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(Dés)intégrer autrui dans l’ordre rationnel. Machinerie, hétéronomie et réification dans les romans de Sade et Beckett

Integrating Subjectivity and Alterity in the Rational Order. Machinery, Heteronomy and Reification in Sade’s and Beckett’s Novels
Integrar y desintegrar la alteridad en el orden racional. Maquinaria, heteronomía y cosificación en las novelas de Sade y Beckett
Thomas Franck

Résumés

Cet article s’attarde sur les lectures que Theodor W. Adorno réalise des œuvres romanesques de Sade et de Beckett et, plus largement, de l’histoire littéraire française du XVIIIe au XXe siècle lue au travers du prisme de la dialectique négative inhérente à sa Théorie critique. La thèse de la Dialektik der Aufklärung d’une rechute de la Raison dans le mythique et l’irrationnel postule que le culte d’une ratio instrumentale et non critique entraîne une barbarie destructrice. Ce processus est le fruit d’un retournement de l’Aufklärung en son envers négatif sous l’action d’une subsomption collective à l’ordre rationnel et à l’hétéronomie politique. Les Noten zür Literatur puis l’Ästhetische Theorie ont porté leur attention sur la tradition française afin de montrer comment certaines formes littéraires gravaient, négativement, dans leur esthétique même les différentes conjonctures de cette Aufklärung. Il est donc question d’interpréter et de prolonger, d’un point de vue rhétorique et énonciatif, les analyses philosophiques d’Adorno à propos des œuvres sadienne et beckettienne – entre lesquelles il existe un retournement dialectique – tout en évaluant l’actualité de sa Théorie critique pour une relecture de l’histoire romanesque de France.

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Texte intégral

Introduction : à propos de deux conjonctures mutilantes

1Theodor W. Adorno a conjointement développé une réflexion sur le rapport entre industrie, technique et culture (Dialektik der Aufklärung, Minima Moralia) et une critique littéraire centrée sur l’expression d’une lutte incessante entre l’hétéronomie machinique de l’industrie culturelle et la subjectivité créatrice prise dans ce processus (Notes sur la littérature). Dans une attention précise et constante pour les œuvres de Sade et de Beckett, le philosophe a tenté de comprendre la manière dont les formes de ces discours traduisaient, dans des conjonctures historiques différentes, ce rapport ambivalent, dialectique et critique au mécanisme industriel en expansion de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle. En un sens, la fascination de Sade pour la rationalité des dispositifs de torture serait l’expression d’une première contradiction profonde : elle serait tantôt la mise en scène d’un usage extrême de la raison instrumentale (devenue mythe dans l’héritage rationaliste des Lumières), tantôt la formulation outrancière, presque cynique et parodique, d’une anti-Aufklärung à l’œuvre. Moins de deux siècles après lui, Beckett prend acte d’une société au sein de laquelle le sujet s’est intégralement incorporé à une totalité sociale fondée sur l’échange réifié des individus, sur une logique machinique indicible qui contraint la plus stricte intimité des corps. L’auteur de Malone meurt, Molloy et L’Innommable opère un retournement dialectique de la rhétorique sadienne, l’innommable devenant l’expression de cette société où règne l’interchangeabilité radicalisée qu’avaient entrevue les pulsions macabres de Sade. Les petites machines, presque artisanales des personnages sadiens deviennent un rouage complexe, mutilant et surplombant l’agencement narratif dans la rhétorique beckettienne.

  • 1 Il reprend et prolonge plusieurs analyses des sections « La Comédie humaine face à l’accumulation p (...)

2L’objectif du présent article est de donner des appuis discursifs, rhétoriques et énonciatifs aux interprétations d’Adorno1. En effet, plusieurs mécanismes formels rendent compte, en discours, des lectures adorniennes : que l’on pense à la logique de la parataxe comme expression de la sérialité machinique chez Beckett ; à l’incessant aller-retour entre les scènes de torture et les dialogues philosophiques chez Sade, suivant une causalité infernale et un recommencement programmé ; ou encore au traitement énonciatif dans lequel est placé le narrateur beckettien, locuteur toujours extérieur à lui-même, luttant pour l’affirmation d’une énonciation impossible, comme toujours asservi par une machinerie discursive qui l’enjoint et le contraint dans chacun de ses gestes. Cette extériorité à soi du locuteur-narrateur beckettien fonctionne comme un retournement de l’aliénation des locuteurs-personnages chez Sade, qui sont toujours pris dans une logique énonciative mécaniste et macabre, orchestratrice de leurs destins. L’approche privilégiée, à la croisée de la Théorie critique et de l’analyse du discours, entend donc mettre au jour une rhétorique machinique qui met en scène des mécanismes énonciatifs traduisant formellement des mécanismes sociopolitiques. La qualification de ces discours littéraires comme « rhétoriques du mécanisme » est une hypothèse à investiguer et à nuancer à l’aune des conjonctures singulières.

3Un article important de Jean-Michel Rabaté délimite une première perspective, dans laquelle nous nous inscrivons, à propos de la relation triangulaire entre Sade, Beckett et Adorno :

  • 2 Jean-Michel Rabaté, « Watt/Sade : Beckett et l’humain à l’envers », in André Topia, Carle Bonafous- (...)

Mon approche s’inscrit dans un contexte théorique plus large qui traverse la relecture critique de Sade opérée par Lacan dans son fameux « Kant avec Sade » et la mise au point préalable d’Adorno et de Horkheimer, qui avant Lacan, avaient établi un parallèle systématique entre Sade et Kant dans leur Dialectique des Lumières. Les premiers, Adorno et Horkheimer avaient tenté de démontrer que Sade prouve par l’absurde l’inhumanité de la loi morale kantienne, et que de plus, il signale la férocité d’une Raison toute puissante qui cache en fait l’appétit sauvage d’une bourgeoisie. La bourgeoisie montante du XVIIIe siècle entend bien conquérir le monde et l’exploiter sans scrupules, et la jouissance sexuelle ne sera qu’une forme exacerbée de la « jouissance » du corps des autres. Le projet de Beckett se situe dans un cadre comparable à celui d’Adorno et d’Horkheimer, et l’on peut souligner une curieuse coïncidence de dates : ils écrivirent leur Dialektik der Aufklärung au moment même où Beckett entamait Watt, et ce dans une situation assez semblable ; d’un côté deux exilés en Californie et de l’autre un rescapé irlandais caché en Provence fuyant la même persécution nazie2.

  • 3 Jean-Michel Rabaté, Beckett and Sade, Cambridge, Cambridge University Press, « Cambridge Elements » (...)
  • 4 Voir à ce propos Éric Marty, Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, Paris, Seuil, «  (...)

4Cette lecture capitale qui met en exergue la « férocité de la Raison toute puissante » justifiant et voilant une idéologie dominatrice propre au système bourgeois qui jouit du corps des autres, a été redéveloppée par Jean-Michel Rabaté dans un ouvrage récent, Beckett and Sade3. Celui-ci montre le rapport effectif de Beckett à l’auteur de Justine et Juliette ainsi que l’ancrage dans une tradition littéraire proche de celle d’Adorno, de Proust à Kafka. En redécouvrant et en déplaçant de façon originale l’œuvre du Marquis de Sade, Beckett et Adorno se situent dans un contexte marqué par une relecture importante du divin Marquis par plusieurs avant-gardes intellectuelles, principalement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale4. Ces relectures critiques insistent constamment sur le rapport à la conjoncture contraignant chacun des corps, qu’il s’agisse de l’exil d’Adorno, de la clandestinité (politique et littéraire) de Beckett ou de l’emprisonnement de Sade. Leurs œuvres portent les traces d’une historicité qui se grave négativement dans une violence et une interrogation des mécanismes économiques, culturels, politiques et des rapports de production propres à un modèle social dévoilé dans sa violence même.

  • 5 Cette lecture est celle d’Adorno et Horkheimer qui, dans la Dialektik der Aufklärung, exagèrent que (...)

5S’il n’est nullement question de reconduire une quelconque lecture moralisatrice à propos des auteurs considérés dont les œuvres mettent en tension des points de vue de personnages et d’énonciateurs tiers en décalage voire en opposition avec leurs supposées intentions, il est par contre nécessaire de prendre en considération les conjonctures de production des œuvres, dans un héritage du geste d’Adorno. Sade a, pour sa part, connu l’Ancien Régime et son puritanisme, tout comme la Révolution et l’Empire avec leurs violences et contre-violences sociales. Enfermés par tous les pouvoirs, l’auteur comme son œuvre portent les marques de cette incarcération et de cette conjoncture définie comme un continuum de violence. L’intense frénésie et l’infernale mécanicité dans lesquelles les personnages comme les instances énonciatives (narrateurs et narrataires) sont pris traduisent, en discours, une violence politique profonde mais aussi, par la volonté de s’en extraire, une forme radicalisée de contre-pensée hypercritique. La visée pragmatique et performative de cette radicalité sadienne est une mise à mal intégrale des codes sociaux et moraux, à la limite du retournement de cette critique rationaliste théorisée par Kant et sa philosophie transcendantale au moins depuis 17815. Pour sa part, Beckett met sur pied une œuvre romanesque au lendemain de la parfaite expression d’une anti-Aufklärung qui rompt avec tout l’héritage révolutionnaire républicain. L’expérience concentrationnaire marque, selon Adorno, un nouveau retournement de la raison contre elle-même, une expression barbarisée du calcul et de la maîtrise froide de soi donnant lieu à une soumission intégrale au nom d’un impératif moral devenu légalisme infernal. La rhétorique beckettienne du début des années 1950, extrêmement différente de celle de Sade, vient en quelque sorte répondre par un retournement dialectique à la violence outrancière de Sade dont les personnages répondent à une rationalité froide et orchestratrice pouvant être perçue comme excessive, comme ostensiblement exacerbée. La violence beckettienne n’est plus outrancière ni excessive, elle est la trace d’une expérience historique qu’elle grave négativement dans sa dimension innommable. L’innommable beckettien n’est nullement un indicible mais une écriture portant en son sein toutes les mutilations qui la traversent, comme un envers négatif de toute cette tradition romanesque désintégrée par le nazisme. À nouveau, il s’agit de comprendre le continuum de violence à l’œuvre dans une société où l’intégration et l’exploitation capitalistes cèdent le pas à une désintégration fasciste des sujets dans la machinerie politique.

  • 6 Voir à ce propos Léa Veinstein (dir.), Les Philosophes lisent Kafka, in Les Cahiers philosophiques (...)

6L’originalité de l’œuvre beckettienne réside dans le caractère non explicite d’une conjoncture historique qui se grave négativement dans la forme même de son œuvre romanesque. En effet, les thématiques ne s’agencent pas directement autour d’une inféodation des corps aux machines industrielles, totalitaires, concentrationnaires. C’est davantage l’expression langagière elle-même qui est marquée du sceau de l’individuation impossible. Contrainte par une ère exploitant la moindre parcelle de subjectivité, le plus petit interstice de vie organique, toute subjectivité se voit intégrée dans un appareillage, un outillage social et économique qui devient, sous la barbarie totalitaire, projet politique. L’interchangeabilité de l’homme-machine dans l’usine se radicalise en une mise à mort de l’homme par la machine sous le fascisme. Comme en réponse à une œuvre telle que Dans la colonie pénitentiaire de Kafka – qu’Adorno a bien connue (voir ses analyses dans Prismes) grâce, notamment, à Benjamin et qui est selon lui l’expression de la négation critique du sujet mettant à distance une réalité qu’il retranscrit dans sa barbarie6 –, les romans de Beckett sont une radicalisation de cette écriture de la négation. Il s’agit de la négation du machinisme retranscrit comme désintégration du sujet, la négation d’une conjoncture historique, la négation encore de chaque mécanisme d’exploitation dans une société définie comme totalitaire, c’est-à-dire comme une soumission de chaque particularité individuelle à la totalité de l’ordre rationnel.

7Afin de bien comprendre les singularités, les convergences et les contradictions dialectiques à l’œuvre, de la rhétorique sadienne à la rhétorique beckettienne, nous fonctionnerons en trois temps : le premier est consacré à la violence intradiégétique du romanesque sadien, le deuxième à la violence extradiégétique du romanesque beckettien et le troisième à un dépassement de cette opposition visant à comprendre la violence narrative à l’œuvre dans la tradition romanesque analysée par la Théorie critique adornienne. L’hypothèse de travail est la suivante : tandis que l’orchestration de la violence se réalise chez Sade sous le regard orchestrateur du narrateur défini comme l’origine même des conditions de possibilité des scènes barbares, le traitement narratif et énonciatif de la violence chez Beckett se développe à un niveau extérieur à la diégèse. Le narrateur beckettien se voit lui-même pris dans une violence qui le prive des conditions d’une parole autonome et libérée. La barbarie s’applique alors au discours romanesque déconstruit, bousculé et désintégré par un ensemble de structures hétéronomes, à l’action du sujet pris dans un délitement de sa personne (idéologie, état, morale, langage, etc.). Ce renversement rhétorique exprimerait, suivant une actualisation discursive des lectures adorniennes, le retournement dialectique à l’œuvre entre ratio instrumentale et mythe destructeur. Redéfinies comme rhétoriques du machinisme dans toute leur singularité, les œuvres de Sade et de Beckett gagnent à être pensées conjointement afin de mettre en lumière l’actualité de la critique littéraire adornienne.

Violence intradiégétique : les instruments de tortures sadiens, un mécanisme immaîtrisable

8La dialectique propre à la violence narrative de l’œuvre de Sade trouve son origine, selon la Dialektik der Aufklärung d’Adorno et Horkheimer, dans la dialectique inhérente aux Lumières et, plus précisément, dans le rapport ambivalent au libertinage des XVIIe et XVIIIe siècles : libération du libertin par rapport aux codes moraux dogmatiques et utilisation intéressée et cynique d’autrui pour assouvir ses pulsions. Plaçant côte à côte Kant, Laclos et Sade, Adorno et Horkheimer mettent en lumière la dialectique à l’œuvre dans la violence sadienne, celle d’un retournement de la raison instrumentale contre elle-même, en même temps que le rapport de cette violence à la libido. Les deux philosophes reprennent les thèses freudiennes relatives au lien entre libido non sublimée et libido régressive :

  • 7 Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, La Dialectique de la raison. Fragments philosophiques, [1947], P (...)

Les comportements préhistoriques que la civilisation a déclarés tabous, transformés en comportements destructifs stigmatisés comme bestialité, avaient continué à mener une existence souterraine. Juliette ne les pratique plus comme des comportements naturels, mais comme des interdits. Elle compense leur condamnation, non fondée comme tous les jugements de valeur, au moyen d’un jugement de valeur opposé. Si ce faisant, elle répète les réactions primitives, ses actions ne sont pas primitives, mais bestiales. En termes psychologiques, Juliette n’incarne ni une libido non sublimée, ni une libido régressive, mais la jouissance intellectuelle de la régression, l’amor intellectualis diaboli, le plaisir de détruire la civilisation avec ses propres armes : c’est ce que fait la Merteuil dans Les Liaisons dangereuses. Juliette aime le système et la cohérence et se sert parfaitement de l’organe du penser rationnel. En ce qui concerne la maîtrise de soi, ses méthodes se situent parfois par rapport à celle de Kant comme l’application particulière par rapport à son principe de base. « La vertu, dit Kant, dans la mesure où elle se fonde sur la liberté intérieure, contient également pour les hommes un précepte affirmatif qui est de soumettre toutes les facultés et inclinations à son pouvoir [celui de la raison], et, par conséquent, à la maîtrise de soi qui l’emporte sur le commandement interdisant de se laisser dominer par ses sentiments et inclinations [le devoir de l’apathie] : car si la raison ne prend pas les rênes du gouvernement, les émotions et inclinations domineront l’homme » 7.

  • 8 Karin Adler, « Juliette et la dialectique de la raison chez Horkheimer et Adorno », in Psychanalyse(...)

9La soumission de ses instincts et désirs à une raison ainsi que la maîtrise de soi au nom d’une gouvernementalité supérieure expriment l’idée adornienne du caractère non réflexif des actes produits de façon automatisée dans une société régie par l’échange, le calcul et le machinisme stéréotypé à large échelle. Comme l’a par ailleurs montré Karin Adler dans « Juliette et la dialectique de la raison chez Horkheimer et Adorno », la mise en relation de Kant et de Sade permet de penser le retournement de la raison contre elle-même en une ratio instrumentale, maîtrisée, gouvernée : « Ce qui était initialement pensé comme un moyen de s’autoconserver et d’améliorer les conditions de vie se retourne contre le sujet et devient une fin en soi8 ». C’est véritablement le mouvement qu’opère Juliette, qui « détrui[t] la civilisation avec ses propres armes ». Comme le relèvent, justement, Adorno et Horkheimer, cette rationalité est également exploitée par la Marquise de Merteuil (plus encore que le Vicomte de Valmont qui lui sert de médiateur) dans Les Liaisons dangereuses. Les planifications et les manipulations que celle-ci réalise de concert avec le Vicomte de Valmont pour se venger du Comte de Gercourt et, partant, pervertir la jeune Cécile de Volanges sont une forme de lutte calculée contre une morale sociale. L’importante lettre X illustre parfaitement ce calcul et cette fascination pour un ordre asservissant autrui comme moyen pratique, comme simple rouage d’une organisation :

  • 9 Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 2006, (...)

Pour moi, je l’avoue, une des choses qui me flattent le plus est une attaque vive et bien faite, où tout se succède avec ordre, quoique avec rapidité, qui ne nous met jamais dans ce pénible embarras de réparer nous-mêmes une gaucherie dont, au contraire, nous aurions dû profiter ; qui sait garder l’air de la violence jusque dans les choses que nous accordons et flatter avec adresse nos deux passions favorites : la gloire de la défense et le plaisir de la défaite9.

10Le libertinage, s’il est bien au fondement des Lumières comme libération morale et politique, n’en est pas moins un potentiel calcul intéressé visant l’autoréalisation de soi du sujet, qui peut potentiellement concevoir autrui comme réalisation de ses propres fins suivant une logique cynique. L’exploitation d’une rationalité froide vise à mettre à mal les codes de cette morale en fondant le libertinage sur les bases d’une jouissance de destruction organisée, ce « plaisir de la défaite ». Le libertinage est à la fois une libération et un potentiel asservissement d’autrui. À nouveau, comme pour la philosophie kantienne, il ne faut pas voir chez Adorno une dénonciation en soi des libertins dont le rationalisme critique converge à plus d’un titre avec la Théorie critique francfortoise, mais plutôt une dénonciation des risques d’un déplacement et d’une réappropriation mal comprise de cette froideur cynique.

11Un long extrait de Juliette met en lumière, sur le plan rhétorique, la remarque précédente de la Dialektik der Aufklärung. Cet extrait se situe dans la deuxième partie du roman et expose la malignité de Saint-Fond – personnage qui agit comme Juliette en grand amateur des « systèmes de cohérence » et qui est un bel exemple de la « maîtrise de soi ». Saint-Fond utilise la roue inventée par Delcour, une « infernale machine » mêlant la rationalisation de l’invention mécanique et la jouissance face à la souffrance des sujets sacrifiés. Cet extrait met en effet en relation, d’une part, « une exécrable chimère », un crime résultant d’un « feu dévorant » et d’un plaisir démoniaque, et, d’autre part, un « délicieux calcul » :

Saint-Fond ne voulut pas procéder aux grandes expéditions avant que l’autre couple n’eût paru ; on attacha celui-ci ; l’autre vint ; Delnos et Félicité éprouvèrent les mêmes traitements, à l’exception que les choses furent prises en sens inverse, et qu’au lieu de persuader à l’amant de quitter sa maîtresse, sous les plus terribles menaces, ce fut à la maîtresse (mais avec aussi peu de fruit) que l’on persuada de quitter l’amant. Félicité était une fort jolie fille de vingt ans, un peu moins blanche que sa sœur, mais des formes aussi agréables, et les yeux les plus expressifs ; elle montra plus d’énergie que sa sœur ; et Delnos, beaucoup moins que Dormon. Cependant, notre anthropophage, venant d’enculer cette seconde fille, perdit son foutre malgré lui dans le beau cul de Delnos, pendant qu’il martyrisait les charmants tétons de Félicité. Tranquillement assis maintenant entre Clairwil qui le socratisait, et moi qui le branlais, en face des deux couples attachés sous ses yeux, il nous consultait sur le sort des victimes.

12« Je suis le bourreau de toute cette famille, nous disait-il en se branlant, trois ont perdu la tête ici, j’en ai fait tuer deux dans leur campagne, j’en ai fait empoisonner un à la Bastille, et j’espère ne pas manquer ces quatre-ci ; je ne connais rien de délicieux comme ce calcul. Tibère, dit-on, s’y livrait tous les soirs ; le crime ne serait rien sans ses doux souvenirs. Ô Clairwil ! où nous entraînent les passions ! Dis, mon ange, aurais-tu la tête assez calme… aurais-tu, par hasard assez déchargé, pour me faire, sur cela, quelques beaux discours ? – Non, foutre, non, non, sacredieu, répondit Clairwill, rouge comme une bacchante, j’ai plus envie d’agir que de parler ; un feu dévorant coule dans mes veines, il me faut des horreurs, je suis hors de moi… – Commettre infiniment d’atrocités est assurément mon avis, dit Saint-Fond ; ces deux couples m’excitent ; il est inouï les tourments que je leur souhaite et que je voudrais leur voir endurer… » Et les malheureux entendaient tout ce que nous disions ; ils nous voyaient comploter contre eux… et ils ne mouraient pas.

  • 10 Donatien Alphonse François de Sade, Histoire de Juliette, in Œuvres, Volume III, Paris, Gallimard, (...)

La fatale roue inventée par Delcour était sous nos regards : Saint-Fond la considérait méchamment, et l’idée d’y placer quelques victimes élança bientôt son vit vers le ciel : alors le scélérat, après avoir expliqué bien haut les propriétés de cette infernale machine, dit qu’il fallait que les deux femmes tirassent au sort pour savoir qui d’entre elles y serait attachée. […] Mais Saint-Fond dit qu’il ne voulait aucune préférence ; que l’honneur de périr le premier, et par un tel supplice, en était une assez grande, et qu’il n’en fallait point d’autres : des billets s’écrivent ; les jeunes gens tirent ; Dormon a le billet noir. « Il y a longtemps que le Ciel accomplit tous mes vœux, dit Clairwil ; je n’ai jamais conçu de crime, que cette exécrable chimère, que vous nommez l’Être suprême, ne l’ait favorisé sur l’heure […] »10.

13La comparaison entre le délice et le calcul du nombre de victimes mêle par une forme d’hypallage l’assouvissement des pulsions sexuelles et le constat macabre de l’anthropophage. La frénésie irrationnelle dans laquelle se trouve celui-ci, qui « perd son foutre malgré lui », se double d’une remarquable froideur lorsqu’il est question de décider du sort des victimes durant l’acte sexuel. Cette interpénétration de la sexualité et de la barbarie tend à conférer au rituel une dimension sacrificielle mystique. Cette interprétation est soutenue par plusieurs éléments dont l’analogie entre l’érection et le mouvement « vers le ciel », la fascination provoquée par l’« infernale machine », « l’honneur » que provoque le fait de périr en premier ou encore l’usage du terme « martyrisait ». À cette imbrication fatale vient s’ajouter l’idée d’un hasard hétéronome au bon vouloir des bourreaux qui semblent répondre à des injonctions supérieures, aux impératifs du « Ciel ». L’usage au présent de l’indicatif d’un verbe pronominal pour le tirage au sort, ainsi que la succession de parataxes par asyndète, matérialisant l’idée d’une fatalité logique et immaîtrisable – « des billets s’écrivent ; les jeunes gens tirent ; Dormon a le billet noir » – attestent cette interprétation. Cette idée d’un ordre supérieur à l’origine du sacrifice humain se voit renforcée par le discours direct sans introduction du point de vue qui suit cette structure paratactique : « Il y a longtemps que le Ciel accomplit tous mes vœux ». Et « cette exécrable chimère » sert, dans le discours de Clairwil, « rouge comme une bacchante », à la justification de son crime. La rationalité est d’autant plus froide, rigoureusement rationaliste que « l’Être suprême » est dénoncé comme une mystification, comme cette exécrable chimère paradoxalement invoquée comme justification venue du Ciel, dans une forme de mysticisme athée. Ce mysticisme athée, hétéronome et calculateur correspond typiquement au rationalisme irrationaliste analysé par Adorno à propos du retournement de la raison en mythe dans la barbarie totalitaire.

  • 11 Slavoj Zizek, Ils ne savent pas ce qu’ils font, Paris, Presses Universitaires de France, « Perspect (...)

14L’extrait expose en outre un jeu de regards qui fonctionne, c’est là une interprétation courante du romanesque sadien, comme autant de miroirs placés entre les victimes et les bourreaux ainsi qu’entre ceux-ci et le narrataire : « La fatale roue […] était sous nos regards ». Cette assertion fonctionne en effet, à la fois pour les bourreaux et pour les victimes, mais aussi et surtout pour le narrataire qui se voit associé à une scène à laquelle il participe, faisant de lui, par son voyeurisme, un complice de la rationalité inhérente à la violence romanesque. Les victimes, en raison de l’absence totale de point de vue énonciatif propre, sont tout autant spectatrices passives des projets de leurs bourreaux que le narrataire. La narration fait de ce dernier une forme de bourreau déjà victime ou de victime déjà bourreau. Ce renversement nuance l’assertion de Slavoj Zizek selon qui l’interprétation adornienne-horkheimerienne suggère que « la victime sadique se trouve dans la position de l’objet du sujet-bourreau »11. Si la victime se voit bien entendu placée sous le regard réifiant du bourreau-narrataire, celui-ci n’en devient pas moins à son tour une objectivité au service d’une logique qui le dépasse et lui ôte toute force de résistance subjective. Le bourreau sadien est lui-même pris dans une logique énonciative qui tend à aliéner tout point de vue à un impératif supérieur inhérent à la rationalité de la violence romanesque ; c’est là toute la violence incontrôlable et angoissante de cette esthétique à laquelle le narrataire participe tout autant que le narrateur.

  • 12 Cette structure est encore plus perceptible dans La Philosophie dans le boudoir.

15La réponse de Clairwil à la sollicitation de Saint-Fond trouve en outre un écho dans la critique de la raison pratique et dans la soumission à une injonction à l’action aux dépens de tout discours et de toute réflexion lucide : « Non, foutre, non, non, sacredieu, répondit Clairwil, rouge comme une bacchante, j’ai plus envie d’agir que de parler ; un feu dévorant coule dans mes veines, il me faut des horreurs, je suis hors de moi… ». Cet état d’emportement frénétique quasi mystique répond à un renversement de la raison (prétendument exempte de pulsions émotives) en une rationalité incontrôlable et mécaniste, à l’instar du projet machinique des deux bourreaux. Ce qui met Clairwil hors de lui c’est la fascination pour cette torture organisée, c’est la planification d’une mort annoncée et mise en scène dans ses plus stricts détails et grâce à un mécanisme ingénument construit à cette fin. Tout comme la roue infernale et les innombrables constructions macabres, l’œuvre de Sade est rigoureusement construite suivant une structure binaire, répétitive et systématique : aux scènes de violence sexuelle succèdent d’intenses réflexions relatives à la morale et à sa déconstruction, auxquelles succèdent de nouvelles scènes érotiques-sadiques, suivant un éternel recommencement d’une structure figée où s’entrecroisent constamment Eros/Thanatos et Logos12. Précisons enfin que la phrase « Et ils ne mouraient pas » illustre, par l’implicite contenu dans la formulation d’une réalité sordide, l’idée adornienne selon laquelle il existe dans la société rationalisée quelque chose de pire encore que la mort, à savoir le spectacle pour le sujet de sa lente dégradation, de son propre anéantissement sous le regard d’autrui :

  • 13 Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot et Rivages, 2003, p. (...)

La liberté s’est concentrée en négativité pure et ce qu’on appelait à la fin du siècle « mourir en beauté » s’est limité au souhait d’abréger l’avilissement infini de l’existence ainsi que la douleur infinie de l’agonie, dans un monde où depuis longtemps il y a bien pire à craindre que la mort13.

Violence extradiégétique : le romanesque beckettien, ce « monde où depuis longtemps il y a bien pire à craindre que la mort »

  • 14 Voir Thomas Franck, Lecture phénoménologique du discours romanesque. Rhétorique du corps dans le ro (...)

16Le Nouveau Roman a développé une critique acerbe du sujet individuel conçu comme fondement de l’idéologie bourgeoise, convergeant à plus d’un titre avec les lectures d’Adorno et de Horkheimer à propos de la définition capitaliste de l’individu comme catégorie abstraite, comme fonction d’une totalité sociale qui intègre chaque sujet dans sa logique d’exploitation par l’échange marchand. Cette idéologie de l’individu abstrait, isolé et interchangeable voile la réalité d’une répression des individualités selon Adorno et correspond à la critique néo-romanesque de l’humanisme bourgeois, devenu lui aussi une idéologie voilant la réalité d’une répression de l’humanité. Dans le giron des textes théoriques néo romanesques, dont L’Ère du soupçon de Nathalie Sarraute, « Littérature objective » de Roland Barthes et Pour un nouveau roman d’Alain Robbe-Grillet, nous avons à plusieurs reprises interprété les corps beckettiens comme l’expression de ces subjectivités prises dans un processus de réification et de décomposition sous l’action d’une hétéronomie destructrice14. Ce processus coercitif et destructeur donne lieu à des mouvements saccadés, stéréotypés, voire impossibles. L’inertie et le figement caractérisent bien ces corps intégrés à une structure globale hétéronome, à un ordre supérieur que la narration retranscrit par les doutes et les interrogations du sujet qui n’est plus du tout maître de ses actions, qui s’observe bougeant par des spasmes et des convulsions. L’utilisation des verbes pronominaux pour qualifier les gestes du corps subjectif, les conditionnels et le laconisme des parataxes matérialisent cette totale soumission de l’être à son extériorité :

  • 15 Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1953, p. 78.

Je me taxe d’inertie, et cependant je me meus, me mouvais tout au moins, aurais-je manqué le coche ? Voyons la tête. On dirait que quelque chose y bouge, de loin en loin. Il n’y a donc pas à désespérer d’une congestion cérébrale. Quoi encore ? Les organes de digestion et d’évacuation, quoique paresseux, s’agitent par moments, témoin les soins dont je suis l’objet. C’est encourageant. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir15.

  • 16 Voir à ce propos Olga Bernal, Alain Robbe-Grillet, le roman de l’absence, Paris, Gallimard, 1964.

17La réification des corps chez Beckett (« inertie », « congestion cérébrale », « paresseux ») n’est dès lors plus le résultat d’une fascination phénoménologique pour l’être-là comme elle pouvait l’être chez Robbe-Grillet16, mais le fruit d’une disparition de l’autonomie subjective des corps sous l’action mutilante de l’hétéronomie constitutive d’une historicité, où la violence politique s’est couplée à une acceptation de l’ordre social. Dans une continuation du geste destructeur à l’endroit de l’individu, geste notamment bien perceptible dans le titre du roman de Sarraute Portrait d’un inconnu, Beckett met en scène cette destruction jusque dans la parole narrative exposant l’aliénation d’une instance qui avait jusqu’alors tous les droits démiurgiques. Agissant tel un automate (à l’instar des membres aliénés par la technique et divisés, séparés, comme l’enjoignent le travail industriel, la bureaucratie rationalisée ou le camp organisé), l’organisme dans L’Innommable de Beckett vit par soubresauts, par secousses épileptiques, par mouvements de survie et non de vie. La violence à l’œuvre dans le roman beckettien est encore accentuée par l’impossibilité de déceler la réelle origine de l’hétéronomie politique, comme les personnages sadiens ne parvenaient pas à déceler l’origine exacte de leur bourreau, de leur oppresseur intradiégétique. Le roman tout entier devient alors chez Beckett un corps en décomposition au sein duquel le narrateur lui-même ne peut assister que passivement à cette lente dégradation. Extérieur à lui-même, il est la réalisation de l’observation qu’un individu fait de sa disparition, à l’instar des personnages sadiens figés sur cette roue infernale.

18Certes les corps sont mutilés par un rapport d’extériorité avec le monde, mais cette extériorité dont le sujet a conscience sans pouvoir l’identifier n’est pas nommée et l’oblige à agir dans un rapport d’extériorité à soi. Cette rhétorique de la mutilation et de l’hétéronomie chez Beckett permet d’exprimer l’aliénation des consciences, qui fonde la réification des corps et des relations sociales. De l’enfance à la mort, l’existence n’est faite que de mutilation, de soumission à un ordre des choses, de contrainte du corps dans sa plus pure spontanéité. C’est ce que décrit la rhétorique de la parataxe dans Malone meurt, expression de la dimension saccadée et saccagée des corps. La double injonction paradoxale au jeu (inventer) et au sérieux (vivre) est une injonction intériorisée par le sujet, en même temps qu’elle est refoulée comme des principes de plaisir et de réalité contradictoires. Ce processus s’étend jusqu’à l’anéantissement du sujet :

  • 17 Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Les Éditions de Minuit, « Double », 1951, p. 33-35.

Vivre et inventer. J’ai essayé. J’ai dû essayer. Inventer. Ce n’est pas le mot. Vivre non plus. Ça ne fait rien. J’ai essayé. Pendant qu’en moi allait et venait le grand fauve du sérieux, rageant, rugissant, me lacérant. J’ai fait ça. Tout seul aussi, bien caché, j’ai fait le fat, tout seul, pendant des heures, immobile, souvent debout, dans une attitude d’ensorcelé, en gémissant. C’est ça, gémis. Je n’ai pas su jouer. Je tournais, battais des mains, courais, criais, me voyais perdre, me voyais gagner, exultant, souffrant. Puis soudain je me jetais sur les instruments du jeu, s’il y en avait, pour les détruire, ou sur un enfant, pour changer son bonheur en hurlement, ou je fuyais, je courais vite me cacher. Ils me poursuivaient les grands, les justes, me rattrapaient, me battaient, me faisaient entrer dans la ronde, dans la partie, dans la joie. C’est que j’étais déjà en proie au sérieux. […] Me montrer maintenant, à la veille de disparaître, en même temps que l’étranger, grâce à la même grâce, voilà qui ne serait pas dépourvu de piquant. Puis vivre, le temps de sentir, derrière mes yeux fermés, se fermer d’autres yeux. Quelle fin17.

19La mise en lumière de l’impossibilité d’une affirmation de soi détachée de l’extériorité matérielle, au sens de ce qui est extérieur à l’individu et de ce qui le constitue en tant qu’institution hétéronome – le sérieux, le langage, l’autre, le monde des objets, les techniques, les normes, les mystifications idéologiques, la raison – produit une volonté de mise à distance, de réfutation de cette extériorité. Or le caractère innommable de cette extériorité empêche le sujet de s’en libérer. Pris dans une série de déchirements de sa subjectivité et de mutilations de son expérience authentique, le corps prend acte de l’extériorité (non clairement définie car difficilement identifiée) qui le détermine pour tenter de la retranscrire et de la mettre en mouvement. En raison de l’invisibilité de la structure hétéronome aliénante et de son caractère innommable quasi kafkaïen, l’individu est contraint d’évoluer dans un va-et-vient permanent entre le silence et la parole, entre la vie et la mort, entre la résignation et le soulèvement, entre l’essai et l’erreur. Aucune causalité logique ni aucun traitement énonciatif (si ce n’est cynique) ne sont posés entre les termes juxtaposés « exultant » et « souffrant » ou entre les formules « me battaient », « me faisaient entrer dans la ronde » et « dans la joie ». Si l’on ne peut déceler aucune causalité logique dans le romanesque beckettien, il existe bien une causalité infernale et mécaniste qui agit, de l’extérieur de la diégèse, sur les narrateurs et les personnages. Ceci radicalise en un sens la causalité diégétique du romanesque sadien qui, dans une dualité déjà analysée, celle à l’œuvre entre les scènes pornographiques-violentes et les scènes de raisonnement dialogué, aliène les personnages à leur bourreau. L’innommable serait, en quelque sorte, la traduction rhétorico-philosophique de cette dialectique propre à la parole bruyante et dérangeante par son silence, à l’affirmation par négation, et à la libération dans l’aliénation. Ces oppositions dialectiques s’affirment négativement dans deux œuvres non romanesques respectivement parues en 1956 et en 1957, Actes sans paroles et Fin de partie, toutes deux étudiées par Adorno dans les Notes sur la littérature.

  • 18 Theodor W. Adorno, « Pour comprendre Fin de partie », in Notes sur la littérature, Paris, Flammario (...)
  • 19 Ibid., p. 203.

20Dans « Pour comprendre Fin de partie », Adorno relève le rapprochement possible entre les rhétoriques beckettienne et existentialiste pour en pointer les différences fondamentales. Le philosophe insiste sur la rupture avec toute intention, avec tout « être-là isolé » et avec toute forme de rationalité prédéterminée au profit d’une absurdité rendant l’œuvre incompréhensible par la seule « médiation philosophique ». L’expression d’une « matérialité de la pensée »18 au sein du Nouveau Roman lui permet de mettre en œuvre une critique immanente des formes instituées. L’esprit devient alors un « reliquat chimérique du monde de l’expérience », une expression de la dégradation, du dégoût et de la négativité : « rien ne va plus : tel est le canon qui arrache au royaume des ombres de la méthodologie un thème de la préhistoire de l’existentialisme, la destruction universelle du monde de Husserl »19. Cette destruction s’inscrit également dans une destruction plus profonde initiée par Sade, celle du rationalisme subjectiviste des XVIIe et XVIIIe siècles, de Descartes à Kant. Dans le même temps, en se distanciant nettement des lectures existentialistes et phénoménologiques, l’œuvre de Beckett se défie de toute thèse, de toute critique explicite et de toute condamnation morale. La critique ne peut se réaliser que de manière immanente aux formes mêmes de l’œuvre. Adorno insiste en ce sens sur l’historicité qui définit les formes artistiques et leur critique au sein du Nouveau Roman. L’œuvre beckettienne doit nécessairement être comprise comme le développement d’un moment historique, à savoir comme « l’expérience […] de ce déchet de l’industrie culturelle » et de la Seconde Guerre mondiale : 

  • 20 Ibid., p. 205.

Après la Seconde Guerre mondiale tout est détruit, même la culture ressuscitée, et ne le sait pas ; l’humanité continue à végéter en rampant, après des événements auxquels les survivants eux-mêmes ne peuvent survivre à proprement parler, sur un tas de décombres qui est devenu même incapable de prendre conscience de sa propre ruine20.

21Si cet essai des Notes sur la littérature analyse principalement l’œuvre dramaturgique de Beckett, il n’occulte néanmoins pas la force critique des romans qui sont eux aussi l’expression du caractère innommable de la société contemporaine. On retrouve la violence des images propre à la rhétorique adornienne de la ruine aux décombres en passant par l’image d’une humanité qui végète.

22Ainsi, dans Molloy (1951), dans Malone meurt (1951) et dans L’Innommable (1953), les corps, déchirés de toutes parts, tentent de s’affirmer contre le pouvoir de coercition, dans un écart par rapport à soi et au monde. Beckett use tout au long de son roman du registre de la giration – « girations », « tourner », « boucler le tour du monde », « tourner encore », « par ricochet », « On s’occupera de la mise en circonvolution plus tard », « sortir franchement de son orbite », etc. Le corps émerge grâce à son propre mouvement de négation. Cependant, ce mouvement est stoppé, du moins rendu impossible, par la domination absolue de la nature et de l’homme par l’homme, par l’économie même du roman, devenu un canevas pesant, dominant, contraignant. Le sujet n’y a plus aucune place. La nature et l’homme sont pris comme objets dominés, aliénés et réifiés par une hétéronomie politique et historique indicible, rendue transparente par l’idéologie, difficilement dévoilée par un roman en profonde crise. Beckett tente en quelque sorte, en vain, de relancer la dialectique historique figée en domination, en cette seconde moitié de XXe siècle.

23Deux courtes pièces de Beckett sont intéressantes à interroger en regard du motif de la giration, de l’immobilité et de l’hétéronomie contraignant les corps : il s’agit de La dernière bande (1959) et de Comédie (1972). Toutes deux mettent en scène des personnages dont la parole n’est absolument pas évidente et dont les mouvements sont contraints : d’une part un vieil homme à la marche laborieuse, de l’autre trois visages émergeant d’une jarre. Les flux de parole émergeant de ces êtres sont profondément saccadés, comme empêchés par un ordre extérieur, à l’instar des mouvements du corps. La dernière bande radicalise et montre l’autorité de la machine sur le corps, le magnétophone venant littéralement couper la parole du seul sujet présent sur scène. Une opposition s’établit alors entre le mouvement circulaire des bandes et l’immobilité du corps qui ne parvient pas à s’extraire de cette situation, tout comme les corps prisonniers des tonneaux dans Comédie. Le recommencement incessant des voix et la causalité inexplicable qui les lie rappellent le recommencement sadien et l’alternance de scènes pornographiques et philosophiques. À nouveau, le plan énonciatif sur lequel cette causalité s’exprime est différent : la cause et l’origine de la litanie répétée et saccadée des voix sont extérieures à la diégèse chez Beckett, elles englobent tant les personnages que les narrateurs (dans les romans) ; l’alternance des scènes est interne à la diégèse chez Sade, selon une orchestration narrative parcourue par un voyeurisme et une fascination macabre, celle de l’ogre-narrateur.

  • 21 Ibid., cité et traduit in Stefan Müller-Doohm, Adorno. Une biographie, traduit de l’allemand par Be (...)
  • 22 Thomas Franck, Adorno en France. La constellation « Arguments » comme dialogue critique, op. cit.

24Dans la continuité de l’importance qu’attribue Adorno au geste chez Franz Kafka et au style de Friedrich Hölderlin, l’œuvre de Beckett correspondrait à cette littérature au sein de laquelle les conditions historiques – l’aliénation du sujet à l’hétéronomie politique – se gravent négativement dans les représentations esthétiques, notamment par l’usage de la parataxe comme expression de la mutilation et de la répétition aliénée. Dans ses Notes sur la littérature consacrées à Beckett, Adorno considère que « présenter sans protester la régression universelle, c’est protester contre un état du monde qui obéit à la loi de la régression avec tant de servilité qu’elle ne dispose plus à proprement parler d’aucun concept qui puisse lui être opposé »21. Contre la littérature engagée des bons sentiments qui ne rompt pas radicalement avec l’esthétique bourgeoise, le roman beckettien met en œuvre une écriture de l’homme en train de se dissoudre sous l’action réifiante et aliénante des structures sociales communes du monde industriel et des variantes fascistes – rationalisation irrationnelle des modes de production et de coercition, bureaucratisation des vies dans les sphères publiques et privées, rapports d’hétéronomie au pouvoir et aux institutions, consommation d’objets culturels fétichisés, fausse conscience entretenue dans une apparence formelle de liberté. L’œuvre de Beckett correspond en ce sens à une expérimentation formelle de la disparition des expériences authentiques des corps dans la catastrophe de la société moderne fondée sur un fonctionnement machinique, sur des mécanismes saccadés, stéréotypés – nous avons analysé la métaphore de la machine dans la rhétorique marxiste des décennies 1950-1960 dans Adorno en France22. L’œuvre de Beckett déplace l’interprétation phénoménologique des romans existentialistes ainsi que celle de l’objectalité sensible robbe-grilletienne vers une critique immanente des structures matérielles. Adorno a bien relevé dans plusieurs essais de ses Notes sur la littérature en quoi le « nouveau roman » (la formule est mentionnée par Adorno dans « Pour comprendre Fin de partie »), et plus encore celui de Beckett, rompt avec la tradition existentialiste tout en y ayant pris acte et en la radicalisant :

  • 23 Theodor W. Adorno, « Pour comprendre Fin de partie », art. cit., p. 207.

Il [Beckett] prolonge la ligne de fuite de la liquidation du sujet jusqu’au point où il se recroqueville en un « ça » dont l’abstraction, la perte de toute qualité, pousse littéralement ad absurdum l’abstraction ontologique, jusqu’à cet absurde en quoi se transforme brusquement la simple existence dès qu’elle n’est plus équivalente à elle-même23.

  • 24 Roland Barthes, « Littérature objective », in Essais critiques, in Œuvres complètes, Volume II, Par (...)

25En tant que littérature mettant au jour l’impossibilité de la réalisation de l’expérience authentique, le roman de Beckett exprime négativement une vérité où les contradictions, loin d’être niées, sont au contraire exacerbées et exposées sous le regard du lecteur, ad absurdum. Cet ad absurdum caractérise également la violence outrancière chez Sade qui ne peut à aucun moment être comprise littéralement, bien qu’elle soit une mise en garde, une radicalisation des dérives calculatrices et organisatrices. Dans « Littérature objective », Barthes rapproche Beckett de Robbe-Grillet, une œuvre elle aussi éminemment marquée par des pulsions libidinales et par une connotation pornographique héritée du romanesque sadien, mais aussi flaubertien (voir à ce propos Les Gommes, Le Voyeur et La Jalousie). Tous deux se sont, selon lui, attaqués au « dernier bastion de l’art écrit traditionnel : l’organisation de l’espace littéraire »24. Ces deux avant-gardes littéraires sont pour Barthes l’expression d’une rupture langagière traduisant une rupture idéologique avec l’institution sociale de leur conjoncture immédiate.

Vers une dialectique de la raison narrative

26Il existe selon Adorno un retournement, et donc une continuité, entre une conception de la rationalité instrumentale héritée des Lumières et la barbarie destructrice des mythes politiques du XXe siècle. Plus encore, cette dialectique trouverait son origine dans un soubassement civilisationnel remontant aux mythes homériques, sous-tendus par un sacrifice de soi au service de la collectivité et par une causalité déjà violente à l’œuvre dans un impensé social. La tradition romanesque est intimement corrélée à cette histoire dialectique de la raison. L’accentuation d’une forme de rationalité froide et calculatrice, déjà en germe dans une tradition occidentale mais radicalisée aux XIXe et XXe siècles, est le résultat d’une conjoncture au sein de laquelle la machine s’est transformée en moteur de destruction. La domination de la nature qui est la prémisse de la domination de l’homme par l’homme selon Adorno, trouve dans le mode de production industriel et dans la division socialisée du travail les possibilités pour une désintégration massive du sujet. Devenu instrument et fonction au service de la machinerie économique conçue comme totalité, le sujet est lui-même une chose au service de l’hétéronomie politique qui l’intègre et le désintègre.

27Comme deux polarités que nous avons volontairement et synthétiquement mises en regard, les œuvres de Sade et Beckett gagnent à être relues au prisme de cette histoire. Par la violence organisatrice des mécanismes de torture, Sade met au jour les possibles excès d’une raison dévoyée en son envers, en une utilisation cynique, égoïste et calculatrice d’autrui. Conjointement, la réponse à un impératif catégorique inscrit dans une loi amorale démontre les limites d’une conception anhistorique et abstraite de l’individu et de ses actions. Sade peut donc être considéré à la fois comme un auteur inscrit dans sa conjoncture traversée par l’héritage libertin et par sa destruction adogmatique des lois et de la morale, et comme un préfigurateur d’une anti-modernité cynique. Pour sa part, Beckett hérite d’une conjoncture ayant dépassé toute la violence entrevue par Sade. Ne faisant ni œuvre d’engagement explicite (au sens existentialiste), ni œuvre de repli dans une communication sourde et strictement formaliste (au sens flaubertien), il tente de graver négativement une violence qui traverse inconsciemment la tradition romanesque des XIXe et XXe siècles. Rejetant tout langage de la transparence, toute poétique de l’évidence, toute clarté et toute beauté, Beckett verse dans l’infâme, ce que nombre de critiques réactionnaires ont pointé et dénoncé dès le lendemain de la guerre. Cet infâme est la trace d’une historicité, mais d’une historicité longue, celle de l’Aufklärung dévoyée depuis plusieurs siècles en une domination de l’homme par l’homme, en une exploitation réifiante des sujets. Tous ces sujets, personnages, narrateurs, narrataires, auteurs, lecteurs, énonciateurs comme travailleurs, sont pris dans une machinerie faisant de chacun la copie de l’autre, le lieu d’un potentiel échange dans une conjoncture où l’homme peut être sacrifié au nom d’intérêts privés ou collectifs.

  • 25 Theodor W. Adorno, Thomas Mann, Correspondance. 1943-1955, édition de Christoph Gödde et Thomas Spr (...)

28Le Nouveau Roman beckettien fonctionne donc comme un chamboulement de tous les codes institués dans la tradition du roman réaliste (fable, causalité, personnages, subjectivité, instance narrative, progrès, métaphore anthropomorphique, démiurgie, etc.), mais dans le même temps il prend acte de cette tradition qu’il mobilise intégralement dans cette rupture. Notre analyse de la tradition romanesque de la fin du XVIIIe au milieu du XXe siècles prolonge celle opérée par Adorno à propos de la philosophie rationaliste qui a dévoyé le criticisme de Kant au profit d’une acceptation de l’ordre institué des choses et des normes. La critique de la raison et des Lumières ne peut se couper d’une critique de la raison narrative, elle-même prise dans une tradition littéraire et des codes investis par une idéologie qu’un criticisme dialectique ne peut accepter, dont il doit du moins hériter pour s’en écarter. Adorno, avec sa conception d’une dialectique négative, entend hériter de la tradition pour mieux lutter contre elle et contre ses apories, dans une société qui liquide jusqu’à l’héritage humaniste et critique. Dans une lettre à Thomas Mann, un autre auteur capital pour Adorno, celui-ci déclare : « Lorsque je pus vous approcher ici, sur cette lointaine côte Ouest, j’eus le sentiment de rencontrer, pour la première et unique fois, l’incarnation de cette tradition allemande dont j’ai tout reçu : y compris la force de résister à la tradition »25. En se réappropriant une critique non dévoyée, Adorno s’inscrit à la fois dans la continuation d’une philosophie critique bien comprise et en rejet de ses torsions. Le projet adornien d’une dialectique négative, se réappropriant à la fois la démarche de Hegel et le criticisme kantien dans une acception radicalisée, rencontre dès lors le projet beckettien qui hérite quant à lui, dans un déplacement diégétique, de la violence sadienne. La dialectique à l’œuvre dans l’histoire romanesque est donc indissociable de la dialectique à l’œuvre dans l’histoire de la philosophie rationaliste et critique qu’une conjoncture historique et politique désintègre radicalement.

29En ce sens, la littérature est une Théorie critique. Ce sont là tout l’enjeu et toute l’actualité des lectures adorniennes qui, en prenant pour objet les œuvres romanesques françaises, visent une théorisation sociale plus générale, à l’intersection de la critique de la culture, de la critique sociale et de la critique de l’idéologie. Cet article a donc proposé de relire deux œuvres romanesques particulièrement commentées par Adorno d’un point de vue philosophique, en tentant d’y apporter des fondements rhétoriques. Actualiser Adorno consiste à interroger les enjeux de sa radicalité, à nuancer plusieurs de ses postulats, et à prolonger son geste interdisciplinaire. La Théorie critique, au confluent de la philosophie et de la sociologie, gagne à être enrichie par les apports des sciences du langage et de la théorie littéraire. Dans le même temps, les œuvres de Sade et de Beckett, très fréquemment commentées, ont pu elles aussi être enrichies grâce à une lecture sociodiscursive originale, centrée sur l’idée d’une machinerie à l’œuvre dans la forme littéraire, expression d’une machinerie politique. Cet article vise donc tout autant à redécouvrir et à réinterpréter le corpus considéré (Sade et Beckett) et l’ancrage herméneutique (Adorno) qu’à suggérer un prolongement vers d’autres types de corpus mettant en tension leur conjoncture historique, leur tradition culturelle et leurs implications théoriques et critiques dans le cadre d’une philosophie sociale. C’est en ce sens que cette recherche se pense comme une actualité de la Théorie critique.

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Notes

1 Il reprend et prolonge plusieurs analyses des sections « La Comédie humaine face à l’accumulation primitive », « Erfahrung et Totalité chez Proust », « Écriture du mythe organisé dans les romans érotico-macabres de Sade et de Flaubert » et « Dialectique négative du Nouveau Roman » dans Thomas Franck, Adorno en France. La constellation « Arguments » comme dialogue critique, Rennes, PUR, 2022.

2 Jean-Michel Rabaté, « Watt/Sade : Beckett et l’humain à l’envers », in André Topia, Carle Bonafous-Murat et Marie-Christine Lemardeley (eds.), L’Inhumain, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 71-83. Voir aussi Rebecca Comay, « Adorno avec Sade », in Differences, Volume 17, numéro 1, 2006.

3 Jean-Michel Rabaté, Beckett and Sade, Cambridge, Cambridge University Press, « Cambridge Elements », 2020.

4 Voir à ce propos Éric Marty, Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2011.

5 Cette lecture est celle d’Adorno et Horkheimer qui, dans la Dialektik der Aufklärung, exagèrent quelque peu les conséquences du rationalisme kantien dont l’impératif catégorique et la conception transcendantale de la connaissance ne peuvent nullement correspondre à une acceptation des causalités rationnelles instituées dans une société donnée. En outre, l’impératif catégorique est défini dans la Critique de la raison pratique à partir de l’impossibilité de concevoir autrui comme un moyen, mais toujours comme une fin. Ceci n’empêche pas Adorno de délimiter, à partir de son expérience historique, les risques d’un retournement barbare d’une raison mal comprise, dévoyée en son envers mythique, c’est-à-dire, en une ratio mécaniste, froide et calculatrice.

6 Voir à ce propos Léa Veinstein (dir.), Les Philosophes lisent Kafka, in Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, numéro 33, 2013.

7 Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, La Dialectique de la raison. Fragments philosophiques, [1947], Paris, Gallimard, « Tel », 1974, p. 104-105.

8 Karin Adler, « Juliette et la dialectique de la raison chez Horkheimer et Adorno », in Psychanalyse, Volume III, numéro 28, 2013, p. 15-19.

9 Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 2006, Lettre X.

10 Donatien Alphonse François de Sade, Histoire de Juliette, in Œuvres, Volume III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 504-505.

11 Slavoj Zizek, Ils ne savent pas ce qu’ils font, Paris, Presses Universitaires de France, « Perspectives critiques », 2016.

12 Cette structure est encore plus perceptible dans La Philosophie dans le boudoir.

13 Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot et Rivages, 2003, p. 45.

14 Voir Thomas Franck, Lecture phénoménologique du discours romanesque. Rhétorique du corps dans le roman existentialiste et le Nouveau Roman, Limoges, Lambert-Lucas, « Le Discours philosophique », 2017.

15 Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1953, p. 78.

16 Voir à ce propos Olga Bernal, Alain Robbe-Grillet, le roman de l’absence, Paris, Gallimard, 1964.

17 Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Les Éditions de Minuit, « Double », 1951, p. 33-35.

18 Theodor W. Adorno, « Pour comprendre Fin de partie », in Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, « Champs essais », 1984, p. 201-203.

19 Ibid., p. 203.

20 Ibid., p. 205.

21 Ibid., cité et traduit in Stefan Müller-Doohm, Adorno. Une biographie, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 2004, p. 365.

22 Thomas Franck, Adorno en France. La constellation « Arguments » comme dialogue critique, op. cit.

23 Theodor W. Adorno, « Pour comprendre Fin de partie », art. cit., p. 207.

24 Roland Barthes, « Littérature objective », in Essais critiques, in Œuvres complètes, Volume II, Paris, Seuil, 2002, p. 293-303.

25 Theodor W. Adorno, Thomas Mann, Correspondance. 1943-1955, édition de Christoph Gödde et Thomas Sprecher, traduit de l’allemand et présenté par Pierre Rusch, Paris, Klincksieck, « Esthétique », 2009, p. 20.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Thomas Franck, « (Dés)intégrer autrui dans l’ordre rationnel. Machinerie, hétéronomie et réification dans les romans de Sade et Beckett »TRANS- [En ligne], 27 | 2021, mis en ligne le 27 novembre 2024, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/6446 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.6446

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