Texte intégral
- 0 « Villeneuve (Vaud), Suisse, Villa Olga, 12 juillet 1922 », archives privées. Mauric-Rocher est le (...)
1Rescapé de l’enfer de Verdun, Fernand Leprette s’embarque pour Alexandrie en septembre 1919, à vingt-neuf ans, et devient professeur de français dans cette ville. Il y fonde, avec son ami Mauric-Rocher, une revue littéraire en juin 1921, Les Cahiers de l’Oasis, dans laquelle il publie, entre autres, une longue étude sur « Tagore et l’Occident ». Ayant été destinataire de ce numéro en partie consacré à l’intellectuel indien, Romain Rolland leur écrit en 1922 afin de les encourager : « Je suis heureux du projet que vous avez de travailler par votre revue au rapprochement intellectuel entre l’Europe et l’Asie, c’est un de mes plus chers espoirs, et ce doit être le mot des temps nouveaux0 ».
2En 1928, Fernand Leprette revient en ces termes sur ses années d’expatriation à Alexandrie :
- 0 « Égypte-Europe », La Semaine égyptienne, Le Caire, 9 février 1928, p. 3.
Connaître un pays ! C’est déjà quelque chose que de s’entourer d’une documentation livresque (que savions-nous de l’Égypte, même par les livres, sur le paquebot qui nous portait pour la première fois vers Alexandrie ?). Mais rien ne remplace la connaissance directe. Il faut avoir coudoyé les hommes, de longues années durant, et respiré l’air qu’ils respirent. Et cela même ne suffit pas. Il faut une curiosité active, un effort sans cesse renouvelé pour s’approcher toujours plus près, pour dérober enfin des secrets. Si nous songeons à l’homme que nous fûmes, prisonnier de quelque quartier parisien ou de quelque coin de la campagne française, il nous semble qu’en venant ici ouvrir nos yeux, nous avons échappé à quelque grande infortune0.
- 0 « M. Fernand Leprette, inspecteur de l’enseignement du français au ministère de l’Instruction Publi (...)
- 0 La Semaine égyptienne, Le Caire, 10e année, n°17-18, juin 1936, p. 26. Henri Peyre rejoint l’univer (...)
3Sept ans après l’accession du pays à une semi indépendance étroitement contrôlée par la Grande-Bretagne, en 1929, Fernand Leprette devient inspecteur des Écoles, Collèges et Lycées à filières d’expression française auprès du Ministère de l’Instruction Publique égyptien et s’installe au Caire. En marge de ses activités professionnelles, il déploie une intéressante activité poétique et intellectuelle, fréquente les cercles de la capitale, en français comme en arabe, langue qu’il parle et qu’il écrit. Le 18 octobre 1931, l’écrivaine libanaise Amy Kher organise une soirée autour des poèmes qu’il avait publiés à Alexandrie (Tryptique, 1920). Il y retrouve, entre autres, Céza Nabaraoui qui anime la revue L'Égyptienne, le poète Khalil Moutran et l’intellectuel Taha Hussein. Une Association des Écrivains d’Égypte d'Expression française est créée à l’automne 1932 dont il fait partie. Il devient alors le mentor de la jeune génération de lettrés francophones qui lui adressent leurs premiers livres de poèmes. Il réunit cinq cents personnes dans la salle des Concerts du Continental-Savoy, au Caire, le 18 novembre 1932, pour une conférence consacrée à Georges Duhamel dans le cadre des activités des Amis de la Culture Française en Égypte0. Occupant une place centrale dans le champ intellectuel francophone de la capitale, il est choisi pour prononcer l’hommage au professeur de littérature française Henri Peyre qui achève sa mission à l’Université du Caire en 1936 et dont les cours publics étaient très suivis0. Parallèlement, il continue de publier des poèmes. Un ensemble est publié en 1935 sous le titre Chansons de Béhéra, dans lequel on peut lire, dans le style classicisant de sa formation, ces vers de « Perdu en Béhéra » qui ont dû toucher les lecteurs égyptiens :
Sous un ciel de métal qui miroite sans fin,
Qui m’éblouit, le petit train de Damanhour,
M’emporte vers l’ezbeh, refuge de mon cœur.
La plaine tourne, roue immense, à l’horizon,
Tourne sans fin, devant ma vitre, m’étourdit.
Mon Dieu ! si loin, si loin de ma brume natale,
Des feuillages profonds, des toits luisants de pluie,
- 0 Chansons de Béhéra. Poèmes. Dessins de Bréval et de Constinovsky, aquarelle originale de Charles Bœ (...)
Qu’au moins Quelqu’un m’attende au seuil de Bétourès0.
4Le livre est salué par le jeune et brillant poète surréaliste égyptien Georges Henein :
- 0 « Chansons de Béhéra », Un effort, Le Caire, n°56, octobre 1935, p. 19.
Nous voyons enfin l’Occident participer à l’Orient, sans maquillage du second ni despotisme du premier, sans bazar ni drogman. Les paysages sont calmes et silencieux comme des écharpes. Il y a la sakieh qui crisse un peu et le train décoloré se hâte vers le fond de la plaine. Toute la vie immuable, sans réveil ou sans sommeil, du sol et de la race est là dans ces brèves images de la campagne égyptienne0.
5Fernand Leprette aurait pu continuer sur cette lancée à la fois créatrice et intellectuelle. Or, c’est un autre type d’ouvrage qui va le faire connaître bien au-delà du Caire.
- 0 « I. L’appel du Sud » ; « II. Fleuve, soleil, sable » ; « III. Sur les pistes du Delta » ; « IV. Le (...)
- 0 Dès 1928, Fernand Leprette constatait la fin des formes traditionnelles du « voyage en Égypte » : « (...)
- 0 « Pourquoi j’ai écrit Égypte, terre du Nil », La Réforme, Alexandrie, 22 février 1939.
6Égypte, terre du Nil paraît à Paris aux éditions Plon en janvier 1939. Les dix chapitres qui composent le volume portent majoritairement sur les campagnes, les villes et le quotidien des Égyptiens de toutes conditions0. Il s’agit du récit de vingt années passées en Égypte, « récit de séjour » donc et non pas récit de voyage0. C’est d’ailleurs d’emblée une problématique dont il s’entretient avec un journaliste de La Réforme, quotidien francophone d’Alexandrie. Il explique avoir voulu « faire entendre la voix du voyageur qui est resté, a pris le temps de plonger aux racines profondes du pays et pour qui le pittoresque s’est comme dilué dans une atmosphère redevenue transparente ». Il déclare avoir pris le parti de la description de la « vie quotidienne d’aujourd’hui, soit dans les campagnes, soit dans les villes et même dans des capitales d’une étonnante vitalité » : « Je ne prétends nullement avoir tout dit. Voilà, en tout cas, mon Égypte, l’Égypte chère à mon cœur0 ». Il situe ainsi sa parole dans le temps long de fréquentation des hommes et des femmes et déclare avoir fait le pari de la subjectivité et de l’affectivité.
7Dans la revue La Semaine égyptienne d’avril 1939, la captatio benevolentiae est manifeste :
- 0 « Parler de l’Égypte », La Semaine égyptienne, Le Caire, n° 5-6, 13e année, 30 avril 1939, p. 3-4. (...)
J’ai attendu presque vingt ans. Le besoin d’exprimer par écrit mon expérience égyptienne m’est venu tout d’un coup, tel le désir de faire son bilan. Je voulais prendre enfin possession, et pour moi-même, de quelques images, de quelques souvenirs, de quelques idées ou opinions qu’au cours d’une déjà longue existence égyptienne je n’ai cessé de confronter, de corriger, souvent à mon insu. Je voulais, par la même occasion, non pas m’acquitter de ma dette envers ce pays, mais lui apporter un témoignage d’amitié. La généreuse et sourcilleuse Égypte se reconnaîtra-t-elle « dans mon miroir » ? Ou, tout au moins, sentira-t-elle avec quel respect, avec quelle sympathie j’ai essayé de mettre en lumière quelques traits de sa grande et noble figure ? C’est, en tout cas, mon vœu le plus cher0.
8Connaissant bien les écueils du récit de voyage dont il estime avoir pris le contre-pied, il en veut à nombre de ceux qu’il a croisés depuis son arrivée, et qu’il a parfois accueillis. Ainsi déclare-t-il avec ironie, dans la même revue, avoir pris ses distances d’avec les voyageurs qui venaient faire trois petits tours et puis repartaient, emportant les secrets de ce pays, pour les révéler au monde dans des articles, dans des livres, dans des conférences. Ne parlons pas des plus nombreux, peut-être, qui étaient à la recherche d’un décor pittoresque pour leur futur roman ni de ceux qui arrivaient avec leur pamphlet déjà tout cuit dans leur valise. Son propos vise aussi bien ceux qui « hypnotisés par les nécropoles de Memphis et de Thèbes, avaient à peine un coup d’œil, par la portière close de leur compartiment (attention à la poussière !) pour les humbles villages, pour le fellah vivant non plus sur les peintures fraîches des tombeaux où ils l’avaient admiré, mais sur la plaine brûlée de soleil0 ».
9L’une des originalités de l’auteur est en effet de ne pas parler – ou si peu – de l’Égypte pharaonique – mais de vouloir faire découvrir les campagnes d’Égypte – qu’évoquent très peu les écrivains en voyage – et de dire son amour de la terre et des hommes :
- 0 Égypte, terre du Nil, Paris, Plon, 1939, p. 10.
Ce n’est pas dans les carrefours cosmopolites d’Alexandrie et du Caire que l’Égypte livrera son âme à l’homme du Nord. Elle lui fera signe, plutôt, dans des bourgades lointaines, à Dessounès et à Baltim, ou bien à Manfalout et à Darao. Elle lui apparaîtra quand les champs sont couverts de blés jaunes et quand les cotonniers sont criblés de points blancs. Elle se lèvera à l’aube, quand les femmes, au bord d’un canal, lessivent le linge, nettoient leurs grandes bassines étamées, plongent leurs jarres dans l’eau pour les hisser, l’instant d’après, sur leurs têtes […] En vérité, qui n’a point vécu dans l’intimité de la campagne égyptienne ne connaît pas l’Égypte ; qui n’a point vu, pendant maintes et maintes saisons, se dérouler, sur une longueur de mille kilomètres, la grande fresque de la vie pastorale, ne connaît pas l’Égypte0.
10Fernand Leprette ne déclare pas seulement, de façon presque militante ici, son intérêt d’observateur car il avait loué une maison dans un domaine agricole, y passait des vacances, partageait des soirées avec les paysans et notables ruraux du Delta, cas singulier de quelqu’un qui était devenu fonctionnaire étranger au service d’un ministère égyptien.
11Il lui arrive, par exemple, d’évoquer les soirées dans les Clubs de province, cénacles imitant certes ceux de la puissance occupante, l’Angleterre, mais à propos desquels il donne des détails inédits, se faisant le porte-parole implicite des gens du pays :
- 0 Gouverneur d’une province, terme d’origine ottomane.
- 0 Ancien titre des dignitaires civils ou militaires, dans l’Empire ottoman. Désigne ici les Égyptiens (...)
- 0 Égypte, terre du Nil, Paris, Plon, 1939, p. 84. Cheikh Mohammed Rifaï était un important réformateu (...)
Le moudir0 fait son entrée. Tout le monde se lève. Longs serrements de mains et accolades. Son Excellence s’assied, ramène une jambe sur l’autre pour rire plus commodément. Les heures passent. Sont-elles perdues ? Mais non. La vie moderne, chacun de ses effendis0 la veut encore comme un conte des Mille et une Nuits. Voici que le Coran parle à la radio ; tout le monde se recueille pour jouir des savantes modulations de Cheikh Mohammed Rifaï0.
12En peu de mots, beaucoup est dit de la rencontre des traditions et des modernités chez les Égyptiens même, problématique de frontières intérieures qui se construisent et se déplacent et que l’auteur est incité à franchir lui aussi.
13Un passage est exemplaire de son style, s’appuyant ici sur la figure de la personnification :
- 0 Pâtisserie feuilletée, trempée dans un sirop, réalisée à base de fromage, de beurre et de pistaches (...)
- 0 Égypte, terre du Nil, op. cit., p. 88.
Damanhour, Mansourah, Béni-Souef et Sohag. Villes de provinces, comme je vous connais, avec vos visages si pareils ! Que de fois vous ai-je surprises et même importunées par mes visites ! […] Vous m’avez parfois offert, pour mon repos, quelque lit d’enfant, que l’on installait en hâte dans une bibliothèque, et à travers les barreaux duquel, plus heureux que Procuste, je pouvais allonger mes jambes en liberté. Vos cortèges de Ramadan, vos joueurs de dominos, vos phonographes plaintifs et vos moustiques m’ont tenu éveillé plus d’une nuit […] J’ai marché dans des ruelles jonchées de cannes à sucre, dans des odeurs de goyaves, de konafa0, à travers des choses si étranges pour l’Occidental et devenues si familières à celui qui cherchait à travers vous sa seconde patrie. Je vous dois de m’avoir, certains soirs, révélé à moi-même parce que vous m’avez appris à vous connaître0.
- 0 Marguerite Lichtenberger situe la portée des écrits : des Français « qu’une raison de carrière ou d (...)
- 0 Michel Butor estime que l’Égypte a été pour lui « comme une seconde patrie, et c’est presque une se (...)
14Fernand Leprette, de par sa profession, est amené à parcourir toute l’Égypte afin d’inspecter des centaines d’enseignants du pays, à se voir offrir l’hospitalité dans des provinces dites reculées. Il est significatif ici que soit employée l’expression de « seconde patrie. » La dimension heuristique de cet ensemble d’expériences est évidente. Ni sentiment de déracinement, de souffrance de l’arrachement au sol natal, mais bien au contraire un bonheur et une possible réinvention de soi0. Pensons aux pages de Michel Butor dans Le Génie du lieu, concernant Minia (Moyenne-Égypte) où il enseigna en 1949-500.
- 0 Henri Guillemin parle d’un « métier qui le promène sans cesse d’un bout à l’autre de la Vallée d’Al (...)
15Décrire pendant des dizaines de pages la vie des villages du Delta du Nil en particulier, citer des paroles échangées avec des paysans ou des notables de petites villes de province, toujours chercher à montrer la vie quotidienne sous un jour affable, ne pouvait qu’entraîner chez les lecteurs de France et les Français d’Égypte très urbains le sentiment que cet auteur exerçait un tout autre regard que celui des voyageurs dans leurs récits des années mille neuf cent trente0.
16Même attention également portée par lui aux quartiers populaires des villes. Par exemple, cette Alexandrie autre que celle des étrangers qui peuplent la ville à quarante pour cent dans les années 1930 :
- 0 Caleçon.
- 0 Poste de police.
- 0 Bâton pesant et noueux pouvant servir de gourdin.
- 0 Égypte, terre du Nil, op. cit., p. 93.
Dans les environs immédiats du port, aux entrepôts, à la douane, ils [les musulmans d’Alexandrie] sont débardeurs, charretiers, manœuvres. Ils portent comme pantalon, l’ample chéroual0 blanc, se coiffent d’un madras à franges, fiers d’allure. À Gabbari, ils chargent et déchargent les balles de coton. Ceux de Karmous peinent dans les usines du canal Mahmoudieh. À parcourir leurs ruelles sans couleur, à frôler leurs portes crasseuses, à respirer leurs tristes odeurs humaines, à les voir tassés les uns contre les autres, privés d’air et de ciel parce que les moucharabiehs se rejoignent quasi à la hauteur du premier étage, on se demande par quel miracle ces gens gardent, malgré tout, des formes athlétiques et une extraordinaire endurance à la besogne. Les passions y bouillonnent avec violence. Les clans s’affrontent parfois au couteau. Pendant la lutte de 1919 pour l’indépendance, c’est de ces quartiers-là, qu’enflammée par les discours patriotiques des imams de la mosquée d’Aboul Abbas, la foule dévalait à l’assaut des caracols0, n’ayant à opposer que pierres et nabouts0 aux trous noirs des fusils0.
17Par cette sensibilité aux marges urbaines, au prolétariat, nous ne sommes pas loin du discours tenu dans un numéro des Cahiers du contre-enseignement prolétarien, consacré à l’Égypte en 1936. N’est pas anodine non plus la référence à la tentative de révolution échouée de 1919 en Égypte, année où l’auteur arrive dans le pays.
18D’où, autre décalage par rapport à bien des attendus, son intérêt pour l’immersion dans les émotions populaires du pays :
Les délicats ont beau dire de la mosquée de Sayeda Zeinab [au Caire] qu’elle n’est qu’une collection de pastiches, son cœur bat. Fidèles, pèlerins et badauds, marchands, mendiants et infirmes, femmes et enfants, s’y rassemblent comme attirés par une force mystérieuse et laissent le long de ses murs une trace luisante et pathétique. La petite fille du Prophète a béni ce lieu. Barrès, qui a parlé de l’Égypte en artiste, se plaint à chaque instant de ne point saisir l’âme du pays. C’est qu’il a peur de la foule. À peine l’a-t-il abordée, au cours de ses promenades, le voilà qui se rencogne dans une voiture et rentre à son hôtel. Il aurait dû s’attarder ici à l’heure de la grande prière du vendredi0.
- 0 « Cahier d’Égypte », Mes Cahiers, tome VI, 1907-1908, Paris, Plon/La Palatine, 1933, p. 154-160.
19Prendre le contre-pied du grand écrivain français Maurice Barrès, coup de griffe très précisément contre le « Cahier d’Égypte » qui avait paru en 19330, c’est dire qu’il ressent, quant à lui, du bonheur à être immergé dans les affects des habitants, les humbles comme les puissants.
20Conscient que son livre met en avant, page après page, les Égyptiens musulmans et coptes, les seuls enfants du pays (ibn balad), Fernand Leprette indique, tout à la fin de son ouvrage, que le pays est néanmoins alors fort cosmopolite :
- 0 Égypte, terre du Nil, op. cit., p. 269.
Il faudrait encore, si cela ne devait m’entraîner trop loin, parler de ceux qui, sur les bords du Nil, ont bu le philtre de la fidélité : Bédouins, Turcs, Syriens, Arméniens, Juifs, Grecs, Italiens, Britanniques, Français, et tant d’autres0.
21Il est forcément immergé dans ce cosmopolitisme dont il cherche cependant à se démarquer avec ce livre, prenant fait et cause, mezzo voce, pour les natifs. Ce que Fernand Leprette sait parfaitement, c’est que l’Égyptien se méfie « d’étrangers venus pour profiter de son sommeil et de son ignorance et qui, malgré toutes sortes de protestations amicales et au nom d’une civilisation qu’ils disent supérieure, ont longtemps défendu avec âpreté des privilèges insupportables0 ». Il publie son livre au moment où les questions de nationalité et d’appartenance égyptienne, de future réelle indépendance du pays, commencent à être sérieusement débattues au Parlement, dans les partis politiques et dans la presse.
- 0 S. n., « Voyages et aventures », Le Mois, Paris, juillet-août 1939, p. 233-234.
- 0 Alexis Curvers, « Voyage. Terres du Nil », Le Soir, Bruxelles, 1er mai 1939. « Il contient des chap (...)
22D’emblée une abondante réception critique rend hommage à cet ouvrage, en langue française, italienne et arabe. Tous soulignent, en Europe, que ce portrait de l’Égypte contemporaine est brossé avec une « ardeur si émouvante », surtout pour la vie du fellah0, dans une prose poétique « qui respire un immense amour, et une grande chaleur humaine0 » :
On n’a peut-être jamais mieux parlé de l’Égypte que M. Fernand Leprette dans son récent livre : Égypte, terre du Nil. Il l’aime, il la connaît pour s’y être lentement enraciné. […] C’est devenu une gageure que d’écrire encore un livre sur l’Orient, matière aussi déflorée qu’elle est impénétrable. Non seulement M. Leprette l’a parfaitement gagnée, mais on peut dire qu’il renouvelle le genre0.
23En Égypte, où l’accueil de son livre est chaleureux, une réserve de taille apparaît néanmoins, révélatrice d’une fracture profonde. Pour Jean Lugol, rédacteur en chef de La Bourse égyptienne, le plus important quotidien francophone d’Égypte, ce livre est certes « l’une des plus belles études littéraires qu’on ait tentées sur l’Égypte moderne arabe et islamique », avec une « tendresse » tout entière pour le fellah, qu’il qualifie de « type le plus pur de l’Égyptien et le plus sympathique », et, ce qui est en effet tout à fait singulier, un intérêt « pour ces villes de province auxquelles il songe avec la plus reconnaissante amitié. » Néanmoins, le critique reproche à Fernand Leprette de ne pas avoir parlé de ces Européens et Levantins vigoureux qui ont édifié de toutes pièces la physionomie de l’Égypte moderne, ni des représentants de l’élite cosmopolite, intellectuelle, financière, commerciale qui fut si longtemps, avec l’élite égyptienne, l’âme agissante du pays. La renaissance du royaume depuis le Khédive Ismaïl, associe pourtant dans une même gloire des Arméniens comme Nubar pacha, des hommes d’État turcs, des savants français en grand nombre, des Italiens, des Anglais, des Grecs, des Israélites d’ici ou d’Europe0.
- 0 La Bourse égyptienne, Le Caire, 12 mars 1939. Fernand Leprette s’était pourtant expliqué, mais en é (...)
24Il propose à Fernand Leprette un second volume dans lequel, « il fera, cette fois, une part plus large aux communautés étrangères et non-musulmanes0. Ce résident suisse sous-estime ici la valeur prospective du propos.
25Un critique de La Patrie, quotidien nationaliste francophone, réagit sur cette part qui n’est pas faite aux « Européens et levantins » :
- 0 D., « Égypte, terre du Nil », La Patrie, Le Caire, 15 mars 1939.
Qu’un critique d’occasion, oubliant qu’il y a profit, même en critique, à n’être pas un imbécile, trouve que ce livre, qui est certainement la meilleure introduction à la connaissance de la vraie Égypte, ne fait pas sa part aux Européens et levantins. Il n’y a pas lieu de s’en étonner. Cela démontre hélas ! que des préoccupations mesquines continuent sourdement à vouloir faire échec à l’Égypte émancipée et indépendante. Pour M. Leprette, l’Égypte est le principal, l’essentiel0.
- 0 « Scrupules », L’Égypte Nouvelle, Le Caire, 16 septembre 1940.
26Fernand Leprette se sent obligé de répondre à Jean Lugol, bien après, dans L’Égypte Nouvelle du 16 septembre 1940, se disant navré d’avoir pu offenser Européens et Levantins « par [s]es fléchettes et égratignures et par ce demi-sourire entendu qui [lui] avait, cependant, paru de rigueur pour présenter les subtils Alexandrins0 ».
27Le contexte de la guerre explique sans doute cette brève mise au point vis-à-vis des Grecs et des Israélites, mais il se défend dans une revue qui, rappelle-t-il, a toujours soutenu l’« admirable effort » du pays « pour s’élever au rang des grandes nations0 » :
J’ai donc volontairement laissé de côté tout ce qui n’était pas typiquement égyptien. Mais cela n’implique pas que je méconnaisse l’importance du rôle qu’ont joué dans l’édification de cette Égypte tant d’actifs éléments qui appartiennent aux diverses « colonies » et tant de fils adoptifs0.
28Sur cette polémique, laissons le dernier mot à l’écrivaine et journaliste italienne Fausta Terni Cialente, romancière importante dès les années trente, qui vécut en Égypte jusqu’en 1950 :
- 0 « Diciamo subito che questo libro è un’ammirevole lezione agli stranieri d’Egitto; e intendiamo per (...)
Disons tout de suite que ce livre est une leçon admirable pour les étrangers d’Égypte ; et nous entendons par étrangers, dans une large mesure, même ceux qui sont nés, ont toujours vécu et continuent de vivre ici, invités pas toujours reconnaissants, souvent ingrats, qui ignorent souvent tout ce qui est en dehors du cercle de leur intérêt immédiat0.
- 0 Le livre est publié en traduction anglaise au Caire, aux Éditions Schindler, au printemps 1944. Un (...)
29Elle a compris que la position d’entre-deux de Fernand Leprette, son extrême capacité d’observation empathique et de participation lui ont permis d’écrire en quelque sorte un livre qui pourrait servir de manuel interculturel0.
30Ancien professeur de littérature française à l’Université du Caire, Henri Guillemin, par ailleurs spécialiste de Lamartine, parle d’un « livre noble et véridique », loue l’engagement de son auteur, qu’il a bien connu :
- 0 Depuis la France pour La Bourse égyptienne, 23 avril 1939.
Servir l’Égypte, travailler authentiquement pour elle – et non pas chez elle, pour soi seul –, l’aider à prendre conscience de ce qu’elle est et de ce qu’elle peut être. [C’est la valeur du livre. Il ajoute] : Leprette les entretient d’eux-mêmes [les Égyptiens] et de leur sol. Son livre n’est-il pas fait pour eux ? Ils le liront pourtant, et il y a un grand charme, lorsqu’on réside dans une contrée, à l’entendre décrire par un témoin dont on peut contrôler à mesure l’exactitude et dont on se plait à connaître les impressions et les pensées0.
31L’universitaire comprend très clairement la dimension d’hommage au pays et au peuple que représente le livre, à la nation en gestation aussi bien, et le lectorat potentiel qui peut se reconnaître dans le portrait.
- 0 C’est le titre d’un de ses chapitres (p. 126-145), prémonitoire lorsqu’il prédit que ce sera le lie (...)
32Avec Égypte, terre du Nil, publié en janvier 1939, Fernand Leprette dresse le portrait d’un pays en pleine réforme moderniste à l’européenne mais également en pleine réappropriation de sa personnalité orientale. De facto, le livre est presque constamment politique, nourri de l’expérience d’un engagement auprès du gouvernement égyptien lui donnant accès, en langue arabe comme en langue française, aux débats du moment, en particulier concernant l’avenir d’Alexandrie comme ville arabe, la récupération du « fief du Canal0 », le rôle que jouera de plus en plus un Islam politique, et la langue arabe dans les échanges culturels et de civilisation, le tout en tenant une distance rendue obligatoire par le devoir de réserve du fonctionnaire.
33Qu’Égypte, terre du Nil soit un essai politique lucide ne fait aucun doute et ce fut aussi ce qui put en gêner plus d’un en Égypte comme en France. Un bon exemple est ce qu’il écrit à propos de la zone du Canal de Suez :
- 0 Égypte, terre du Nil, op. cit., p. 145.
L’Égypte s’est méfiée du Canal mais s’en désintéresse de moins en moins. Elle sait qu’aucune considération théorique ne peut prévaloir contre le fait qu’elle est la principale artère de l’Empire britannique. Aussi va-t-elle répétant que le Canal n’aurait jamais été percé sans les hommes fournis par l’Égypte, leurs biens et l’aide de leur khédive. Elle pense avec satisfaction que les routes de cette région lui permettront de l’annexer véritablement. Elle songe avec impatience à la date de 1968 qui marque la fin du bail de la Compagnie et le retour du Canal au pays. Déjà, elle offre à Ismaïlia sa collaboration, elle a souci d’y faire bonne figure. Sera-t-elle prête ? Il est certain qu’elle n’aura vraiment conscience d’être maîtresse chez elle qu’après avoir repris pied sur cette frontière de l’Est comme au temps des Ramsès. Son plus beau, son plus grand rêve est certainement sur le fief du Canal0.
34Parcourant le pays en tous sens dans le cadre de ses missions, Fernand Leprette a bien mesuré la question de la réappropriation de frontières culturelles qui sont contraintes par des accords biaisés avec une compagnie dite « universelle » sur un territoire pour lequel il emploie à dessein le terme médiéval de « fief » afin de désigner une mainmise féodale.
- 0 Voir la fin de la 1re section infra.
35Fernand Leprette salue l’instauration du régime parlementaire à l’occidentale mais également le traité de (relative) indépendance de 1936 signée avec la Grande-Bretagne, encore puissance tutélaire, qui a retiré ses troupes du territoire (sauf dans la zone du Canal de Suez). Gageons qu’il aura lu avec intérêt la livraison des Cahiers de contre-enseignement prolétarien de mars 1936, déjà évoqué0, intitulé « Littérature et colonialisme. L’Égypte dans la littérature française », numéro rédigé anonymement par des résidents français d’Égypte, probablement marxistes, ce qu’il n’était pas. En voici l’adresse :
- 0 « Littérature et colonialisme. L’Égypte dans la littérature française », Les Cahiers de contre-ense (...)
Nous offrons fraternellement ce travail à nos camarades, les étudiants, les instituteurs, les professeurs, tous les intellectuels égyptiens. Nous souhaitons qu’ils y trouvent la preuve que, s’il y a une « culture » européenne qui vient en Égypte pour la calomnier, pour l’insulter parfois, il en existe une autre qui non seulement se propose de comprendre l’Égypte et les Égyptiens, mais qui se propose aussi de les aider dans leur lutte pour la libération nationale, première étape vers la libération totale0.
36Ceci est écrit trois ans avant la publication d’Égypte, terre du Nil. Sont attaqués, avec lucidité et arguments convaincants, les ouvrages de Louis Bertand, Loti, Barrès, Morand, Carco – sont discutés de manière serrée ceux de Panaït Istrati, de Dorgelès, et de bien d’autres.
37Afin de mieux montrer le décentrement de son regard, il lui arrive souvent de jouer avec l’énonciation, en mettant en scène « l’effendi » venu du Caire à Alexandrie, arrivant à une frontière de son propre pays :
- 0 Égypte, terre du Nil, op. cit., p. 91. « Bab gharbi » : la porte de l’Ouest (le Maghreb).
Où l’homme du Nord ne voit que désordre et confusion, lui, fils d’Orient, est frappé par une activité efficace, par le mordant des propos qu’il juge trop désinvoltes. Sans doute, au Caire, croise-t-on journellement des étrangers de toute origine. Ici, c’est lui l’étranger au milieu des porteurs de chapeaux. Et, de ne se sentir plus tout à fait chez lui dans cette ville des confins, il ne peut se défendre de quelque malaise. Cheikh zélateur du Coran, il souffrirait grandement d’errer ainsi dans une zone impure où règne l’infidèle. Effendi moderne, son âme est partagée : il sait qu’Alexandrie est la porte de l’Orient, bab gharbi0 !
38Quant à lui qui participe activement à la vie culturelle en français, il ne se berce pas d’illusions : le public cosmopolite, ou lettré égyptien ou étranger résident, se cultive « en étendue, pas en profondeur. » Néanmoins il écrit :
C’est du Caire qu’est parti le mouvement féministe égyptien. C’est une Cairote, Mme Hoda Charaoui Pacha, qui ose, la première rejeter le voile et montrer à découvert son noble visage ivoirin. C’est Le Caire qui crée une Union féministe, qui expose, dans une revue, les revendications des Égyptiennes. C’est encore lui qui ouvre les portes de son Université à des étudiantes, en fait de professeurs, des médecins, des avocates décidées à voir gain de cause sur les « vieux turbans »0.
39On voit ici que l’avenir du pays le préoccupe. L’ouverture de son livre sur les avenirs possibles pour les Égyptiens est d’ailleurs des plus visionnaires :
- 0 Homme politique égyptien (1858-1927) ayant lutté pour l’indépendance de son pays.
- 0 Ancien étudiant à l’Université religieuse El Azhar (Le Caire).
- 0 Égypte, terre du Nil, op. cit., p. 270-271. Pierre Paraf écrit : « M. Fernand Leprette, qui vit dep (...)
Et le voilà tourmenté [l’Égyptien]. À tout demander aux capitales de l’Europe, il craint de perdre son originalité. S’il cherche vers l’Orient, il ne voit pas quel pays est digne de lui donner leçon ? Ce tiraillement entre l’Est et l’Ouest, entre le traditionnel et le moderne, le qâdim et le guédid, voilà le drame égyptien. L’effendi a raison. Le problème qui s’offre à l’Égypte, le plus sérieux, c’est de dissocier ce qui est du domaine religieux, ce qui est de l’homme en tant qu’être social et ce qui relève des lois scientifiques. Quelques-uns, parmi les Égyptiens les plus hardis, s’y appliquent, non sans débat, non sans résistance du milieu dans lequel ils vivent, non sans qu’apparaisse l’ombre du sacrifice. Mais le cheikh ne joue pas un rôle moins utile en criant gare ! à l’amateur de nouveautés, car il lui rappelle que sa véritable mission est de faire revivre, en des âmes neuves, l’Égypte de toujours. Saad Zaghloul0 était fellah, azhariste0 et effendi0.
40Cette trilogie d’identités mouvantes, paysanne d’origine, religieuse de formation initiale, occidentalisée de formation continue pourrait-on dire, est fort bien analysée par quelqu’un qui a été lui-même amené à de forts déplacements mentaux. Son analyse a encore de la pertinence en ce début de xxie siècle, il n’est que de se rappeler les mouvements de fond qui secouèrent la société et la politique égyptienne lors de la Révolution de 2011 et ses suites.
41Son livre se conclut sur une page autobiographique, évocation du passage de l’auteur dans son Nord natal, retour sur lui-même d’un homme « hors frontières » :
- 0 Égypte, terre du Nil, op. cit., p. 273.
Je suis là, au milieu de tous ces gens en habits de velours et, comme il y a quinze ans, retentit en moi l’appel du Sud. Il faudra que demain, je reparte. J’ai besoin d’une lumière dont l’éclat, pourtant, me blesse les yeux. J’ai besoin d’un tumulte bariolé, moi qui suis fait pour le silence. Égypte lointaine et chère, tu as réalisé ce miracle de me faire aimer en moi ce qui n’est pas moi0.
- 0 C’est cette phrase que cite significativement, en français, Fausta Terni Cialente, à la fin dans so (...)
42La déclaration finale illustre bien la puissance étrange d’un décentrement d’altérité devenue intérieure, ouvrant des possibilités expérientielles inédites0.
- 0 Il publie notamment un récit : Le Mauvais infirmier consacré aux tourments de la conscience d’un en (...)
43Alors que la Seconde Guerre mondiale éclate bientôt, il publie localement plusieurs livres0 puis reprend des activités de sociabilité à partir de 1945. C’est ainsi, par exemple, qu’il est membre de la Société Anatole France (section Égypte) qui se crée en mai 1949, présidée par l’écrivain Ahmad Rachad et dont l’intellectuel Taha Hussein et le diplomate arabisant Roger Arnaldez sont également membres.
44La quête intérieure ne s’en poursuit pas moins comme le montre son attitude face à une question que lui avait posée Georges Duhamel, lors de sa visite de l’Égypte en 1946 : « Pourquoi ne rentrez-vous pas en France, après tant d’années hors de chez vous ? » Il répond dans Images, le plus important hebdomadaire francophone du Caire, et précise sa position :
- 0 Allusion au destin du penseur traditionnaliste René Guénon, installé au Caire en 1930. Voir Lançon, (...)
- 0 « Histoire d’une fidélité », Images, Le Caire, 13 novembre 1948.
Pourquoi ? demande Duhamel. Tout simplement parce que, dans ce pays, on a rencontré un climat propice à son approfondissement spirituel, parce qu’on y a découvert ce que je voudrais appeler sa loi. Car enfin que cherchons-nous tous, si ce n’est cela ? Interrogez plutôt, si vous le pouvez, tel de nos compatriotes qui, dans l’ombre d’El Azhar, se dérobe depuis tant d’années à la curiosité la plus insistante0. […] l’Égypte, peu à peu, lui fournit des clartés sur lui-même. Elle l’invite, à comprendre ce qui est si différent de lui. Elle lui enseigne à ne se détourner de rien ni de personne, à respirer à l’aise dans toutes les maisons. Elle le libère de l’impatience vaine et de la sotte raillerie. Elle lui fait apprécier une attitude de l’esprit selon laquelle, dans un débat, l’on commence par se placer, tranquillement, sur le terrain de son adversaire, au nom de la tolérance, vertu trop décriée, pourtant si utile. À cause de cette foule de censeurs qui, en Égypte, lui proposent à chaque instant une haute idée de sa patrie, de la mission de sa patrie, qui est de donner plutôt que de prendre, il devient plus exigeant à l’égard de lui-même et revendique davantage sa responsabilité de Français. Esprit de tolérance, sens de l’amitié humaine, amour sourcilleux du pays natal, tels me semblent bien être, entre autres, les présents que l’Égypte a pu faire à un Français en échange de sa longue fidélité0.
- 0 Les Fauconnières ou les domaines aux quatre ezbehs. Chronique d’Égypte, op. cit., p. 12-13. Le 25 j (...)
- 0 « Fernand Leprette a écrit une chronique romancée sur l’Égypte. Les Fauconnières », Images, Le Cair (...)
45Revenu en France, Fernand Leprette ne quitte pas vraiment l’Égypte comme en atteste son ultime ouvrage publié, intitulé Les Fauconnières, ou le domaine aux quatre ezbehs. Chronique d’Égypte (Mercure de France, 1960), livre empreint de la nostalgie d’un domaine dans le Delta du Nil, à une trentaine de kilomètres au sud d’Alexandrie, quitté après plus de trente ans de fréquentation. Nostalgie mais lucidité politique mezzo voce quand il écrit en introduction : « Non sans raison, l’Égypte pense qu’au XXe siècle l’industrie lourde lui permettra d’en finir avec les maux dont elle a tant souffert : la faim, la maladie, l’ignorance, l’engourdissement, la résignation et l’injustice. Nul plus que moi ne trouve nécessaire que le fellah accède enfin à une condition mieux en rapport avec nos idées sur l’homme libre0 ». Jean Moscatelli, autre résident de longue date, poète et journaliste, regrette seulement que la Révolution agraire, entamée à partir de 1952 et qui a amélioré le sort du fellah, n’ait pas « trouvé une place plus importante dans une œuvre consacrée à la terre0 ». Mais une chronique sur les temporalités perdues comme l’est ce livre n’est pas un ouvrage didactique mais bien plutôt une remémoration proustienne.
- 0 Voir Daniel Lançon, « Voyageurs et résidents au service du « rayonnement » culturel français », p. (...)
- 0 Nicole Lapierre, Pensons ailleurs [2004], Paris, Stock, coll. « Folio essais », 2006, p. 72.
- 0 Ibid., p. 27, p. 19. Marguerite Lichtenberger écrit : « L’Égypte, on ne la pense pas. On la sent », (...)
- 0 Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [Orientalism, 1978], trad. de l’anglai (...)
46Le parcours intellectuel de Fernand Leprette entre certes dans le cadre d’une étude sur les migrations institutionnelles, il n’est que de se référer à son active participation à la francophonie littéraire et artistique dont la sociabilité et le réseau d’édition, de diffusion au sein d’une presse très active, étaient très structurés0. Ses fonctions au Ministère et sa sensibilité altruiste l’ont néanmoins amené à être, ainsi que l’écrit Nicole Lapierre de manière générale, « à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, dans l’entre-deux, sur le seuil », assumant la « situation inconfortable et instable de l’étranger » mais, « en même temps, tout à fait positive0. » « De la mobilité biographique au mouvement des idées, de la condition existentielle d’exilé, d’émigré ou de transfuge social à la dissidence et à la créativité intellectuelles, il n’y a évidemment pas de causalité mécanique, pas d’enchaînement inéluctable, simplement des circonstances favorables », ajoute-t-elle0. Égypte, terre du Nil atteste de ces « conditions favorables » ainsi que de cette « autre tradition » dont parle Edward Said dans son livre fondateur sur l’Orientalisme, qui « tire sa légitimité du fait particulièrement contraignant de résider en Orient et d’avoir avec lui un contact existentiel véritable (“L’Orient in situ”) » : « Résider en Orient implique jusqu’à un certain point une expérience et un témoignage personnel0 ». C’est ce « certain point » qu’illustrent exemplairement ce livre et l’évolution même des œuvres de l’auteur.
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Notes
« Villeneuve (Vaud), Suisse, Villa Olga, 12 juillet 1922 », archives privées. Mauric-Rocher est le pseudonyme de Morik Brin, professeur de français dans les établissements secondaires égyptiens, créateur et secrétaire général, en 1925, de la Société des Amis de la Culture Française en Égypte, qui organise conférences, dîners, soirées culturelles en français comme en arabe. Elle est très active jusqu’en 1947, date à laquelle son fondateur rentre en France.
« Égypte-Europe », La Semaine égyptienne, Le Caire, 9 février 1928, p. 3.
« M. Fernand Leprette, inspecteur de l’enseignement du français au ministère de l’Instruction Publique qui inaugura ce que nous pouvons appeler la saison intellectuelle de notre ville, nous avons assisté pendant une heure à une causerie (sur Georges Duhamel) dont les cinq cents personnes dans la salle archi-comble parlent encore avec un enthousiasme admiratif plusieurs jours après l’avoir entendue », Images, Le Caire, 26 novembre 1932.
La Semaine égyptienne, Le Caire, 10e année, n°17-18, juin 1936, p. 26. Henri Peyre rejoint l’université de Lyon, et poursuivra une brillante carrière universitaire aux États-Unis.
Chansons de Béhéra. Poèmes. Dessins de Bréval et de Constinovsky, aquarelle originale de Charles Bœgner, Le Caire, Imprimerie Schindler, 1935, 88 p., p. 57. Une « ezbeh » est un ensemble de maisons en brique crue avec jardins, à la campagne, souvent au sein d’un domaine agricole.
« Chansons de Béhéra », Un effort, Le Caire, n°56, octobre 1935, p. 19.
« I. L’appel du Sud » ; « II. Fleuve, soleil, sable » ; « III. Sur les pistes du Delta » ; « IV. Le couloir africain » ; « V. Les “villages” » ; « VI. Villes de province » ; « VII. Alexandrie, porte de l’Ouest » ; « VIII. Le fief du Canal » ; « IX. Misr » (le plus long, p. 146-251) ; « X. Fils du Nil. » Le livre compte 266 pages, 16 planches photographiques h. t. et 5 croquis. En reportage sur la Révolution de 1952, plus tard donc et dans d’autres circonstances historiques, Roger Vailland est le seul écrivain à partager la vie des paysans du Delta : Choses vues en Égypte, Paris, Défense de la Paix, 1952 ; Boroboudour. Choses vues en Égypte. La Réunion, Paris, Gallimard, 1981.
Dès 1928, Fernand Leprette constatait la fin des formes traditionnelles du « voyage en Égypte » : « Réserve faite de l’intérêt que les touristes prennent à ses monuments, que des artistes accordent à son art hiératique, l’Égypte des Pharaons (malgré Toutankhamon) appartient aux spécialistes. D’autre part, la civilisation hellénistique d’Alexandrie qui, au contraire, a agi fortement sur la pensée occidentale, n’est plus que dans les bibliothèques d’Europe », « Égypte Europe », La Semaine égyptienne, Le Caire, 9 février 1928, p. 6.
« Pourquoi j’ai écrit Égypte, terre du Nil », La Réforme, Alexandrie, 22 février 1939.
« Parler de l’Égypte », La Semaine égyptienne, Le Caire, n° 5-6, 13e année, 30 avril 1939, p. 3-4. L’accueil du livre est très favorable dans le même numéro, sous la plume de Jean Lozac’h, auteur d’une géographie de l’Égypte moderne (Le Delta du Nil. Étude de géographie humaine, Le Caire, Société Royale de Géographie, 1935).
Ibid., p. 4.
Égypte, terre du Nil, Paris, Plon, 1939, p. 10.
Gouverneur d’une province, terme d’origine ottomane.
Ancien titre des dignitaires civils ou militaires, dans l’Empire ottoman. Désigne ici les Égyptiens instruits, le plus souvent à l’occidentale.
Égypte, terre du Nil, Paris, Plon, 1939, p. 84. Cheikh Mohammed Rifaï était un important réformateur de l’Islam.
Pâtisserie feuilletée, trempée dans un sirop, réalisée à base de fromage, de beurre et de pistaches ou de noix.
Égypte, terre du Nil, op. cit., p. 88.
Marguerite Lichtenberger situe la portée des écrits : des Français « qu’une raison de carrière ou de goût personnel a conduits en Égypte, et qui, y ayant longuement vécu, ont été amenés à la considérer, non comme une terre d’exil, mais comme une seconde patrie », « Avant-propos », Écrivains français en Égypte contemporaine (de 1870 à nos jours), Paris, Librairie Ernest Leroux, 1934, p. 9. L’auteure est alors professeur aux « Écoles Secondaires du Gouvernement Égyptien » comme l’indique l’éditeur sur la couverture de son livre issu de sa thèse soutenue à Lyon avec le comparatiste Jean-Marie Carré.
Michel Butor estime que l’Égypte a été pour lui « comme une seconde patrie, et c’est presque une seconde naissance qui a eu lieu pour moi dans ce ventre allongé suçant par sa bouche delta la Méditerranée et ses passages de civilisation, thésaurisant celles-ci et les amalgamant dans sa lente fermentation », « Égypte », Le Génie du lieu, Paris, Grasset, 1958, p. 110. Il parle du « noyau égyptien » de lui-même mais, dans le même temps, de la « lutte » qui eut à mener « si fortement contre l’emprise de la foncière étrangeté égyptienne » (p. 112), d’autant plus qu’il a passé huit mois dans une petite ville d’une « province particulièrement reculée » (p. 115). Il déclare avoir été d’emblée méfiant vis-à-vis des idéalismes romantiques de l’Orient (p. 114-115) et avoir voulu ne plus correspondre « au type d’Européen » que les Égyptiens des quartiers anciens du Caire « haïssaient » (p. 170).
Henri Guillemin parle d’un « métier qui le promène sans cesse d’un bout à l’autre de la Vallée d’Alexandrie à Assouan ; il a connu de tout près, ce que tant d’Européens établis cependant en Égypte depuis de plus longues années encore, ne se sont pas souciés d’approcher : l’intimité des campagnes, la vie secrète et lente des villages, des bourgs de province », « Égypte, terre du Nil », La Bourse égyptienne, Le Caire, 23 avril 1939.
Caleçon.
Poste de police.
Bâton pesant et noueux pouvant servir de gourdin.
Égypte, terre du Nil, op. cit., p. 93.
Ibid., p. 171.
« Cahier d’Égypte », Mes Cahiers, tome VI, 1907-1908, Paris, Plon/La Palatine, 1933, p. 154-160.
Égypte, terre du Nil, op. cit., p. 269.
Ibid., p. 253.
S. n., « Voyages et aventures », Le Mois, Paris, juillet-août 1939, p. 233-234.
Alexis Curvers, « Voyage. Terres du Nil », Le Soir, Bruxelles, 1er mai 1939. « Il contient des chapitres saisissants, certains à faire crier de bonheur, sur les villages du Delta, sur les villes de province, sur les quartiers d’Alexandrie et du Caire. »
Ibid.
Ibid.
La Bourse égyptienne, Le Caire, 12 mars 1939. Fernand Leprette s’était pourtant expliqué, mais en établissant une liste orientale-occidentale différente de celle à laquelle songe le rédacteur en chef de La Bourse égyptienne.
D., « Égypte, terre du Nil », La Patrie, Le Caire, 15 mars 1939.
« Scrupules », L’Égypte Nouvelle, Le Caire, 16 septembre 1940.
Ibid.
Ibid.
« Diciamo subito che questo libro è un’ammirevole lezione agli stranieri d’Egitto; e intendiamo per stranieri, con larga misura, anche quelli che sono nati, sono sempre vissuti e continuano a vivere qui, ospiti non sempre riconoscenti, spesso ingrati, che ignorano sovente tutto cio che si trova fuori dal cerchio del loro immediato interesse…», « Egitto, terra del Nilo », Giornale d’Oriente, Le Caire, Alexandrie, 31 mars 1939, traduction par ?. Plus tard, cette auteure publie Ballata levantina (Milan, Feltrinelli, 1961), roman en partie autobiographique de ses années égyptiennes.
Le livre est publié en traduction anglaise au Caire, aux Éditions Schindler, au printemps 1944. Un critique le signale dans le Journal d’Égypte le 31 juillet 1944 en précisant que le livre constitue un « excellent Baedecker pour l’étranger et qui ne s’arrête pas uniquement aux antiquités massives des pharaons. » « Il s’adresse également à ceux qui veulent voir l’Égypte dans sa renaissance. »
Depuis la France pour La Bourse égyptienne, 23 avril 1939.
C’est le titre d’un de ses chapitres (p. 126-145), prémonitoire lorsqu’il prédit que ce sera le lieu d’une réappropriation par l’Égypte arabe.
Égypte, terre du Nil, op. cit., p. 145.
Voir la fin de la 1re section infra.
« Littérature et colonialisme. L’Égypte dans la littérature française », Les Cahiers de contre-enseignement prolétarien, Paris, n° 20, mars 1936.
Égypte, terre du Nil, op. cit., p. 91. « Bab gharbi » : la porte de l’Ouest (le Maghreb).
Ibid., p. 247, p. 248.
Homme politique égyptien (1858-1927) ayant lutté pour l’indépendance de son pays.
Ancien étudiant à l’Université religieuse El Azhar (Le Caire).
Égypte, terre du Nil, op. cit., p. 270-271. Pierre Paraf écrit : « M. Fernand Leprette, qui vit depuis de longues années au pays du Nil où il remplit dans le corps enseignant français une haute mission », « place au « centre de son livre, le fellah, son labeur, son hospitalité, et cette atmosphère si aimable que l’Égyptien sait créer autour de lui, et les deux familles spirituelles, le cheikh, très traditionaliste, l’effendi très moderne », « La République des Lettres, la fuite en Égypte », La République, Paris, 28 février 1939.
Égypte, terre du Nil, op. cit., p. 273.
C’est cette phrase que cite significativement, en français, Fausta Terni Cialente, à la fin dans son long compte rendu : « Egitto, terra del Nilo », Giornale d’Oriente, op. cit.
Il publie notamment un récit : Le Mauvais infirmier consacré aux tourments de la conscience d’un engagé dans la Première Guerre mondiale, aux éditions Horus (Le Caire, 1941) et un essai : La Muraille de silence (notes d’un Français d’Égypte pendant la guerre, septembre 1939-juillet 1941) suivi de Utopie de l’Ancien soldat, aux mêmes éditions (1942). C’est le moment où, alors qu’il est veuf, il épouse en secondes noces Édith Aghion, fille de Céline Jabès, cousine du jeune poète Edmond Jabès. Cahier pour une Amie morte (Genève, Studer, 1952), consacré à l’amitié avec le couple Brin, autres résidents, est publié grâce à l’intermédiaire de J. R. Fiechter, écrivain, ancien résident suisse d’Alexandrie.
Allusion au destin du penseur traditionnaliste René Guénon, installé au Caire en 1930. Voir Lançon, Daniel : « René Guénon, diaphane au Caire », dans L’Ermite de Dokki. René Guénon en marge des milieux francophones égyptiens, Xavier Accart (dir.), avec la collaboration de Daniel Lançon, Paris, Milan, Archè, 2001, p. 19-43 ; repris dans Les Français en Égypte : de l’Orient romantique aux modernités arabes, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2015, p. 219-232.
« Histoire d’une fidélité », Images, Le Caire, 13 novembre 1948.
Les Fauconnières ou les domaines aux quatre ezbehs. Chronique d’Égypte, op. cit., p. 12-13. Le 25 juin 1956, au moment où il s’apprête à quitter le pays pour prendre sa retraite en France, il adresse ce message à la Présidence depuis son domicile « 2 sikket Abou el Féda, Zamalek, Le Caire » : « F. Leprette, ancien inspecteur-doyen au Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement, est heureux de présenter ses vives et respectueuses félicitations au Président Gamal Abdel Nasser, Président de la République, et il formule les vœux les plus ardents pour que, sous sa haute impulsion aussi clairvoyante que sage, le cher pays d’Égypte poursuive ses admirables progrès dans la voie de la justice, de la prospérité et de la paix », Fonds Fernand Leprette, archives conservées à la Bibliothèque Sainte Geneviève (Paris), donation faite par la famille, aux bons soins de Daniel Lançon, février 1999, consultable en ligne, URL : http://www.calames.abes.fr/pub/ms/Calames-200972111787341
« Fernand Leprette a écrit une chronique romancée sur l’Égypte. Les Fauconnières », Images, Le Caire, 3 décembre 1960.
Voir Daniel Lançon, « Voyageurs et résidents au service du « rayonnement » culturel français », p. 233-252 ; « Se reparler après Suez : écrivains et intellectuels dans l’Égypte contemporaine », p. 350 pour Fernand Leprette ; « Destins des intermédiaires culturels : l’Égypte des Français, les Français d’Égypte », Les Français en Égypte : de l’Orient romantique aux modernités arabes, op. cit., p. 361-366.
Nicole Lapierre, Pensons ailleurs [2004], Paris, Stock, coll. « Folio essais », 2006, p. 72.
Ibid., p. 27, p. 19. Marguerite Lichtenberger écrit : « L’Égypte, on ne la pense pas. On la sent », « Conclusions », Écrivains français en Égypte contemporaine (de 1870 à nos jours), op. cit., p. 183. Ce programme ne fut à vrai dire guère mené à bien que par deux résidents de longue durée : Fernand Leprette et Raymond Morineau (Égypte, Lausanne, Éditions Rencontre, 1964).
Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [Orientalism, 1978], trad. de l’anglais (États-Unis) par Catherine Malamoud, Paris, Le Seuil, 2005, p. 182-183.
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