Entretien avec Fabrice Rizzoli
Résumés
Fabrice Rizzoli est docteur en sciences politiques, enseignant dans différents établissements universitaires dont Sciences Po et l’IRIS. Lauréat 2014 du Prix Falcone des Droits de l’Homme et spécialiste du crime organisé et des mafias, il est l’auteur de La mafia de A à Z et le cofondateur de l’association Crim’HALT. En 2019, il intervenait au séminaire Hors la loi sur le thème suivant : « Géopolitique critique des criminalités : le paradigme légal-illégal au prisme des représentations fictionnelles », à partir d’un enseignement mené auprès des étudiants de deuxième année de Sciences Po Paris. Avec Carole Rouaud, il co-anime le podcast mensuel « Crim’ sous cric » sur Le Monde moderne media. Dans cet entretien, il explique l’adoption récente de la loi sur l’usage social des biens confisqués au crime organisé en France et commente l’usage pédagogique et civique des fictions à thème criminel auprès des élèves et du grand public.
Texte intégral
1La criminalité organisée en Italie et aussi en France se trouvent au cœur de vos recherches, de vos enseignements dans le supérieur, ainsi que de vos engagements politiques et militants. Pouvez-vous présenter votre parcours et les orientations qui définissent vos recherches ?
2J’ai un parcours universitaire assez éclectique, puisqu’après une hypokhâgne, une licence de droit, d’histoire, et une maîtrise de géopolitique, j’ai fait une thèse de sciences politiques, d’orientation très géopolitique, soutenue en janvier 2009. Très vite, je me suis rendu compte que j’avais du mal à entrer dans un carcan de recherche universitaire “classique” : j’avais une thèse trop géopolitique pour les sciences politiques et la géographie. Mais cette thèse m’a permis de travailler sur mon sujet : les mafias italiennes. Le grand avantage de travailler sur les mafias italiennes, c’est que c’est un phénomène criminel pour lequel il y existe des sources. Les mafias italiennes ne sont pas un phénomène clandestin dont on ne connaît rien, mais l’objet criminel le mieux étudié au monde, en particulier la mafia sicilienne.
3Il y a donc cette thèse, mais aussi des prises empiriques fortes sur la criminalité organisée en France, que n’ont pas forcément d’autres personnes qui s’intéressent à ces phénomènes. J’ai grandi dans les quartiers populaires, où les gens se piquaient à l’héroïne, en Seine-Saint-Denis, où les gens avec qui je jouais au football vendaient deux cent grammes de haschich entre dix-huit heures et dix-neuf heures le samedi soir ; mon grand-père était policier aux Renseignements Généraux ; j’ai grandi dans les cafés de la Côte d’Azur, où j’ai rencontré des Calabrais, des Corses, des proxénètes parisiens interdits de séjour à Paris et qui résidaient à Antibes ; j’ai grandi près des machines à sous clandestines dans les cafés ; le blanchiment, le trafic de chéquiers volés, le trafic de drogues, la contrefaçon, tout cela était mon quotidien quand j’étais jeune.
4De cette expérience académique et d’une jeunesse passée dans des zones criminogènes est née une constatation forte, qui reliait mes études, mon expérience, et les travaux de Giuseppe Muti, auteur d’une thèse publiée en italien, et qui a été pour moi une espèce de mentor universitaire. Nous vivons dans un système de représentations où il y a le légal et l’illégal, qui seraient bien séparés, avec des jugements de valeur afférents à cette dichotomie. J’ai découvert qu’on pouvait renverser ce paradigme : c’est le légal qui produit de l’illégal.
5Avec ma thèse, j’ai eu la vocation d’enseigner et le besoin du terrain. Cette recherche de terrain, je l’ai trouvée avec les étudiants, car j’ai toujours voulu transmettre. Or, quand on transmet, on est obligé de s’actualiser en permanence, de se remettre en cause, de trouver de nouvelles formules. Cependant, je n’ai pas le statut de chercheur ou d’enseignant titulaire, et je ne me considère pas comme un chercheur. Je me présente comme « enseignant dans divers établissements universitaires. » J’ai assuré des vacations pendant huit ans à l’IRIS, dans l’École des Relations Internationales, et à Sciences Po Paris, où j’enseigne dans des niches que j’ai créées moi-même : la matière « Géopolitiques critiques des criminalités ».
6Je cherche aussi à impliquer les citoyens, à faire de l’antimafia sociale, ce qui a passé par la création de l’association Crim’HALT au mois de décembre 2014. Sur ce modèle, j’ai écrit La mafia de A à Z, car je veux que les Français qui lisent en français comprennent ce qu’est la mafia. D’où le choix de l’abécédaire, qui sera considéré comme anti-scientifique, du point de vue de l’université, à cause de l’effet-catalogue, et comme invendable du point de vue éditorial, mais qui permet de comprendre les notions liées à la mafia.
7La criminalité organisée s’est-elle constituée en champ de recherches autonome ? Quelles sont les différences qu’on peut observer entre la France et l’étranger ?
8À l’étranger, la grande criminalité est étudiée à l'université, en Italie mais aussi dans le monde anglo-saxon. La criminologie y est une discipline à part entière même si ses représentants sont souvent italiens, par exemple au Royaume-Uni avec Federico Varese, Vincenzo Ruggiero, Anna Sergi, ou Felia Allum. La criminologie est une discipline reconnue au Canada avec des chercheurs comme Carlo Morselli mais aussi aux États-Unis et en Australie avec Geoff Dean. Elle n’est pas appréciée dans l’université française, où peu de chercheurs s’intéressent d’ailleurs à la présence de la « grande criminalité » en France. La sociologie s’intéresse à la micro-criminalité, pour dire – je schématise – que la pauvreté engendre le crime. C’est souvent cette même école sociologique, souvent cataloguée de gauche, qui tire à boulets rouges sur une récente criminologie française plutôt de droite, conservatrice. L’université ne considère pas cette criminologie-là comme une vraie science, et reproche à ses représentants – Alain Bauer et Xavier Raufer – de se servir des études sur la criminologie à des fins répressives.
9La recherche publiée en France sur la criminalité organisée concerne souvent les phénomènes criminels italiens. Sur ce sujet, en 2001, il y a eu une thèse d’économie par Clotilde Champeyrache (L’infiltration mafieuse dans l’économie légale) puis une thèse d’ethnographie de Deborah Puccio Den. Il existe une thèse en cotutelle entre la Sorbonne et la Sapienza, à Rome, de Giuseppe Muti, qui est sortie en 2005, mais qui n’a été publiée qu’en italien. Il existe un résumé en français de cette thèse, et un article pour Hérodote, mais je pense être l’un des premiers qui a écrit une thèse sur un phénomène criminel de cet acabit en géopolitique ou en sciences politiques. Souvent, même les livres de référence écrits sur la grande criminalité par des français accordent une place importante à l’Italie : c’est le cas de Clotilde Champeyrache avec Sociétés du crime : un tour du monde des mafias, mais aussi des écrits de l’historien Jacques de Saint-Victor.
10Ce qui manque actuellement, ce sont des recherches universitaires sur le crime organisé en France. Actuellement, personne n’a encore proposé d’ouvrage en français sur la sociologie du crime organisé en France. Il existe quelques articles scientifiques (voir Nasser Lallam et Jean-Louis Briquet) mais les recherches ne sont pas toujours poursuivies sur le moyen terme. Thierry Colombié, auteur d’une thèse d’économie à l’EHESS sur la French Connection, en a sorti un livre intitulé La French Connection, qu’on peut considérer comme la seule étude en français faite à partir des déclarations des gangsters eux-mêmes. Aujourd’hui, Tommaso Giuriati soutient, sous la direction d’Antoine-Marie Graziani et de Laurent Mucchielli à l’Université de Corse, une thèse en sociologie sur le Milieu français. Il s’appuie sur dix ans d’archives de la JIRS (Juridiction Interrégionale Spécialisée), la juridiction de la lutte contre le crime organisé, à Aix-en-Provence, pour étudier tous les procès en appel. Ce sera la première thèse du genre en sociologie sur ce thème en France. Quant aux formations universitaires, il y a des brèches, mais il s’agit souvent de masters professionnalisants, qui préparent aux métiers du renseignement ou des douanes…
11Il n’y a pas non plus de centre indépendant de recherche sur le crime organisé en France, alors que le pays est concerné par la corruption et le blanchiment. De 1990 à 2000, l'Observatoire Géopolitique des Drogues a jeté les bases d’une recherche transdisciplinaire sur la grande criminalité par l’étude de son activité-paradigme : la drogue. Membre de cette observation, j’ai pu, de 1997 à 2000, être formé par Alain Labrousse, Michel Koutouzis (ancien consultant de l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime), Arnaud Chouvy (aujourd’hui au CNRS), Nasser Lalam (aujourd’hui à l'Institut des hautes études du ministère de l'Intérieur – IHEMI), Laurent Laniel (aujourd’hui à l’Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies). Depuis 2000, le monde de la recherche est orphelin d’un centre indépendant de recherche sur le crime organisé en France malgré la tentative de l’Observatoire Géopolitique des Criminalités (2008-2012) auquel j’ai modestement participé.
12Certains chercheurs ne lisent pas directement les sources italiennes, mais des textes en anglais qui sont des traductions de l’italien, ce qui crée un filtre. Souvent, les chercheurs qui étudient la question ne se spécialisent pas longtemps dans le sujet, ou alors ne publient pas dans un cadre universitaire. Il n’y a pas de continuité dans le champ universitaire français sur la question. Il y a ainsi des sources, très hétérogènes, qui vont du journalisme et des essais écrits par d'anciens gangsters aux articles universitaires comme ceux de Nasser Lalam (How organized crime is organized) en passant par la seule thèse en sociologie qui existe à ce jour. Pour avoir une idée du crime organisé, il faut lire toutes ces sources afin de construire un cadre pour la géopolitique de cette criminalité.
13À quels projets participez-vous dans le domaine de la sensibilisation du grand public à la criminalité ?
14Quand on étudie la mafia italienne, on ne peut pas passer à côté de l’antimafia. Quand j’ai fini ma thèse en 2009, la grande association Libera, une sorte de « cartel » de 1700 associations antimafia, a lancé un projet de sensibilisation contre le crime organisé à l’échelle européenne : le réseau FLARE (Freedom, Legality and Rights in Europe), dont le but est de lutter contre la criminalité organisée en défendant les droits fondamentaux des personnes. L’idée est qu’il ne suffit pas de lutter contre les mafias en Italie : les prostituées sont roumaines, les gangs sont albanais et le blanchiment est suisse. On cherche aussi à voir si, dans d’autres pays d’Europe que l’Italie, il y a des réalités qui peuvent s’incarner dans l’antimafia. C’est très compliqué, car les pays sont très différents. En Allemagne, c’est une association d’immigrés italiens qui vient en aide aux commerçants italiens rackettés par la mafia italienne ; en Serbie, il y a des militants contre un crime organisé puissant ; en Roumanie, une association sensibilise les femmes à ne pas accepter de contrats de travail qui dissimulent un réseau de traite humaine.
15En France, il n’y avait aucune association de lutte contre le crime organisé. En tant que représentant de FLARE dans l’Hexagone, j’ai donc commencé par sensibiliser des associations qui traitent le problème de façon périphériques, telles Anticor, qui lutte contre la corruption mais qui est amenée à rencontrer le crime organisé à un moment ou à un autre au cours de ses actions.
16Face à la criminalité organisée, on peut organiser des conférences, mais ce n’est pas impliquant. Je me concentre donc sur l’usage social des biens confisqués, car c’est le seul moyen d’impliquer des citoyens dans des prérogatives régaliennes. L’idée est qu’au lieu de revendre un bien qu’on a confisqué, on y met une association, un acteur économique comme une coopérative. Par là, on communique auprès des gens le message selon lequel le crime ne paie plus. Comme cette initiative n’existe qu’en Italie, il faut faire la promotion du modèle italien hors d’Italie en montrant que les biens confisqués à la mafia servent à des coopératives qui offrent des emplois ainsi que des services, comme l’accompagnement des personnes en situation de handicap, l’aide aux migrants, l’alphabétisation des primo-arrivants, l’aide aux toxicomanes. Ces personnes qui agissent sur le territoire témoignent : « avant, c’était au crime organisé, maintenant c’est à moi ». Un tel dispositif opère un changement des mentalités. C’est la raison pour laquelle je me mets à courir les plateaux de télévisions en montrant des produits alimentaires faits sur des terres confisquées aux mafias !
17En 2012, une expérience extrêmement passionnante est lancée avec l’ouverture par deux jeunes femmes d’un concept store nommé Ethicando (« en pratiquant l’éthique »). De 2012 à 2013, ce local servait des plats préparés à base de produits fabriqués par des coopératives sur des terres confisquées à la mafia. Je suis chargé de l'événementiel : conférences, ciné-débats, etc. C’est un moment clef du plaidoyer pour l’usage social des biens confisqués au crime organisé car on fait de « l’Antimafia par le ventre » : c’est concret ! Commence alors une opération de lobbying auprès des politiques.
18Quelles avancées l’association Crim’HALT a-t-elle obtenues dans le cadre de la législation contre le crime organisé ?
19En 2014, des étudiants me conseillent de créer une association de droit français pour faire passer un article de loi autorisant l’usage social des biens confisqués au crime organisé. C’est la naissance de Crim’HALT. Grâce à l’appui du monde de l'économie sociale et solidaire, nous obtenons un premier article en 2016, mais en janvier 2017 le Conseil Constitutionnel annule cet article pour un motif de forme. En 2018, l’article est inclus à une proposition de loi dite de financement des associations par la députée Sarah El Haïry. A ce moment-là, il y a un alignement des planètes : le pouvoir politique est d’accord, le Ministre de la Justice est d’accord, l’Agence des biens confisqués, en la personne de Nicolas Bessone, son directeur, ancien procureur à Bastia, est d’accord, et le projet de loi, incluant notre article, est adopté à l’unanimité à l’Assemblée. Puis le COVID et les confinements arrivent, accompagnés des déboires que l’on sait. À la reprise des activités parlementaires, la loi qui devait être votée a disparu. Je fais donc jouer mon réseau politique, j’appelle le sénateur Alain Richard pour le prévenir que je ne vois pas le vote conforme arriver au Sénat. L’amendement est finalement inséré par Éric Dupond-Moretti dans une autre loi de modernisation de la justice et de renforcement de la proximité de la justice pénale. Et en commission mixte paritaire, la loi « améliorant l’efficacité de la justice de proximité et de la réponse pénale » est votée avec notre article le 1er avril 2021, promulguée le 8, et le décret d’application est sorti le 3 novembre.
20La même année, l’appartement d’un mafieux calabrais a été confisqué par la justice française sur demande de l’Italie. La pratique, normalement, consiste à revendre ce bien et à partager l’argent entre l’Italie et la France. L’Italie a fait cadeau de sa moitié à la France à condition que l’État, qui reste propriétaire du bien, mette ce bien à disposition d’une association. Plusieurs associations sont intéressées par les biens confisqués au crime organisé. L’Amicale du Nid, une association qui vient en aide aux prostituées sur le terrain et les aide à sortir de la prostitution, en héberge aujourd’hui dans cet appartement mal acquis. D’autres projets sont en cours à Lyon et à Marseille avec des foncières d’intérêt général, des associations qui reprennent des habitations aux marchands de sommeil, les rénovent à leurs frais et y logent des personnes en réinsertion.
21L’avenir, c’est de dire que dans ce qui appartenait avant à un escroc, un proxénète, un trafiquant de drogue, on héberge maintenant des gens qui relèvent la tête ; c’est l’intérêt général qui prime. C’est pour cela qu’on devrait montrer l’exemple, y compris dans les secteurs où l’on pense que le crime organisé est tout puissant : les quartiers populaires à Marseille, en Seine Saint-Denis, à Lyon… Et on pourrait aussi changer les mentalités chez les puissants. Par exemple, dans le cadre de l’enquête sur des soupçons de financement par la Libye de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, la justice française a saisi en 2017 les biens immobiliers de Claude Guéant. Cette saisie est consécutive à sa mise en examen pour soupçon de blanchiment et de fraude fiscale. Dans le cas d’une condamnation effective pour ces délits, ces résidences pourraient accueillir une association qui vient en aide aux migrants libyens.
22Depuis le printemps 2021, je participe à un projet européen nommé COESO, sous la direction de l’EHESS, qui vise à promouvoir la recherche participative en sciences sociales. Crim’HALT et un média numérique, CaféBabel magazine, ont délégué respectivement un chercheur – moi – et une journaliste, Mathilde Dorcadie, pour faire deux terrains en Italie. Il s’agissait d’interroger les acteurs de l’usage social des biens confisqués. Le travail de Mathilde Dorcadie relève de ce qu’on appelle le « journalisme de solutions », qui consiste à documenter les solutions qui marchent ; le mien consiste à tirer de ces terrains un article scientifique. Les deux terrains ont eu lieu à Casal di Principe, en Campanie, près de Naples, et à Gênes. Inventeur du projet pilote nommé « Apprendre de l’expérience de l’usage social de biens confisqués en Italie, à travers le journalisme de solution et l’étude socio-politique », j’ai voulu que le premier terrain soit en Italie du sud et l’autre en Italie du nord. Je n’ai pas voulu me cantonner à l’Italie du Sud, trop lointaine, car l’article sera écrit en français, et je veux que les Français puissent s’identifier aux réalités dont je parle. De plus, à Gênes, l’usage social des biens confisqués connaît beaucoup de difficultés. Par exemple, la reconnaissance de l’existence de la mafia par les tribunaux de la Ligurie est très récente (2017). Les biens confisqués, souvent en centre-ville, exigus et en mauvais état, sont difficiles à utiliser socialement : autant de contraintes intéressantes à analyser.
23Dans votre cours à Sciences Po, vous mobilisez les représentations fictionnelles de la criminalité afin d’appréhender la réalité des organisations criminelles de façon critique. Comment cela se traduit-il en termes pédagogiques ?
24J’ai créé mon cours autour d’un questionnement sur la géopolitique critique des criminalités, que je dois en grande part à Giuseppe Muti. Ce cours est parti d’un questionnement sur la prohibition des drogues. J’ai d’abord été prohibitionniste : « la drogue c’est mal », elle enrichit la criminalité organisée, elle est mauvaise pour la santé… Les travaux de Giuseppe Muti m'ont fait prendre conscience du fait que la drogue a longtemps été légale et que sa consommation n’a pas toujours entraîné la mise en place de législations punitives. J’ai pu appliquer ce raisonnement à toutes les questions de criminalité, ce qui permet de s’interroger sur la production de l’illégal par le légal. Quand on prend l’exemple simple de la contrebande d’êtres humains, c’est le légal qui crée de l’illégal, puisque c’est le légal qui crée la frontière : pas de frontière, pas de délit. C’est parce qu’on a inventé les États-nations séparés par les frontières que le délit de contrebande de migrants existe. Et d’où proviennent les cigarettes écoulées en contrebande ? Des grandes usines légales de tabac qui se débarrassent de leur stock auprès des mafieux. C’est donc le secteur légal qui produit de la criminalité. Sciemment, puisqu’elle se sépare de ces stocks en s’adressant à des courtiers dans de beaux hôtels à Genève… Tout ceci est bien sûr documenté dans une décision de justice italienne. On peut donc interroger ce paradigme sur la prohibition des drogues et l’élargir à toutes les infractions que commet le crime organisé. Le blanchiment n’existe pas sans la complicité des banques ; la traite des êtres humains est la directe conséquence des colossales inégalités entre pays ; si on ne fait pas la guerre à la Libye, on ne multiplie pas le trafic d’esclaves ; et ce sont les politiques migratoires à la frontière qui génèrent des crises migratoires qui ne devraient pas exister.
25Ce changement de paradigme est très pratique dans ma pédagogie enseignante, car il suscite des interrogations, des questionnements, des doutes, nécessaires à l’esprit critique. Dans mon cours, je pourrais simplement recenser les gains du trafic de drogues et résumer les rapports de l’ONU, mais je voudrais que mes étudiants soient aussi capables d’interroger d’autres paradigmes. Cette méthode critique, que j’applique à la « grande criminalité » – traduction française du concept anglais de serious crime désignant crime organisé et délinquance en col blanc, ce qui inclut la corruption – pourra leur servir dans leur emploi futur de journaliste, de fonctionnaire ou d’employé d’une multinationale. À l’université, l’extrême majorité des étudiants n’a pas de connaissance préalable du crime organisé, à quelques exceptions près, comme un étudiant albanais qui est aussi traducteur aux affaires pénales. Les jeunes qui ont pu être confrontés à cette réalité vont plutôt se trouver dans des lycées de quartiers populaires où je fais des interventions de sensibilisation. Mais même ces étudiants en ont une vision très ciblée, alors que le cours élargit le spectre à d’autres pays et d’autres types d’infractions qu’ils ne connaissent pas forcément.
26Au début, je faisais un cours magistral tout en interrogeant les étudiant au fil de l’eau. Puis j’ai compris, il y a quatre ans, que les étudiants apprenaient encore plus en exposant eux-mêmes, mais aussi en étudiant et en évaluant les exposés des autres. Je pratique donc une pédagogie impliquante, à partir d’exposés en groupe évalués par les autres groupes d’étudiants. L’exercice consistant à évaluer les autres est extrêmement profitable pour la compréhension du cours. Les deux dernières heures de mon séminaire de 24 heures sont consacrées à un débriefing des séances de restitution en groupe, où je les invite aussi à critiquer mon cours.
27Une question difficile à résoudre semble être celle des savoirs que les représentations fictionnelles mobilisent à l’endroit du crime organisé. De quelles manières les représentations fictionnelles peuvent-elles aider à questionner les paradigmes d’analyse sur le crime organisé ? Comment abordez-vous les écarts entre la fiction et la réalité ?
28Le support des séries télévisées est actuel, pratique, et fidèle au sens où il représente des éléments qui correspondent à ce que j’enseigne sur la grande criminalité. La vocation de mon cours n’est pas de faire une critique dramaturgique des séries télévisées, mais de s’en servir en les mettant en rapport avec les contenus enseignés. La série télévisée n’est qu’un prétexte à l’étude du crime organisé. Par exemple, j’explique dans le cours ce qu’est un « effet-ciseau », soit l’augmentation d’un phénomène et la baisse d’un autre en même temps. Si les dépenses budgétaires d’une commune augmentent et qu’en même temps la dotation globale de fonctionnement de l’État baisse, cela oblige la commune à prendre des emprunts parfois… toxiques. C’est ce que j’explique aux étudiants avec la criminalité environnementale : il y a toujours plus de lois qui encadrent la protection de l’environnement, ce qui augmente le prix de celle-ci. Avant, déverser des produits toxiques dans les rivières était gratuit, maintenant il faut payer pour recycler. Il arrive que l’entrepreneur fasse appel à des gangsters qui le débarrassent des déchets. Mais en même temps, partout dans le monde, sous le coup des politiques libérales, il y a une baisse du recrutement des fonctionnaires, des policiers spécialisés, et donc une baisse des contrôles : c’est l'effet-ciseau qui profite au crime organisé. Les étudiants doivent trouver un effet-ciseau dans la série, ce qui leur permet de comprendre l’effet-ciseau et les facteurs qui, comme l’augmentation des lois et la baisse des financement, créent du crime organisé. Toujours en lien avec ma problématique, cette critique peut s’étendre à tous les objets que l’on voit en cours : la prohibition, la mafia, la définition du crime organisé par la Convention de Palerme… Les étudiants sont aussi invités identifier des discordances et à commenter une vision stéréotypée de la mafia loin de la définition donnée en cours. Les obliger à travailler à partir de ce qui manque ou de ce qui est différent permet de rendre l’analyse encore plus riche.
29La représentation fictionnelle me permet donc d’ancrer ma pratique pédagogique dans un support moderne et actuel. Dans nos vies quotidiennes, on est tous aux prises avec l’image, la vidéo. Étudier un phénomène en se basant sur la connaissance livresque fait sens ; l’une des épreuves de mon cours est d’ailleurs une fiche de lecture. Mais puisque je suis à même de le faire et que j’ai moi-même été fasciné par les représentations fictionnelles du crime organisé, je ne vais pas me priver de ce support. Il y a aussi très certainement un effet, je l’espère, qui permet la motivation, l’originalité. Cependant, je pense que les représentations fictionnelles de type série sont dépassées auprès d’un jeune public de 22 ans : l’étude d’une série prend beaucoup de temps, et le fait qu’ils me disent que c’est long indique qu’ils n’ont peut-être plus l’habitude d’en regarder.
30Quant aux différences entre la fiction et la réalité, les étudiants n’ont pas vraiment le temps de traiter le problème de la fidélité de la fiction aux faits, même s’ils sont invités à analyser des rapports officiels et des documentaires. La fiction permet seulement de traiter des concepts vus en cours, dans la mesure où toutes les fictions comportent une dimension référentielle, au sens où elles représentent des éléments fidèles à la réalité du crime organisé. Bien sûr, la fiction comporte d’énormes biais par rapport à cette réalité. Les étudiants voient bien que la criminalité ne peut pas fonctionner sans la complicité de la sphère politico-administrative, mais ils sont aussi conscients que la série fait des réductions temporelles, et voient bien que certains déchaînements de violence, concentrés en six heures de série, renvoient à des faits qui ont pu durer un an. Dans Le Parrain de Coppola, par exemple, tout ce qui est dans le film est tiré du roman de Mario Puzo. Ce livre s’inspire de ce qui est arrivé dans la vie de cinq mafias italo-américaines, y compris à Cuba et Las Vegas, mais le roman concentre l’histoire de cinq familles en une seule. Si on déroule le fil de la fiction à partir de sources scientifiques, de documents ou de documentaires, de rapports d’Interpol ou de l’ONU, alors les étudiants ont la possibilité de voir que la fiction est représentative des concepts vus en cours, mais qu’elle reste bien sûr une fiction avec des biais.
31Typiquement, si la série ne montre que des clans qui s’enrichissent grâce à la drogue, il peut être difficile de critiquer la prohibition des drogues. Si on prend The Wire, série paradigmatique qui aborde une facette du crime organisé à chaque saison, lorsqu’on s’arrête à la saison 1 et qu’on n’a pas la formation pour critiquer la prohibition, on en reste aux biais anti-drogues, racistes et classistes. Mais les autres saisons permettent de voir aussi la corruption des policiers, des politiciens et des acteurs économiques. Et si on regarde des documentaires sur les fondements de la politique prohibitionniste de « guerre à la drogue » (voir Les Etats-Unis et la drogue : une guerre sans fin, documentaire d’Arte diffusé en 2009), qui est une politique raciale et sociale de criminalisation des populations noires et pauvres aux États-Unis, on perçoit alors très bien les problématiques de la série.
32Certains se demandent si la série renforce la fascination pour les criminels, mais franchement, je fais confiance à l’intelligence d’un public bac + 2 à Sciences Po – ou ailleurs – pour se détacher de la fascination. Autour de la série Gomorra – car je ne suis pas sûr qu’ils aient ce débat-là sur des séries dans le monde anglo-saxon – la série est très bien écrite, très bien jouée, fidèle à ce qui se passe dans la Camorra, la mafia napolitaine, mais en cinq saisons, on n’assiste qu’à une seule implication victorieuse des forces de l’ordre. Il s’agit d’un passage de la saison 1 où Pietro Savastano est en prison et cherche à corrompre un agent pénitentiaire. Le directeur de la prison ne se laisse pas faire et obtient l’arrestation du fonctionnaire corrompu et le boss mafieux est transféré dans un établissement plus strict. Tout le reste, au cours des cinq saisons, est un déchaînement de violences et d’homicides, où brille la totale absence de l’État et de la société civile, qui dans la réalité jouent pourtant un rôle actif et positif. Je fais là une critique personnelle, qui n’est pas celle de Libera, qui travaille auprès des jeunes publics sur la fascination, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la série rendrait les gangsters sympathiques et qu’elle créerait des vocations. Je pense que la fiction ne crée pas de vocations. Je crois qu’il y a des systèmes sociaux, mécaniques, d’inégalités sociales, de responsabilité du secteur légal, qui créent des vocations. Les séries, à mon sens, sont un détail à côté.
33On est de toute façon confrontés aujourd’hui à un déferlement de séries similaires à Gomorra, financées par des plateformes extrêmement puissantes. À nous, le monde de la pédagogie et de la science, de jouer avec notre force : décodons les séries à l’école ! J’ai créé un projet pédagogique en ce sens autour d’une bande dessinée. Prenons ce support pour parler de citoyenneté, de démocratie, d’État de droit… Comment faire autrement ? On ne peut pas censurer les productions artistiques, ni dire aux auteurs comment faire leurs séries. On est des démocrates et des citoyens éclairés, on ne peut pas interdire Gomorra : ce serait comme prohiber l’alcool !
34Prenons un autre exemple concret : dans la saison 4 de Gomorra, l’État capture un camorriste qui accepte de devenir un collaborateur de justice, ou « repenti ». Alors que ce dernier est protégé par une équipe de policiers, des mafieux entrent dans la maison refuge et tuent les deux policiers du service de protection et, je crois, le mafieux qui avait accepté de collaborer. La seule fois où l’État est près d’obtenir une petite victoire, la série montre que la mafia gagne encore. Or, il n’est jamais arrivé que la mafia soit arrivée à tuer un collaborateur de justice avec son service de protection, alors qu’il y a eu à peu près trois mille collaborateurs de justice depuis 1991. Voilà ce qu’il faut expliquer ! Cette série renvoie une fausse représentation de l’équilibre des forces entre l’État de droit et la mafia. L’État de droit gagne de temps en temps. Et même souvent. Il faut regarder les angles morts, les biais qui relèvent de l’intention du réalisateur, qui renforcent les mythes de la mafia comme ordre supérieur et comme institution invincible. Il faut expliquer pourquoi, et, en même temps, remarquer que ces séries montrent aussi que les mafieux vivent une « vie de merde », entre la prison et l’assassinat de leurs proches. Et aussi parler de ce qu’on ne voit pas dans Gomorra : la confiscation et l’utilisation sociale des biens confisqués en Italie qui a révolutionné le rapport de force entre la famille et les citoyens. Aujourd’hui, une maison appartenant à un sicaire de la Camorra à Naples est devenue un centre culturel, la Casa don Diana, nommée d’après un prêtre assassiné par la Camorra en 1994, où les gens viennent faire des activités culturelles toute l’année.
35Propos recueillis par Antoine Ducoux le 25 novembre 2021
Pour citer cet article
Référence électronique
Antoine Ducoux et Fabrice Rizzoli, « Entretien avec Fabrice Rizzoli », TRANS- [En ligne], Séminaires, mis en ligne le 31 décembre 2021, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/7349 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.7349
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