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2021
Hors frontières (N° 26 | 2021)
Des littératures sans frontières

Après les Quatre mille marches

After Four Thousand Steps
Ying Chen

Texte intégral

1

2 Très souvent je me laisse disperser par ce que je considère clairement comme moins important non seulement par rapport à l’immédiateté de la vie quotidienne, mais aussi et surtout par rapport à l’écriture. Par celle-ci, l’écriture, je dois me débattre pour éviter, difficilement, des ancrages spontanés qui pourraient constituer des pièges pour l’esprit.

3 Je dois bien reconnaître, au bout du compte, que je n’arrive pas, dans mes écrits, à me libérer de mon époque, de mon vécu, de tout ce qui fait ce que je suis, et ce que je ne suis pas.

4 Par exemple, j’ai remarqué, malgré mes efforts pour me boucher les oreilles, fermer les yeux, les faits suivants:

5 Le 10 décembre 2009, le prix Nobel de la paix a été accordé à Obama. Dans son discours, prononcé d’un ton de dieu tout puissant, il a défendu sa « guerre juste » qui traînait, il a justifié des sanctions sur les peuples déjà en difficulté, a sollicité une coalition dans ces manœuvres, et a annoncé un nouveau combat contre ce qu’il nomme « une paix pas vraie », c’est-à-dire son célèbre « pivot vers l’Asie orientale ».

6 En 2011, un documentaire américain, provenant d’une voix officielle, a attiré mon attention par son titre : « Mort par la Chine – confronter le dragon, appel global à l’action ». Je me suis dit : à part la rhétorique contre l’impérialisme, à part quelques monotones et maladroites propagandes et plaintes de temps à autre, que personne autour de moi ne voulait entendre, je n’ai jamais lu ni entendu dans aucun media chinois, ni autrefois ni à présent, le même langage envers l’Occident. Jamais cette virulence, une pareille hostilité.

7 Cela, c’était avant l’arrivée au pouvoir de Xi Jingping en 2012.

8 Le 10 janvier 2017, l’auteur de ce documentaire très connu est entré à la Maison Blanche.

9 Dès le mois de juin 2018, la durée des visas d’étudiants chinois aux États-Unis a été sensiblement réduite.

10 Puis, le visa a été refusé à plusieurs scientifiques chinois invités dans des colloques internationaux aux États-Unis.

11 À une prochaine étape, il reste à voir ce qui arrivera aux étudiants et aux scientifiques de citoyenneté américaine d’origine chinoise.

12 L’époque de l’exclusion chinoise, qui a eu lieu peu après l’expansion de l’Occident vers le Far-West du continent Nord-américain, au lendemain de l’inauguration des chemins de fer qui a rendu cette expansion possible et au bord desquels reposent de nombreux ouvriers chinois morts dans des tâches dangereuses, dont les descendants, s’ils en ont eu, ont obtenu le droit de vote en 1947 seulement, dans la province de Colombie britannique en 1949, cette époque d’exclusion est en train de revenir, sous de nouvelles formes mais selon une logique qui reste la même.

13 Ces ouvriers des chemins de fer venaient de la province de Guangdong. À l'époque, beaucoup d’habitants de cette région étaient aussi allés à Hong Kong. Et là, leurs descendants allaient obtenir le droit de vote quarante ans plus tard, en 1996

14 Une nouvelle guerre froide a donc éclaté entre mon pays natal et le monde que j’admire, dont je passe la plupart de mes heures conscientes à contempler le succès.

15 Il s’agit d’une vieille guerre froide, que j’ai connue dans ma jeunesse en Chine, dont j’ai subi les conséquences des sanctions économiques, qui maintenant se poursuit de pleine force et qu’on prévoit très durable. Les règles de jeu sur cette planète n’ont pas changé.

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17 En contemplant ce que l’Occident fait aux autres peuples dans sa merveilleuse montée aussi bien que dans sa fracassante descente, on ne peut s’empêcher de constater, douloureusement pour moi, qu’il manque quelque chose à cette civilisation. Il lui manque par exemple cette « ahimsa » qu’Obama, dans son discours très peu pacifique à Stockholm, a qualifié d’ « idle », de rêverie utopique. L’Occident aurait frôlé la vraie supériorité, le presque divin, le sublime, l’infaillibilité, tout. Or il me semble qu’il lui manque, assez gravement d’ailleurs, cela que je n’arrive pas à bien nommer faute d’être philosophe, car ce n’est pas seulement l’« ahimsa ». Cela que je place plus haut que des prouesses techniques, plus haut que l’esprit même, qui serait l’objet ultime de l’art, de l’écriture. La vraie raison de vivre. Cela que je n’ai pas trouvé à Shanghai avant mon départ en 1989. Et maintenant au début de l’année 2019, alors que la durée de mon séjour en Occident s’égale à celle de ma vie en Chine, je suis bien obligée de conclure que je ne l’ai pas trouvé non plus en Occident.

18 Ici je me retiens de glisser sur une piste difficile, sur un terrain très contesté en Occident depuis Nietzsche, mais j’admire les efforts d’un Bergson qui oppose une morale ouverte à une morale fermée, la première nécessitant un dépassement de l’espèce, auquel peu de gens pourraient prétendre arriver. Encore que chez cet auteur qui, faute de mieux, propose une morale intermédiaire, accessible, réalisable dans l’application et dans la durée, créatrice et toujours en mouvement, je vois une similitude avec les principes du juste milieu de mes ancêtres. Et je souhaite, je rêve, que les civilisations puissent coexister.

19 Or l’art, tel que je l’entends, ne saurait guère se contenter ni de raison ni de pulsion seulement. S’il doit en tout temps résister aux forces utilitaires voulant le réduire à la servitude, l’art porte en soi son propre objectif, qui est de refléter une ténébreuse ascension vers quelque lumière, vers une rive probable, lointaine. Je suis disciple de Camus.

20 Quand j’ai déclaré: « j’aime l’Amérique sans rougir », après qu’une personne européenne m’a appris comment dans l’ancien temps l’Europe avait vidé ses prisons, j’ai pensé à l’Occident globalement, en tenant compte des variantes, mais en considérant les fortes alliances et les influences mutuelles entre le nouveau et le vieux monde. J’ai pensé à la richesse somptueuse de sa philosophie, de sa musique, de sa peinture, de son architecture, de ses lettres. J’ai pensé à ses découvertes scientifiques qui, comme l’avait espéré Pierre Curie, nous apportent plus de bien que de mal.

21 Ce que je n’ai pas trouvé en Occident, je ne l’ai pas trouvé ailleurs non plus. C’est alors que la chose devient extrêmement compliquée. Les vrais dissidents n’ont rien d’autre à déplorer que leur propre discordance avec l’environnement, leur incapacité d’adhésion. Ils perçoivent des failles dans tous les systèmes, dans toutes les paroles puisque les paroles sont des actions. Les vérités telles qu’on les présente à ces inadaptés, ou telles que ceux-ci voudraient les voir, leur paraissent toujours partiales, insaisissables. Fidèles à leur vision divisée, ou instables, ils sont incapables d’entrer dans aucun fleuve, ne veulent s’allier à aucun camp, si bien qu’ils deviennent, d’une part, des êtres comme des flèches lancées mais suspendues en route et sans but véritable, et d’autre part, comme des cibles qui attirent des flèches de tous côtés parce qu’elles se tiennent dans une zone vide, sur un terrain rasé où rien ne se cache, refusant de brandir aucun drapeau, et pourtant sans vraie neutralité, sans vrai détachement. Ils ressembleraient aussi à des cerfs-volants qui rêvent trop le ciel et ne savent pas comment revenir sur une terre arpentée. Ou bien ils seraient des rochers au bord d’un fleuve en train de regarder les courants, en acceptant des fois de se faire mouiller par quelques éclaboussures, lesquelles marquent tant bien que mal leur existence amoindrie, inerte, mais néanmoins sans tranquillité.

22 « Je suis partie mais ne suis pas arrivée », ai-je écrit quelque part.

23 Apparemment, il serait inutile que je m’explique le pourquoi et le comment de mon départ de la Chine. Il y a déjà tant d’encre qui a coulé en Occident, des décennies durant, pour peindre la Chine contemporaine comme un monstrueux adversaire, pour en dénoncer tous les maux, si bien qu’on estime normal un « vote par les pieds », comme disent les Chinois. Or mon départ, c’est non seulement la fin temporaire d’un exil intérieur de longue date, mais aussi le début d’un nouvel exil qui se prolonge, après que j’ai effectué, ou que j’ai souhaité effectuer, un saut spatio-temporel, à savoir aller d’un monde déchu vers un autre considéré comme meilleur, plus avancé. Maintenant que j’ai pu répondre à la deuxième partie de la question, pourquoi et comment je ne suis pas arrivée, en décrivant toute une complication inattendue de ce voyage, ce qui importe le plus est de savoir comment continuer, au lendemain du réveil. Comment continuer à se déplacer non pas d’un point à l’autre mais en tournant en rond, quand les murs se dressent, quand les portes se ferment une à une. Comment naviguer, faute d’un rivage, quand le vent est défavorable.

24 La physicienne chinoise Madame Xie Xide est rentrée au pays en 1950. Mon diplôme de Fudan porte sa belle signature. Pendant longtemps je n’ai pas du tout compris son retour. J’ai pensé à Zhou Zuoren, le frère de Lu Xun, admirateur de la culture japonaise. Son impossible existence pendant et après l’occupation japonaise. Son insoutenable douleur aux sons de l’épée puissante, au moment où les cadavres ensanglantés de ses compatriotes civils s’entassaient, et que se présentait à ses yeux la chute vertigineuse d’un soleil levant. Cette dernière allait être aussi, pratiquement et spirituellement, sa propre chute à lui. Les ennemis partis, on l’a cru traître, ses livres ont disparu des rayons des librairies et des bibliothèques, lui qui, bon temps mauvais temps, en compagnie de son épouse japonaise, était resté fermement dans sa maison à Beijing, jusqu’au bout, alors que les occasions et les moyens de s’évader ne lui manquaient pas. Il ressemble à la grand-mère dans mon premier roman La Mémoire de l’eau, laquelle se mettait au fil des ans près des mêmes fenêtres à regarder les défilés apparemment différents qui passaient dans la rue. L’écrivain Mu Xin est aussi parmi les plus surprenants. Après une vingtaine d’années de vie aux États-Unis, avant de retourner mourir dans sa région natale, il a dit: « Je me suis exilé vers l’Amérique, et maintenant je m’exile vers la Chine, je ne rentre nulle part ». Très loin du simple patriotisme, ou d’une adhésion aux idées, mais conscientes de l’’équivalence fondamentale des mondes, de la non exception de la nature humaine, ces personnes tourmentées, comme bien d’autres dans des situations similaires, ont fait leur choix final animées peut-être par un vague souci de dignité, par discrétion, envie d’effacement, recherche d’une solution adéquate pour déposer leur corps, désir de ne pas encombrer les terres étrangères, lorsque les circonstances interdisent à ce corps de s’enraciner quelque part, ou lorsque celui-ci n’a plus la force de bouger davantage.

25 Mais l’esprit, lui, continue à circuler, malgré l’immobilité du corps, ou son anéantissement, malgré les emprisonnements de toutes sortes : croyances, langues, nationalités, régions, races, sexes, etc. L’esprit continue à se manifester ailleurs, à rencontrer l’Autre comme pour rejoindre une variante de son moi profond à la recherche d’horizons nouveaux. Zhou Zuoren a pu revoir ses amis après la guerre chaude. Xie Xide a revisité ses collègues américains au lendemain de la guerre froide.

26 Il semble bien que ce soit ce type d’exil redoublé, triplé, divisé ou interrompu, ces déplacements corporels et mentaux, simultanés ou circulaires, suspendus ou accélérés, linguistiques sans doute, générationnels parfois, que désormais je m’apprête à vivre.

27Ying Chen

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ying Chen, « Après les Quatre mille marches »TRANS- [En ligne], Séminaires, mis en ligne le 14 mars 2021, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/5538 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.5538

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Auteur

Ying Chen

Ying Chen, née à Shanghai, vit actuellement au Canada (en Colombie britannique) et écrit principalement en français. Elle est l'auteure d'une dizaine de livres publiés au Canada et en France – romans, essais et poésie -, dont les plus récents sont La Rive est loin (Paris, éd. du Seuil, 2013), La Lenteur des montagnes (Montréal, éd. Boréal, 2014) et Blessures (Montréal, Boréal, 2016).

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