Introduction
Texte intégral
1Faussement transparente, l’expression « hors-la-loi » repose sur une métaphore spatiale dont l’évidence manifeste recouvre des situations-limites complexes et paradoxales. Comme nous l’écrivions dans l’introduction du premier séminaire, l’expression « hors la loi » définit son sujet par exclusion. Mais il est de multiples manières de se trouver « hors » la loi, que l’on considère les super-héros situés au-dessus des lois ou les accusés cités à comparaître « devant la loi ». Et la situation d’extériorité que présuppose la métaphore dissimule elle-même de multiples interactions.
2Les interventions du premier séminaire, qui s’est tenu pendant l’année universitaire 2018-2019, ont permis d’étudier des personnages et des situations considérées comme « hors-la-loi », dont l’analyse nous confronte presque à chaque fois à la question des limites. Les interventions, désormais consultables en ligne sur le site de la revue TRANS-, ont donné matière à de riches réflexions sur la légitimité des normes, sur les limites de la transgression, toujours susceptible de se renverser en tyrannie, ainsi que celles de la puissance légale, lorsque celle-ci s’autorise de la menace et de l’exception. La thématique « hors-la-loi » nous invitait également à considérer des contextes de création artistiques irréguliers, aux prises avec la clandestinité et la censure, dans des domaines aussi variés que l’écriture littéraire, la réalisation cinématographique et même la traduction. Nous étions également amenés à réfléchir aux nombreuses métaphores de l’illégalité qui traversent, subrepticement, nos objets et nos pratiques de recherche. Les multiples interférences du discours de l’analyse littéraire avec celui de la morale et du droit – dans les notions de « dissidence », d’ « effraction », de « braconnage » ou d’ « indiscipline » – nous semblaient constituer un terrain de recherche qui avait été peu abordé jusqu’ici de façon autonome.
3La saisie du « hors la loi » supposait donc un élargissement notionnel, qui puisse rendre compte de la diversité de ses applications. Cette problématique appelait de nouvelles contributions et l’exploration de nouveaux objets d’étude. La pandémie de COVID-19 confronta alors la société civile à d’inédits problèmes de constitutionnalité, de normes et de droits, tout en remodelant les frontières de l’espace public et de l’espace privé. Elle mit malheureusement fin à nos retrouvailles mensuelles, même si elle nous laissa le temps d’organiser plusieurs séances passionnantes et enrichissantes. Encore une fois, il nous faut souligner que l’intégralité des articles présentés ici est issue du travail de jeunes chercheur·es, doctorant·es ou jeunes docteur·es, dont certain·es, directement impacté.es par une législation favorisant la précarité à l’université, ne sont pas rémunéré·es pour leur recherche de grande qualité.
4Parmi les articles qui ne figurent pas dans le présent dossier, mais dont l’argumentaire peut être retrouvé sur notre carnet Hypothèses, il nous faut mentionner l’intervention de Mario Ranieri Martinotti sur les lectures de la parabole de Kafka intitulée « Devant la loi ». À partir d’un exposé sur les lectures désormais canoniques de la célèbre parabole de Kafka, M. Ranieri-Martinotti a défendu l’élargissement des approches exclusivement philosophiques, qui tendent à gommer la spécificité littéraire du texte ainsi que son contexte d’écriture. L’approche historicisante du texte de la célèbre parabole, considéré au prisme de ses premiers supports de publication et de l’actualité de l’époque, fait ressortir la matérialité de ce « hors-la-loi » dont parle le texte. Elle permet d’y voir un reflet de la crise des réfugiés issus de la Galicie au début de la Première Guerre mondiale. Le travail de Mario Ranieri-Martinotti et d’Alexia Rosso, qui fut présenté lors de cette intervention, est disponible à l’adresse suivante : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dossiersgrihl/7573
5Léna Dormeau, chercheuse indépendante en philosophie politique et sociale à l’Université Rennes II et à l’Institut catholique de Paris, s’est ensuite intéressée à l’univers de l’auteur français Alain Damasio, qui scrute les rouages de la société de contrôle au prisme de la science-fiction. L’étude de La Zone du Dehors, premier roman de l’auteur de La Horde du Contrevent et des Furtifs, fait ressortir les mécanismes insidieux de la « société de contrôle » deleuzienne et les paradoxes qui sous-tendent le projet émancipateur des révolutionnaires de la Volte, un groupe dissident cherchant à renverser ce pouvoir. Tout en puisant dans un riche vocabulaire conceptuel issu de la philosophie politique, le roman nous invite à étudier les correspondances entre la société imaginaire de Cerclon II et la société actuelle. Les personnages de la Volte réfractent la personnalité et les aspirations politiques d’Alain Damasio, qui conçoit son propre rôle à la frontière de l’homme de lettres et de l’homme d’action. Il s’agit alors d’étudier le fonctionnement du texte lui-même, dont la stylistique et la langue cherchent à incarner l’idéal politique qu’il défend. L’exemplier de Léna Dormeau et le résumé de son intervention peuvent être consultés sur le carnet Hypothèses du séminaire, à l’adresse suivante : https://seminairehll.hypotheses.org/371. Notre intervenante a récemment échangé sur ces questions avec l’écrivain Alain Damasio lors d’une conférence à l’Université de Nantes, écoutable sur France Culture.
6Les articles réunis à partir des séances suivantes du séminaire portent, à des degrés divers, sur l’idéologie implicite des fictions qui mettent en scène des situations et des personnages hors-la-loi, dont l’action questionne en continu les normes qui structurent la société. Ce qu’ils scrutent également, c’est la façon dont les textes mettent à l’épreuve les normes du lecteur, en l’invitant à se questionner sur leur fondement et leur légitimité.
7Les interventions de Julie Moucheron (doctorante en langue et littérature françaises, Université Paul Valéry) et de Cédric Hannedouche (docteur en langue et littérature françaises, chargé de cours à l’Université d’Artois) portent sur la figure du voleur à la Belle Époque et sur la fascination qu’exercent sur les auteurs et sur le public ces figures issues de la marge. Sous le masque du voleur, c’est souvent la figure de l’auteur qui est en jeu, dans une mise en scène qui transcrit les inquiétudes et les fantasmes d’une époque autant qu’elle interroge certains des mécanismes autoritaires de l’écriture de fiction. Le voleur en tant qu’avatar de l’auteur, chez Darien et chez Leblanc, suit des trajectoires diverses, selon qu’il se pense en rupture avec les normes de la société, comme chez Darien, ou qu’il « emprunte » à la littérature canonique des références qu’il injecte dans la culture populaire, pour faire du texte littéraire une « anthologie masquée », comme chez Leblanc. Du point de vue du lecteur, on voit aussi comment se font jour dans la figure du voleur un reflet trouble des notions de plaisir, de jouissance et de transgression, qui surdéterminent les conceptions modernes du texte littéraire et de sa réception.
8C’est la notion de norme littéraire que nous avons ensuite étudiée à travers deux interventions à dominante théorique. Maéva Boris, doctorante à l’Université Sorbonne Nouvelle, propose une étude des discours critiques sur l’épopée et la manière dont ceux-ci constituent leur objet, en établissant des normes de façon implicite. L’analyse de ces présupposés théoriques dans le discours critique, qui surcodifie l’épopée tout en construisant le roman comme un objet « hors-classe », permet d’envisager l’illégalité comme une modalité qui régit nos modes de lecture et de classification des textes.
9La place – et l’importance – des normes dans le discours critique, est aussi l’objet de l’intervention de Dimitri Garncarzyk, MCF en littérature comparée à l’Université de Perpignan. L’auteur propose une réhabilitation du concept des « règles de l’art », hérité de la philosophie esthétique classique mais écarté par la doxa romantique, au point que ce rejet constitue un topos critique contemporain. Dimitri Garncarzyk expose les enjeux théoriques et historiques de l’esthétique normative à partir des écrits d’Alexander Pope, avant d’en étudier les prolongements contemporains. Si l’esthétique normative peut sembler renvoyer aux siècles anciens, l’auteur éclaire l’actualité et la pertinence de cette notion à partir des réflexions théoriques de l’écrivain britannique Philip Pullman, connu du grand public pour sa trilogie romanesque His Dark Materials, traduite en français sous le titre À la croisée des mondes. On verra que loin de constituer un ensemble d’obligations contraignantes, les règles de l’art peuvent être considérées comme le point de départ d’une conversation sur le goût et étudiées du point de vue de leur valeur politique et démocratique.
10Les règles et les conventions ont pourtant particulièrement été mises à l’épreuve par la littérature de l’extrême contemporain. Stéphane Ledien, enseignant-chercheur en littérature et écrivain de fiction spécialisé dans le roman noir, s’appuie sur sa double expertise de chercheur et de créateur pour creuser le problème de la transgression de l’ordre moral en littérature à partir d’un corpus « extrême » du point de vue de son époque (l’extrême contemporain) et de ses postulats politiques et moraux : le roman noir d’expression française. Échos de la dissolution contemporaine des repères politiques et moraux dans une époque hantée par le spectre du terrorisme et de la libéralisation économique, ces textes posent des problèmes singuliers du point de vue de leur réception. Rompant avec une tradition de critique sociale engagée à gauche, leurs auteurs se voient en effet parfois accusés de partager les valeurs radicales et négatives des personnages qu’ils dépeignent. Stéphane Ledien décrypte les ressorts du « beau travail du négatif » chez des romanciers tels que DOA et Jérôme Leroy, pour montrer comment, à rebours de toute volonté édifiante, ces romans sapent les certitudes politiques et morales à partir d’un dialogisme soigneusement ménagé entre les instances de la création et de la réception littéraire : un « trouble jeu » du « je » et du « tu » où même l’autorité de l’auteur n’échappe pas à l’ironie romanesque.
11La réflexion de notre séminaire nécessitait une ouverture vers d’autres disciplines. Le politologue Fabrice Rizzoli, enseignant en géopolitique des criminalités à Sciences Po et à l’IRIS et co-fondateur de l’association Crim’HALT, qui milite pour l’usage social des biens confisqués à la mafia en France, a obtenu récemment l’adoption d’un projet de loi autorisant cette pratique inspirée de l’Italie. Dans l’entretien qui clôt le dossier, il revient sur l’itinéraire de cette récente loi et sur les difficultés qu’a posées son adoption dans une culture juridique française peu attentive aux problématiques de criminalité organisée. Il y a là un paradoxe avec la présence affirmée du crime organisé et des mafias dans la production culturelle contemporaine internationale, dont l’essor récent a inspiré une expérience pédagogique menée avec des étudiant·es de Sciences Po Paris. Comment enseigner la géopolitique des criminalités à partir des représentations fictionnelles ? Quelle peut être l’utilité de ces représentations et comment en faire usage dans un cadre universitaire ?
12Nous remercions pour leur aide dans l’organisation du séminaire les membres du CERC, qui a accompagné le développement de ce projet ; Ivan Salinas, le rédacteur-en-chef de la revue TRANS- et son comité de rédaction, Nathalie Dauvois, directrice de l’ED 120, Didier Mocq, gestionnaire administratif des ED 120 (Littérature française et comparée), 267 (Arts et Médias) et 625 (Mondes Anglophones, Germanophones Iraniens, Indiens et Études Européennes), pour leur soutien et leur aide tout au long de l’année ; Manuela Stieg et Ana Mathias pour le soutien logistique et la communication des séances ; Romain Labrande et le PAO de la Sorbonne Nouvelle pour la conception de notre affiche, et avec eux, tout le personnel de la Maison de la Recherche et de l’Université Sorbonne Nouvelle. Pour la constitution de ce dossier, nous remercions nos relectrices : Cécile Rousselet pour la coordination des relectures, et pour leurs relectures attentives Carola Borys, My-Linh Dang, Marie Kondrat, Matilde Manara et Cécile Rousselet.
13Foisonnantes, les manifestations du « hors-la-loi », qu’on les situe dans la diégèse ou dans les instances de création et de réception réfractent les obsessions de leur temps et du nôtre. Elles offrent une matière inépuisable de réflexions dont l’époque actuelle souligne, plus que jamais, la nécessité. A l’heure où la recherche universitaire en France souffre des soupçons politiques de dissidence ou d’inconformité, sans doute est-il plus nécessaire que jamais d’opérer les déplacements qui nous permettent de nous situer « hors la loi », d’interroger du dehors la pertinence, la légitimité, la nécessité des normes, de comprendre comment elles travaillent l’individu, le collectif et les instances de la création artistique.
14Je remercie chaleureusement Guillermo Héctor et Marion Lata, qui ont co-organisé les séances de ce séminaire pendant l’année 2020/2021, pour leur relecture attentive de cette présentation et pour leurs commentaires.
Pour citer cet article
Référence électronique
Antoine Ducoux, « Introduction », TRANS- [En ligne], Séminaires, mis en ligne le 08 avril 2022, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/7058 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.7058
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