Navigation – Plan du site

AccueilPublications associéesSéminaires2021Hors la loi (deuxième année)De Lupin à Darien : entre presse ...

2021
Hors la loi (deuxième année)

De Lupin à Darien : entre presse et roman, quelques réflexions sur les voleurs de la Belle Époque

From Lupin to Darien: between press and novel, a few thoughts about the imaginary thieves of the Belle Époque
De Lupin a Darien: entre la prensa y la novela, algunas reflexiones sobre los ladrones de la Belle Époque
Julie Moucheron

Résumés

Cette contribution propose une mise en perspective des voleurs, personnages très populaires dans les fictions médiatiques de la fin du XIXe siècle et de la Belle Époque (1890-1914). L’imaginaire culturel anarchisant du vol entre en résonance avec les interrogations des écrivains sur leur place au sein de la culture médiatique. Le roman Le Voleur de Georges Darien, en recapitalisant la notion de vol dans une perspective métalittéraire, propose une représentation critique de ce phénomène d’identification.

Haut de page

Texte intégral

La seule question qui reste à résoudre, aujourd’hui, c’est celle du Voleur ; il est vrai qu’elle les contient toutes, les questions.
(Darien, Le Voleur, 1897)

  • 1 Foucault consacre quelques pages aux bandits d’honneur dans Surveiller et punir : « Héros noir ou c (...)
  • 2 Eric Hobsbawm, Les Bandits, trad. J.-P. Rospars et N. Guilhot, Paris, Zones, 2010 [1969].

1Les récits centrés sur des voleurs s’ancrent dans une longue tradition littéraire européenne. De Robin des Bois (Robin Hood) à Rocambole, des picaros aux pirates, les voleurs font figure de héros populaires. Hors la loi par nécessité ou par vocation, ils dédaignent l’ordre établi pour le tourner en dérision ou lui opposer une insolente liberté. À l’époque moderne, les aventures de Cartouche, Mandrin, Marion du Faouët, et autres « bandits d’honneur1 », façonnent un illégalisme populaire lié à l’imaginaire de la gueuserie ou des cours des miracles2. Toutefois, s’ils possèdent des attributs mythiques récurrents sur la longue durée, les voleurs de fiction semblent être imaginés et représentés en relation avec les contextes politiques, sociaux et médiatiques dans lesquels ils voient le jour.

  • 3 Frédéric Chauvaud, Arnaud Houte (dir.), Au Voleur ! Images et représentations du vol dans la France (...)
  • 4 Jean-François Wagniart, Le Vagabond à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin, « Sociohistoires », 1999
  • 5 Voir Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisati (...)

2Comme le montre l’histoire culturelle3, le vol et le regard social porté sur lui se transforment considérablement au cours du XIXe siècle. L’urbanisation, l’ère industrielle, l’avènement de la bourgeoisie, le développement de l’individualisme, constituent un ensemble de phénomènes déterminants, qui modifient le rapport à la propriété privée et au travail, en même temps qu’ils accentuent les inégalités économiques. L’imaginaire du vol migre vers l’univers urbain, et le voleur adopte plus souvent les traits d’un « vagabond4 » anonyme et violent que ceux d’un bandit au grand cœur. Les développements de la presse à grand tirage, à partir des années 1830, puis avec un nouvel élan dans les années 1860, accompagnent et façonnent cette réalité nouvelle5. Alors que la dimension morale du vol refait surface dans les discours judiciaires et politiques, les romanciers se focalisent souvent sur les voleurs exceptionnels, génies de l’astuce ou du crime, dans des perspectives spectaculaires.

  • 6 Voir les analyses plus générales, et fondamentales, de Dominique Kalifa, dans L’Encre et le sang : (...)

3À la toute fin du XIXe siècle en France, les personnages de voleurs et les fictions du vol connaissent un engouement extraordinaire – et à notre connaissance inédit – de la part des romanciers et journalistes, dans un contexte plus global d’appétit social pour le récit de crime et la mythologie de la pègre6. La problématique du vol bénéficie alors d’un contexte médiatique favorable et d’une attention particulière dans les débats politiques et sociaux, notamment en lien avec les répercussions idéologiques des revendications anarchistes.

  • 7 Le premier scandale politico-financier de la IIIe République est révélé par la presse à la fin de l (...)
  • 8 Les présentes observations proviennent d’une étude rassemblant une quinzaine de titres (issus de la (...)

4En effet, la presse de masse, à l’apogée de sa diffusion à la Belle Époque, donne au fait divers, et notamment aux délits et aux crimes, une importance considérable. Dans le même temps, elle diffuse l’idée que la corruption et la violation des lois ne concernent pas uniquement les classes laborieuses… Après l’affaire des décorations7, l’éclatement du scandale de Panama, à la fin de l’année 1892, achève de décrédibiliser les élites du régime. À cette époque, le militantisme anarchiste (qui s’incarne dans des figures aussi diverses que Ravachol, Vaillant ou Zo d’Axa), qui participe activement à la critique du régime, promeut une vision positive du vol. Une partie des libertaires, propulsés au centre de l’attention médiatique par la série d’attentats des années 1892-1894, prend au mot la formule de Proudhon – « la propriété, c’est le vol » – et défend la doctrine de la reprise individuelle qui stipule que, puisque l’organisation de la société dépossède l’individu dans ses droits fondamentaux, il est légitime de « reprendre », de voler, pour reconquérir sa dignité et sa liberté. Cette théorisation politique radicale du vol fait de l’illégalisme un vecteur de la révolution sociale. Elle perdure dans l’espace médiatique durant quelques années, par exemple à travers une figure comme l’anarchiste illégaliste Marius Jacob. Au début des années 1910, le thème de la reprise individuelle est encore évoqué, comme dans les revendications de la fameuse bande à Bonnot. Afin d’interroger le versant littéraire des représentations du vol dans la fin de siècle et la Belle Époque (1890-1914), nous avons rassemblé un corpus de fictions mobilisant des personnages de voleurs, entre presse et roman8. Notre hypothèse est que ces fictions de l’illégalisme révèlent et problématisent certaines tensions de l’imaginaire social propre à cette époque. En exploitant notamment l’association de la figure du voleur à celle de l’anarchiste, elles interrogent la portée politique du texte littéraire.

5Il est d’abord essentiel de situer les voleurs dans l’imaginaire social de la Belle Époque, hantée et fascinée par la violence politique, ainsi que de spécifier leurs caractéristiques. Les voleurs s’avèrent être des figures privilégiées pour penser la condition de l’écrivain confronté au régime médiatique de la Belle Époque. Un roman de Darien, Le Voleur (1897), permet de déconstruire quelques mythes et représentations du vol dans ce contexte, tout en déployant une réflexion métalittéraire.

Gentlemen-cambrioleurs et Apaches, deux figures de l’imaginaire social (1890-1914)

  • 9 Voir l’introduction de Frédéric Chauvaud, Arnaud Houte (dir.), Au Voleur !, op. cit.

6Les types de voleurs les plus représentés dans les fictions de la Belle Époque (presse, nouvelle et roman confondus) semblent être les gentlemen-cambrioleurs et les Apaches. Ces deux catégories, si elles héritent indéniablement de la mythologie du voleur héroïque, stratifiée sur plusieurs siècles, se construisent à partir du contexte politique et médiatique de la IIIe République. Elles doivent être pensées dans le cadre du régime parlementaire, de la transformation de la société de consommation et du développement de la « morale propriétaire9 », mais aussi en lien avec l’engouement massif pour l’imprimé et les fictions sérielles qui caractérise la Belle Époque.

Première apparition d’Arsène Lupin Je sais tout n°6 du 15 juillet 1905. (Source : http://arsenelupingc.free.fr/​livre.php?id=1 )

7Le gentleman-cambrioleur, tout d’abord. Le plus connu d’entre eux est assurément Arsène Lupin, qui naît en 1905 sous la plume de Maurice Leblanc, dans le magazine familial Je sais tout. Mais si Leblanc est le premier à utiliser la locution « gentleman-cambrioleur », le goût du public pour ce type de personnages est plus ancien. L’homologue britannique de Lupin, Arthur J. Raffles, est créé dès 1898 par E. W. Hornung, le beau-frère du maître du roman policier, Conan Doyle. En 1896, Octave Mirbeau crée le voleur Arthur Lebeau, dans la nouvelle « Scandales », parue dans Le Journal puis reprise dans le roman Les Vingt-et-un-Jours d’un neurasthénique (Fasquelle, 1901). Ces exemples célèbres masquent l’abondance et la diversité des voleurs aux bonnes manières dans les fictions populaires. Songeons entre autres exemples au Prince Cambrioleur qui paraît en feuilleton à titre de « mémoires […] sans nom d’auteur » dans Le Journal, à partir de janvier 1909 ; à Jacques Orioll, gentleman cambrioleur d’Henri Lorraine (Malet, 1912), qui propose un contre-mythe du personnage ; ou encore à Ténébras le bandit fantôme d’Arnould Galoupin (Librairie Contemporaine, 1911-1912), dont le titre évoque doublement la récente vogue de Fantômas, génie imaginaire alors sur tous les fronts du crime de papier.

8Comme l’indique la morphologie du mot créé par Maurice Leblanc, le gentleman-cambrioleur est un oxymore. Individu mondain, souvent séduisant, c’est en secret qu’il s’adonne à la cambriole (pratique qui suppose une société propriétaire, où il est d’usage de cloisonner les espaces et de verrouiller les portes). La politesse du voleur mondain déteint sur son activité délictueuse. Car les gentlemen-cambrioleurs s’enorgueillissent de voler avec ruse, sans violence, ce qui est particulièrement frappant alors que l’actualité est marquée par les scandales politiques et par un usage sensationnaliste du fait divers violent. Cette dimension provocante du vol est thématisée avec force ironie par Mirbeau dans « Scandales » : surpris en plein cambriolage d’un appartement par le propriétaire bourgeois, le bien nommé Arthur Lebeau entreprend de lui faire la morale sur la nécessité de surveiller ses biens, et parvient à le faire rire de la corruption des élites. Dans la fin de siècle, la posture élitiste et parfois cynique du dandy est volontiers adoptée par les gentlemen-cambrioleurs. Elle permet un regard contemplatif sur la société, propice au commentaire de la supposée décadence contemporaine.

  • 10 Dominique Kalifa, « Georges Randal et autres figures de haut vol », in Au Voleur !, op. cit., p. 10 (...)
  • 11 Yves-Olivier Martin, « Esthétique du gentleman-cambrioleur », Europe, n°604/605, août/sept, 57e ann (...)
  • 12 Voir Dominique Kalifa, L’Encre et le sang, op. cit. ainsi que le numéro coordonné par D. Kalifa, «  (...)
  • 13 Si la presse française connaît un premier essor au cours des années 1830, comme l’ont montré Marie- (...)

9Il s’est opéré un indéniable glissement, dans l’imaginaire culturel, des voleurs de la littérature populaire du milieu du XIXe siècle (du type Rocambole) à ces « figures de haut vol », comme les appelle plaisamment Dominique Kalifa10. Un historien du roman populaire, Yves-Olivier Martin, propose une triple généalogie de cette figure11. Selon lui, le type du gentleman-cambrioleur descendrait du bandit gentilhomme romantique, dans la lignée de Robert Macaire, mais aussi du chevalier d’industrie (c’est-à-dire de l’escroc rusé) des fictions populaires du mitan du siècle, ainsi que du gandin (le jeune dandy ridicule, excessivement apprêté). Autrement dit, les voleurs d’élite descendraient de trois archétypes grotesques. Et en effet, la plupart des gentlemen-cambrioleurs ne sont pas dénués d’humour, même s’il ne s’agit pas exactement du même type de modalité comique. Sous le Second Empire, ces types romanesques évoluent au contact d’une nouvelle veine à la mode dans le roman-feuilleton populaire : celle du roman policier et des intrigues à mystère (voir les romans d’Émile Gaboriau). La fiction populaire s’imprègne alors du positivisme du Second Empire, du paradigme indiciaire et de l’enquête12, en même temps qu’elle profite de la seconde vague de massification de la presse13.

10Selon Yves-Olivier Martin, la figure du voleur-gentilhomme s’appauvrirait dans les années 1880, en se mettant à ressembler aux personnages de policiers. Les récits parodiques prouveraient le succès du personnage, en même temps que sa désacralisation. La démystification totale interviendrait avec les personnages de voleuses, comme l’héroïne de Maud, femme du monde et cambrioleuse d’Antonin Reschal (Albin Michel, 1909), mais aussi Mademoiselle X, souris d’hôtel de Maurice Vaucaire et Marcel Luguet (Juven, 1908), La Dame aux ouistitis, Georges Le Faure (Fayard, 1908), La Reine des cambrioleuses de Louis Launay (Fayard, 1912), ou encore Rossignolette cambrioleuse de Hubert de la Tour (Offenstadt, 1916), lointaine parente de la Fantômette de Georges Chaulet. Si ces réflexions sont précieuses pour repérer des corpus quelque peu oubliés, il est néanmoins curieux qu’elles conduisent à situer la « dégénérescence » du type, dans l’histoire littéraire et éditoriale, une dizaine d’années avant la promotion des voleurs par la doctrine anarchiste, c’est-à-dire avant la résonance la plus saillante des voleurs avec l’actualité et les idées contemporaines.

11Un autre imaginaire du vol, très en vogue et bien identifié, coexiste avec celui des gentlemen-cambrioleurs. C’est celui des Apaches, les groupes de jeunes voyous des grandes villes, dont les méfaits sont mis en scène et réinventés dans la presse, essentiellement après 1900. À partir de quelques faits divers et thèmes structurants repris dans la culture populaire, le phénomène apache se structure peu à peu dans le débat social.

Supplément illustré du Petit Journal, 20 octobre 1907 – BnF/Gallica

12Certes, le jeune délinquant apache n’est pas exclusivement voleur. Il peut se faire proxénète, receleur, trafiquant en tous genres. Mais le personnage est essentiel pour notre étude, car il incarne une nouvelle forme d’exotisme social et de séduction de la marge à la Belle Époque. S’il possède lui aussi des traits de rebelle anarchisant, l’apache n’a ni l’habileté d’Arsène Lupin, ni son élégance délictueuse. Au contraire, il se caractérise par la violence et la misère. De la fiction à l’étude ethnologique, des mémoires plus ou moins apocryphes à la chanson populaire, la littérature de la Belle Époque met volontiers en scène les Apaches et le milieu interlope dans lequel ils évoluent. La porosité d’un genre à l’autre est grande ; ainsi Dans les rues. Roman de mœurs apaches, de Rosny Aîné (Fasquelle, 1913), s’inspire des discours criminologiques de l’époque pour nourrir l’étude de mœurs, sans pour autant exprimer de parti-pris idéologique sur le phénomène apache.

13Les « bandes » apaches, à la sociabilité codifiée, sont indissociablement liées à un territoire urbain et aux mœurs viciées de la grande ville. Les voleurs apaches appartiennent à un monde autonome, avec ses codes et son argot parfois pittoresque (les récits font place au grinche, au gouapeur, à l’escarpe, au monte-en-l’air, au tire-laine, au coupe-bourses, au détrousseur, au braqueur…). Ils s’allient volontiers aux autres habitants des bas-fonds : les prostituées, les proxénètes, les escrocs, les mendiants. On retrouve ici des éléments déjà présents dans le roman populaire du milieu du XIXe siècle – l’imaginaire des Mystères de Paris persiste sur la longue durée – qui évoque lui-même l’univers des cours des miracles et de la gueuserie.

  • 14 Michelle Perrot, « Dans la France de la Belle Époque, les "Apaches", premières bandes de jeunes », (...)

14Comme le remarque Michelle Perrot, la constitution de la figure du délinquant « apache » est contemporaine de l’émergence de la jeunesse comme catégorie sociologique et des peurs que le phénomène suscite14. À une époque où se creusent les inégalités sociales, le voleur apache est un archétype du mauvais ouvrier, du paria des villes, du délinquant populaire qui sert de repoussoir aux valeurs bourgeoises.

  • 15 En suivant les propositions de Marie-Ève Thérenty, « Pour une poétique historique du support », Rom (...)
  • 16 Sarah Mombert, « La fiction », in Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain V (...)

15Les personnages de voleurs sont façonnés dans la presse, dans les nouvelles, les feuilletons, les romans qui très souvent commencent par paraître dans les quotidiens, c’est-à-dire au sein de l’espace du journal, au voisinage immédiat des faits divers et de l’actualité. On peut donc émettre des hypothèses sur la réception des voleurs de la Belle Époque à partir des supports de diffusion de ces fictions15, et ce bien qu’il soit extrêmement hypothétique de reconstituer le « paysage ontologique du lecteur16 ».

Une du Journal du 26 janvier 1896 – BnF / Gallica

  • 17 Voir par exemple Patrick Dumont, Étude de mentalité. La Petite Bourgeoisie vue à travers les contes (...)
  • 18 Dans Le Voleur de Darien, le voleur Randal s’offusque que ses récents cambriolages n’aient pas été (...)
  • 19 Pierre Glaudes, Lise Quéffelec (dir.), « Jouer à se faire peur », Recherches et travaux, hors-série (...)

16L’exemple de « Scrupules » d’Octave Mirbeau, à la Une du Journal du 26 janvier 1896, montre que la nouvelle côtoie les Échos du jour, c’est-à-dire des bribes de l’actualité, qui associent compris le bulletin météorologique, l’annonce d’une vente de charité, des remarques sur un roman récemment paru, ainsi qu’une nouvelle cocasse d’Alphonse Allais. Ces éléments fortement contextualisants rappellent que la grande majorité des lecteurs du Journal est constituée de bourgeois, qui recherchent avant tout du divertissement17, en plus des nouvelles d’actualité. Les exploits des voleurs ne seraient donc rien de plus que des aventures pour alimenter la presse18, dans un brouillage délibéré entre réel et fiction, et les délits ou les crimes se trouveraient en quelque sorte apprivoisés, domestiqués, dans l’espace familier du quotidien imprimé. En lisant les fictions de vol, en se passionnant pour les méfaits des Apaches, le lecteur de la Belle Époque peut « jouer à se faire peur19 ». La représentation d’un univers socialement exotique exerce alors une fonction cathartique.

  • 20 Anne-Claude Ambroise-Rendu, Petits récits des désordres ordinaires : les faits divers dans la press (...)
  • 21 Darien, Le Voleur, op. cit., p. 213.
  • 22 Ruth Amossy, Les idées reçues : sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan, « Le texte à l’œuvre », 19 (...)

17Il faut aussi souligner, avec la répétition et l’effet de masse, la fonction stéréotypante des fictions de l’illégalisme et de la romantisation des bas-fonds. Les fictions de voleurs contribueraient à produire des normes dans une société laïcisée, comme le suggèrent les travaux d’Anne-Claude Ambroise-Rendu20 sur la mise en récit de la vie quotidienne dans les fictions et faits divers de la Belle Époque. La répétition des récits permettrait de quadriller le réel, de le baliser, de le rendre familier, voire de l’inventer. Ce qui, in fine, renforce l’ordre social. Comme le résume de façon provocante l’abbé Lamargelle dans Le Voleur de Darien : « Le récit émouvant d’un bon crime apaise maintes colères et tue dans l’œuf bien des actions que la Société redoute21 ». Il s’esquisse alors l’hypothèse selon laquelle, à la fin du XIXe siècle, les voleurs de fiction seraient des figures en grande partie dépolitisées lorsqu’elles passent du type au stéréotype22, dans l’espace médiatique massifié – la société du spectacle ? – de la Belle Époque.

Portrait des écrivains en voleurs au tournant du siècle

18Il faut néanmoins s’interroger sur les raisons profondes de la fascination qui se manifeste dans la littérature de la Belle Époque pour les modernes Cartouche, illégalistes individualistes ou apaches marginaux, et autres experts ès serrureries.

  • 23 Uri Eisenzweig, Fictions de l’anarchisme, Paris, Christian Bourgois, 2001.

19Au début des années 1890, les attentats anarchistes et la doctrine de la propagande par le fait suscitent un vif engouement de certains intellectuels. La pensée libertaire fascine les écrivains-journalistes préoccupés par la question sociale, comme Mirbeau, mais aussi Léon Bloy, Laurent Tailhade, Zola et bien d’autres. Comme le montre Uri Eisenzweig23, l’imaginaire anarchiste permet en effet de poser à nouveaux frais la question des rapports du langage et de l’action, dans un contexte de crise sociale couplée à une crise de la représentation romanesque, sur les cendres du naturalisme. La fascination de Mallarmé pour l’esthétique de la bombe, dans laquelle le livre-bombe sert à détruire comme à illuminer (voir « L’Action restreinte » dans Divagations, qui évoque « l’action directe »), s’inscrit pleinement dans cette perspective, à l’heure de « l’universel reportage » qu’impose la culture médiatique.

20Étant donné ce sentiment général de dépossession, qui fait presque figure de topos dans la fin de siècle littéraire, le voleur apparaît aux écrivains comme un être d’action, en pleine maîtrise de ses moyens et de ses capacités. En soutirant discrètement des biens, il se rend auteur de prouesses, récupérant ainsi ses attributs mythiques. Mauvais garçons, les voleurs s’autorisent des accès de violence, à l’écoute de leurs instincts, loin des normes sociales bourgeoises. Évanescents, ils échappent aux assignations identitaires et sociales… D’une scène de crime à l’autre, ils circulent entre les lieux et les milieux, effectuant ainsi des transferts entre des mondes qui ne communiquent habituellement pas. Les fictions du vol au tournant du siècle comportent de nombreux passages sur les outils du voleur, et notamment sur sa main : le prestidigitateur est habile à faire disparaître un bijou, à manier un pied-de-biche pour ouvrir une porte ou un coffre… sans négliger la dimension érotique, voire sexuelle, de ces images. Aucune serrure et aucun mur n’arrêtent Lupin et ses épigones, qui réalisent à leur manière l’idéal de la « maison de verre » naturaliste.

21Les voleurs hors la loi sont volontiers représentés comme des marginaux ; certains anarchistes individualistes se représentent aussi comme un « dehors » de la société, ainsi que le montre le titre de l’importante revue (L’En-dehors) fondée en 1891 par Zo d’Axa, ami de Mirbeau, Fénéon, Jean Grave, entre autres. En accord avec le militantisme ouvriériste qui enjoint, à la même époque, les travailleurs à reprendre en main leurs outils de travail, le pouvoir conféré au voleur imaginaire exprime le fantasme de maîtrise de soi et du corps, et donc la sensation de dépossession corporelle d’une époque d’extrême-civilisation.

  • 24 Darien, Le Voleur, op. cit., p. 103-104.

Le voleur, c’est l’Atlas qui porte le monde moderne sur ses épaules. […] Le voleur seul sait vivre ; les autres végètent. Il marche, les autres prennent des positions. Il agit, les autres fonctionnent24.

22Les voleurs de fiction incarnent donc probablement une forme de fantasme d’écrivain de la fin du XIXe siècle : ils permettent une identification transgressive à des êtres irrémédiablement assignés à leur condition bourgeoise et lettrée. Ils semblent aussi rendre compte des mutations de la condition littéraire dans un régime où la presse de masse est omniprésente.

  • 25 Éléonore Reverzy, Portraits de l’artiste en fille de joie, Paris, CNRS éditions, 2016.

23Pour comprendre ce fonctionnement polysémique du voleur, un détour par la figure parallèle de la prostituée est éclairant. Dans Portrait de l’artiste en fille de joie25, Éléonore Reverzy montre comment le traitement des figures de prostituées dans le roman du XIXe siècle signale en creux les doutes des écrivains face à la situation de la littérature dans la modernité médiatique et démocratique. En effet, à partir des années 1830 environ, la littérature est forcée de se publier dans la presse de masse et d’intégrer la réclame (la publicité) exubérante, ce qui progressivement la transforme. Éléonore Reverzy propose de lire, dans les avatars romanesques de la prostituée, une incarnation de cette littérature devenue publique, ouverte à tous les vents, soumise aux contraintes du marché culturel, avec une logique d’exhibition commune entre la littérature réaliste et la société capitaliste. La fille de joie serait un objet de désir et de fiction, un matériau social aussi bien que politique, philosophique et fantasmatique, exactement comme l’œuvre à écrire.

24Dans les représentations littéraires de la pègre, le voleur est l’alter ego de la prostituée, à la seule différence qu’il opère sur les biens et non sur les corps (mais le patrimoine matériel, à la fin du XIXe siècle, n’est-il pas une prolongation de l’organisme possédant ?). D’ailleurs, les voleurs et les prostituées sont souvent compagnons dans les récits de la pègre, frères et sœurs ou amants. Le voleur de fiction, paré de ses attributs mythiques, se mue en une force d’inquiétude, de mise en mouvement. Il réfléchit la distance sociale et même physique entre les groupes sociaux, laquelle se creuse à l’heure de la morale propriétaire et de l’individualisme. Quand le voleur se met en scène de façon provocante et militante, quand il n’est pas un simple cambrioleur en série ou un perroquet anarchiste, il interroge la capacité du langage (et notamment du langage littéraire) à traduire ces inégalités, ces dehors sociaux, cette distance problématique.

25De Prométhée à Rimbaud, il existe même une affinité entre les voleurs et les artistes, les créateurs. En prenant la formule du « poète voleur de feu » au sérieux, on peut se demander si la littérature rêvée, au tournant des XIXe-XXe siècles, ne se conçoit pas justement comme un vol, comme une effraction dans le langage, voire comme un tour de force qui parviendrait à remettre le langage en circulation, à faire coïncider les représentations sociales avec le réel.

26À ce sujet, le roman Le Voleur de Darien développe une réflexion métadiscursive essentielle. Il interroge comment le motif du vol permet de retourner les mécanismes d’échange social (les rapports commerciaux, les liens familiaux et personnels, le langage), et par là d’introduire un questionnement à portée philosophique.

Le Voleur de Darien, ou l’effraction dans la littérature

27Le journaliste et romancier Georges Adrien (1862-1921), dit Darien, est une figure discrète de l’histoire littéraire. Dès sa première œuvre publiée, le roman-pamphlet Bas les cœurs ! (1889), Darien se signale par un goût de la démystification provocante, relayée par un ton pamphlétaire féroce. En 1890, il est remarqué pour un roman à charge contre le bagne, Biribi, discipline militaire, qui s’inscrit dans l’éphémère vogue des romans antimilitaristes, après Descaves et Hermant. À cette époque, Darien écrit surtout pour les journaux de sensibilité anarchiste, et notamment à L’En Dehors – cette expérience est capitale pour sa conscience du langage en régime médiatique de masse. En 1894, au moment des lois scélérates, l’écrivain part à Londres pour fuir la répression des anarchistes. Les sources biographiques manquent ; il n’est pas impossible que Darien ait alors fréquenté la pègre londonienne. En 1897, il envoie le manuscrit du Voleur à l’éditeur Stock, qui le publie.

28Le Voleur retrace le parcours d’un jeune homme de bonne famille déclassé, Georges Randal. Ce dernier choisit de voler par esprit de révolte contre la société, et en premier lieu contre sa famille qui l’a dépossédé de son héritage. Le texte comporte de nombreux dialogues qui analysent l’état des mœurs sociales, entrecoupés de saynètes pittoresques – où l’on rencontre une pègre haute en couleur, avec d’autres voleurs, mais aussi des receleurs, une avorteuse, une cousine bien-aimée, un abbé moraliste, etc. Composé comme un roman-feuilleton, avec des effets de retardement, des hasards improbables et des relances événementielles, le récit épisodique rappelle à certains égards les procédés et les thèmes du roman picaresque. De plus, Darien joue avec l’intertexte du roman populaire. Le nom d’un personnage, voleur et ami de Randal, est une référence à Roger-la-Honte de Jules Mary, grand succès de l’année 1887 ; l’allusion est très ironique car Roger-la-Honte est l’histoire d’un jeune homme injustement accusé, alors que les voleurs de Darien n’ont aucune intention de nier ou masquer leur responsabilité criminelle. L’intention première n’est pas parodique : le roman-feuilleton offre surtout une souplesse formelle qui permet l’outrance. Par ailleurs, le Voleur est écrit à la première personne, phénomène impensable dans un roman populaire dont le narrateur est nécessairement un orchestrateur omniscient.

29On ne peut identifier exactement Darien et Randal, car le roman joue de cette identification entre auteur et personnage, parfois pour la suggérer de façon provocante (avec le prénom commun, Georges, ou le choix des lieux), parfois pour la nier. Ainsi, le récit de Randal est encadré par la fiction d’un manuscrit trouvé, dispositif devenu si conventionnel qu’il alerte le lecteur sur la nécessité de prendre ses distances avec la fiction qu’il s’apprête à découvrir. L’avant-propos s’ouvre sur une déclaration métatextuelle : « Le livre qu’on va lire, et que je signe, n’est pas de moi. […] Je l’ai volé. » Le narrateur prétend avoir trouvé le manuscrit par hasard dans une chambre d’hôtel, et après l’avoir lu, il décide de le garder. Dans une antiphrase provocante, il souligne le paradoxe de voler le bien d’un voleur, et il déplore de ne pas être capable d’écrire comme lui :

  • 26 Darien, Le Voleur, op. cit., p. 31.

J’aurais voulu moraliser — moraliser à tour de bras. — Ç’aurait été si beau, n’est-ce pas ? un bon jugement, rendu par un bon magistrat, qui eût envoyé le voleur dans une bonne prison, pour une bonne paire d’années ! […] — J’ai essayé ; pas pu. Je ne sais point comment il écrit, ce Voleur-là ; mes phrases n’entrent pas dans les siennes26.

  • 27 Ibid., p. 99.
  • 28 Ibid., p. 258. La formule, solennelle, fait écho à la sentence attribuée à l’abbé Sieyès au procès (...)
  • 29 Ibid., p. 208.

30Dans la fiction, Randal insiste sur le fait qu’il tient à garder son identité inassignable : il se veut « larron… sans épithète27 », c’est-à-dire cambrioleur, mais pas voleur-gentilhomme. Être de fuite et d’action, il refuse de se définir relativement aux autres : « seul dans cette procession de personnes publiques, je représente le Vol sans Phrases28 ». Contrairement à Arsène Lupin et ses épigones, Randal rejette la pose, le coup d’éclat, le récit des hauts faits, l’esthétisation du délit : « j’ai un sale métier, c’est vrai ; mais j’ai une excuse : je le fais salement29 », déclare-t-il proverbialement. Voulant se différencier des stéréotypes de la délinquance contemporaine, il se revendique gouverné par sa volonté propre, et farouchement individualiste, avec d’indéniables accents nietzschéens.

  • 30 Ibid., p. 256.
  • 31 Ibid., p. 147.
  • 32 Ibid., p. 214-215.

31Le roman de Darien crée des dispositifs pour déboulonner les mythes, c’est-à-dire pour rendre saillant l’écart entre le réel et ses représentations. En premier lieu, Randal prend délibérément ses distances avec le roman traditionnel : « Moi je ne fais pas de description ; je ne sais pas. Si j’avais su faire les descriptions, je ne me serais pas mis voleur30 » – le lien est manifeste avec les dénégations de l’avant-propos sur le fait de ne pas savoir écrire. En épinglant les visions convenues de la pègre, il s’adresse aussi aux défenseurs de la reprise individuelle – alors même que Darien est réputé pour ses sympathies libertaires. La dénonciation des hypocrisies politiques est topique, comme le montre Roger-la-Honte quand il ironise en s’adressant au receleur : « voilà un beau discours, M. Paternoster, il faut candidater aux prochaines élections générales31 ! ». Mais Randal attaque aussi les discours socialistes et anarchistes, pourtant supposés plus favorables aux classes miséreuses : « J’ai vu ceux de 48 avec leurs barbes, ceux de 71 avec leurs cheveux, et tous les autres avec leur salive32. » Il dresse le portrait d’anarchistes bourgeois et verbeux, dont la propagande n’aide en rien la libération des opprimés, ainsi que les facilités esthétiques de la littérature qui romance la pègre.

32Cette anarchie, qui codifie des truismes agonisant dans les rues, qui passionne des lieux-communs plus usés que les vieilles lunes, qui spécule sur l’avenir comme si l’immédiat ne suffisait pas, comme si la notion du futur était nécessaire à l’acte — comme si Hercule, qui combattit Cacus dans les ténèbres, avait eu besoin d’y voir clair pour terrasser le brigand.

  • 33 Ibid., p. 226.

Pépinières d’exploiteurs, séminaires de dupes, magasins d’accessoires de la maison Vidocq33

  • 34 Ibid., p. 57.
  • 35 Ibid., p. 42.

33En guise d’antidote aux stéréotypes, Darien exerce une forme de violence envers le style et la langue, avec un ton pamphlétaire et un ethos de dandy agressif : « je serre le texte, je l’étripe, je l’étrangle34 », affirme-t-il. La parole se met en scène de façon spectaculaire. Cependant, le voleur de Darien, ironiste, n’est pas dupe de son propre langage. Les déclarations fracassantes ne sont pas dénuées d’humour noir : « Il ne faut pas manger tes ongles parce qu’ils sont à toi. Si tu aimes les ongles, mange ceux des autres35 », conseille le grand-père dans une formule souvent citée. La révolte totale du personnage s’affiche avec une distance ironique. Certes, ce style ostensiblement « barbare » est un trait d’époque qui se trouve chez d’autres pamphlétaires, mais il constitue aussi une authentique recherche de sens en toute conscience de l’usure des discours. La parole dans le roman de Darien se donne comme une force de désordre face à un monde de clichés. Elle met en place une circulation forcée, outrancière, des images valorisant les entorses à la norme. À certains égards, c’est comme si le texte lui-même était une forme de vol, une effraction : Randal s’assume ostensiblement Vandale.

  • 36 Ibid., p. 208.

Je suis disposé à me faire traiter de Vandale. Allons, un peu de philosophie ! Forcer une serrure, c’est briser une idole36.

  • 37 Ibid., p. 148.

On a dit que la propriété, c’est le vol ; quelle confusion ! La propriété n’est pas le vol ; c’est bien pis ; c’est l’immobilisation des forces37

  • 38 Cette remarque s’inspire de la notion de paratopie élaborée par Dominique Maingueneau, Le discours (...)

34La force de cette posture est de dénoncer les mythes sans leur en substituer d’autres. D’un bout à l’autre du roman, le « moi » du narrateur reste ambigu, difficile à localiser. La voix de Randal s’applique à saper ses propres bases, à se signaler à la fois comme radical en-dehors et maillon de la grande hypocrisie sociale, à provoquer tout en déléguant sa parole à d’autres. Là où les voleurs sont souvent des prétextes pour observer ou fantasmer la société depuis la marge, Randal évite cette convention et problématise cette situation d’« en-dehors » en montrant qu’elle est illusoire, qu’elle est elle-même un mythe. Il ignore sa véritable identité, qui n’existe et ne peut se construire que dans le texte, tout en étant constamment démentie38. Le roman ne donne donc pas de réponse définitive à la quête d’identité et omet la conclusion. À la fin du roman, Randal s’organise pour que son manuscrit soit volé :

  • 39 Ibid., p. 479.

J’avoue que je voudrais bien placer une phrase à effet, un mot, un rien, quelque chose de gentil en avant du point final. Mais cette phrase typique qui donnerait, par le saisissant symbole d’une figure de rhétorique, la conclusion de ce récit, je ne puis pas la trouver. Ce sera pour une autre fois. Mon œuvre demeurera donc sans conclusion. Ainsi que tout le reste, après tout, péroraisons de tribune, dénouements de théâtre, épilogues de fictions, on aime ça, je le sais bien. On veut savoir comment ça finit. C’est même une demande qui termine la vie ; et les yeux, quand la bouche du moribond ne peut plus parler, ont encore la force de s’entrouvrir pour une dernière interrogation. On veut savoir comment ça finit.
Hélas ! ça ne finit jamais
; ça continue39

35Toutefois, le roman suggère une forme de positivité du discours, d’élément qui rompt le cercle du vol à l’infini et construit un pouvoir, en dépit de la démonétisation (selon le terme mallarméen) du langage. Il signale l’importance des marges et leur pouvoir créateur, dans une série de métaphores. Au début du roman, le grand-père évoque les rapports des lois et de la marge à l’attention de Randal, avec une syllepse entre la norme et le livre :

  • 40 Ibid., p. 44.

Pour lire le Code, mon ami, il ne suffit pas de savoir lire ; il faut savoir lire le Code. Ce qu’il faut lire, dans ce livre-là, ce n’est pas le noir, l’imprimé ; c’est le blanc, c’est ça… Et il pose son doigt sur la marge40.

36L’oncle accapareur d’héritage ne dit pas autrement :

  • 41 Ibid., p. 77.

Montesquieu a écrit l’Esprit des lois : il est inutile, n’est-ce pas ? d’espérer faire mieux ; il ne reste donc qu’à s’attacher à leur lettre, qui ménage bien des alinéas41

  • 42 Ibid., p. 53.
  • 43 Ibid., p. 128.

37De même, quand Randal évoque son éducation latiniste, il affirme que les classiques ne sont que des vieilleries radotées de génération en génération, mortifères, étouffantes ; pourtant, ils contiennent des « ruses », « fort utiles pour qui sait comprendre42 ». Il s’agit là presque d’un mode d’emploi. L’allusion, le blanc à compléter, sert à signifier – ironiquement, mais aussi de façon pédagogique – ce qui n’est pas avouable, ce qui doit être compris, senti, au lieu d’être affirmé. C’est un geste libertaire, pas dans le sens où il expose une doctrine anarchiste, mais où il met en avant l’individu et sa liberté d’interprétation : il est une machine à faire penser. « Rien de plus antisocial – dans le sens actuel – qu’une belle œuvre43 », écrit encore Darien.

  • 44 Ibid., p. 107.

38En dépit de la récupération idéologique des voleurs anarchisants dans la fiction de la Belle Époque, et du processus de stéréotypie dont ils font l’objet, l’exemple du Voleur de Darien montre le potentiel herméneutique et politique des voleurs de fiction. Mais son propos émane d’un roman qui prend ses distances avec la culture médiatique et qui opère un retour critique sur sa propre représentation, sur sa propre autorité, pour être plus qu’un objet de discours toujours appelé à se défaire ou se refaire. Chez Darien, le voleur, cette « créature symbolique, à allures mystérieuses44 » serait ainsi le creuset d’une interrogation sur tous les mécanismes d’échange, sur la condition humaine en contexte capitaliste. Il est une figure totale, et cynique, au sens philosophique : à l’instar de Diogène de Sinope, avide de liberté, dédaigneux d’une société corruptrice, provocant, et jubilatoire.

Haut de page

Notes

1 Foucault consacre quelques pages aux bandits d’honneur dans Surveiller et punir : « Héros noir ou criminel réconcilié, défenseur du vrai droit ou force impossible à soumettre, le criminel des feuilles volantes, des nouvelles à la main, des almanachs, des bibliothèques bleues, porte avec lui, sous la morale apparente de l’exemple à ne pas suivre, toute une mémoire de luttes et d’affrontements ». Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, « Tel », 1975, p. 80.

2 Eric Hobsbawm, Les Bandits, trad. J.-P. Rospars et N. Guilhot, Paris, Zones, 2010 [1969].

3 Frédéric Chauvaud, Arnaud Houte (dir.), Au Voleur ! Images et représentations du vol dans la France contemporaine, Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, 2014.

4 Jean-François Wagniart, Le Vagabond à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin, « Sociohistoires », 1999.

5 Voir Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal : histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde, « Opus magnum », 2011.

6 Voir les analyses plus générales, et fondamentales, de Dominique Kalifa, dans L’Encre et le sang : récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995.

7 Le premier scandale politico-financier de la IIIe République est révélé par la presse à la fin de l’année 1887 : le député Wilson, gendre du président Grévy, profite de sa position d’influence à l’Élysée pour trafiquer des décorations (dont des légions d’honneur), qu’il procure à des hommes d’affaires en échange de services financiers.

8 Les présentes observations proviennent d’une étude rassemblant une quinzaine de titres (issus de la production de Maurice Leblanc, Allain et Souvestre, Darien, Mirbeau, Bourget, Rosny Aîné, Gaston Leroux, et de quelques feuilletonistes du Matin…) dans lesquels un ou des voleurs joue(nt) un rôle important dans la diégèse. Si ce corpus a été constitué en veillant à diversifier les profils idéologiques des auteurs ainsi que les supports de publication, il ne reflète pas nécessairement la diversité de la production éditoriale pour la période considérée.

9 Voir l’introduction de Frédéric Chauvaud, Arnaud Houte (dir.), Au Voleur !, op. cit.

10 Dominique Kalifa, « Georges Randal et autres figures de haut vol », in Au Voleur !, op. cit., p. 107-117.

11 Yves-Olivier Martin, « Esthétique du gentleman-cambrioleur », Europe, n°604/605, août/sept, 57e année, p. 35-42.

12 Voir Dominique Kalifa, L’Encre et le sang, op. cit. ainsi que le numéro coordonné par D. Kalifa, « L’enquête », Romantisme, n° 149, 2010.

13 Si la presse française connaît un premier essor au cours des années 1830, comme l’ont montré Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (1836, l’an I de l’ère médiatique : analyse littéraire et historique de La Presse de Girardin, Paris, Nouveau Monde, 2001), la fin du Second Empire est considérée comme l’autre moment de massification historique de la presse, caractérisé par le lancement du Petit Journal en 1863.

14 Michelle Perrot, « Dans la France de la Belle Époque, les "Apaches", premières bandes de jeunes », in Les Marginaux et les exclus dans l’histoire (cahiers Jussieu n° 5), Paris, UGE, « 10-18 », 1979, p. 389-407.

15 En suivant les propositions de Marie-Ève Thérenty, « Pour une poétique historique du support », Romantisme, 2009/1, n°143, p. 109-115.

16 Sarah Mombert, « La fiction », in Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal : histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, op. cit., p. 829.

17 Voir par exemple Patrick Dumont, Étude de mentalité. La Petite Bourgeoisie vue à travers les contes quotidiens du Journal (1894-1895), Paris, Minard, « Lettres modernes », 1973.

18 Dans Le Voleur de Darien, le voleur Randal s’offusque que ses récents cambriolages n’aient pas été transmis à la presse : « les journaux perdent là un bien joli roman-feuilleton… », fait-il mine de déplorer (Darien, Le Voleur, éd. Patrick Besnier, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2009 [1897], p. 85).

19 Pierre Glaudes, Lise Quéffelec (dir.), « Jouer à se faire peur », Recherches et travaux, hors-série n°12, 1994.

20 Anne-Claude Ambroise-Rendu, Petits récits des désordres ordinaires : les faits divers dans la presse française des débuts de la Troisième République à la Grande Guerre, Paris, Seli Arslan, 2004.

21 Darien, Le Voleur, op. cit., p. 213.

22 Ruth Amossy, Les idées reçues : sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan, « Le texte à l’œuvre », 1991.

23 Uri Eisenzweig, Fictions de l’anarchisme, Paris, Christian Bourgois, 2001.

24 Darien, Le Voleur, op. cit., p. 103-104.

25 Éléonore Reverzy, Portraits de l’artiste en fille de joie, Paris, CNRS éditions, 2016.

26 Darien, Le Voleur, op. cit., p. 31.

27 Ibid., p. 99.

28 Ibid., p. 258. La formule, solennelle, fait écho à la sentence attribuée à l’abbé Sieyès au procès de Louis XVI, « la mort, sans phrase ». (En réalité, cette formule est une déformation légendaire des notes du greffier.)

29 Ibid., p. 208.

30 Ibid., p. 256.

31 Ibid., p. 147.

32 Ibid., p. 214-215.

33 Ibid., p. 226.

34 Ibid., p. 57.

35 Ibid., p. 42.

36 Ibid., p. 208.

37 Ibid., p. 148.

38 Cette remarque s’inspire de la notion de paratopie élaborée par Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004.

39 Ibid., p. 479.

40 Ibid., p. 44.

41 Ibid., p. 77.

42 Ibid., p. 53.

43 Ibid., p. 128.

44 Ibid., p. 107.

Haut de page

Table des illustrations

Légende Première apparition d’Arsène Lupin Je sais tout n°6 du 15 juillet 1905. (Source : http://arsenelupingc.free.fr/​livre.php?id=1 )
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/docannexe/image/7068/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 20k
Légende Supplément illustré du Petit Journal, 20 octobre 1907 – BnF/Gallica
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/docannexe/image/7068/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 108k
Légende Une du Journal du 26 janvier 1896 – BnF / Gallica
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/docannexe/image/7068/img-3.png
Fichier image/png, 1,6M
Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Julie Moucheron, « De Lupin à Darien : entre presse et roman, quelques réflexions sur les voleurs de la Belle Époque »TRANS- [En ligne], Séminaires, mis en ligne le 31 décembre 2021, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/7068 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.7068

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search