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2021
Hors frontières (N° 26 | 2021)
Des littératures sans frontières

Isaac Bashevis Singer : s’inscrire ici, parler de là-bas

Cécile Rousselet

Résumés

S’inscrire comme auteur implique, pour Bashevis Singer, son inscription dans un lieu (les États-Unis) et dans une langue (l’anglais). Et pourtant, celle-ci ne peut se concevoir sans la création, au sein de son écriture, d’espaces d’ambiguïtés qui mettent en œuvre les complexités de sa propre identité auctoriale. En effet, l’œuvre d’Isaac Bashevis Singer « a lieu » à New York, en langue anglaise, mais la diégèse se tient ailleurs, en Europe, en Pologne, voire dans un monde qui est déjà pensé comme « n’étant plus ». Comment l’œuvre américaine d’Isaac Bashevis Singer, destinée à un public américain, reconfigure-t-elle narrativement ces ambiguïtés identitaires qui imposent à l’écrivain entre des lieux de s’inscrire précisément dans l’un d’eux ? Comment la langue anglaise elle-même est-elle travaillée par ces ambiguïtés ? Le yiddish, spectral dans l’œuvre romanesque de Bashevis Singer en anglais, est fondé, de fait, dans une œuvre en anglais, comme langue minoritaire. Comment ces rapports de force inhérents à toute inscription d’une littérature mineure dans un contexte « majeur » vont-ils offrir à Isaac Bashevis Singer des éléments pour constituer une poétique particulière en contexte américain et anglophone ?

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Texte intégral

  • 1 Rachel Ertel , « La littérature yiddish, une littérature sans frontières », in Rachel Ertel (dir.), (...)
  • 2 Sheila E. Jelen, Michael P. Kramer , L. Scott Lerner, Modern Jewish Literatures: Intersections and (...)
  • 3 Jonathan Frankel, « La “Diaspora” et la fragmentation de la pensée politique juive à l’époque moder (...)
  • 4 Ibid.

1« La littérature yiddish : une littérature sans frontières1 ». Tel est le présupposé de départ de Rachel Ertel dans son introduction à l’anthologie Royaumes juifs : trésors de la littérature yiddish. Ce syntagme « hors frontières » apparaît à de nombreuses reprises sur le site de référence Akadem, spécialisé dans la culture juive ; Marc Caplan, spécialiste américain des rapports entre littérature yiddish et littératures mineures (parmi lesquelles les littératures africaines) ne cesse d’intégrer les problématiques de frontières et de passages ; et de nombreux ouvrages américains font état de cette question2. Ce passage en revue de la littérature critique n’est pas exhaustif, mais il a le mérite d’indiquer un consensus autour de cette question dans les études sur la littérature ashkénaze. En effet, la littérature yiddish est une littérature de migrations. L’histoire même des Ashkénazes témoigne de l’importance des migrations et des déplacements. Déjà le Deuxième Livre des Rois relate la dispersion des dix tribus d’Israël installées en Samarie, puis déportées vers d’autres régions de l’empire assyrien en punition de leurs péchés. La Torah se fonde sur la dispersion, et renvoie à l’évolution des communautés en Europe. Les premières communautés ashkénazes se forment au xie siècle en Lotharingie. Jusqu’en 1300, elles se concentrent dans le nord de la France, l’Angleterre, les Pays-Bas, la Suisse et l’Italie du nord. Les croisades et les persécutions en Angleterre, en France et dans certaines régions de l’Allemagne amenèrent les Juifs à migrer en Pologne, en Lituanie, en Russie, mais les massacres, comme celui de Khmelnytsky en 1648-1649 dont les Juifs d’Ukraine furent victimes contibuèrent à pousser de nouveau les Juifs ashkénazes vers l’Europe de l’Ouest et aux États-Unis, au xixe siècle et au début du xxe siècle. Enfin, après 1945, nombre d’Ashkénazes survivants émigrèrent aux États-Unis et en Israël. L’idée de faire de ces déplacements un aspect positif de la culture yiddish remonte au xixe siècle : de nombreux rabbins réformistes, notamment en Allemagne, comme David Einhorn (1809-1879), Landsrabbiner du Grand-Duché d’Oldenberg3, considérèrent alors la Diaspora non pas tant comme Galout (état tragique d’aliénation), mais comme une étape positive pour « l’élévation du judaïsme à un niveau supérieur de son évolution, une condition nécessaire permettant à la collectivité juive d’apporter sa contribution maximale au progrès de l’humanité4. » Ces éléments contextuels permettent de fonder la dispersion comme phénomène nodal de la littérature yiddish, dont les avancées théoriques proposées par les postcolonial studies enrichissent la lecture.

2En effet, toute frontière interroge sur son passage, et si les écritures du déplacement mettent en cause les oppositions traditionnelles entre l’ici et l’ailleurs, elles suggèrent un changement de place et une métamorphose du regard porté sur l’espace auctorial lui-même. C’est ce qui fonde sans doute l’écriture américaine de Bashevis Singer, déplacée dans le temps par des intrigues qui interrogent le xviie siècle polonais, et dans l’espace par l’écriture américaine d’un « ailleurs » souvent exotisé. Les personnages errent dans un espace apparemment sans frontières comme dans The Magician of Lublin (1960). Le chronotope se disloque. Et si d’autres romans yiddish de la même époque –pensons à l’œuvre d’Israël Joshua Singer – ne cessent de marquer et réaffirmer les frontières entre les pays, même dans les cas où elles sont franchies et transgressées, les textes de Bashevis Singer semblent déplacer celles-ci vers d’autres problématiques, qui rejouent les questions géographiques tout en les complexifiant.

3Isaac Bashevis Singer, né en 1902, passe son enfance et son adolescence à Varsovie et à Bilgoraj où vit son grand-père. Il suit des études dans une école rabbinique et reçoit une éducation traditionnelle et religieuse, où il apprend l’hébreu moderne et s’intéresse beaucoup à la Kabbale (qui jouera un rôle central dans son œuvre). Adolescent, il découvre l’œuvre des auteurs du xixe siècle russe, comme Léon Tolstoï ou Dostoïevski, mais aussi d’écrivains français tels que Flaubert qu’il lit en traduction yiddish. Au début des années 1920, suivant l’exemple de son frère aîné Israël Joshua, il se consacre au journalisme, à la traduction d’œuvres européennes en yiddish, et à la littérature – il publie dans des revues yiddish, dès 1925, ses premières nouvelles. D’emblée, le problème de la langue d’écriture s’impose à lui : à titre d’exemple, il commence son premier roman, Der Sotn in Goray (« Satan à Goray »), en hébreu, mais abandonne ce dernier au profit du yiddish, sa langue maternelle. En 1935, avec son frère, il quitte la Pologne pour fuir l’antisémitisme et s’installe aux États-Unis, où il continue sa carrière, entre deux langues (le yiddish et l’anglais). Il reçoit en 1978 le prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre. Il meurt en Floride, près de Miami, en 1991. 

Entre deux mondes

  • 5 Paul Fuks, « Isaac Bashevis Singer et ses doubles », Imaginaire & Inconscient, n°14, 2004, p. 133-1 (...)
  • 6 Khone Shmeruk (ed.), Der shpigl un andere dersteylungen, Jerusalem, Magnes Press, 1975, p. 180-193.
  • 7 Isaac Bashevis Singer, « Banquet Speech », 1978 [en ligne] ; URL : https://www.nobelprize.org/prize (...)
  • 8 Rachel Ertel, « La permanence du yiddish », Vacarme, 2013, p. 173-193, § 26.
  • 9 Sander L. Gilman, Isaac Bashevis Singer, « Interview: Isaac Bashevis Singer », Diacritics, vol. 4, (...)
  • 10 À propos de ces jeux intertextuels dans Satan à Goray, voir Carole Ksiazenicer-Matheron, « Messiani (...)
  • 11 Seth Wolitz (ed.), The Hidden Isaac Bashevis Singer, Austin, University of Texas Press, 2001.
  • 12 Hugh Denman (ed.), Isaac Bashevis Singer: His Work and His World, Leyden, Brill, 2002.
  • 13 Joseph Sherman, « Translating ‘Shotns baym hodson’ [Shadows on the Hudson]: Directly Encountering I (...)
  • 14 Monika Adamczyk-Garbowska, « The Place of Isaac Bashevis Singer in World Literature », Studia Judai (...)

4Paul Fuks nous dit que Bashevis s’est construit avec des doubles5. Rien n’est plus vrai, notamment lorsqu’on lit ses écrits au regard des ambiguïtés géographiques et linguistiques qui la structurent. Cette thématique du double et de la complémentarité parcourt son œuvre, notamment la nouvelle « Androygenus » (« Androgyne ») en 1974, dans son recueil Der shpigl un andere dersteylungen6 (« Le Miroir et autres histoires »). Ce sont ces ambivalences qui peuvent nourrir notre lecture des romans de Bashevis Singer écrits en anglais, autour de la question d’un « prendre lieu » et des difficultés que cela représente en termes de reconfiguration narrative de cette expérience auctoriale pour Bashevis Singer. Chez ce dernier, s’inscrire comme auteur implique de s’inscrire dans un lieu et dans une langue7. Et pourtant, l’un et l’autre sont éminemment complexes chez lui. Sa présence aux États-Unis est le fruit d’une émigration : il a quitté la Pologne et les persécutions en 1935, pour rejoindre son frère ainé à New York, mais il n’a eu de cesse de nourrir le sentiment de culpabilité, qu’on retrouve chez de nombreux auteurs yiddish8, d’avoir déserté le lieu des violences et des persécutions devenues génocidaires. Et il n’a eu de cesse de clamer son identité yiddish, y compris linguistique9, tout en écrivant ses derniers romans en anglais. Ces ambiguïtés relatives à son inscription géographique (et donc contextuelle, dans la mesure où écrire à New York en anglais implique un horizon d’attente qui n’est pas le même que celui qu’il développe lorsqu’il écrit en yiddish) et linguistique sont à lire au regard des complexités de sa propre identité auctoriale, fondée sur le palimpseste et les jeux intertextuels. Bashevis Singer est issu d’une famille religieuse et a pour père un hassid fervent, et pourtant son éducation le pousse à se nourrir de la Kabbale. Tous ces éléments participent à construire, dans son écriture, une vision complexe et dialectique du monde10. Comme les différents discours religieux qui composent son appréhension du monde, le yiddish et l’anglais viennent jouer l’un contre l’autre, se confronter et se compléter. La question de l’autotraduction, ou du bilinguisme de Bashevis Singer a été l’objet d’un très grand nombre d’analyses, notamment dans le corpus critique américain : mentionnons The Hidden Isaac Bashevis Singer dirigé par Seth Wolitz11, Isaac Bashevis Singer: His Work and His World de Hugh Denman12, « Translating ‘Shotns baym hodson’ [Shadows on the Hudson]: Directly Encountering Isaac Bashevis Singer’s Authorial Dualism » par Joseph Sherman13 ou « The Place of Isaac Bashevis Singer in World Literature » de Monika Adamczyk-Garbowska14. On peut citer également le projet « The Bilingual Works of Isaac Bashevis Singer: Novels, Translations, World Literature » à l’Université de Lund (Suède) entre 2014 et 2016, dirigé par Jan Schwarz, et qui a conduit à la rédaction d’un rapport très riche. 

5Mais ce sont également les formes de polyphonie narrative interne aux romans en anglais de Bashevis Singer qui métaphorisent les ambiguïtés sur lesquelles l’auteur fonde son identité auctoriale. L’œuvre d’Isaac Bashevis Singer « a lieu » à New York, en langue anglaise, mais la diégèse « a lieu » ailleurs, en Europe, en Pologne, voire dans un monde qui est déjà pensé comme disparu (selon l’expression de Rachel Ertel). Ces tensions génèrent des images ambiguës qui les prennent en charge en même temps, en concrétisant dans le texte le double jeu entre présence et absence, visibilité et invisibilité, dicible et indicible. Les mises en scène de l’altérité, comme les démons, les femmes, les étrangers, ambivalentes, tout à la fois présentes dans un lieu mais absentes car venant d’ailleurs, sont autant d’images des tensions identitaires propres à la figure auctoriale de Bashevis Singer, et habitent les versions yiddish de ses œuvres, mais aussi les versions anglaises, selon d’autres modalités dont nous apprécierons les différences. Figures d’un « entre-deux », elles servent le dessin d’une tension et d’un écart à soi.

Errer (d’) ailleurs : The Magician of Lublin (1960)

  • 15 Israel Joshua Singer, D’un monde qui n’est plus, trad. Henri Lewi, Paris, Denoël, 2006.
  • 16 Rachel Ertel, « Des histoires peuplées de fantômes et de fantasmes », L’ Arc, n° 93, « Isaac Bashev (...)
  • 17 Isaac Bashevis Singer, The Magician of Lublin: A Novel, New York, Macmillan, 2010 [1960], p. 79.
  • 18 Isaac Bashevis Singer, Le Magicien de Lublin, trad. Gisèle Bernier, Paris, Éditions J’ai lu, 2012, (...)
  • 19 Adamczyk-Garbowska, Monika, « I. B. Singer’s Works in Yiddish and English: The Language and the Add (...)
  • 20 Singer, Isaac Bashevis, The Magician of Lublin: A Novel, op. cit., p. 125.
  • 21 Ibid., p. 162. La traduction peine à traduire l’aspect lyrique du texte source.
  • 22 Voir entre autres Rosenman, Izio, « Editorial : Les Juifs d’Amérique d’hier à demain », Plurielles, (...)

6Comment l’œuvre américaine d’Isaac Bashevis Singer, destinée à un public américain, reconfigure-t-elle narrativement ces ambiguïtés identitaires qui imposent à l’écrivain entre des lieux de s’inscrire précisément dans l’un d’eux ? Comment « avoir lieu » aux États-Unis au moment même où cette émigration implique pour l’auteur des formes de transgression des frontières ? Quelles implications ce « faire lieu » a-t-il sur les dynamiques de reconfiguration narrative d’une histoire et d’une mémoire qui se situe « ailleurs » ? The Magician of Lublin (1960) décrit les pérégrinations de Yasha Mazur, qui passe la majorité de son temps sur les routes pour gagner sa vie, errant entre les villes, les exploits, les méfaits et les femmes. Son existence est aussi évanescente que les discours qu’il tient aux autres personnages. Magicien, il multiplie les tours de « passe-passe », métaphore même de sa propre disparition du monde qu’il occupe. Dans le texte, à la distance entre le lieu de l’écriture (États-Unis) et le lieu diégétique (la Pologne) se superpose une distorsion des temporalités. La Pologne dont Bashevis Singer parle est un monde « qui n’est plus », selon l’expression d’Israel Joshua Singer, traduite par Henri Lewi15. Rachel Ertel écrit à propos des romans yiddish de Bashevis Singer : « Le prisme du présent sur le passé a tendance à muer réalisme en expressionnisme. Derrière l’écriture mimétique pointe l’écriture fantastique. Le monde aboli que l’on prétend restituer à la réalité se teinte d’irréalité par son anéantissement même16. » Les superstitions plus ou moins fantastiques et fantasmées d’Emilia en sont autant d’exemples : « The souls of the dead are ever present and behold the deeds of their near ones17. » (« Les âmes des morts sont partout présentes et sont témoins des actes de leurs proches18. ») La version américaine du roman tend à une plus forte « folklorisation » des territoires et croyances polonais et ashkénazes en Europe de l’Est (les versions américaines des romans de Bashevis Singer, selon Monika Adamczyk-Garbowska, sont adaptées à l’horizon d’attente du lectorat américain qui voit dans les descriptions de l’Europe de l’est des « nouveautés exotiques19 »), mais aussi à des formes expressionnistes d’écriture, mettant en valeur la distance et des formes mélancoliques de lyrisme, lorsqu’il est question de ce « monde aboli » : « The very air of the place smelt of foreign lands and distant shores20. » (« L’atmosphère même de la pièce était imprégnée d’exotisme21. ») Dès lors, l’errance du personnage « entre-deux lieux » est renforcée par le caractère irréel que ces paysages exotisés par la narration peuvent nourrir. Le magicien de Lublin est véritablement dans un « non-lieu » que peut constituer, pour Bashevis Singer, son existence diasporique, mais aussi celle de nombreux juifs ashkénazes qui ont émigré aux États-Unis22

Dybbuks et figures féminines : The Slave (1962)

7Mais au-delà de la tension, dans l’œuvre de Bashevis, entre une extrême présence et une évanescence des lieux, on peut interroger le rôle des personnages, comme autant de passeurs entre les mondes. Déjà dans son œuvre yiddish, il fait de ses figures féminines les territoires textuels d’ambiguïtés, notamment lorsqu’ils sont associés au dybbuk. En effet, la littérature qui se fait espace d’interrogation sur l’histoire et lieu d’expérimentation concilie référent historique et cadre fictionnel, et les personnages féminins tiennent une place particulière, notamment dans les romans écrits par des auteurs masculins. En tant que représentations d’un autre sexe que le leur, sans doute chargent-ils leurs figures féminines d’investissements fantasmatiques leur donnant, dans une large mesure, la fonction même d’altérité. Dans l’introduction à son ouvrage collectif Gender and Text in Modern Hebrew and Yiddish Literature, Anita Norich écrit : 

  • 23 Naomi B. Sokoloff, Anne Lapidus Lerner, Anita Norich (eds), Gender and Text in Modern Hebrew and Yi (...)

Au même moment, on peut observer à la fois une focalisation sur la femme comme « autre » et une position alternative qui célèbre cette altérité, faisant de celle-ci non une absence, mais une présence à repérer. Que l’on lise des textes écrits par des femmes, dans le but de révéler leurs voix, ou des textes écrits par des hommes afin de mettre à jour – ou, dans certains cas, de déconstruire – les images qu’ils font des femmes23.

8On constate cette inadéquation du personnage féminin dans Der Sotn in Goray (1935 dans sa version anglaise) : le personnage féminin Rechele, parce qu’il est transgressif, hystérique, prend en charge une parole autre, en contrepoint : les discours transgressifs sur la société, tous les non-dits, les discours sur les morts qui sont tus. Mais le personnage féminin est aussi dès lors le lieu où s’exprime le dybbuk. Agnieszka Legutko indique en effet, dans son article « Feminist Dybbuks: Spirit Possession Motif in Post-Second Wave Jewish Women’s Fiction » :

  • 24 Agnieszka Legutko, « Feminist Dybbuks: Spirit Possession Motif in Post-Second Wave Jewish Women’s F (...)

Le Dybbuk – âme errante d’une personne morte qui entre dans un corps vivant et le possède, variante exclusivement juive de la possession par un esprit – suit le paradigme général dans la distribution genrée des possédés. Selon l’analyse faite par Yoram Bilu de soixante-trois cas, connus par des sources littéraires et non littéraires, de possession par le dybbuk, rapportés depuis le xvie siècle, 65% des possédés étaient des femmes24.

9Le dybbuk, terme provenant de la Kabbale, est formé à partir de l’expression « dibbuk me-ru’aḥ ra’ah » qui signifie « saisissement par un esprit malin ». Mais bientôt, le mot dybbuk ne veut plus seulement dire la possession, mais l’esprit lui-même. Cet esprit est soit une âme damnée qui vient expier ses péchés dans le corps d’un vivant, soit, le plus souvent, l’âme d’une victime d’une injustice, d’un mort prématuré par exemple, qui possède le corps d’un vivant pour réparer l’injustice. Une des manifestations littéraires les plus connues du dybbuk est la pièce d’An-Ski, Der dibek: Tsvishn tsvey veltn (« Le Dibbuk. Entre-deux mondes »), qui est un drame en trois actes, représenté pour la première fois à Vilnius en 1917. Le dybbuk est donc « entre-deux », mais il est aussi fondamentalement associé à la transgression : 

  • 25 Rachel Elior, Dybbuks and Jewish Women in Social History, Mysticism and Folklore, Jerusalem, New Yo (...)

Le corps possédé par un dybbuk est représenté comme étant sous le contrôle du monde chaotique des morts, qui fait valoir sur lui des droits plus grands que le monde patriarcal de la vie réelle ; et la personne possédée est dès lors libérée de celui-ci. En supplantant le cercle habituel des attentes sociales et de ses attitudes normales, le dybbuk offre à ceux qui, refusant ou ne pouvant accepter les impératifs sociaux liés aux alliances, mariages, relations sexuelles imposées et familles, une justification pour une conduite qui dévie des normes religieuses, sexuelles ou sociales25.

  • 26 Rachel Ertel, « Des histoires peuplées de fantômes et de fantasmes », art. cit., p. 60.

10L’« entre-deux » proposé par le dybbuk est donc un passage de frontières, sur le mode de la transgression. Tous ces éléments nous permettent de poser une hypothèse de lecture : le féminin, lorsqu’il est associé au dybbuk, métaphorise dans l’œuvre d’Isaac Bashevis Singer cet entre-deux entre la vie et la mort, entre deux postures énonciatives, donc entre deux positions de pouvoir, mais aussi entre deux lieux. Le dybbuk parle d’une place qui n’est pas la nôtre. La question est donc celle de la diaspora, de l’errance, du franchissement des frontières. Dans l’œuvre américaine de Bashevis Singer, et particulièrement dans l’œuvre The Slave, le personnage féminin a une position intéressante par rapport à ces questions. The Slave, originellement en yiddish sous le titre Der Knekht, a été traduit et adapté en anglais par l’auteur et par Cecil Hemley. Il raconte l’histoire de Jacob, à la fin du xviie siècle, vendu comme esclave après les massacres de Khmelnytsky. Celui-ci tombe amoureux d’une femme non juive, la fille de son propriétaire. Les Juifs de Josefov le rachètent et il revient chez lui. Mais, tourmenté, il retourne chercher Wanda et l’épouse. Celle-ci se convertit au judaïsme et part avec Jacob à Pilitz, où elle devient Sarah, devant se faire passer pour sourde et muette pour ne pas révéler son origine non juive. Elle souffre en silence devant les médisances des autres femmes du village, et finit par se trahir en criant lorsqu’elle donne naissance à son premier fils. Sarah meurt pendant l’accouchement et est enterrée hors du cimetière juif. Rachel Ertel, dans son analyse de The Slave dans le n° 93 de la revue L’Arc consacré à Bashevis Singer, rappelle néanmoins que, très symboliquement, elle est enterrée à l’extérieur du cimetière juif, mais que celui-ci s’étend au fil des années, et réaccueille Wanda en son sein26. Jacob est proche de la folie lorsqu’il est tourmenté par son désir pour Wanda. Le personnage féminin est donc associé à la folie, à la transgression, à des formes d’hystérie, mais aussi au démoniaque, car à la figure de Lilith :

  • 27 Isaac Bashevis Singer, The Slave, New York, Macmillan, 1988 [1962], p. 85.

Jacob recalled the story of Lilith, she who seeks out men at night and corrupts them. He and Wanda had now lived together for weeks, and yet each time he thought of his transgression he shivered anew. How had it happened? He had resisted temptation for years, then suddenly had fallen. He had changed since he had cohabited with Wanda. At times he didn’t recognize himself; it seemed to him his soul had deserted him and he was sustained like an animal by something else27.

  • 28 Isaac Bashevis Singer, L’Esclave, trad. Gisèle Bernier, Stock, 2002, p. 99.

Jacob se rappela l’histoire de Lilith, elle qui cherchait les hommes la nuit et les corrompait. Cela faisait des semaines qu’ils vivaient ensemble, lui et Wanda, et pourtant, chaque fois qu’il évoquait son péché, il se reprenait à frissonner. Comment cela s’était-il produit ? Il avait, pendant des années, résisté à la tentation, et puis, soudain, il avait succombé. Il avait changé depuis qu’il cohabitait avec Wanda. Parfois il ne se reconnaissait pas lui-même ; il lui semblait que son âme avait déserté et que, à l’instar d’un animal, il était soutenu par quelque chose d’autre28.

11Si l’on considère la généalogie de ce possédé, et le fait que celui-ci est forcément en jeu intertextuel avec le dybbuk « entre-deux mondes » yiddish, il est possible de construire une interprétation du texte. Wanda vient métaphoriser les ambiguïtés d’une écriture qui n’a pas sa place : elle est en permanence « l’étrangère », elle vient d’un monde transposé dans un autre. Et, dans un espace qui n’est pas le sien (le monde juif), elle ne peut pas parler, ne peut pas « prendre voix ». Son identité cachée est considérée par les gens du village, quand elle crie lors de l’accouchement, comme la voix du dybbuk, donc d’un autre lieu dans ce lieu, d’ailleurs :

  • 29 Isaac Bashevis Singer, The Slave, op. cit., p. 225.

Sarah’s Polish was not that of a Jewess but that of a gentile and the women turned pale. “That’s a dybuk speaking.” “There’s a dybbuk in Sarah,” a voice called out into the night. Many strange events had occurend recently, but the Jews of Pilitz had never heard of a dybbuk entering a woman in labor, and of all things during the days of repentance. Now everyone came, screaming and running29.

  • 30 Isaac Bashevis Singer, L’Esclave, op. cit., p. 255 ; notre adaptation de la traduction.

Le polonais de Sarah n’était pas celui d’une Juive, mais celui d’une fille des Gentils, et les femmes pâlirent. « C’est un dybbuk qui parle. – Un dybbuk possède Sarah ! », s’écria une voix dans la nuit. Beaucoup d’événements étranges s’étaient produits récemment, mais les Juifs de Pilitz n’avaient jamais entendu dire qu’un dybbuk fût entré dans une femme en travail, surtout pendant les Jours de Fêtes austères. Maintenant, tout le monde accourait en hurlant30.

12Par cette image du dybbuk, le personnage féminin, Wanda, dans son itinéraire « entre deux lieux » et son association à la transgression, au franchissement des frontières, au démoniaque, vient métaphoriser, d’une certaine manière, une identité complexe, à la fois, juive, en émigration et auctoriale.

  • 31 Voir Monika Admaczyk-Garbowska, « I. B. Singer’s Works in Yiddish and English: The Language and the (...)
  • 32 Voir Janet Hadda, Isaac Bashevis Singer: A Life, Madison, Univ of Wisconsin Press, 2003.
  • 33 Leonard Prager, « Bilom in Bashevis’s Der knekht (The Slave). A khaye hot oykh a neshome (An animal (...)
  • 34 Ibid., p. 87.

13Plusieurs exemples indiquent que la version anglaise, comme souvent chez Bashevis Singer31, réduit les considérations portant sur les tensions et complexités religieuses, par exemple, pour approfondir la psychologie des personnages. Ceci pourrait nous amener à considérer que ce qui est mis en valeur est l’itinéraire identitaire du personnage de Wanda, comme passage de frontières, et comme réflexion autour des possibilités qui sont les siennes de prendre parole dans un univers qui la considère comme étrangère – tout ceci étant renforcé par la distance temporelle32 induit par la chronologie diégétique. Par exemple, dans la version yiddish, le personnage de Wanda est construit en miroir d’un chien que Jacob adopte, Bilom. Leonard Prager, dans son article « Bilom in Bashevis’s Der knekht », montre bien que cette construction en miroir est notamment organisée autour du questionnement sur la possibilité à la fois pour Wanda et pour le chien Bilom d’avoir une âme33. Selon certaines sources juives, Balaam (on reconnaît Bilom) est considéré comme le seul prophète gentil (non juif). Ce jeu de miroirs donne à Wanda un autre statut : par tous ces jeux, elle serait la prophétesse (tout ceci étant renforcé par son lien avec le démoniaque, etc., comme Rechele dans Satan in Goray). Dès lors, dans la mesure où dans l’œuvre américaine, le rôle du chien et ses liens avec Wanda sont tronqués (la version anglophone omet par exemple tout un paragraphe qui décrit bien le rôle « moral » du chien dans l’économie de l’œuvre)34, il semble que l’œuvre américaine fasse l’impasse sur cette réflexion de l’indécidabilité du contexte biblique et religieux qui existe dans l’œuvre yiddish, pour lui substituer une réflexion approfondie sur le passage d’un monde à un autre, les transgressions que ces passages de frontières impliquent, et les possibilités de prendre voix dans un monde qui n’est pas le sien. 

Brouiller les pistes entre vie et fiction, l’impossibilité d’exister dans un entre-les-lieux : Enemies. A love story (1972)

14Carole Ksiazenicer-Matheron écrit à propos de l’œuvre d’Isaac Bashevis Singer : 

  • 35 Voir l’essai de Carole Ksiazenicer-Matheron, « Dans la pliure du temps : littérature yiddish et mod (...)

Chez Isaac Bashevis, on peut d’emblée saisir l’unité interne de l’œuvre ainsi que la continuité entre fiction et autobiographie, nous autorisant à remettre en question les limites strictes entre les deux types d’écriture. Outre que certains personnages récurrents, à travers les diverses identités fictionnelles qu’ils revêtent, dessinent un « profil » caractéristique de leur fonction d’alter ego, les narrateurs singériens, que ce soit dans les nouvelles ou dans certains romans à la première personne comme Shosha par exemple, permettent à l’auteur de brouiller les pistes en matière d’invention littéraire, par la confusion volontairement établie entre vie et fiction35.

  • 36 On pourra se reporter à David Neal Miller, Fear of Fiction: Narrative Strategies in the Works of Is (...)

15Ces jeux entre vie et fiction participent d’une complexité littéraire et auctoriale dans l’œuvre d’Isaac Bashevis Singer36. L’exemple le plus probant de ce phénomène dans son corpus américain est le roman Enemies. A Love Story, version anglaise publiée en 1972 et qui constitue une autotraduction de Sonim, di Geshichte fun a Liebe publié en feuilleton dans la revue Jewish Daily Forward en 1966. Le roman se passe à New York en 1949 et suit l’itinéraire d’un survivant de la Shoah, Herman Broder. Menteur pathologique, Herman Broder brouille les frontières entre réalité et fiction ; ses récits deviennent le réel, qui devient donc aussi instable qu’eux, sans consistance autre que celle de la fiction, jusqu’à faire s’évanouir toute certitude du réel. Tout son personnage est évanescent, sans réelle attache au réel diégétique :

  • 37 Isaac Bashevis Singer, Enemies, A Love Story, New York, Farrar Straus Giroux, 1972, p. 20.

He was always searching through his pockets for something he had lost. His fountain pen or his sunglasses would be missing; his wallet would vanish; his own phone number would slip from his mind. He would buy an umbrella and leave it somewhere within the day. He would put on a pair of rubbers and lose them in a matter of hours. Sometimes he imagined that imps and goblins were playing tricks on him37.

  • 38 Isaac Bashevis Singer, Ennemies. Une histoire d’amour, trad. Gilles Chahine et Marie-Pierre Casteln (...)

Il passait son temps à retourner ses poches à la recherche d’un objet qu’il ne retrouvait plus. Il oubliait son stylo et ses lunettes de soleil. Son portefeuille disparaissait ; il oubliait jusqu’à son propre numéro de téléphone. Il achetait un parapluie et le perdait le jour même. Il mettait des galoches et les perdait dans les heures qui suivaient. Parfois, il avait l’impression que lutins et farfadets s’amusaient à le tourmenter38.

16La force du mot « vanish » illustre cette idée. D’ailleurs, le narrateur explique qu’Herman est perdu, où qu’il aille :

  • 39 Isaac Bashevis Singer, Enemies, A Love Story, op. cit., p. 122.

He turned back toward the casino, which by now was dark. The building, so recently filled with noise, was quiet and abandoned, sunk in the self-absorption of all inanimate objects. Herman started to look for his bungalow, but he knew he would have difficulties finding it. He got lost wherever he went – in cities, in the country, on ships, in hotels39.

  • 40 Isaac Bashevis Singer, Ennemies. Une histoire d’amour, op. cit., p. 135. Traduction modifiée par l’ (...)

Herman fit demi-tour et redescendit vers le casino. Toutes les lumières étaient éteintes. À la multitude bruyante avaient succédé le silence et la solitude. La bâtisse semblait plongée dans cet état de retraite intérieure que nous attribuons aux objets inanimés. Herman entreprit de chercher son bungalow, mais il savait qu’il aurait peine à le retrouver. Partout où il allait, dans les villes, à la campagne, les navires, les hôtels, il se perdait immanquablement40.

17Dorothy Bilik, dans son article « Singer’s Diasporan Novel: Enemies. A love story », relève l’absence de « chez-soi » (homelessness) dans ces romans américains de Singer. Elle prend pour exemple un passage du roman :

  • 41 Dorothy S. Bilik, « Singer’s Diasporan Novel: “Enemies, A Love Story” », Studies in American Jewish (...)

À la campagne, le thème des sans-abri est quelque peu modifié par la réaction positive des personnages au paysage américain, une réaction manifeste dans la fiction antérieure des immigrants. Dans l’œuvre de Singer, la réponse est colorée par l’ironie attendue. Contemplant la scène bucolique du lac George, Masha dit avec espièglerie: « Où sont les nazis ? Quel genre de monde est-ce sans les nazis ? Un pays arriéré, cette Amérique41. »

18Mais cette itinérance est sans doute accentuée par les jeux de miroirs entre les lieux qui donnent au roman un aspect tragiquement cyclique.

  • 42 Valentina Fedchenko, « Changer de langue, d’auditoire et d’expérience collective. Le roman d’Isaac (...)
  • 43 Ibid.
  • 44 Dorothy S. Bilik, « Singer’s Diasporan Novel: “Enemies, A Love Story” », art. cit., p. 91.
  • 45 Voir Monika Admaczyk-Garbowska, « I. B. Singer’s Works in Yiddish and English: The Language and the (...)

19Dans le cadre de cette réflexion sur les lieux en miroir, l’analyse des spécificités de la version américaine par rapport à la version yiddish est aussi intéressante. C’est bien par une certaine simplification, repérée par Dorothy Bikik ou Valentina Fedchenko, du rapport à la tradition juive, que peut se développer cette spécificité. Valentina Fedchenko explique que dans la version anglaise les monologues intérieurs et dilemmes métaphysiques de la version yiddish sont, dans une large mesure, remplacés par les dialogues et la psychologisation du personnage42. Outre de nombreux changements, y compris la disparition d’une quatrième femme, Nancy Isbel, elle note que le New York juif n’est plus métaphorisé comme un monstre, une sorte de Moloch dangereux, mais comme un paradis folklorisé43, l’Eden qu’Herman tente de construire dans l’appartement de Yadwiga44. Dans cette simplification, on peut lire deux choses : une adaptation à un horizon d’attente constitué par un lectorat américain45 sans doute moins au fait des imaginaires et des questionnements juifs, mais aussi, d’une certaine manière, une construction manichéenne des lieux et des espaces. La dissolution du sens que les réflexions d’Herman Broder impliquent, la perte de contact avec la réalité, viennent s’inscrire dans un espace balisé par les stéréotypes. La version yiddish fond Herman Broder dans le lieu où il se trouve, New York, aussi complexe et ambigu que l’est son personnage, dans un questionnement autour des difficultés de l’assimilation. La version anglophone, quant à elle, en mettant en scène une simplification de la reconfiguration narrative de New York, vient établir un contraste entre l’évanescence et l’instabilité du personnage – alors, d’une certaine manière, double d’une figure auctoriale indiscernable qu’est celle de l’auteur Bashevis lui-même – et son lieu d’inscription (diégétique, et comme contexte d’écriture du roman) qui, lui, est idéalisé. Valentina Fedchenko analyse cette différence de la manière suivante :

  • 46 Valentina Fedchenko, « Changer de langue, d’auditoire et d’expérience collective. Le roman d’Isaac (...)

Pourquoi Bashevis Singer abandonne-t-il ainsi sa description de l’Amérique ? Ce n’est pas qu’il craigne de choquer le lecteur américain, même si ce facteur a pu jouer un rôle dans le processus ; c’est en réalité toute une ligne thématique, fondamentale dans le roman yiddish, qui disparaît en anglais : celle qui concerne l’adaptation des Juifs d’Europe de l’Est à la vie américaine et la confrontation entre le Nouveau et l’Ancien Monde. La description apocalyptique de New York conduit le lecteur à penser que le choc de la rencontre entre le monde américain et celui de l’Europe de l’Est a pour conséquence l’anéantissement de ce dernier et, en fin de compte, l’annihilation du protagoniste46.

  • 47 Jan Schwarz, « “Death Is the Only Messiah”: Three Supernatural Stories by Yitskhok Bashevis », in S (...)
  • 48 Le terme yiddish de shtetl correspond aux petites bourgades d’Europe centrale et orientale avant la (...)

20Si elle considère que le choix de décrire New York de manière idéalisée est un abandon, dans la version anglophone, de la complexité et de la problématisation d’une dissolution du personnage dans son espace d’accueil en tant qu’immigré polonais, il nous semble au contraire que cet « abandon » peut lui-même relever d’une complexification. En faisant de New York un lieu paradisiaque, qui rappelle certaines folklorisations qu’il peut esquisser, dans ses textes américains47 du shtetl48 polonais disparu et du monde ashkénaze en Europe, les choix établis par Singer dans sa version anglophone complexifient encore la distance et les douleurs que peuvent représenter l’ « avoir lieu » de son texte aux États-Unis : l’auteur/Herman Broder « entre-deux mondes », car sans consistance, est fondamentalement étranger à la ville où il « a lieu » (New York) mais aussi, par équivalence, étranger aux régions d’où il vient (la Pologne), dans la mesure où les descriptions de New York sont une sorte de « paradis juif » folklorisé. Parler d’ici ou d’ailleurs, le résultat semble similaire : l’ « avoir lieu » de l’écriture est toujours problématique. 

En conclusion : des difficultés à « dire »

21Wanda, mais aussi Shosha dans Shosha (1978) : ces héroïnes peuvent, d’une certaine manière, interroger les difficultés, pour Bashevis Singer, à parler et écrire d’un monde qu’il n’investit plus, dans une très large mesure, que de manière fantasmatique et littéraire. Et parce que chez Singer le féminin est souvent, explicitement ou non, associé au dybbuk qui est « l’entre-deux mondes », les héroïnes, mais plus généralement les personnages marginaux qui peuplent son écriture, se font métaphores de cet écartèlement d’une position auctoriale qui s’inscrit aux États-Unis, mais parle du shtetl disparu. Les versions américaines, parce qu’elles ont tendance à folkloriser ce monde perdu et à en faire des paysages fantasmatiques, contribuent à renforcer ces images, en établissant des tensions et en dé-réalisant les lieux dont il est question tout autant que les personnages qui les traversent dans leurs errances. 

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Notes

1 Rachel Ertel , « La littérature yiddish, une littérature sans frontières », in Rachel Ertel (dir.), Royaumes juifs : trésors de la littérature yiddish I, Paris, R. Laffont, 2008.

2 Sheila E. Jelen, Michael P. Kramer , L. Scott Lerner, Modern Jewish Literatures: Intersections and Boundaries, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2011.

3 Jonathan Frankel, « La “Diaspora” et la fragmentation de la pensée politique juive à l’époque moderne », Raisons politiques, n° 7, 2002, p. 79-102.

4 Ibid.

5 Paul Fuks, « Isaac Bashevis Singer et ses doubles », Imaginaire & Inconscient, n°14, 2004, p. 133-142.

6 Khone Shmeruk (ed.), Der shpigl un andere dersteylungen, Jerusalem, Magnes Press, 1975, p. 180-193.

7 Isaac Bashevis Singer, « Banquet Speech », 1978 [en ligne] ; URL : https://www.nobelprize.org/prizes/literature/1978/singer/speech/. Consulté le 20 juin 2020.

8 Rachel Ertel, « La permanence du yiddish », Vacarme, 2013, p. 173-193, § 26.

9 Sander L. Gilman, Isaac Bashevis Singer, « Interview: Isaac Bashevis Singer », Diacritics, vol. 4, n° 1, 1974, p. 30-33.

10 À propos de ces jeux intertextuels dans Satan à Goray, voir Carole Ksiazenicer-Matheron, « Messianisme et intertextualité dans La Corne du bélier d’Isaac Bashevis Singer », Raisons politiques, n° 8, 2002.

11 Seth Wolitz (ed.), The Hidden Isaac Bashevis Singer, Austin, University of Texas Press, 2001.

12 Hugh Denman (ed.), Isaac Bashevis Singer: His Work and His World, Leyden, Brill, 2002.

13 Joseph Sherman, « Translating ‘Shotns baym hodson’ [Shadows on the Hudson]: Directly Encountering Isaac Bashevis Singer’s Authorial Dualism », in Hugh Denman (ed.), Isaac Bashevis Singer: His Work and His World, Leyden, Brill, 2002.

14 Monika Adamczyk-Garbowska, « The Place of Isaac Bashevis Singer in World Literature », Studia Judaica, n°13, 2005, p. 219-227.

15 Israel Joshua Singer, D’un monde qui n’est plus, trad. Henri Lewi, Paris, Denoël, 2006.

16 Rachel Ertel, « Des histoires peuplées de fantômes et de fantasmes », L’ Arc, n° 93, « Isaac Bashevis Singer », 1984, p. 57- 67, p. 60.

17 Isaac Bashevis Singer, The Magician of Lublin: A Novel, New York, Macmillan, 2010 [1960], p. 79.

18 Isaac Bashevis Singer, Le Magicien de Lublin, trad. Gisèle Bernier, Paris, Éditions J’ai lu, 2012, p. 104.

19 Adamczyk-Garbowska, Monika, « I. B. Singer’s Works in Yiddish and English: The Language and the Addressee », Prooftexts, vol. 17, n° 3, 1997, p. 267‑277, p. 268.

20 Singer, Isaac Bashevis, The Magician of Lublin: A Novel, op. cit., p. 125.

21 Ibid., p. 162. La traduction peine à traduire l’aspect lyrique du texte source.

22 Voir entre autres Rosenman, Izio, « Editorial : Les Juifs d’Amérique d’hier à demain », Plurielles, n°16, « Il était une fois l’Amérique : les Juifs aux États-Unis », 2011, p. 5-7.

23 Naomi B. Sokoloff, Anne Lapidus Lerner, Anita Norich (eds), Gender and Text in Modern Hebrew and Yiddish Literature, New York, Jewish Theological Seminary of America, 1992, p. 3 ; notre traduction.

24 Agnieszka Legutko, « Feminist Dybbuks: Spirit Possession Motif in Post-Second Wave Jewish Women’s Fiction », Bridges, vol. 15, n° 1, Special Issue: Fable, Folklore, and Legend, Spring 2010, p. 6‑26, p. 6.

25 Rachel Elior, Dybbuks and Jewish Women in Social History, Mysticism and Folklore, Jerusalem, New York, Urim Publications, 2008, p. 62-63 ; notre traduction.

26 Rachel Ertel, « Des histoires peuplées de fantômes et de fantasmes », art. cit., p. 60.

27 Isaac Bashevis Singer, The Slave, New York, Macmillan, 1988 [1962], p. 85.

28 Isaac Bashevis Singer, L’Esclave, trad. Gisèle Bernier, Stock, 2002, p. 99.

29 Isaac Bashevis Singer, The Slave, op. cit., p. 225.

30 Isaac Bashevis Singer, L’Esclave, op. cit., p. 255 ; notre adaptation de la traduction.

31 Voir Monika Admaczyk-Garbowska, « I. B. Singer’s Works in Yiddish and English: The Language and the Addressee », art. cit., et Valentina Fedchenko, « Changer de langue, d’auditoire et d’expérience collective. Le roman d’Isaac Bashevis Singer Ennemies. Une histoire d’amour et sa traduction anglaise », in Fleur Kuhn-Kennedy, Cécile Rousselet (dir.), Les Expressions du collectif dans les écritures juives d’Europe centrale et orientale, Paris, Presses de l’Inalco, 2018, p. 105-116.

32 Voir Janet Hadda, Isaac Bashevis Singer: A Life, Madison, Univ of Wisconsin Press, 2003.

33 Leonard Prager, « Bilom in Bashevis’s Der knekht (The Slave). A khaye hot oykh a neshome (An animal also has a soul) », in Seth Wolitz (ed.), The Hidden Isaac Bashevis Singer, Austin, University of Texas Press, 2001, p. 79-92.

34 Ibid., p. 87.

35 Voir l’essai de Carole Ksiazenicer-Matheron, « Dans la pliure du temps : littérature yiddish et modernités (quelques parcours d’écriture) », 2013 [en ligne] ; URL : http://www.vox-poetica.com/sflgc/biblio/matheron.html. Consulté le 12 décembre 2013.

36 On pourra se reporter à David Neal Miller, Fear of Fiction: Narrative Strategies in the Works of Isaac Bashevis Singer, Albany, State University of New York Press, 1985.

37 Isaac Bashevis Singer, Enemies, A Love Story, New York, Farrar Straus Giroux, 1972, p. 20.

38 Isaac Bashevis Singer, Ennemies. Une histoire d’amour, trad. Gilles Chahine et Marie-Pierre Castelnau, Paris, Stock, 1998, p. 26.

39 Isaac Bashevis Singer, Enemies, A Love Story, op. cit., p. 122.

40 Isaac Bashevis Singer, Ennemies. Une histoire d’amour, op. cit., p. 135. Traduction modifiée par l’auteur de l’article.

41 Dorothy S. Bilik, « Singer’s Diasporan Novel: “Enemies, A Love Story” », Studies in American Jewish Literature, n° 1, « Isaac Bashevis Singer: A Reconsideration », 1981, p. 90-100, p. 92 ; notre traduction.

42 Valentina Fedchenko, « Changer de langue, d’auditoire et d’expérience collective. Le roman d’Isaac Bashevis Singer Ennemies. Une histoire d’amour et sa traduction anglaise », art. cit., p. 105-116.

43 Ibid.

44 Dorothy S. Bilik, « Singer’s Diasporan Novel: “Enemies, A Love Story” », art. cit., p. 91.

45 Voir Monika Admaczyk-Garbowska, « I. B. Singer’s Works in Yiddish and English: The Language and the Addressee », art. cit., p. 269.

46 Valentina Fedchenko, « Changer de langue, d’auditoire et d’expérience collective. Le roman d’Isaac Bashevis Singer Ennemies. Une histoire d’amour et sa traduction anglaise », art. cit., p. 111.

47 Jan Schwarz, « “Death Is the Only Messiah”: Three Supernatural Stories by Yitskhok Bashevis », in Seth Wolitz (ed.), The Hidden Isaac Bashevis Singer, op. cit., p. 107-117.

48 Le terme yiddish de shtetl correspond aux petites bourgades d’Europe centrale et orientale avant la Seconde Guerre Mondiale, dans lesquelles la population juive parlant yiddish est très nombreuse.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cécile Rousselet, « Isaac Bashevis Singer : s’inscrire ici, parler de là-bas »TRANS- [En ligne], Séminaires, mis en ligne le 14 janvier 2022, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/5548 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.5548

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Auteur

Cécile Rousselet

(CERC Paris Sorbonne-Nouvelle / Eur’Orbem Paris Sorbonne)

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