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De « l’ordinauteur » à « l’ordilecteur »1 : la mécanisation de la littérature dans les fictions pour la jeunesse de Christian Grenier

The mechanization of literature in Youth literature by Christian Grenier
La mecanización de la literatura en las ficciones infantiles de Christian Grenier
Nadège Langbour

Résumés

Dans ses romans policiers et dans ses romans de science-fiction, Christian Grenier met souvent en scène une fusion de l’écrivain et de l’ordinateur, voire une substitution de l’ordinateur à l’écrivain. Ce thème romanesque lui permet d’interroger le statut de l’auteur et la nature de la littérature à l’ère numérique. Comment les outils numériques ont-ils modifié le processus créateur des romanciers contemporains ? Comment ont-ils modifié, aussi, le processus de réception des textes par le lecteur ? En développant une écriture inspirée des mécanismes numériques, Christian Grenier propose une réflexion sur la place de la machine dans la littérature d’aujourd’hui.

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Texte intégral

  • 1 Ces « mots-valises » nous sont inspirés par Christian Grenier qui titre l’un de ses romans : L’ordi (...)

1Dans son roman @ssassins.net, Christian Grenier imagine que de brillants informaticiens ont conçu un logiciel capable de reconstituer le Paris du XVIIe siècle. Loin d’être un simple jeu vidéo où les actions du joueur resteraient limitées car foncièrement préprogrammées dans le logiciel, ce programme appelé Le Troisième monde offre à ses habitants une autonomie et une liberté créatrices infinies. Par là même, le jeu permet une multitude de possibles, y compris celui de permettre aux écrivains du Grand Siècle, réincarnés virtuellement dans Le Troisième monde, de produire des textes inédits. C’est d’ailleurs ce qu’explique Tony, l’un des concepteurs du programme :

  • 2 Christian Grenier, @ssassins.net, Paris, Rageot, 2004, p. 58.

Jamais l’environnement du XVIIe siècle n’aura été reconstitué avec autant d’exactitude ! C’est un moyen fabuleux pour étudier l’histoire, la politique, la littérature, les arts, la vie quotidienne… Une fois le jeu commercialisé, imaginez qu’un utilisateur empêche, par exemple, euh… Molière de mourir ! Du coup, le voilà qui se met à écrire de nouvelles pièces. Inédites ! Mais oui ! Le logiciel autorise sûrement de telles extensions2 !

2Mais qui serait alors l’auteur de ces nouvelles pièces ? Molière ou la machine ?

3Féru de récits policiers et de science-fiction, Christian Grenier interroge fréquemment dans ses romans ce glissement du sujet vers l’objet, de l’homme qui devient machine, de la machine qui se substitue à l’homme. Dans L’Ordinatueur par exemple, la machine est à la fois une arme qui tue et un outil pour enquêter, au point que l’outil numérique révolutionne foncièrement les modalités d’investigation de la jeune inspectrice. Cet intérêt pour la machine, et plus spécifiquement pour l’ordinateur, conduit alors Christian Grenier à écrire de nombreuses fictions métaréflexives où il interroge d’une part la relation entre l’auteur et l’ordinateur, et d’autre part la relation entre le lecteur et l’ordinateur. Émergent ainsi sous sa plume deux archétypes fictionnels – « l’ordinauteur » et « l’ordilecteur » – qui lui permettent de théoriser sa réflexion sur la littérature contemporaine et sur sa propre démarche créatrice.

« L’ordinauteur » : entre fictionnalisation et métaphorisation de l’écrivain en machine

  • 3 Italo Calvino, La machine littérature, Paris, Seuil, 1993.
  • 4 Christian Grenier, « Un personnage en quête de cœur », Graines de futur, Paris, Mango jeunesse, 200 (...)

4À l’instar d’Italo Calvino, Christian Grenier interroge le concept de « machine littérature »3, mais contrairement à l’essayiste italien, il fictionnalise ses réflexions dans des romans et des nouvelles. La dialectique de l’auteur et de la machine, et plus précisément de l’écrivain et de l’ordinateur, est par exemple au centre de la nouvelle Un personnage en quête de cœur. Martin Nigol, un écrivain à succès, a mis au point un ordinateur pour l’assister dans le processus de création littéraire. La machine est prénommée Olaf, un acronyme pour « Ordinateur Logiciel Auto-Fictionnel »4. Son nom même suggère la part importante de la machine dans la phase d’élaboration d’une œuvre littéraire. En effet, l’écrivain de chair et de sang n’est plus, à proprement parler, l’auteur du texte romanesque puisqu’il ne fait qu’en imaginer succinctement la trame avant de laisser à l’ordinateur le soin de rédiger le roman :

  • 5 Ibid., p. 52.

Martin fournissait au logiciel un synopsis de quelques pages comportant le nom et le portrait des personnages, le sujet et les décors d’une aventure ainsi qu’une ou deux premières péripéties et quelques phrases types destinées à orienter le style. Olaf s’occupait du reste : en quelques secondes et grâce au principe de logique floue avec lequel il fonctionnait, il livrait quasi instantanément un roman de trois cents ou quatre cents pages5.

  • 6 Umberto Eco, L’île du jour levant, Paris, Grasset, 1996, p. 84-98.
  • 7 Atelier pour la Littérature Assistée par la Mathématique et l’Ordinateur.

5La création littéraire générée par ordinateur au moyen d’algorithmes n’est pas un fantasme de science-fiction, et Christian Grenier le sait lorsqu’il écrit Un personnage en quête de cœur. Il n’est pas le premier écrivain à imaginer une machine capable de produire des œuvres littéraires à la place de l’homme. Au XVIIe siècle déjà, Raymond Lulle développe une théorie machiniste de la combinaison. Réduisant les arguments théologiques à des figures géométriques, il entend produire des raisonnements logiques et convaincants, en utilisant des combinaisons binaires ou ternaires pour associer lesdites figures. Inspiré par cette mécanisation et cette mathématisation de la littérature imaginées par Raymond Lulle, Umberto Eco rêve d’une « Machine Aristotélicienne » capable de générer automatiquement des métaphores6. Mais l’ordinateur Olaf a ceci de particulier qu’il est bien plus réaliste. Il semble être le descendant de tous ces programmes conçus depuis les années soixante pour produire une poésie artificielle, générée par ordinateur. On pense, par exemple, aux vers obtenus par Max Bense et Théo Lutz en soumettant Le château de Kafka à un programme combinatoire ; on pense aux textes produits par ALAMO7 dans les années quatre-vingt et dont les plus connus sont les « Rimbaudelaires » avec « Le dormeur du souvenir », un sonnet composé à partir du canevas du « Dormeur du val », rempli aléatoirement par un lexique issu des poèmes des Fleurs du mal. Toutefois, il y a une différence fondamentale entre ces machines et Olaf : celles-là créent à partir d’un matériau littéraire donné tandis qu’Olaf est capable de créer du contenu ex nihilo. De ce fait, la mise en scène d’Olaf, l’ordinateur-romancier, invite à interroger le statut de l’homme écrivain. Celui-ci peut-il encore revendiquer le titre d’auteur ?

  • 8 Christian Grenier, « Un personnage en quête de cœur », op. cit., p. 70.
  • 9 Roland Barthes, « La mort de l’auteur », dans Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984.

6 Cette remise en question du statut du romancier est au cœur de la nouvelle dans laquelle l’ordinateur se révolte contre l’écrivain. Non seulement il réclame « cinquante pour cent de droits d’auteur »8 mais il contraint Martin Nigol à l’aider à s’incarner dans un corps de chair et de sang. Par là même, l’ordinateur devient un sujet au sens propre du terme alors que, simultanément, l’écrivain est partiellement dépossédé de son statut de créateur littéraire. On assiste là à une « mort de l’auteur »9 symbolique perpétuée par l’ordinateur qui prend la place de l’homme dans le processus créatif.

  • 10 Christian Grenier, Cyberpark, Paris, Hachette jeunesse, 1997, p. 201.
  • 11 Christian Grenier, Mission en mémoire morte, Paris, Hachette jeunesse, 1997, p. 190.
  • 12 Ibid., p. 195.
  • 13 Ibid., p. 194.
  • 14 Ibid., p. 195.
  • 15 Christian Grenier, Cyberpark, op. cit., p. 209.

7 Cette mort de l’auteur, auquel la machine se substitue, est le point de départ du Cycle du Multimonde, une quadrilogie écrite par Christian Grenier en 1996 et 1997. À l’origine des incroyables aventures vécues par les adolescents dans le Cycle, se trouve le projet d’Édouard Nigerre l’oncle du héros : « il voulait transformer certains de ses ouvrages en jeux virtuels interactifs. Pour cela, il lui fallait mettre en mémoire les lieux, les faits et les personnages de ses romans »10. Mais une telle entreprise de stockage s’est immanquablement heurtée aux capacités limitées des disques durs, même des plus performants. L’écrivain féru d’informatique a donc conçu « un prototype bionique, utilisant des neurones connectés sur les puces des circuits électroniques »11. Cette nature « biologico-informatique »12 de la machine a permis à l’ordinateur d’effectuer une sauvegarde de l’écrivain lorsque celui-ci est mort alors qu’il était coiffé du « casque qui [le] reliait toujours […] à sa machine »13 : « il a entrepris de dupliquer et de multiplier les réseaux de neurones du cerveau d’Édouard »14. Ainsi dans la fiction de Christian Grenier, la machine acquiert des propriétés organiques et se substitue totalement à l’écrivain : elle n’est plus simplement un outil dans le processus créatif, elle devient l’agent créateur et producteur de textes, tout en conférant à l’auteur dont elle s’inspire une forme d’immortalité. « On imagine les possibilités offertes par la conservation post mortem de l’esprit d’un créateur : à notre demande, il continuerait de réfléchir, d’écrire, d’inventer, de composer, de peindre »15.

  • 16 Italo Calvino, op. cit., p. 13.

8 Cette mise en scène de l’archétype de « l’ordinauteur » qui apparait dans différentes œuvres romanesques de Christian Grenier n’est pas simplement un motif fictionnel. Elle revêt une dimension réflexive : d’une part elle traduit les désirs plus ou moins conscients de l’écrivain et d’autre part elle témoigne du regard critique que Christian Grenier porte sur sa production littéraire. En tant que prolongement ou réincarnation virtuelle de l’écrivain lui permettant de produire des œuvres ad vitam æternam, « l’ordinauteur » reflète incontestablement les fantasmes de l’écrivain. D’ailleurs, Christian Grenier ne s’en cache pas : Édouard Nigerre est un double de lui-même, ce que confirme son patronyme, « Nigerre » étant une anagramme de « Grenier ». Ce lien entre l’écrivain et sa « machine à écrire », Christian Grenier l’expérimente aussi. En tant qu’auteur, il est passé de l’écriture manuscrite de ses textes à une écriture tapuscrite. Ce n’est plus la plume mais la machine qui est devenue le prolongement de sa main. Aussi n’est-il pas surprenant que lors des rencontres avec ses lecteurs, il se présente lui-même comme une sorte de « machine écrivante »16 :

  • 17 Christian Grenier, Je suis un auteur jeunesse, Paris, Rageot, 2004, p. 187.

À mes jeunes lecteurs, il m’arrive de confier :
- Imaginons une machine qui possède deux ventouses reliées par un fil. Je colle l’une des ventouses sur mon crâne, la seconde sur le vôtre. Les personnages, les impressions, les péripéties, toute l’histoire qui m’habite passent directement dans votre cerveau !
Fantasme d’écrivain de science-fiction ? Non : parabole sur la littérature. Car je tempère l’enthousiasme de mes interlocuteurs. Pour qu’ils accèdent à toutes les subtilités de mon histoire, aux sensations et aux vertiges qui y sont associés, il faudrait hélas que je leur communique aussi mon passé, mes angoisses, mes espoirs, les souvenirs liés à tel ou tel fait17.

  • 18 Italo Calvino, op. cit., p. 13.
  • 19 Christian Grenier, Je suis un auteur jeunesse, op. cit., p. 187-188.

9Cette comparaison de l’écrivain avec une machine capable de transmettre au lecteur non seulement des histoires, mais aussi l’intimité psychique de l’auteur, rappelle bel et bien cette « machine écrivante » évoquée par Italo Calvino. Selon l’essayiste italien, cette machine « mettrait en jeu sur une page tous les éléments que nous avons coutume de considérer comme les attributs les plus jaloux de l’intimité psychologique, de l’expérience vécue, de l’imprévisibilité des sautes d’humeur ; les jubilations, et les déchirements, et les illuminations intérieures »18. Si l’écrivain est une « machine écrivante », la littérature s’apparente donc au produit créé par cette machine. Quand celle-ci revêt la forme spécifique de l’ordinateur, comme dans l’imaginaire de Christian Grenier, la littérature apparaît alors comme le résultat d’un programme comparable à celui que proposent les outils numériques. D’ailleurs, Christian Grenier file cette image de la « machine littéraire », expliquant qu’elle est « un peu plus compliquée toutefois que le code binaire de l’informatique puisqu’il n’y a pas deux signes mais vingt-six : les lettres »19.

10Quelle est la portée et quel est le sens de cette métaphore machiniste utilisée par Christian Grenier pour évoquer la littérature ? S’agit-il simplement d’une façon de moderniser le métalangage dont il use pour parler de littérature aux jeunes lecteurs, afin de produire un discours qui soit en adéquation avec les centres d’intérêt et les modes de pensée de ses auditeurs ? Ou peut-on voir dans cette métaphore une clé pour comprendre son écriture ? Dans ce cas, la métaphore machiniste serait un aveu de l’auteur de l’existence d’une part mécanique dans sa production littéraire : aussi originaux que soient ses romans, ils reprendraient tous de façon mécanique les mêmes ressorts pour faire évoluer la trame narrative.

« L’ordinauteur » ou la mécanisation du processus créatif

  • 20 Christian Grenier, Cyberpark, op. cit., p. 208.
  • 21 Ibid., p. 151.
  • 22 Ibid., p. 191.

11Conscient qu’il n’échappe pas à cette dimension mécanique qui est foncièrement sous-jacente à l’écriture d’un auteur, Christian Grenier la tourne en dérision dans le Cycle du Multimonde. Dans cette quadrilogie, il se met en scène sous les traits d’Édouard Nigerre, l’écrivain décédé dont le cerveau a fusionné avec son ordinateur. Pour que la dimension autobiographique de ce double romanesque soit explicite pour le lecteur, Christian Grenier multiplie les indices à l’intention du lecteur : outre l’anagramme du patronyme qui signale l’autoportrait fantaisiste, il délègue la paternité de certains de ses romans à son double de papier. Par là même, toutes les remarques critiques qu’il formule à l’encontre des fictions d’Édouard Nigerre apparaissent en définitive comme une mise à distance de sa propre production romanesque, dont il reconnaît l’aspect mécanique. Non seulement il pointe du doigt les « "facilités littéraires" que [l’écrivain] s’autorisait souvent, car il avait coutume d’affirmer que, dans la littérature populaire, il fallait toujours privilégier le plaisir et non la rigueur »20, mais surtout, il souligne la nature répétitive de ses narrations qui s’achèvent immanquablement « sur des happy ends »21, ce que ne manque pas de relever un personnage secondaire qui exerce le métier de critique littéraire : « Ce récit finit bien, comme tous ceux d’Édouard Nigerre. Faut-il croire qu’il s’agit là d’une conclusion obligée quand on s’adresse à un jeune public ? »22. Même les héros adolescents, qui se trouvent projetés dans les mondes fictionnels imaginés par l’écrivain, soulignent le caractère répétitif et mécanique de ses scénarii romanesques, trouvant du même coup un moyen de se rassurer face aux épreuves qu’ils rencontrent lors de leurs aventures :

  • 23 Ibid., p. 179-180.

- Et si c’était un piège ? Si nous nous jetions dans la gueule du loup ?
- Non. Je ne crois pas. Je suis sûr que nous ne risquons rien : plusieurs récits d’Édouard se terminent ainsi.
- En somme, soupira Sophie, c’est une chance que ton oncle n’ait pas renouvelé son inspiration !
- Oh, tu sais, les écrivains ne font jamais que raconter la même histoire23

  • 24 Christian Grenier, Mission en mémoire morte, op. cit., p. 34.

12Cette dimension répétitive des productions romanesques d’Édouard Nigerre conduit son neveu à définir son travail d’écriture comme un acte combinatoire : « ce qu’un écrivain imagine n’est jamais de la créature pure […] plus ou moins consciemment, il fait des mélanges, des collages »24. Cette description de la création littéraire rappelle la production numérique que Christian Grenier met en scène dans Un personnage en quête de cœur : le travail de l’écrivain repose partiellement sur une mécanisation de la trame narrative qui rappelle les modalités de la programmation informatique.

13Cette mécanisation de la trame narrative, Christian Grenier la met à plusieurs reprises en exergue, par exemple avec son diptyque La fille de 3e B et Le pianiste sans visage. Ces deux romans racontent la même histoire, mais en changeant de point de vue. Dans le premier, l’histoire est racontée du point de vue de Pierre, un jeune pianiste dont le talent est soudain révélé au grand jour. Dans le second, le point de vue adopté est celui de Jeanne, une jeune fille qui découvre simultanément la beauté de la musique classique et les partitions de son père qui était un compositeur méconnu. À la manière de Queneau dans ses Exercices de style, Christian Grenier change une variable – le point de vue – pour narrer la même histoire à deux reprises. Ce faisant, ce dédoublement de la narration nécessite une forme de répétition mécanique des différentes étapes du récit qui n’est cependant pas exempt de variation. Preuve en est la scène de rencontre des deux adolescents :

  • 25 Christian Grenier, Le pianiste sans visage, Paris, Rageot, 2010, p. 27-28.

À l’instant précis où j’allais passer à son niveau, il leva les yeux et m’aperçut. Sans doute me reconnut-il aussi puisqu’il sursauta et sourit. Peut-être même rougit-il un peu. […]
Comme il gardait les yeux sur moi, je lui lançai, sur le ton le plus neutre possible :
- Salut !
- Bonjour, me répondit-il avec un sérieux consternant.
C’est alors que tout se décida.
J’aurais pu, c’est ce que n’importe qui aurait fait, poursuivre mon chemin. Mais je ralentis, m’arrêtai et lui dis :
- C’était bien, l’autre jour, ton exposé sur Schubert.
Là, il devint écarlate, balbutia en cherchant ses mots :
- Non. C’était… complétement raté ! La semaine précédente, je l’avais fait en salle de musique. En m’aidant du piano. Et sans piano, cet exposé ne voulait plus rien dire…
Sans le savoir, il me tendait là une perche inespérée. L’occasion de faire rebondir la conversation.
- Ah bon ? Tu joues du piano ?
- Oui… un peu.
- Tu connais la Wanderer Fantasie de Schubert ?
Une étincelle naquit dans ses yeux. Peut-être celle qui jaillit lorsqu’on comprend tout à coup que votre interlocuteur parle le même langage que vous25.

14En contrepoint de la scène rapportée du point de vue de Jeanne, La fille de 3e B en offre le compte-rendu dans le journal intime de Pierre :

  • 26 Christian Grenier, La fille de 3e B, Paris, Rageot, 2010, p. 65-66.

Nos regards se sont croisés. J’ai compris qu’elle m’avait reconnu, enfin reconnu l’élève du lycée.
Je ne sais plus qui a dit bonjour à l’autre le premier. J’ai bien cru qu’elle n’allait pas s’arrêter. Pourtant, le miracle s’est produit. Elle a ralenti, m’a souri et m’a dit :
- Tu sais, j’ai bien aimé ton exposé sur Schubert.
C’était une vraie déclaration d’amour. Schubert avait été mon meilleur interprète. J’ai protesté pour la forme :
- C’était très mauvais. Si j’avais pu avoir le piano de la salle de musique…
- Parce que tu joues du piano ? […]
- Un peu.
- Alors tu connais peut-être la Wanderer Fantasie ?
- Bien sûr !
Là, j’ai cru deviner qu’elle était musicienne. Et que nous allions parler la même langue26.

15Ce n’est pas simplement dans les dialogues que la répétition est manifeste, mais aussi dans les passages narratifs rapportant les monologues intérieurs des personnages. On est alors bien en présence d’une sorte de répétition mécanique de la trame narrative, même si celle-ci a du sens dans la diégèse, puisque la coïncidence des monologues intérieurs laisse penser que les deux adolescents sont au diapason.

  • 27 Christian Grenier, Avec un peu d’amour et beaucoup de chocolat – L’attentat, Paris, Oskar éditions, (...)

16Ce jeu de répétition-variation d’une trame narrative est encore plus manifeste dans les quatre tomes de la série Avec un peu d’amour et beaucoup de chocolat27. Ces romans sont construits à partir d’un même scénario dans lequel Christian Grenier modifie chaque fois une variable, afin d’infléchir l’évolution de la diégèse. Ce jeu de répétition/combinaison/variation peut être mis en évidence par la schématisation de la trame narrative que nous proposons :

Schématisation de la trame narrative des quatre romans Avec un peu d’amour et beaucoup de chocolat

17Ce schéma met en exergue les rouages de la « machine littérature » mise en marche par Christian Grenier pour produire les quatre volumes de la série et, comme il le note lui-même à la fin du quatrième tome, le scénario à l’origine des romans pourrait servir à écrire de nouvelles fictions :

  • 28 Christian Grenier, Avec un peu d’amour et beaucoup de chocolat – L’écrivaine, op. cit., p. 186.

Aux quatre récits d’Avec un peu d’amour… peuvent être ajoutés d’autres destins de l’héroïne grâce à une nouvelle variante.
Rappelons qu’elle prend (ou rate) son train ; aide (ou n’aide pas) une passagère à monter ses bagages ; va (ou ne va pas) aux toilettes…
Un incident inattendu dans son parcours (métro, buffet de la gare, trajet en TGV, etc.) peut modifier son avenir et celui des autres personnages28.

18En plaçant ainsi l’écriture littéraire sous le signe de la modélisation, Christian Grenier explicite sans tabou la part de mécanisation que comporte toute production littéraire, la sienne y compris. Cela est non seulement manifeste dans la modélisation de l’écriture littéraire qu’il met en œuvre, mais aussi dans la façon dont il remet en question la linéarité du récit.

19En effet, Christian Grenier use fréquemment d’une écriture de la rupture, mimant en cela l’effet zapping qui est consubstantiel à l’écriture hypertextuelle. L’hypertexte numérique peut être vu comme un ensemble de strates. Le lecteur passe à son gré d’une strate à l’autre sans nécessairement interroger les liens logiques qui les relient. Or, Christian Grenier s’inspire parfois de ce fonctionnement de l’espace numérique pour mettre à mal la linéarité du récit. Dans Cinq degrés de trop, ses personnages explorent la Terre telle qu’elle pourrait être en 2100 si les conséquences du dérèglement climatique et de l’exploitation des ressources naturelles ne sont pas endiguées. Pour ce faire, ils utilisent un logiciel de réalité virtuelle qui est victime de dysfonctionnements. Ce scénario romanesque permet à Christian Grenier d’introduire de multiples ruptures dans son écriture, en jouant à la fois sur la discontinuité narrative (superposition de deux trames narratives) et sur la discontinuité temporelle telle que les personnages en font l’expérience dans Cinq degrés de trop :

  • 29 Christian Grenier, Cinq degrés de trop, Paris, Rageot, 2008, p. 179.

- Je ne comprends pas, murmura Logicielle. À l’aube, nous étions en Floride. Blish, Indiana et Zeroo se trouvaient à Pékin. Comment pouvons-nous nous retrouver tous à Bordeaux ? Et si vite ?
- Nous avons avancé de vingt-quatre heures d’un coup, expliqua Colbert en se retournant. Comme ça, sans crier gare29 !

20Ces ruptures dans le déroulement linéaire du récit, parfois justifiées par la diégèse, se traduisent par une narration fragmentée dont la forme la plus achevée paraît dans Virus L.I.V.3 ou la mort des livres. À la fin du XXIe siècle, un étrange virus infecte les livres : à la manière d’un logiciel malveillant, il pirate les données des livres et les efface, les convertissant en un espace virtuel où le lecteur devenu gamer peut se plonger. Allis, l’héroïne, va ainsi explorer l’imaginaire de plusieurs écrivains, notamment lorsqu’elle se retrouve emprisonnée et que les livres restent sa seule échappatoire :

  • 30 Christian Grenier, Virus L.I.V.3 ou la mort des livres, Paris, Livre de poche, 2001, p. 138-139.

Je commençai à feuilleter la Prose du Transsibérien :
"En ce temps-là, j'étais en mon adolescence
J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance
J'étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance
J'étais à Moscou…"
Une ville folle apparut : un Moscou revu et corrigé par un peintre visionnaire, où le Kremlin ressemblait à un immense gâteau. J’avisai un vieux moine qui psalmodiait en lisant à haute voix dans un livre.
"Monsieur… Monsieur, s’il vous plaît ?"
Perdu dans sa litanie, l’homme d’Église ne m’entendait pas.
La ville était déserte. Devant moi, des pigeons s’envolèrent en claquant des ailes.
J’avais faim. J’avais soif…
Je refermai le livre et je me retrouvai dans ma cellule mal éclairée30.

21Dans ce passage, Christian Grenier superpose trois niveaux textuels sans ménager de véritable transition entre eux. Il suffit de nommer le titre du livre ou le toponyme de Moscou pour que ce nom fonctionne comme un lien hypertexte permettant de passer d’un récit à l’autre. Cette écriture de la discontinuité et de la superposition des strates textuelles évoque la structure des hypertextes. En cela, Christian Grenier peut bien se définir comme une machine numérique « écrivante », un « ordinauteur » qui ne désavoue pas la mécanisation de son écriture, mais l’érige au contraire comme un outil d’exploration et de renouvellement de son œuvre littéraire. Toutefois, cette écriture mécanique qui repose sur la discontinuité, la combinaison et la variation de multiples scénarii appelle l’existence d’un comparse capable de faire des choix et d’établir des liens entre les fragments. Ce complice, c’est le lecteur et plus précisément le lecteur contemporain qui est à la fois adepte d’une pratique de lecture traditionnelle et d’une pratique de la lecture numérique. Autrement dit, à l’archétype de « l’ordinauteur » dans lequel se représente l’écrivain doit répondre l’archétype de « l’ordilecteur ».

« L’ordilecteur » ou l’inscription des mécanismes de l’interactivité et de la réception dans les fictions

22L’inscription de la figure du lecteur dans les fictions de Christian Grenier apparaît comme le corollaire de la figure de l’auteur et du motif du livre qui sont omniprésents dans ses romans. Représenter le lecteur implique nécessairement de mettre en scène les processus de la réception littéraire. Or, cette réception que fictionnalise le romancier est à la jonction de deux théories : d’une part celle de « l’œuvre ouverte » d’Umberto Eco et d’autre part, celle qui s’intéresse aux nouvelles modalités qu’offre la e-lecture, notamment grâce à l’usage des hyperliens. Le point de rencontre de ces deux théories s’effectue autour du concept d’intertextualité. En effet, comme l’ont montré Kristeva, Genette ou Compagnon, l’intertextualité est d’abord une pratique d’écriture, un jeu littéraire auquel se livre un écrivain quand il pastiche, rend hommage ou se réfère simplement à une autre œuvre. En ce sens, il inscrit dans son texte une sorte de mise en réseau intentionnelle de son œuvre avec d’autres œuvres. À l’ère du numérique, cette démarche n’est pas sans similitude avec le fonctionnement des hyperliens. Mais l’intertextualité est aussi un effet de lecture, une façon pour le lecteur de se faire coauteur du texte en établissant des liens avec des œuvres de sa bibliothèque intérieure. De plus, l’appropriation du texte par le lecteur qui reconstitue mentalement le décor romanesque ou brosse le portrait d’un personnage, n’est pas sans rappeler les démarches interactives que proposent les outils numériques, notamment lors de la création des avatars. Christian Grenier fictionnalise cette intertextualité complexe qui est à la fois un effet d’écriture et un effet de lecture, mettant notamment en scène ses mécanismes dans la nouvelle « Voyages extraordinaires », insérée dans le recueil Virtuel : attention danger !

23« Voyages extraordinaires » est un logiciel de réalité virtuelle qui permet au joueur de découvrir les aventures verniennes de façon interactive. Le narrateur homodiégétique est un inconditionnel de ce jeu dont il n’hésite pas à louer les vertus :

  • 31 Christian Grenier, « Voyages extraordinaires », Virtuel : attention, danger !, Paris, Milan, 1994, (...)

Vous pouvez non seulement vivre n’importe laquelle des aventures des romans de Jules Verne, mais de plus vous identifier au personnage de votre choix. Par surcroît, vous pouvez modifier le visage de tous les protagonistes et le remplacer par celui de votre acteur préféré. Les décors sont multiples, variés. Et gigantesques ! Pour les explorer, vous n’aurez pas assez de toute votre vie31.

  • 32 Ibid., p. 10.
  • 33 Ibid., p. 14.
  • 34 Ibid., p. 16.

24Les pratiques intermodales du lecteur sont donc explicitement intégrées au logiciel de lecture qui propose de découvrir les fictions verniennes, et les gamers se plaisent à explorer cette fonctionnalité. Lors de son voyage dans Le tour du monde en quatre-vingt jours, le narrateur a choisi de « donner [à Amouda] le visage d’Emmanuelle Béart dans l’un de ses plus beaux rôles – celui de Manon des sources »32. Parallèlement, son frère Marc donne à Michel Ardan, héros d’Autour de la lune, les traits de Schwarzenegger33 tandis que Nicholl a le visage de Dustin Hoffman34. À cela s’ajoutent les passerelles sauvages que les lecteurs-joueurs établissent entre les œuvres de Jules Verne. Le jeu leur laisse en effet la liberté de créer des passages entre les différentes fictions en établissant un lien entre elles grâce à une information présente dans les deux histoires. Il suffit par exemple que les occupants de la fusée Columbiad tombent dans l’Atlantique pour qu’ils rejoignent ensuite l’univers de Vingt mille lieues sous les mers. Le motif de l’océan fonctionne alors comme un hyperlien mettant les œuvres verniennes en réseau.

  • 35 Michel Picard, La lecture comme jeu, Paris, Éditions de Minuit, 1986.
  • 36 Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992.
  • 37 Christian Grenier, « Voyages extraordinaires », op. cit., p. 9.
  • 38 Ibid., p. 13.

25En une partie, le narrateur parcourt ainsi successivement les univers du Tour du monde en quatre-vingt jours, d’Autour de la lune et de Vingt mille lieues sous les mers. Ce faisant, il expérimente les différentes postures de lecteur mises en exergue par les travaux de Michel Picard35 et de Vincent Jouve36, à savoir les postures de « lisant », de « lectant » et de « lu ». C’est d’abord la posture de « lisant » qui repose sur l’identification au personnage que savoure le joueur, en plongeant dans le roman Le tour du monde en quatre-vingt jours : « Aujourd’hui, je suis Passepartout. Et je me bats comme un beau diable contre les Peaux-Rouges. »37 Mais l’intervention de son frère qui rejoint le narrateur dans le jeu et le contraint à intégrer l’avatar de Barbicane, rompt le processus d’identification. Dépossédé de son identité virtuelle, le narrateur prend conscience de ce qui l’entoure et qui vient perturber son immersion dans l’univers romanesque. Il adopte alors la posture du « lu » et il s’insurge contre cette intrusion qui perturbe sa lecture : « Écoute, Marc : je trouve que tu abuses d’intervenir dans mon voyage extraordinaire. J’ai envie de jouer seul ! »38. Obligé de poursuivre une lecture interactive qu’il n’a pas choisie, le narrateur prend du recul et n’hésite pas à formuler quelques remarques critiques. Ainsi, il adopte la posture du « lectant », c'est-à-dire la posture du lecteur expert capable d’expliquer et d’interpréter le texte. Preuve en est l’analyse que propose le narrateur alors que les personnages sont expulsés hors de la fusée et projetés dans l’espace :

  • 39 Ibid., p. 17-18.

Nous tombons !
Dans l’espace !
C'est-à-dire qu’en principe nous devrions instantanément mourir gelés côté pile (en raison du froid spatial) et rôtis côté face (à cause du soleil brûlant), avant de nous embraser comme des allumettes. Ce qui ne devrait pas tarder puisque nous nous précipitons vers les hautes couches de l’atmosphère terrestre à la vitesse de onze ou douze kilomètres/seconde…
Mais là encore – et c’est tout de même un avantage du logiciel voyages extraordinaires – nous ne mourons pas tout à fait. D’ailleurs, à l’époque de Jules Verne, on connaît mal les conséquences scientifiques d’une sortie sans scaphandre dans l’espace39.

26Dans « Voyages extraordinaires », la lecture assistée par ordinateur que pratiquent les personnages permet donc de mettre en exergue les mécanismes de la lecture et de la réception. La machine apparaît alors comme un médium dévoilant les processus mis en œuvre lors de l’acte de lecture. C’est d’ailleurs le constat que font maints chercheurs sur la e-lecture et dont Isabelle Krzywkowski se fait l’écho dans son essai intitulé Machines à écrire – Littérature et technologies du XIXe au XXIe siècle :

  • 40 Isabelle Krzywkowski, Machines à écrire – Littérature et technologies du XIXe au XXIe siècle, Greno (...)

Tous les théoriciens de la littérature électronique sont d’autre part sensibles au fait qu’elle crée un lien de réflexivité du lecteur sur son acte de lecture, lui faisant prendre conscience de sa triple nature de "liseur", "lu" et "lectant" : une figure de "méta-lecteur", qui conjugue le lecteur-acteur (qui manipule l’œuvre et produit une lecture analytique, réflexive) et le lecteur-spectateur (qui ne peut appréhender l’œuvre que de manière affective)40.

27Mettre en scène la lecture sur support électronique a par là même une dimension didactique : cela permet de présenter au jeune lecteur les compétences mises en action lors de toute lecture. Aussi Christian Grenier reprend-il régulièrement ce motif, comme l’atteste son roman Virus L.I.V.3 dans lequel les personnages pratiquent la lecture interactive virtuelle. Par un traitement complexe de l’intertextualité où Christian Grenier mêle citation et réécriture des hypotextes, l’écrivain de littérature de jeunesse met en lumière les mécanismes de la réception. Preuve en est le moment où Allis, l’héroïne, lit l’incipit du Grand-Meaulnes :

  • 41 Christian Grenier, Virus L.I.V.3, p. 58-59.

Je commençai la lecture du roman d’Alain-Fournier :
Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189…
Je continue à dire « chez nous », bien que la maison ne nous appartienne plus. Nous avons quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous n’y reviendrons certainement jamais.
Nous habitions les bâtiments du Cours Supérieur de Sainte-Agathe. Mon père…
Tout à coup, sans même que je m’en sois aperçue tant les lieux m’étaient familiers, je traversai la grande cour de l’école et m’approchai de la longue maison rouge aux cinq portes vitrées. À quelques pas de moi, une femme sortit de la buanderie. C’était ma mère. Je l’appelai :
"Millie !
- Ah, grommela-t-elle, comme cette maison est mal conçue ! Jamais nos meubles ne trouveront leur place ici ! Et puis toute cette paille, toute cette poussière…"
Elle vint vers moi, se baissa et m’essuya machinalement le visage avant de rentrer dans la maison41.

28Happée par la fiction romanesque, Allis expérimente d’abord la posture du « lisant » en s’identifiant à François. Mais soudain, un détail attire son attention et éveille son esprit critique :

  • 42 Ibid., p. 59.

Je restai là, incapable de réagir, lorsque j’aperçus un jeune homme se glisser dans notre jardin par un trou de la haie. Se croyant seul, il s’approcha d’un arbre, cueillit un fruit mûr et y croqua à belles dents.
"Eh, toi ! criai-je, qui es-tu ?"
D'abord, l’autre fit mine de fuir. Puis il me toisa avec arrogance avant de me lancer sur un ton agressif :
"Moi ? Je suis de passage, vois-tu. Je ne suis pas comme toi, l’un des personnages du livre ! Je viens ici pour me distraire, me promener et chaparder des pêches.
- Eh, attends ! Tu n’as pas le droit…"42

29La lecture interactive que Christian Grenier imagine dans Virus L.I.V.3 fait clairement référence à la lecture sur support numérique, en fictionnalisant deux mécanismes essentiels de la e-lecture. D’une part, il met en scène la possibilité qu’un texte soit lu simultanément par plusieurs lecteurs qui communiquent entre eux comme par exemple dans les espaces de tchats où ils peuvent débattre de l’œuvre lue, tout en respectant les droits du texte (ce que ne fait pas le « chapardeur de pêches » contre lequel Allis s’insurge : « Tu n’as pas le droit »). D’autre part, Christian Grenier fictionnalise la possibilité pour le lecteur d’interagir sur la fiction en participant à son écriture afin d’infléchir son déroulement, ce que permettent notamment les outils d’écriture collaborative.

30Ainsi dans ses romans, Christian Grenier met en abyme les mécanismes de l’interactivité et de la réception. Prenant en compte l’évolution des pratiques de lecture liées au développement du numérique, il met ainsi en scène plusieurs types « d’ordilecteurs » qui lui permettent de vulgariser et d’expliciter les théories de la réception pour les rendre compréhensibles par le jeune lecteur.

31Par le biais des archétypes fictionnels de « l’ordinauteur » et de « l’ordilecteur », Christian Grenier propose une réflexion sur les modifications fondamentales que le « numérocène »43 a apportées à la littérature, que ce soit lors de la phase de création ou lors de la phase de réception. Certes, Christian Grenier conserve le livre papier comme format de diffusion de ses œuvres romanesques. Bien qu’il ait déjà écrit des romans et essais à quatre mains, il ne pratique pas l’écriture collaborative que facilitent les outils numériques. Il ne met pas non plus en ligne ses fictions, même s’il a publié quelques nouvelles inédites sur son blog44. En revanche, dans ses romans, il met en abyme ces nouveaux mécanismes de la lecture et de l’écriture, développant ce que Laurent Loty appelle des « fiction[s] réticulaire[s] » où « le réseau est à la fois le réseau des personnages, le réseau psychique intérieur, et le réseau numérique sur lequel toutes les traces et les récits s’entremêlent et s’archivent »45. À ce titre, la « chose » dans le Cycle du Multimonde apparaît comme le symbole de cette nouvelle dialectique de la machine, de l’écrivain et du lecteur. Née de la fusion de l’ordinateur et du cerveau d’Édouard Nigerre, la « chose » est un espace où les lecteurs parcourent des réseaux de galeries afin d’accéder à différents univers fictionnels. Elle s’ouvre en effet vers une multitude de possibles car quand « la chose fermait ses alvéoles, elle ne tardait pas à en ouvrir de nouvelles comme l’eût fait un labyrinthe "aléatoire" et vivant »46, comme l’eût fait un texte numérique dont l’expansion ne s’arrête pas tant qu’il y a un auteur et/ou un lecteur pour faire fonctionner « la machine littérature ».

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PICARD, Michel, La lecture comme jeu, Paris, Éditions de Minuit, 1986.

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Notes

1 Ces « mots-valises » nous sont inspirés par Christian Grenier qui titre l’un de ses romans : L’ordinatueur.

2 Christian Grenier, @ssassins.net, Paris, Rageot, 2004, p. 58.

3 Italo Calvino, La machine littérature, Paris, Seuil, 1993.

4 Christian Grenier, « Un personnage en quête de cœur », Graines de futur, Paris, Mango jeunesse, 2000, p. 52.

5 Ibid., p. 52.

6 Umberto Eco, L’île du jour levant, Paris, Grasset, 1996, p. 84-98.

7 Atelier pour la Littérature Assistée par la Mathématique et l’Ordinateur.

8 Christian Grenier, « Un personnage en quête de cœur », op. cit., p. 70.

9 Roland Barthes, « La mort de l’auteur », dans Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984.

10 Christian Grenier, Cyberpark, Paris, Hachette jeunesse, 1997, p. 201.

11 Christian Grenier, Mission en mémoire morte, Paris, Hachette jeunesse, 1997, p. 190.

12 Ibid., p. 195.

13 Ibid., p. 194.

14 Ibid., p. 195.

15 Christian Grenier, Cyberpark, op. cit., p. 209.

16 Italo Calvino, op. cit., p. 13.

17 Christian Grenier, Je suis un auteur jeunesse, Paris, Rageot, 2004, p. 187.

18 Italo Calvino, op. cit., p. 13.

19 Christian Grenier, Je suis un auteur jeunesse, op. cit., p. 187-188.

20 Christian Grenier, Cyberpark, op. cit., p. 208.

21 Ibid., p. 151.

22 Ibid., p. 191.

23 Ibid., p. 179-180.

24 Christian Grenier, Mission en mémoire morte, op. cit., p. 34.

25 Christian Grenier, Le pianiste sans visage, Paris, Rageot, 2010, p. 27-28.

26 Christian Grenier, La fille de 3e B, Paris, Rageot, 2010, p. 65-66.

27 Christian Grenier, Avec un peu d’amour et beaucoup de chocolat – L’attentat, Paris, Oskar éditions, 2014 ; Christian Grenier, Avec un peu d’amour et beaucoup de chocolat – L’écolo, Paris, Oskar éditions, 2014 ; Christian Grenier, Avec un peu d’amour et beaucoup de chocolat – Aminata, Paris, Oskar éditions, 2015 ; Christian Grenier, Avec un peu d’amour et beaucoup de chocolat – L’écrivaine, Paris, Oskar éditions, 2016.

28 Christian Grenier, Avec un peu d’amour et beaucoup de chocolat – L’écrivaine, op. cit., p. 186.

29 Christian Grenier, Cinq degrés de trop, Paris, Rageot, 2008, p. 179.

30 Christian Grenier, Virus L.I.V.3 ou la mort des livres, Paris, Livre de poche, 2001, p. 138-139.

31 Christian Grenier, « Voyages extraordinaires », Virtuel : attention, danger !, Paris, Milan, 1994, p. 15.

32 Ibid., p. 10.

33 Ibid., p. 14.

34 Ibid., p. 16.

35 Michel Picard, La lecture comme jeu, Paris, Éditions de Minuit, 1986.

36 Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992.

37 Christian Grenier, « Voyages extraordinaires », op. cit., p. 9.

38 Ibid., p. 13.

39 Ibid., p. 17-18.

40 Isabelle Krzywkowski, Machines à écrire – Littérature et technologies du XIXe au XXIe siècle, Grenoble, UGA Éditions, 2010, consulté le 23 mars 2021, Machines à écrire - UGA Éditions (openedition.org).

41 Christian Grenier, Virus L.I.V.3, p. 58-59.

42 Ibid., p. 59.

43 Voir Stéphane Grumbach, « L'Entropie du Numérocène. Quelques réflexions sur la Révolution Numérique et l'Anthropocène » dans Stéphane Grumbach, Olivier Hamant, Julie Le Gall, Ioan Negrutiu (éds), Anthropocène, à l'école de l’indiscipline, Éditions du temps circulaire, 2019, p. 1-13.

44 Christian Grenier, Accueil : auteur jeunesse, science-fiction et policier ( polar ) (noosfere.org). Consulté le 23 mars 2021.

45 Laurent Loty, « Un roman du réseau de Véronique Taquin. Enjeux culturels d’une fiction réticulaire interprétée sur Mediapart », dans Anne-Marie Petitjean et Violaine Houdart-Merot (éds.), Numérique et écriture littéraire, Paris, Hermann, 2015, p. 122.

46 Christian Grenier, Cybrerpark, op. cit., p. 27.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Nadège Langbour, « De « l’ordinauteur » à « l’ordilecteur » : la mécanisation de la littérature dans les fictions pour la jeunesse de Christian Grenier »TRANS- [En ligne], 27 | 2021, mis en ligne le , consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/6424 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.6424

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