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Texte intégral

1Un jour, le défunt Ramiro ouvre les yeux à nouveau. Il vient de passer cent ans en « flottement » avant d’habiter une nouvelle fois un corps, cette fois féminin. Il fut l’un des premiers individus à avoir pu sauvegarder sa conscience sur le « réseau » après avoir laissé derrière le sursaut que la mort fait connaître à l’organisme. Avec cette réincarnation, il concrétise alors le choix que tout individu de cette société future pourrait avoir : soit occuper un autre support vivant, soit reprendre le flux de la pensée dans le continuum aqueux d’Internet. Telle est la proposition de Martín F. Castagnet dans son roman Les corps de l’été : rompre notre cycle organique naissance-vie-mort grâce aux progrès technologiques. Les individus du monde imaginé par le jeune écrivain argentin auraient la possibilité de ne plus sombrer dans le silence absolu lorsque leur premier support organique, leur corps original, échoue à se maintenir en vie ; plus important encore, ils pourront faire perdurer leur conscience au-delà de leur trépas.

2Les corps de cette société connaissent le même principe de fonctionnement des CDs et des DVDs : un dispositif d’enregistrement mécanique permet de les graver jusqu’à trois fois (avant d’être détruits), afin de transvaser l’information en provenance d’un autre individu. Les batteries, en tant que « nourriture » énergétique de ces mécanismes artificiels, servent également de levier fictionnel pour construire ce futur dystopique car les organismes, même s’ils sont devenus des machines, dépérissent inexorablement. Enfin, la caractéristique illimitée du réseau d’internet dans lequel il faut verser d’emblée « l’activité cérébrale » (conscience, esprit ?) des êtres vivants humains symbolise la différence radicale de cette espèce avec la nôtre : « je meurs, et alors ? Je ne disparais pas » auraient pu dire les personnages de Castagnet.

3Un tel « écart » des coordonnées épistémiques de cette société future, basé sur les produits technologiques des années 2000 (de moins en moins utilisés d’ailleurs), doit être perçu comme une rupture vis-à-vis des lois qui cadrent notre monde. Ce manque de continuité crée une ir-régularité, une anomalie, rendue possible par les progrès techniques qui ont permis la prouesse d’éluder la mort définitive. Œuvre de « science-fiction » – et par conséquent, fantastique –, sa vraisemblabilité est fondée sur deux caractéristiques de la langue définies par le linguiste Charles F. Hockett : le déplacement (la capacité de parler de quelque chose sans être en face de ladite chose), et la prévarication (qui est la capacité de mentir). Elles modifient la réalité dans le discours et façonnent une forme autre de présenter, de percevoir le monde.

4Avec ce numéro, notre intention était de remettre en question l’a priori qui cantonne l’anomal dans le normatif avec un objectif principal : le libérer de sa charge négative et envisager un retour à l’aspect descriptif de l’expérience de l’irrégulier en tant que perturbation de la continuité et non en tant que déviation. L’anomalie est, il nous semble, un moteur essentiel de l’acte littéraire qui glisse dans l’interstice des combinaisons langagières pour rendre accessible, lisible, un mode alternatif, problématique, problématisant, de la réalité. Prix Goncourt 2020, le roman L’anomalie d’Hervé Le Tellier rappelle opportunément ce principe, fondement de tout texte littéraire.

5Avec son ouvrage Le normal et le pathologique de 1966, le philosophe Canguilhem a questionné la pertinence de l’utilisation d’anomalie rattachée au normal, à cause de la confusion de l'étymologie qui s’était installée : cette notion dérive du grec a-nomos, absence de régularité, alors qu’a-normal désigne l’écart par rapport à une norme. Dans son approche de l’anomalie concernant la pathologie médicale, il avait dégagé une distinction radicale entre un terme descriptif au départ, devenu par la suite normatif ; un terme dont la charge sémantique insistait précisément sur le côté négatif des irrégularités puisqu’elles perturbaient l’ordre établi et le remettaient en question. De façon objective, l’anomalie permet de voir, de percevoir les choses différemment car elle les montre sous un angle inattendu – mais possible.

6Il en est ainsi avec l’irrégularité que Samuel Beckett et Franz Kafka introduisent dans la figure de l’attente. Que ce soit pour guetter l’apparition de Godot ou pour accéder à la loi, Vladimir, Estragon et le Paysan s’engouffrent dans ce qui devient une sorte d’obsession qui ne modifie pas pour autant le reste du monde car ils attendent sans dévier de l’objectif initial ad infinitum ou jusqu’à la mort. En contraste, ce but imperturbable dénonce cet autre absurde que sont les normes humaines, ainsi que l’absence de fondement justifiant une telle organisation « inamovible » du monde. De la sorte, l’intérêt de penser le côté « anomal » d’un texte est non seulement de relever ce qu’il fait à la régularité, la manière dont il altère la continuité, mais aussi de souligner comment cette « nouveauté » inattendue façonne une perception (et par ricochet une conceptualisation) nouvelle du monde, de la société, de soi.

7Dans le premier des six articles, « Les recueils de mirabilia à l’époque humaniste : l’anomalie collectée pour le plaisir et pour la science », nous avons sans doute l’expression la plus proche de ce qui a entamé la confusion entre l’irrégulier et l’anormal en tant que particularité perturbatrice de l’ordre du corps avec une conséquence pathologique. Mila Maselli parcourt les récits médicaux savants de cette époque dans le but de rattacher certaines expériences « anomales » à une herméneutique taxinomique régulière pouvant leur donner une explication qui cadre avec les limites de leur vision du monde. En quelque sorte, la collection des irrégularités pourrait échapper à la réduction casuistique en ouvrant un interstice à l’interprétation ouverte de ces phénomènes.

8Louis Nagot présente un cas opposé, où l’interprétation rajoute des anomalies dans la tentative de comprendre une expérience qui échappe à la norme. L’article « Corrupt as this dialect is, it will not be totally useless » pointe l’absurdité d’une situation qui a eu lieu au XVIII siècle suite à la rédaction des remarques grammaticales que George Hadley a fait d’une langue d’Inde. Avec son ouvrage, le capitaine anglais a tenté de rendre régulières les particularités de la langue Moors par rapport aux grammaires européennes. Or, le résultat obtenu fut parfois une « fiction » car Hadley a inventé des catégories ou des explications inopérantes pour la langue. L’article pointe comment le formatage d’une réalité donnée à l’aune d’une vision réductrice et normalisante peut transformer une anomalie en variantes anormales lorsqu’elle tente d’intégrer ce qui est inattendu.

9Dans une lecture « contestataire » de l’anomalie, nous avons deux textes qui mettent en relief l’effet que celle-ci peut avoir sur la perception critique de la réalité. Aurore Turbiau compare dans « “Les straights de la gang imposent leurs anomalies” : trois récits féministes pour ébranler la norme (Rochefort, Wittig, Yvon) » des textes francophones qui partagent une même thématique comme fer de lance contestataire au niveau social. Tandis qu’elle montre comment ces trois auteures dénoncent l’écart que les mœurs ont instauré entre le modèle idéalisé de la bienséance et la réalité interrelationnelle des individus, Aurore Turbiau insiste sur la difficulté des sociétés patriarcales à accepter les particularités du féminin et de l’orientation sexuelle non orthodoxe au sein de leur vision du monde, les réduisant au silence des modèles imposés par la norme.

10À son tour, Adrienne Orssaud aborde dans sa lecture de « l’Autobiografía médica de Damián Tabarovsky » la découverte fortuite que le personnage principal, Dami, fait de son anomalie corporelle. Souffrant de dichromatisme, son statut d’humain « normal » est mis en suspens non par rapport aux autres hommes, mais par rapport à sa nouvelle inaptitude au travail. La lecture d’Adrienne Orssaud adresse ainsi une critique à la société basée sur la mécanique capitaliste qui s’avère incapable de reconnaître la différence entre l’anomalie et l’anormalité et qui finit par rejeter d’emblée toute particularité organique susceptible d’être improductive.

11D’un point de vue davantage formel, Antonietta Bivona s’attaque au genre théâtral pour aborder le thème de notre numéro. Avec « La figure de style de l’anomalie et ses caractéristiques dans le théâtre du XXe siècle », Antonietta Bivona montre comment la pièce Carthage, encore de Jean-Luc Lagarce se sert de l’anomalie pour faire éclater la vraisemblabilité référentielle. En dialogue avec plusieurs œuvres d’auteurs tels que Boccace, Sartre ou Beckett, l’article expose l’absurdité du comportement simpliste des personnages lagarciens, puisqu’ils répondent à une mécanique d’action-réaction et refusent de transformer leur regard et leur rapport à leur réalité.

12Enfin, Davide Magoni aborde la question de la transposition d’une vision des choses à une réalité nouvelle dans « L’"umanesimo etnografico" nelle anomalie collettive. Uno studio su Cinacittà di Tommaso Pincio e Sirene di Laura Pugno », œuvres où les contours formels et épistémiques du monde ne correspondent plus aux grilles de lecture d’une société donnée, en l’occurrence européenne. À l’instar des voyageurs tels que Christoph Colomb, qui ont dû superposer son regard à une matérialité méconnue, la lecture en miroir de ces deux romans du XXIe siècle permet à Davide Magoni d’interroger les limites d’une cosmovision ébranlée par une anomalie dystopique qui tente de normaliser ce qui est, à la base, irrégulier, anomal.

Dossier Université Invité : Genève

13En cette occasion, la revue accueille un riche échantillon de ce qui est produit dans l’université suisse de Genève (UNIGE ) dans le domaine comparatiste. Préparé par Marie Kondrat et Cécile Neeser Hever, assistantes dans cette institution dont nous saluons le travail et le soin apporté à sa réalisation, ce dossier est composé de trois parties. Comme l’indiquent les auteures elles-mêmes dans leur introduction, les contributions de la première section « Au-delà de l’écrit », placent le comparatisme entre les formes et les médias ; la deuxième « La traduction comme réception », aborde la littérature et sa réception dans une perspective mondiale ; enfin, la troisième et dernière section « Poétiques de recomposition », met en lumière le potentiel de l’écriture à figurer et à reconfigurer des expériences, des savoirs et des discours.

14Nous vous invitons vivement à découvrir l’ensemble d’articles introduits par un « Avant-propos » du professeur Martin Rueff, ce passeur traducteur qui co-dirige le programme de littérature comparée à l’UNIGE.

Séminaire « Hors frontières »

15En dernier lieu, nous saluons la mise en ligne sur notre site du séminaire « Hors frontières. Écritures du déplacement dans une perspective mondiale », organisé à Paris par le Centre d’études et de recherches comparatistes (CERC) à partir de 2018. Codirigé par Chloé Chaudet (Université Clermont Auvergne/CELIS), Muriel Détrie (Sorbonne Nouvelle/CERC), Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Sarga Moussa (CNRS/THALIM), « Hors frontières » nous offre une proposition foisonnante sur les « effets proprement littéraires de l’accroissement et de la complexification des circulations dans le monde contemporain », comme le souligne Claudine Le Blanc dans son « Introduction ». Les coorganisateurs ont rassemblé dans les sections « Relectures du récit de voyage : figures de l’entre-deux », « Écrire en déplacés » et « Des littératures sans frontières », les communications des déplacements linguistiques, géographies, sémantiques traités. En ces temps d’immobilité imposée par les conditions sanitaires que nous subissons tous, ces articles nous rappellent la puissance que le littéraire détient pour dépasser les limites du physique en ouvrant à l’infini des possibles.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Iván Salinas Escobar, « Editorial »TRANS- [En ligne], 26 | 2021, mis en ligne le 22 mars 2021, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/6114 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.6114

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Auteur

Iván Salinas Escobar

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