Navigation – Plan du site

AccueilNuméros14Dossier centralÉditorial

Texte intégral

1En 1999, Claudio Magris ouvrait son essai Utopie et désenchantement par un constat : le temps présent se complaît dans un « pessimisme apocalyptique » nourri par la fin du mythe de la Révolution, entériné par la chute du communisme. S’il est une question qui semble inactuelle, c’est bien celle de l’utopie : alors que les récits apocalyptiques, ou post-apocalyptiques, envahissent les librairies comme les écrans de cinéma – ce dont témoigne le dernier film de Lars von Trier, Melancholia, symptôme, diraient certains, d’un état de l’art contemporain –, la critique littéraire se penche sur les critères définitoires de la « dystopie » ou de la « contre-utopie », notions très en vogue dans les littératures d’anticipation ou de science-fiction.

2La disqualification de l’idée d’utopie, pour partie liée aux expériences totalitaires du xxe siècle, s’accompagne sans conteste d’un tropisme mélancolique qui touche à notre représentation du temps et de l’Histoire : une Histoire qui semble « à l’arrêt », quand elle n’apparaît pas tournée vers la catastrophe passée, dans « une pure et simple réversion du récit moderne de l’émancipation » (Rancière). Pourtant, il est des penseurs de « notre temps » qui portent encore l’idée d’utopie, une utopie pensée sur fond de désastre ou de désenchantement : Walter Benjamin développe l’idée d’un « messianisme sans messie », quand Georges Didi-Huberman travaille sur « la survivance des lucioles », titre de l’un de ses récents essais s’appuyant sur l’œuvre de Pasolini. Pour l’historien d’art, les lucioles symbolisent la fragilité d’un avenir possible que doit prendre en charge l’imagination, inséparable du politique.

3C’est cette survivance de l’imaginaire utopique dans la production artistique contemporaine qu’interrogent les articles de ce dossier. Si le « mythe de la catastrophe » (Lambert Barthélémy) reste omniprésent, en tant qu’interprétant majeur de l’après Deuxième Guerre mondiale, il voit naître à sa marge un réinvestissement, qui est aussi renouvellement, de la notion d’utopie. Certains rédacteurs parlent d’« utopie faible » (Lambert Barthélémy) ou d’« utopie désenchantée » (Adeline Liébert, Sylvain Louet), quand d’autres tentent de penser ensemble mélancolie et imaginaire utopique (Michael Larson, Magdalena Lopez).

4Lambert Barthélémy et Adeline Liébert invitent ainsi à repenser la notion d’utopie à travers la mise en fiction de nouveaux rapports au temps et à l’espace. Lambert Barthélémy s’appuie sur la notion d’«  œuvre environnementale » pour définir les productions d’un grand nombre d’artistes et d’écrivains contemporains face à la crise de la biosphère postindustrielle : analysant les travaux de Robert Smithson, David Nash ou Giuseppe Penone aussi bien que les récits de Mariusz Wilk, Edward Abbey ou Barry Lopez (entre autres), il montre comment l’œuvre environnementale propose un autre usage du monde. A travers « des jeux qualitatifs entre les espaces et les temps », elle participe à une « éducation du regard » qui lui permet de faire naître un sentiment d’appartenance à « la communauté-terre ». Ethique et politique se rejoignent à travers des propositions qui visent à « déconditionner la sensibilité » et ainsi à modifier « de l’intérieur » les cadres perceptifs du lecteur/spectateur. Adeline Liébert met elle aussi l’accent sur l’utopie comme ouverture d’un autre rapport à la temporalité : face à « l’impatience », qui est « le vice le plus récent, moderne au sens infernal du terme » (Walter Benjamin), la rédactrice montre comment les romans L’éternité n’est pas de trop de François Cheng, Sans la miséricorde du Christ de Hector Bianciotti et Une autre mer de Claudio Magris, dessinent la voie de « la patience », utopique » dans la mesure où à la différence de l’attente qui s’attache à un objet », « la patience n’a pas lieu ». Mais de même que l’utopie doit être articulée au désenchantement, la patience trouve sa « correction » dans « la persuasion » comme adéquation au temps présent : c’est au prix de ces tensions contradictoires que « le principe utopique » retrouve de la vigueur au cœur du texte littéraire, seul capable de » déployer ce qui est inconciliable ».

5La question du temps est aussi au cœur de l’article de Sylvain Louet qui explore la figure de la répétition comme révélateur des imaginaires utopiques et dystopiques dans trois fictions américaines. Mais c’est ici la perspective historique qui retiendra notre attention, comme dans les articles de Sergej Macura, Michael Larson ou Magdalena Lopez. Chacune de ces contributions analyse à sa manière le lent cheminement et le travail de deuil nécessaires au renouvellement de l’imaginaire utopique après guerre. Sylvain Louet étudie cette fragile transition à travers l’évolution d’un motif fictionnel : le même jour, ou les mêmes années, se répètent sans fin pour les personnages de la nouvelle de Frederik Pohl, The Tunnel under the World (1954), dans le roman Replay de Ken Grimwood (1986) et dans la comédie sentimentale Groundhog Day (1993) de Harold Ramis. Alors que l’univers de la nouvelle de Frederik Pohl, écrite après-guerre, est clairement dystopique, les personnages, dans Replay et Groundhog Day, en renonçant à changer le cours des choses, redécouvrent « le volume inouï » d’un présent réinséré dans l’Histoire. « L’utopie désenchantée » niche au cœur du présent, un présent qui retrouve sa « densité » d’avoir fait le deuil de l’idéal et de s’ouvrir à l’imprévisibilité de l’avenir. Sergej Macura et Michael Larson prolongent l’analyse des « utopies désenchantées » dans la culture américaine. A travers l’analyse de deux romans de Thomas Pynchon, Vente à la criée du lot 49 et Vineland, Sergej Macura montre comment l’auteur met à bas l’une des plus grandes utopies américaines, celle portée par l’Employment Act de 1946, faisant de la libre entreprise et du plein emploi le symbole du rêve américain. Les romans de Pynchon opposent à l’utopie du texte de loi la vision d’une société aliénée et déshumanisée, à laquelle tentent d’échapper de petits groupes de résistance : ironie et parodie brouillent les frontières dans cette écriture caractéristique du postmodernisme qui ne cesse pourtant de « rêver l’utopie ». C’est à partir d’un groupe de musique, Gorillaz, et de l’univers multimedia qui l’entoure, que Michael Larson analyse pour sa part l’évolution de la notion d’utopie « à la fin de l’ère moderne ». Il décèle trois phases dans la production du groupe, qui suivent l’avènement du nouveau millénaire : après les motifs dominants du déclin et de la fin du monde, le dernier album, intitulé Plastic Beach en référence à la montagne de déchets s’amoncelant dans nos océans, semble renouer avec « un imaginaire utopique » ancré dans « l’univers dystopique du présent ». Le concept de « contamination », développé par Kwame Anthony Appiah, permet d’analyser la spécificité du « projet Gorillaz », une « expérience utopique » aux frontières du réel et du virtuel où les arts et les techniques se mêlent (musique, dessin d’animation, univers multimedia), mais aussi les styles et les influences. Magdalena Lopez revient quant à elle sur l’évènement révolutionnaire comme point de basculement dans la production romanesque cubaine : si la génération née avant 1959 met en fiction la désillusion révolutionnaire, la rédactrice montre comment, depuis les années 1990, des romanciers comme Leonardo Padura, Arturo Arango ou Mylène Fernandez Pintado travaillent à rapprocher utopie et mélancolie, prouvant ainsi que « la désillusion révolutionnaire ne signifie pas nécessairement la fin du désir utopique mais plutôt un changement dans la manière de le concevoir ».

6Le dossier se clôt sur l’article de Laurent Bazin qui explore la question de l’utopie dans la littérature de jeunesse, particulièrement riche en mondes « alternatifs », utopiques ou dystopiques. Laurent Bazin montre comment le roman contemporain pour adolescents, « formidable révélateur des attentes et des représentations de la jeunesse », « loin de charrier un imaginaire simpliste à des fins de divertissement superficiel » constitue » un terrain fertile où se déploient des interrogations d’ordre psychologique, politique et même anthropologique ».

7Le dossier « Université Invitée » est consacré dans ce numéro aux travaux de chercheurs formés dans la très dynamique Université de l’Etat de Pennsylvanie. Nous remercions Sara Armengot, responsable du dossier, pour son active collaboration.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Émilie Lucas-Leclin, « Éditorial »TRANS- [En ligne], 14 | 2012, mis en ligne le 28 juillet 2012, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/692 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.692

Haut de page

Auteur

Émilie Lucas-Leclin

Emilie Lucas-Leclin est agrégée de Lettres Modernes, et ATER en littérature générale et comparée à l’université Sorbonne Nouvelle - Paris 3. Sa thèse de doctorat, soutenue sous la direction de Philippe Daros en décembre 2011, s’intitule "L’ouverture de l’image dans les œuvres de Claude Simon, Peter Handke et Richard Powers". Cofondatrice de la revue TRANS-, elle en est actuellement la rédactrice en chef. Elle est membre de la Société Française de Littérature Générale et Comparée depuis 2005.

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search