Editorial
Texte intégral
Mécanismes littéraires
- 1 Alain Damasio, La zone du dehors, « IX . Réfléchir, c’est fléchir deux fois », 2007.
1Dans un lac où la surface frémissait à la tombée de la nuit, des milliers d’habitants du satellite de Saturne Cerclon s’y baignent à l’occasion du Clastre, événement qui a lieu tous les deux ans afin de classer les membres de cette société. Après avoir avalé une capsule électronique qui se pose sur la colonne vertébrale appelée « technogreffe », ces individus seront capables de percevoir les ondes musicales diffusées par le biais de flux magnétisés. Grâce au mouvement des courants, ils seront « secoués d’un nouveau rythme interne »1 car ils se sont abandonnés volontairement à l’idée d’une « évolution » technologique de l’Humanité qui décuple les capacités de l’individu et lui permet de potentialiser son expérience existentielle.
2Or, cette possibilité idyllique, qui pour nous serait une expérience inouïe rendue possible par la connaissance technologique et le rattachement indissociable avec la machine, éveille une réticence viscérale chez d’autres « cercloniens » dont Capt, personnage principal qui tente de manière douce et puis de manière radicale, de faire comprendre à ses concitoyens le danger d’un tel abandon du corps humain à la machine : être manipulé dès l’intérieur et de manière imperceptible par les instances de gouvernement afin de mieux contrôler l’ensemble. Pour faire prendre conscience aux individus de la menace qui pèse sur eux, Capt et ses camarades membres d’un mouvement de « re-voltés », tentent d’abord des actions « d’éveil », dont celle des « clameurs »,
- 2 Alain Damasio, La zone du dehors, « X. Les clameurs », 2007.
une pastille pas plus grosse qu’un ongle, qui […] enregistre […] dix secondes de son et qui […] le reprodui[t] chaque fois qu’un être vivant passe dans un rayon de six mètres alentour.2
- 3 Alain Damasio, La zone du dehors, « IX . Réfléchir, c’est fléchir deux fois », 2007.
3Néanmoins, ces « phrases », ces « cris », ces « mots » de mise en garde s’avèrent inefficaces pour transformer la société et la contestation devient ensuite plus physique et violente. Les « voltés » décident alors d’« intellectrocuter » les baigneurs connectés afin d’imprimer une leçon dans leurs corps, « la graver à vif. Faire la preuve crue du danger qui les guette en incarnant le danger ! Leur montrer que leur corps peut être manipulé du dehors par une onde qui double celle du boîtier et sur laquelle ils perdent tout contrôle ».3
4Si le projet de « conserver le contrôle de la machine » semble juste, il devient difficile, voire impossible à réaliser pour cette société future, puisque la technologie est omniprésente dans la vie quotidienne. Capt, le chef de file, ne s’abandonne-t-il pas au début du roman aux émotions de la course dans un bobsleigh électronique ?
5Tiraillés entre l’attrait de potentialisation offerte par la technologie et la dépendance qui s’en suit, les personnages du roman La zone du dehors d’Alain Damasio semblent incarner la polarisation qui caractérise les articles reçus pour ce numéro. En effet, nous avons d’un côté une mise en garde voire un rejet de la machine en tant que thème littéraire. Nous constatons, de l’autre côté, une adoption totale, de la part des auteurs, de la mécanisation de l’acte d’écriture.
6Dans un premier versant, nous avons deux articles qui s’interrogent sur les modalités de présence de la machine en tant qu’outil représentationnel ou compositionnel des œuvres. La transformation « mécanisée » abordée par Imad Belghit dans « Corps réel et virtuel à l’épreuve de l’intermédialité » a lieu à travers les différentes ressources employées pendant les représentations théâtrales, notamment visuelles. Des pellicules photos aux projections vidéo, la représentation des personnages de l’auteur marocain Driss Ksikes est traversée par une virtualisation de plus en plus importante qui atteint son climax avec l’espace du réseau. L’article souligne comment la reproduction des corps mis en scène témoigne d’une recherche artistique qui tente d’embrasser les codes des médias afin de dénoncer leur emprise sur la perception des corps et, par conséquent, sur la perception du réel. Le spectateur, poussé à se défaire de l’obnubilation médiatique produite par la performance scénique, génère une expérience critique qui l’amène à s’interroger sur les enjeux politiques et sociaux du Maroc du début du XXIe siècle.
7Nadège Langbour, dans « De " l’ordinauteur " à " l’ordilecteur " : la mécanisation de la littérature dans les fictions pour la jeunesse de Christian Grenier », explore la manière dont cet écrivain français matérialise, notamment dans le Cycle du Multimonde, la machinisation de la figure de l’auteur lorsqu’il exploite les ressources des jeux virtuels et de l’Intelligence Artificielle. Dans le sillage du terme L’Ordinatueur inventé par Grenier pour intituler son roman homonyme, Nadege Langbour propose deux nouveaux termes : « l’ordinauteur » et « l’ordilecteur » qui encadrent sa réflexion sur la constitution d’une figure virtuelle de l’auteur et les conséquences que l’œuvre qui en résulte peut avoir dans sa réception par les lecteurs, aussi bien fictionnels que non virtuels. Malgré les progrès de ces entités inventées, on remarque leurs limitations car les A.I. déployées ont encore besoin d’être nourries a minima par les êtres de chair et d’os.
8Enfin, à l’aune de la pensée de Theodor W. Adorno, Thomas Franck cherche à montrer dans « (Dés)intégrer autrui dans l’ordre rationnel » comment chez Sade et Beckett, « certains mécanismes énonciatifs traduis[e]nt formellement des mécanismes sociopolitiques ». L’analyse de la violence mécaniciste intra et extradiégétique présente dans les textes sadiens et beckettiens permet à Thomas Franck de mettre en avant le renversement de la première, exercée d’emblée par le narrateur et subie ensuite par celui qui énonce la narration. Ce renversement dénonce une possibilité plus terrible que la mort avec l’anonymisation et la mécanisation des individus dont il semble aujourd’hui très difficile de s’en débarrasser.
9Nous avons, dans le second volet, les expressions de la mécanisation de la composition littéraire, réalisée aussi bien par les hommes que par les machines elles-mêmes. C’est le cas du texte de Debarshi Arathdar qui met en avant des entités complètement indépendantes générant des textes à l’intention littéraire. Dans « Literature, Narrativity and Composition in the age of Artificial Intelligence », Debarshi Arathdar rappelle d’emblée certains moments clef dans l’histoire des programmes d’A.I. qui se proposent de créer une œuvre poétique ou narrative, pour ensuite interroger les contours de certains objets ayant dépassé le stade du virtuel, comme c’est le cas de The Sunshine Lost Windows et 1 The Road. En examinant respectivement ce recueil de poèmes et ce roman, l’auteur tente de préciser – et par conséquent – de comprendre les caractéristiques d’un ensemble de gestes (de la création à la réception) relatifs aux « œuvres littéraires » nouvelles qui découlent de leur mécanisation et dont l’enjeu est aussi simple que radical. Il s’agit d’accompagner la naissance de ce qu’on pourrait appeler sans doute des OLNI (Œuvres Littéraires Non Identifiées) pour mieux saisir les transformations qu’elles engrangent dans la conception globale qu’un texte précisément « littéraire » peut avoir, qu’il soit produit par une Intelligence Humaine ou par une Intelligence Artificielle.
10À son tour, Sergej Macura décrit en détail la machine littéraire que Calvino put développer avec Il Castello dei destini incrociati. L’auteur examine dans « Plot Structure: The Limitations of Geometry and Symmetry in Calvino's The Castle of Crossed Destinies », les procédés mécaniques utilisés par Calvino à partir des figures du tarot, afin de souligner le projet de l’ouvrage – considéré tantôt comme un roman, tantôt comme une nouvelle ou un recueil de plusieurs histoires – qui concrétise la puissance combinatoire inhérente aux cartes. Plusieurs illustrations décortiquent la trame, ce qui permet de visualiser et de suivre avec clarté les enjeux du parti pris de l’auteur dont la figure devient une « machine à inventions » habitée par les personnages/cartes, transformés en « engrenages » d’un mécanisme littéraire inattendu et cérébral. Quelle valeur donner à cette entreprise qui transforme l’auteur en une sorte d’opérateur et lui enlève une partie de son aura ? Devons-nous adhérer au projet calvinien ou, au contraire, nous mettre en garde face à l’emprise du tout mécanique dans notre existence ? Nous espérons que ces articles permettront d’enrichir le débat sur la question.
Université de Leeds
11Ce numéro sur les Mécanismes littéraires est accompagné par le Dossier Université invitée consacré à l’Université de Leeds, coordonnée par Carola Borys et Francesca del Zoppo. Cinq articles nous invitent à survoler les thèmes de travail des certains centres de recherche de la School of Languages, Cultures and Societies. La richesse et la variété d’approches et des sujets nous promènent de la recherche sur des auteurs canoniques (Centre for Dante Studies) à la recherche la plus en vue actuellement (Leeds Animal Studies Network), en passant par le questionnement de la littérature mondiale (Centre for World Literatures) ou de la traduction (Centre for Translation Studies). Nous remercions nos correspondantes Carola Borys et Francesca del Zoppo pour le travail accompli.
Publications associées
12L’équipe de la revue est heureuse de vous annoncer la réorganisation des collections publiées dans les rubriques Séminaires et Journées d’études, incluses aujourd’hui dans l’onglet Publications associées où l’on accueille les activités scientifiques réalisées au sein du Centre d'Études et de Recherches Comparatistes (CERC-172) de l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 ou organisées en lien étroit avec ses membres.
13Nous profitons pour vous signaler que nous mettrons bientôt en ligne la « seconde saison » du séminaire Hors-la-loi (2019-2020) organisé par deux membres de la revue, Antoine Ducoux et Guillermo Hector, qui prolonge la réflexion sur cette zone marginale de la littérature développée initialement entre 2018 et 2019 à lire sur la revue.
14Enfin, nous vous invitons à suivre l’actualité des activités du Séminaire « Recycler les mots » organisé également par deux membres de la revue, Maeva Boris et Luca Penge. Sur le cahier Hypothèses de « Recycler les mots » (https://recycler.hypotheses.org), vous trouverez le calendrier des prochaines séances que vous pourrez suivre grâce au nouveau « Mécanisme littéraire » des rencontres à distance.
Notes
1 Alain Damasio, La zone du dehors, « IX . Réfléchir, c’est fléchir deux fois », 2007.
2 Alain Damasio, La zone du dehors, « X. Les clameurs », 2007.
3 Alain Damasio, La zone du dehors, « IX . Réfléchir, c’est fléchir deux fois », 2007.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Iván Salinas Escobar, « Editorial », TRANS- [En ligne], 27 | 2021, mis en ligne le 29 décembre 2021, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/6971 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.6971
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page