1Historiquement, la scène n'a jamais été conçue selon une taxinomie qui l'aurait opposée aux arts visuels. En assimilant les codes des autres pratiques artistiques, le texte dramatique a toujours été interrelié avec le plateau de théâtre et tout ce qu’il intègre comme éléments dramaturgiques : musique, lumière, scénographie, etc. Aussi, certaines expériences du théâtre marocain de l’extrême contemporain s’emparent-elles de cette esthétique où la scène incorpore d’autres médiums dans la performance. Cette hybridité formelle convoque une structure de plus en plus fragmentaire du drame et implique incontestablement une recherche comparatiste et interdisciplinaire.
- 3 Driss Ksikes, N’enterrez pas trop vite Big Brother, Paris, Riveneuve, 2013.
- 4 Driss Ksikes, 180 degrés, Presses Universitaires de Bordeaux, 2015.
2En apportant des modes de représentation inédits, de nouveaux paradigmes reconfigurent la performance théâtrale à travers l’insertion, sur scène, de mécanismes de projection empruntés à d’autres médias comme le cinéma, afin de projeter les images des comédiens sur écran. Le corps devient alors virtuel : l’étymon latin virtus désigne la potentialité, ce qui enlève au corps réel sa chair pour le rendre inorganique, mais capable de se mouvoir à travers des images projetées sur des écrans. Divers médiums artistiques sont ainsi simultanément engagés dans des pièces de théâtre qui relèvent de cette vision esthétique du drame, comme N’enterrez pas trop vite Big Brother3 du dramaturge Driss Ksikes. Sur scène, des écrans retransmettent les souvenirs des résidents de l’immeuble 48 qui a été incendié. Le même phénomène est visible dans une sorte de fondu enchaîné cinématographiquement transposé au théâtre dans 180 degrés4, pièce du même auteur.
- 5 Jürgen E. Müller, « L’intermédialité, une nouvelle approche interdisciplinaire », in Cinéma et inte (...)
3Cette esthétique interroge la scène avec une conscience critique intermédiale. Nous nous référons, ici, à Jurgen Muller pour qui les œuvres d'art intègrent dans leur contexte des questions, des concepts, des principes et des structures d'autres médias qui font que « […] ces constellations intermédiatiques, avec leurs ruptures et stratifications esthétiques, fournissent de nouvelles dimensions à l'expérience du spectateur »5. L'intermédialité pose l’idée des zones limitrophes et relationnelles. Le phénomène peut désigner une pratique artistique dans la pièce de théâtre, mais il apparaît aussi comme catégorie critique pour l'analyse des configurations médiatiques de l’œuvre. Il s'agit donc à la fois d'un phénomène et d'une perspective d'analyse. Cette dualité conceptuelle est prégnante dans le théâtre qui est un hypermédia.
4S’il arrive que la portée intermédiale perturbe la cohérence du sens, elle nous invite à explorer les potentialités des transpositions et des créations scéniques. Quoi qu’il en soit, le corps assure dans le théâtre de Ksikes une présence accrue (par la multiplication des corps), mais parfois équivoque (par la coexistence des corps réels et des corps virtuels). Alors, comment cette double présence de l’acteur sur la scène et sur l’écran enclenche-t-elle un processus dans lequel le corps réel est happé par une image virtuelle ? Quels effets esthétiques naissent de cette rencontre ? La scène nous place ainsi devant une corporéité en mutation. Dès lors, nous présenterons les configurations du corporel réel et virtuel dans le théâtre marocain contemporain pour analyser ensuite une corporéité placée sous le signe du flottement dans les pièces du corpus. L’intermédialité au service d’une corporéité éclatée sera enfin articulée à une signification politique et idéologique des performances.
5Les contours flous et changeants de la corporalité contemporaine et la disparité de ses configurations engendrent des bouleversements au niveau de la présence humaine sur scène. L'apport du corps réel ou virtuel au théâtre contemporain invite à se ressaisir de la question de la présence de l’acteur sur scène afin de repenser la performance dramatique. Aussi certaines pièces marocaines mettent-elles à contribution les déploiements du corporel réel et/ou virtuel sur les planches. L’on se réfère entre autres à Don Quichohe, pièce de théâtre de la troupe Thifswin montée en septembre 2019. Les corps se créent au fur et à mesure que l’intrigue progresse, tantôt par la corporéité des comédiens, tantôt par l’usage de la vidéo. Latefa Ahrrare, actrice et metteuse en scène de la pièce, est à l’origine de plusieurs mises en scène teintées par l’hybridité des matériaux scénographiques. La projection des vidéos de Don Quichohe intègre des images réelles, un clin d’œil au théâtre documentaire.
- 6 Texte, dramaturgie et mise en scène de Abdelmajid Elhaouass.
- 7 David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, Presses Universitaires de France, 1990 (...)
6D’une autre part, la pièce Solo de Mohamed El Hor et la troupe Akoun est fondée sur l’idée d’une femme qui vit dans le corps d'un homme. La pièce fait la part belle à une scénographie innovante avec des clips vidéo qui multiplient les corps sur scène. Dans Schizophrénia6, les personnages virtuels se situent dans la lignée des êtres artificiels et se multiplient sur scène en empruntant plusieurs apparences. À propos de ces corps écrans, David Le Breton note dans Anthropologie du corps et modernité : « […] par la médiation d'un corps qu'il dissocie et transforme en écran, l'individu agit symboliquement sur le monde qui l'entoure. Il cherche son unité de sujet en agençant des signes où il cherche à produire son identité »7.
- 8 Né en 1968 à Casablanca, Ksikes est également critique littéraire, co-fondateur des « Rencontres d’ (...)
7Qu’il soit réel ou virtuel, le corps révèle un parti-pris esthétique fondamental dans les expériences des dramaturges ou performeurs marocains. Cet entre-deux nous intéresse particulièrement dans N’enterrez pas trop vite Big Brother et 180 degrés de Driss Ksikes8. Une collaboration artistique entre Ksikes et le metteur en scène Jaouad Essounani est à l’origine de 180 degrés, représentée au Théâtre Mohamed V de Rabat en Octobre 2010. La pièce regorge de personnages excentriques, tous désignés par l’initiale du prénom : le frère H et la sœur K, l’ouvrière Y et l’ex-prostituée W, le mari M et l’épouse N qui s’adonnent tous au voyeurisme, consistant à épier l'intimité du couple A et Z. Réunis pour un reportage sur la burqa, le photographe anarchiste A et le mannequin Z, qui porte un voile intégral, suscitent la curiosité de l’entourage. L’entrevue professionnelle du shooting de la femme à la burqa se transforme en rendez-vous amoureux. La jeune femme Z se dévoile aux sens propre et figuré, ôtant des parties de son voile intégral hidjab, et révélant certains souvenirs inavouables de son passé.
8Sans ancrage, les personnages de N’enterrez pas trop vite Big Brother inspirent eux aussi la perte des repères. Adib, Salim, Absaloum, Halima et Kaltoum, tous des ex-résidants de l’immeuble 48 incendié, sont réunis à la demande de la Geek afin de retracer la mémoire de l'immeuble. La disparition de ce Babel multiethnique, symbole du vivre-ensemble, dans une cité musulmane, suscite des réactions de la part de Kaltoum qui exige qu’il soit reconstruit pour devenir un temple de la mémoire. Cet avis est rejeté par Absaloum qui veut que ce travail de mémoire se fasse exclusivement à travers les réseaux sociaux.
9Les matrices de la corporéité dans 180 degrés sont variées. Les corps réels se trouvent enfermés dans la subjectivité (A), dans une burqa (Z), dans un monde hallucinatoire (H), dans des désirs de vamp (K), dans la soumission (N) ou dans des fantasmes par procuration (M). Les personnages incarnent tout au plus une tendance (snobisme, désir, démagogie, etc.) et ils ne sont que la métaphore de ce qu’ils devraient représenter, d’où la nécessité de recourir à des corps virtuels qui combleraient un vide de sens.
- 9 Jadraoui, Siham, octobre 2010, « « 180 degrés » : autour de la burqa », Aujourd’hui le Maroc, https (...)
10Le dispositif scénique se présente sous forme d’une plate-forme circulaire et tournante, de sept mètres de diamètre. À l’intérieur du dispositif, se trouvent quatre couples qui ne se rencontrent jamais. Au centre de la scène, l’histoire de A et Z tient en haleine les autres personnages et les spectateurs avec eux. La plate-forme tournante permet la succession des tableaux : « Les personnages, note le metteur en scène, sont dans un cercle, qui bouge et donne l’impression que rien ne change. Une sorte de fondu enchaîné cinématographiquement transposé au théâtre. » 9
11180 degrés découle d’une expérience scénique avec l’implication initiale des praticiens. Ksikes conçoit l’écriture en tant qu’élément du processus créatif, aux côtés d’autres arts : chorégraphique, photographique et cinématographique. Cette écriture de plateau engendre une esthétique polymorphe impactant la corporéité, en ce sens que des corps réels interfèrent avec des corps virtuels projetés sur des télés que les voyeurs suivent, télécommande à la main.
- 10 Driss Ksikes, 180 degrés, op.cit., p. 25.
12Le corps réel appartient selon cette lecture à la matrice scénique (critère de la scène théâtrale), mais il interagit avec la matrice picturale – des pellicules et des photos de la femme Z suspendues pour être développées comme dans une chambre noire, ainsi que les poses du corps dans les séances de shooting – et avec la matrice audiovisuelle. L’écran redouble l’espace scénique et cristallise la surexposition du couple qui subit le voyeurisme, en témoignent les télécommandes à portée de main pour zapper. De ce fait, les corps de A et Z sont littéralement télécommandés par les voyeurs, ce qui mène les autres personnages à s’écrier à la fin du tableau I, à propos de Z : « Il faut peut-être cliquer sur un bouton pour découvrir son mystère. (Ils se mettent tous à appuyer sur leurs télécommandes. A et Z sont figés sur la scène). »10 Ksikes accroît ainsi les rapports entre un corps réel théâtralisé sur scène et un corps virtuel médiatisé et projeté sur écran.
- 11 Mise en scène de Catherine Marnas et scénographie de Carlos Calvo. La pièce est jouée le 13 décembr (...)
13De son côté, le personnage de N’enterrez pas trop vite Big Brother11 semble avoir ignoré les frontières médiatiques et s'être déployé dans une création sur la scène et à l'écran. Le dispositif scénique intègre alors la photographie, la télévision, des clips vidéo, des capsules YouTube et même des notifications Facebook. Cette variété de supports permet de fabriquer la présence corporelle par des dispositifs technologiques (caméras, écrans), rassemblant sur scène des éléments hétéroclites et les employant dans un parcours créatif. À travers cet usage du dispositif scénique, et au-delà de la simple reproduction des corps, Ksikes met en jeu les rapports entre le corps physiquement présent et sa reproduction à l’écran.
- 12 Renée Bourassa, Louise Poissant, Avatars, personnages et acteurs virtuels, Québec, Presses de l'Uni (...)
14Ces modalités d’insertion de la corporéité démultiplient les présences et débouchent sur une combinaison du corps réel et du corps virtuel. La Geek, qui apparait tantôt sur scène tantôt sur écran, ou encore Absaloum, qui apparait simultanément sur scène et sur écran, en sont la preuve. D’après Renée Bourassa : « À travers ces interfaces, où interviennent les figures virtuelles, se tracent les enjeux de la présence médiatisée par les technologies ainsi que de la coprésence »12.
- 13 Driss Ksikes, N’enterrez pas trop vite Big Brother, op.cit., p. 46
15Dans le même sens, Ksikes fait de la chorégraphie un lieu de rencontre entre les comédiens sur scène : « ils avancent le pas ferme, l’esprit concentré, comme dans une quête spirituelle … ils se regardent puis se ressaisissent »13. Pendant la prestation chorégraphique, Ksikes nous met face à une corporéité exposée qui met en lumière la dimension artistique du mouvement et du geste des acteurs.
16Le dramaturge déclenche une série d’interrogations relatives à la logique d’une corporéité vidéographique. Celle-ci se manifeste à travers les images des corps virtuels projetés sur écran géant. En témoignent Kaltoum et Absaloum qui, tous les deux quadragénaires, représentent dans la troisième séquence les jeunes qu’ils étaient vingt ans auparavant. Leurs ébats amoureux révolus ne sont pas racontés mais représentés sur écran. Cette modalité qui expose les deux corps sur scène et en différé dans la vidéo, révèle une stratégie esthétique de fragmentation corporelle et scénique.
17Plus loin, Ksikes use d’une autre modalité pour exposer Absaloum sur scène et dans la vidéo en direct. N’étant plus que l’ombre de lui-même, ce personnage plongé dans le noir est simultanément présent sur scène et représenté en « vidéo sur écran ». Le même corps est alors à la fois présenté à contre-jour et recomposé en direct à l’écran. De ce fait, le corps réel est relégué au statut de silhouette et le corps virtuel projeté sur écran s’arroge le droit à la parole.
- 14 Maia Giacobbe Borelli, « Tromper l’espace : Hologrammes, Pepper’s ghost et corps virtuels au théâtr (...)
18Le corps virtuel projeté sur écran dédouble le corps réel et lui dame le pion. Coprésent sur les deux espaces, le corps de l’acteur se positionne comme une interface qui permet l’interconnexion entre le plateau et l’écran. Dans ces performances qui mettent en jeu une tension entre la scène et la vidéo, « c’est donc essentiellement le regard du spectateur qui donne forme au corps du personnage, à son organicité et à sa crédibilité, en créant une série d’images mentales relatives à la narration, suggérées par ce qu’il observe sur scène et sur l’écran »14.
19Notons une autre présence, celle de la voix off qui signale un corps virtuel, celui de la mère de la Geek, décédée. L’invisibilité de cette voix accentue la quête de la vérité de la Geek qui finit par entrecroiser le réel et le virtuel des résidents de l’immeuble 48, en partageant leurs histoires sur YouTube : « La Geek fait défiler en accéléré et à rebours, l’essentiel des images captées, sur écran, sur scène et dans le virtuel, avec le même son rock qui baigne la scène depuis le début. À la fin, elle clique sur un bouton puis apparaît en grand l’image de l’immeuble 48, sur YouTube. »15
20Le dédoublement des corps réels et virtuels ainsi que leurs allers-retours de la scène à l’écran, ou leur coprésence sur les deux supports installe une ambiguïté telle que le passé, le futur et le présent sont juxtaposés voire superposés dans une sorte de temporalité pluridimensionnelle. Ces différentes temporalités coexistent dans un déséquilibre qui suspend le sens et finit par secouer la perception du spectateur. Les effets transgressifs de cette esthétique rendent compte de l’entrechoquement des corps sur scène et de leurs images projetées sur écran, ce qui altère profondément les conventions relatives au corps.
- 16 Driss Ksikes, 180 degrés, op.cit., p. 46.
21L’intermédialité permet de mieux comprendre les créations de Ksikes où foisonnent des dispositifs scéniques incluant écrans, appareils photo, PC, caméras, radios, smartphones, etc. L’intermédialité est un axe de pertinence dans 180 degrés, pièce issue en partie des saynètes de Burqa show conçues dans les ateliers d’écriture du laboratoire Dabateatr Citoyen. L’action évolue grâce à des espaces réels et virtuels qui se complètent ou s’opposent, permettant le foisonnement des présences scéniques et écraniques. Impuissant, le mari M vit ses phantasmes par procuration, en épiant les entrevues de A et Z retransmises sur sa télévision. Plus loin, le voyeur M et son épouse N « se battent à propos des lunettes »16 pour espionner le corps de Z, objet de convoitises lascives.
22En plus de l’écran et des lunettes, l’appareil photo est l’outil qui sert à capter le corps. Lorsque A comprend que l’image idéale de l’objet désiré est impossible à atteindre, il détruit l’appareil photo, se rendant compte que le corps de Z n’est que l’image inversée de sa mère dévergondée et insouciante. La pièce oscille ainsi entre la présence corporelle de Z et l’absence de celle-ci, une sorte de présence-absence où le corps réel est certes sur scène, mais il est intégralement voilé. Bref, dans un quasi oubli du medium scénique, il n’est pas facile de faire la différence entre ce qui appartient en propre au théâtre, à la télévision ou à la photographie.
23Dans N’enterrez pas trop vite Big Brother, Ksikes accentue les mécanismes de l’intermédialité. L’enquête sur l’origine de l’incendie de l’immeuble 48 devient le prétexte à des effets de transferts : « Des images de révolte défilent sur écran. Des sons de jeunes qui crient emplissent la scène. La Geek est debout devant la caméra. » Le corps virtuel nous est proposé grâce au jeu intermédial, en témoigne l'emploi des technologies audiovisuelles et des références au langage filmique (des cadres, un éclairage évoquant la focalisation de la caméra) qui transforment la scène en studio cinématographique.
24De la scène à l’écran il n’y a qu’un pas, du jeu théâtral à la réalité historique également, et aussi des corps réels des comédiens aux corps virtuels, représentés par les images documentaires projetées sur scène. En amenant sur scène des personnages appartenant au cinéma documentaire et à la photographie de presse, en introduisant des techniques cinématographiques comme le montage parallèle où des personnages sur scène regardent d’autres événements projetés sur écran, Ksikes use d’une pratique intermédiale fondée sur la superposition des récits et des corps.
25Grâce à l’intermédialité, l'éventail des présences sur scène est vaste : certains personnages sont tantôt présents sur scène, tantôt présents virtuellement à travers des textos ou des notifications de Facebook, avec la photo du destinateur projetés sur écran. C’est le cas de la didascalie du tableau 1 de la séquence 4 : « sous forme de commentaire Facebook, projeté en texte sur écran avec sa photo à côté. »
26Cette idée revient avec La Geek qui joue à la fois le rôle de la jeune fille orpheline en quête de son passé et le rôle d’une réalisatrice qui fait le montage des vidéos qu’elle filme. Cette double posture se manifeste dans la didascalie suivante : « Elle se met en position de filmer. Nous ne les [la Geek, Halima, salim et Adib] voyons plus sur scène mais sur écran, en arrière-plan des deux silhouettes enlacées. » 17 Les personnages qui étaient sur scène disparaissent pour apparaitre ensuite sur écran, et l’histoire continue à évoluer sur le plan filmique et non pas scénique.
27Cette hétérogénéité témoigne des pratiques qui se nourrissent d'une conception intermédiale de la création théâtrale. Celle-ci engendre un dépassement des limites du dispositif scénique impliquant radio, cinéma, podcasts, journaux, photos des révoltés du printemps arabe, capsules vidéo retransmises sur écran géant placé au fond de la scène, etc. Tout est remédiatisé dans une production théâtrale où les corps réels interagissent avec une corporéité vidéographique. Le corps de l’acteur est suspendu entre deux espaces qui ont chacun des modalités différentes, celui du plateau théâtral et celui de l’écran numérique, l’un contaminant l’autre.
28L’interaction de plusieurs configurations corporelles confère aux personnages l’allure de reflets brouillés qui échangent et usurpent des personnalités pour se rendre compte qu’il s’agit in fine de la même identité, celle des consciences persécutées. L’insertion des corps réels et virtuels dans les pièces de Ksikes sert ainsi une visée politique. En effet, le microcosme scénique ressemble à s’y méprendre à l’espace carcéral : « Trône au milieu de la scène, un cube noir géant mobile »18, note-t-il dans la didascalie initiale de 180 degrés. Le cube rappelle la cellule de prison, en ce sens qu’il est ouvert à 180 degrés pour permettre aux surveillants/voyeurs d’épier les détenus.
- 19 Michel Foucault, Surveiller et punir, naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 58.
29S’il est donc une caractéristique majeure de la donnée spatiale, c’est le huis clos qui s’impose comme agent structurant, allant du cube au cagibi, tous deux de dimensions étroites. La cellule constitue la matrice esthétique des tableaux III et VII de 180 degrés : la scène est scindée en deux, A et Z se retrouvent séparés par un rideau mais livrés au voyeurisme qui les surexpose. D’ailleurs, pour Michel Foucault, il faut que le détenu « […] dans sa cellule, non seulement se croie, mais se sache observé »19.
- 20 Driss Ksikes, « Le disque du moment », Economia, 24 juillet 2015.
30S’agissant de N’enterrez pas trop vite big Brother, le titre de la pièce nous projette dans l’univers de 1984 de George Orwell, qui dénonce des régimes policiers fondés sur l’espionnage. Ksikes affirme qu’il s’est inspiré du roman d’Orwell pour « traiter du rapport de l’élite avec ce qu’on assimile à un pouvoir dominant de surveillance et de contrôle des singularités »20. Kaltoum et Absaloum rappellent Winston et Julia. Ce sont deux couples amoureux qui se retrouvent en secret et qui se révoltent contre les lois établies par le pouvoir en place. Le dramaturge condamne l’autorité hégémonique qui éloigne le citoyen de la cause principale, celle d’abolir la domination.
31Le désir de conserver la mémoire de l’immeuble 48, monument de la diversité linguistique, cultuelle et culturelle, est une riposte contre l’hégémonie partisane dans une société où les actes sont monitorés et surveillés. Ce sujet d’ordre politique est un plaidoyer visant à protéger les droits et les libertés contre toute atteinte tyrannique. En exposant des corps dédoublés, aux identités flottantes, Ksikes condamne un système qui exerce sa mainmise sur les libertés individuelles.
- 21 Driss Ksikes, 180 degrés, op.cit., p. 67.
32Une visée idéologique se fait sentir dans ces pièces où le spectateur est placé face à la réalité sociale marquée par la montée de l’obscurantisme et à la nécessité de tordre le cou au conformisme endémique et au conservatisme structurel qui sévit dans la société. Dans ce sens, le regard est à lire comme un viol puisqu’il entre, traverse, enjambe le corps de l’Autre : « Z ne porte plus la burqa, écrit Ksikes dans la didascalie du dernier tableau. A essaie de la prendre en photo, elle le repousse comme si elle repoussait un homme qui la violait. »21
33La multiplicité des supports issue de la portée intermédiale (photos, vidéos, appareil, télévision, projection, podcasts, etc.) suggère donc un regard qui domine le corps au point de l’étouffer.
- 22 Siham Jadraoui, « Théâtre : « 180 degrés » autour de la burqa », Aujourd’hui, le Maroc, http://aujo (...)
34Parce qu’elle soulève la question de la représentation du corps et du regard que la société porte sur lui, « [l]a burqa est un prétexte dans le texte, prétexte sur les planches. C’est le corps comme quête d’identité avec ses frustrations, son exposition, sa surexposition »22 qui intéresse Ksikes.
35Avec ou sans burqa, Z reste le parangon de la femme traumatisée par l’agression sexuelle. Sa personnalité farouche a besoin de voiler son corps au regard et à l’appareil photo, comme pour guérir des blessures du passé. Aussi sa fuite définitive symbolise-t-elle son refus de livrer son corps aussi bien réel (sur scène) que virtuel (sa photo).
36Le corps réel est impacté par le cube qui fonctionne comme dispositif de mise en scène du corps, permettant des jeux du théâtre sur le théâtre et du théâtre dans le théâtre. Le regard de A qui veut photographier Z est emboité dans celui des autres personnages qui épient la scène pour devenir, à leur tour, objet du regard du spectateur, métaphorisant une société obnubilée par la diffraction du corps et de l’identité. En témoigne cette adresse au public : « Qu’est-ce que vous attendez ? Le baiser, la mort, le crime, l’attaque, la contre-attaque. Je vous ai dit, c’est fini. »23 Happés par le jeu théâtral dans ce tableau final, les spectateurs finissent en personnages du drame, en objet du regard, en cible d’attaque, lorsque le photographe les interpelle pour les amener à prendre conscience des périls de l’hypocrisie et du conformisme social.
- 24 Driss Ksikes, N’enterrez pas trop vite Big Brother, op. cit., p. 29.
37Incendié et emportant avec lui les rêves et les espoirs de la jeune génération, l’immeuble incarne la dystopie de N’enterrez pas trop vite Big Brother. À travers une corporéité vidéographique, les personnages sur scène déploient des corps dispersés face aux affres de l’obscurantisme dû à la montée de l’intégrisme religieux au début du XXIe siècle. Absaloum fait référence à cette exigence de ressemblance et d’adhésion à la même idéologie : « ils exigeront qu’on se ressemble, qu’on porte le même masque, la même barbe, les mêmes parures »24. Il incrimine ainsi le conservatisme et l’hypocrisie sociale qui mettent en avant une religiosité d’apparat.
38Dans N’enterrez pas trop vite Big Brother et 180 degrés, la corporéité place les pièces sous le signe de la mutation et l’intermédialité met le personnage au centre de toutes les incertitudes. Ce qui insinue l’urgence du changement politique et social afin d’accéder au droit à la liberté et à l’intimité dans une société conformiste. Ne nous y trompons pas, le corps aussi bien réel que virtuel aspire à élargir la perspective de la liberté à travers une performance intermédiale transgressive.
39Le théâtre de Ksikes interagit avec l’esthétique de la scène contemporaine. Les matrices de la corporéité dans 180 degrés et N’enterrez pas trop vite Big Brother sont variées. Le corps virtuel prolifère dans ces pratiques artistiques qui entrecroisent la scène avec le numérique au sein des environnements interactifs. L’écran impacte considérablement le dispositif scénique et Ksikes déclenche une série d’interrogations relatives à la logique d’une corporéité vidéographique.
40Déréalisé, le corps réel s’inscrit dans un univers où il est à la fois représenté et anamorphosé. Le corps impuissant dévoile, curieusement, des vérités humaines inavouables : viol, soumission, machisme, etc. Or, pour mieux styliser ces vérités, la scène a recours à la pratique intermédiale.
41L’insertion des corps réels et virtuels dans les pièces de Ksikes sert une visée politique et idéologique. La multiplicité des configurations corporelles confère aux personnages l’allure de reflets brouillés qui ont la même identité, celle des consciences persécutées, en proie à l’obscurantisme et à l’intégrisme, ce qui sous-entend l’urgence du changement afin d’accéder au droit à la liberté et à l’intimité dans une société conformiste.
42Le projet de Ksikes concerne, visiblement, l’exhibition d’une corporalité en crise dans la société marocaine. En mettant en avant la question de la mutation, de l’exhibition et de l’occultation des corps, le dramaturge opte pour un renversement phénoménal des points de vue qui permet au théâtre, qui est une esthétique du mensonge, de révéler les vérités.