées pigeons.
D’un accord tacite, ils reprirent leur marche. Ça n’était pas une progression. C’était une chute. Lente, inexorable.
Des trous, des tunnels, des tombes…
Et des corps.
Une dégringolade sans fin.
Le sol était gluant. Sperme et préservatifs le jonchaient […].
[...]
C’était pas de la baise, c’était une chaîne d’assemblage dont on regarderait les pistons agir sans discontinuer. […] Un remake monstrueux d’Eisenstein sans dexédrine. Et du foutre, parfois, qui giclait comme on passe de l’huile sur les rouages. (VS : 207-213)
41Nazutti vient en fait chercher dans cet enfer de pulsions un indice, une information que pourraient lui confirmer les vieilles dames susmentionnées, propriétaires de l’établissement. Quoique le major déclare vouloir « faire découvrir à Andreotti les subtilités du travail en souterrain » (VS : 223) au cours de cette visite qui ne mènera d’ailleurs nulle part, il exprime ici par l’intermédiaire des lieux dévoilés sa façon de se sentir rattaché à la réalité. Les pratiques, les désinhibitions extrêmes constatées au Lounge illustrent de surcroît la violence, la rage et l’aversion qui habitent le policier, sentiments qui sont le modus operandi de son travail de terrain, mais représentent aussi une souffrance qu’il s’inflige à lui-même en la renvoyant constamment au visage des autres. Lorsqu’il rencontre Rose Berthelin, une femme dont la fille a été enlevée et assassinée vingt ans auparavant, Nazutti s’entend dire par cette dernière que sa haine n’est pas, contrairement à ce qu’il affirme, « une arme redoutable lorsqu’elle est bien utilisée » (VS : 277) :
Vous n’y êtes pas, major. La haine d’abord vous ronge. Elle contamine tout comme un virus, une pandémie. Et puis, pour finir, elle vous tue ou vous rend fou. C’est tout ce qu’elle fait là et c’est son seul mérite. (Id.)
42L’idée d’une vaste contagion irrigue tout le récit et constitue le point de radicalisation du personnage et de son entourage (on verra une substitution s’opérer et Andreotti, le flic modèle, adopter le même langage que le major). Même après qu’il aura accepté une invitation à dîner de la part de Rose Berthelin, Nazutti ne se montrera pas plus enclin à quelque résolution ou vision positive, ni à une réconciliation avec la société, la vie, les mœurs. Nazutti, en fait, réduit le genre humain aux horreurs qu’il peut commettre ; il transforme le crime en vérité unique et absolue du monde, et l’inconscient collectif en perversion globale :
Arrêtez de… rire. Arrêtez de… jouir. Arrêtez de… profiter. Arrêtez d’être… heureux, bon Dieu. C’est vous les monstres. C’est vous !
Des connes, en groupe, sur la plage, le regardèrent passer comme s’il était fou. Elles l’auraient oublié dans une minute. Sales putes.
Peut-être que Rose Berthelin avait raison : s’il n’était pas mort, c’est qu’il était fou.
Lui, il préférait le terme lucide. (VS : 284-285)
43Pour Nazutti, la réalité est une radicalité. Afin de lui survivre ou tenter d’en résoudre partiellement le chaos, il faut ou en adopter les pratiques, ou en comprendre l’essence de manière à marchander – pervertir, même ? – des indices, des informations.
44En fin de compte, il paraît légitime de se demander si le roman noir français du XXIe siècle n’est pas le témoin privilégié de ce que Gilles Lipovetsky et Sébastien Charles appellent les « Temps hypermodernes ». Une ère, écrivent-ils,
- 45 Sébastien Charles, « De la postmodernité à l’hypermodernité », Revue Argument, volume 8, n° 1, Au (...)
que l’on peut définir comme étant une modernité dépourvue de toute illusion et de tout concurrent, c’est-à-dire une modernité radicale caractérisée par l’exacerbation et l’intensification de la logique moderne au sein de laquelle les droits de l’homme et la démocratie sont devenus des valeurs incontournables, le marché s’est développé de manière exponentielle, jusqu’à envahir toutes les sphères de l’existence, et la biotechnologie a remis en question la notion même d’humanité. L’étape postmoderne aura eu pour effet de nous libérer des grands discours tout en nous réconciliant avec les principes modernes sans pour autant se faire d’illusion à leur propos45.
45Avec leurs intrigues hantées par le spectre du terrorisme, de l’action directe, du racisme systémique ou des pratiques extrêmes, les œuvres de DOA, de Chainas et de Leroy illustrent en effet
cette inflexion qui nous a conduits de cette parenthèse transitoire et jubilatoire de la postmodernité au monde qui est le nôtre désormais, à savoir la rupture avec l’euphorie des années 1970 corrélative au sentiment que le monde devenait de plus en plus inquiétant et difficile à vivre, tant au plan individuel (obsession de la santé et de la jeunesse, craintes alimentaires, peur du vieillissement, etc.) qu’au plan sociétal (problème du chômage et de la précarisation du travail, dérégulation économique, terrorisme, préoccupations à l’égard de l’environnement et de la santé publique, etc.)46.
- 47 Baptiste Liger, « Sans vieux, ni maître », art. cit., p. 32.
- 48 Sylvain Métafiot, « Jérôme Leroy : ‘‘95% des livres sont inoffensifs’’ », art. cit.
- 49 Id.
46À chaque fois, l’histoire embarque les lecteurs dans le reniement de toute valeur morale. Car transgresser l’ordre établi de la bonne conscience collective et d’une littérature qui ne reflète, même dans ses représentations les plus dures, que trop de bons sentiments et une forme de progressisme, c’est peut-être bien l’une des vraies fonctions du roman noir français d’aujourd’hui. Avec leurs « polars “asociaux” aux antipodes des revendications de la génération Pouy-Daeninckx-Raynal47 », Leroy, Chainas et DOA tiennent avant tout « à blasphémer », parce que, comme le rappelle Leroy, « le blasphème est la seule fiction qui puisse dépasser la réalité48 ». Le roman noir aurait ainsi pour but ultime d’effectuer ce que l’auteur du Bloc appelle « le beau travail du négatif », « celui qui bouleverse, détruit, sape toutes les certitudes politiques et morales d’une société49 ».