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2021
Hors frontières (N° 26 | 2021)
Écrire en déplacés

La réalisation du déplacement chez Ying Chen, un cheminement narratif en langue française

The Fulfillment of Displacement in Ying Chen, a Narrative Progression in the French Language
Annie Bergeret Curien

Résumé

Cette étude envisage en premier lieu ce que le thème du déplacement spatio-temporel et la projection vers un ailleurs recouvrent dans les œuvres de Ying Chen. La relation qu’elle entretient à la langue, aux langues, française et chinoise, est ensuite analysée. Les modes de la réalisation du déplacement dans son écriture, tandis qu’elle compose une narration en langue française, sont enfin explorés. Mais, au préalable, il est nécessaire de présenter brièvement la romancière.

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Texte intégral

1Le parcours de Ying Chen, ses études universitaires et, son diplôme obtenu, son souhait d’aller poursuivre ses études à l’étranger s’inscrivent dans ce contexte. En 1989, elle part pour le Canada, devenant boursière à l’université McGill de Montréal où elle s’installe. C’est dans cette ville et en utilisant la langue française qu’elle commence à écrire et à publier des œuvres littéraires, choisissant le français, une langue étrangère, comme langue d’écriture.

2Ying Chen voyage. Elle se rend régulièrement en France ; elle effectue à Paris des séjours de plusieurs mois, voire plusieurs années. Il y a quinze ans environ, elle s’est déplacée au Canada de l’est vers l’ouest ; elle vit à présent à Vancouver, plus précisément non loin de Vancouver, sur une île. Elle retourne également régulièrement en Chine, à Shanghai, berceau familial.

3Ying Chen a publié, entre autres, une quinzaine d’ouvrages, au Canada ainsi qu’en France. On compte à ce jour : onze romans ; trois ouvrages en forme d’essais ; un recueil de poèmes en forme de haïkus, qui a paru en un texte bilingue français-chinois. Cet ouvrage poétique est signé de l’auteure pour ses deux versions linguistiques. Ying Chen est parfois traductrice de ses œuvres en chinois.

4Ying Chen, dans nombre de ses romans ainsi que dans des essais, fait mention d’un exil géographique, qui se double souvent d’un exil intérieur. Les frontières de l’espace sont questionnées.

  • 1 Ying Chen, Les Lettres chinoises, p. 10.

5Dans Les Lettres chinoises1, une des premières œuvres de l’auteure publiée en 1993, un personnage, en partance pour l’étranger, juge que c’est en quittant son pays qu’il apprend à le mieux aimer. 

  • 2 Ying Chen, Querelle d’un squelette avec son double, p. 8.

6Dans le roman Querelle d’un squelette avec son double, qui paraît dix ans plus tard, en 2003, on voit formulée une volonté de s’extraire d’un espace jugé réduit : « Vous allez faire quelque chose pour me tirer de là, de cet espace restreint, sans issue où je manque d’air, de ce tombeau que je n’ai pas choisi2. »

7L’année suivante, en 2004, dans un texte intitulé « Errance », qui figure dans son ouvrage Quatre mille marches où elle évoque son chemin dans l’écriture, Ying Chen écrit :

  • 3 Ying Chen, Quatre mille marches, p. 31.

Je me suis engagée dans une voie qui devait me mener ailleurs et à une vie sans attaches. Mais aujourd’hui je réalise, non sans bonheur, que je me suis trompée, que je suis partie mais ne suis pas arrivée. […] Je me trouve à mi-chemin entre mon point de départ et mon ailleurs3.

  • 4 Ibid., « Carnet de voyage en Chine », p. 8.
  • 5 Ibid., p. 11.
  • 6 Ibid., « Fin des « Lettres chinoises » », p. 54.

8La romancière y éclaire sa relation aux lieux. Si je quitte un endroit, explique-t-elle dans l’article d’ouverture de cet ouvrage, c’est qu’il ne m’est pas destiné4. Elle indique que les lieux la laissent généralement indifférente, qu’il lui semble qu’elle cherche à garder en elle un amour pour sa ville d’origine se perdant dans le temps et l’espace réels, qui n’existent que dans les dimensions de son inconscient5. Dans un autre texte de l’ouvrage, elle déclare qu’au moment du décollage de son avion pour le Canada en 1989, elle s’est dit qu’elle était comme morte, qu’elle allait tout recommencer ailleurs6.

9Dans la relation entre l’exercice de l’écriture et le départ chez Ying Chen, l’aspect tant mental que spatial de l’éloignement est mis en avant. La romancière confie, toujours dans l’article d’ouverture de Quatre mille marches :

  • 7 Il s’agit du premier roman de Ying Chen, paru en 1992.
  • 8 Quatre mille marches, « Carnet de voyage en Chine », p. 25.

10Il m’aurait été impossible d’écrire La Mémoire de l’eau7 et Les Lettres chinoises sans avoir quitté la Chine, du moins cela n’aurait pas été possible si je n’avais pas vécu une distanciation psychique plutôt que physique par rapport à ma vie antérieure, aussi bien que par rapport à celle que je mène aujourd’hui8.

11Elle s’attache au terme de l’exil, en précisant :

  • 9 Ibid., « Saint-Denis Garneau », p. 76.

12Le vrai exil c’est quand on a le sentiment de passer d’un temps à l’autre, d’un siècle à l’autre, d’un instant à l’autre, d’un pas à la fois léger et lourd, ne pouvant ou ne voulant régler le décalage9.

  • 10 Ibid., « La vie probable », p. 78.

13Pour toute chose dans la vie il y a apparemment deux possibilités temporelles : l’une est ce qui s’est réellement passé, l’autre est ce qui pourrait arriver ou ce qui n’a pas eu lieu mais qui aurait pu avoir lieu. L’écrivain en exil est à mes yeux à mi-chemin entre le réel et le probable10.

14Dans les œuvres de Ying Chen, le cadre spatial proposé est habituellement réduit à l’essentiel, tout juste esquissé ; il demeure intentionnellement dans le flou ; de manière récurrente, les protagonistes évoluent dans un contexte d’abstraction, de généralisation de lieux ; ils semblent détachés, ou portés à se détacher, de points d’ancrage concrets. De même, les temps, au sens de périodes, moments ou époques, apparaissent fréquemment dans un mode qui reste vague dans les récits, les repères précis étant délibérément gommés ; le temps, dans sa durée, est aussi parfois montré confondu dans des dimensions passées et actuelles ; en outre, la subjectivité de la perception temporelle peut l’emporter chez certains personnages, qui vivent des pluralités de temps. Les glissements, voire les entremêlements, qui sont opérés au sein des registres spatio-temporels, se conjuguent activement dans l’écriture de Ying Chen. L’auteure en fournit une illustration dans un roman récent, Blessures (2016) : elle réunit dans son récit le passage d’un lieu à l’autre, d’un continent à l’autre (Canada – Chine), et celui d’un temps à l’autre (Canada et Chine du milieu du siècle dernier ; Chine d’aujourd’hui).

  • 11 Quatre mille Marches, p. 23.
  • 12 Ibid., p. 24.

15Restons dans le champ spatial. Une image fréquente chez Ying Chen, celle de la rive et du fleuve, prolongée par une autre, celle du bateau, condense poétiquement quelques-uns des thèmes les plus marquants de l’auteure. Il convient d’abord de souligner l’évocation faite par la romancière, dans Quatre mille Marches, de son lien fort avec le fleuve Huangpu à Shanghai ; elle écrit : « Le bruit des sirènes, le va-et-vient des bateaux, l’odeur de la mer, tout cela semble avoir habité en moi depuis une éternité, avant ma naissance11 ». Enfant, explique-t-elle, elle venait regarder le fleuve et rêver, contempler les vagues qui se transforment à chaque instant, en pensant à l’origine des êtres et des choses12. Voici maintenant une description – une peinture - de scène expérimentée par la protagoniste du roman Querelle d’un squelette avec son double, lors d’un moment passé sur un bateau :

  • 13 Querelle d’un squelette avec son double, p. 34-35.

16La lumière qui brille au sol et celle qui luit entre les vagues ne sont nullement différentes. Cela fait que je me rappelle toujours, assise dans mon fauteuil bien sec, un moment unique que j’ai vécu sur un bateau durant une tempête. Dans cette région au bord de la large rivière, sans cesse dévastée et rétablie, les éléments, la terre, l’eau, le vent et le feu, sont d’une humeur imprévisible et difficile à maîtriser, ce qui aurait rendu les corps paresseux et les esprits excentriques. Peu après notre déménagement, A. et moi revenions d’un voyage. Nous étions sur la rive d’en face lorsque le soir est tombé. Comme je ne voulais passer ne serait-ce qu’une nuit dans cette ville-là, contre laquelle je ressentais une aversion instinctive et inexplicable, nous avons attrapé le dernier bateau du jour. Il faisait sombre. On ne voyait pas la lune ni les étoiles. Le capitaine hésitait mais, comme les passagers étaient nombreux et impatients, il a pris la décision de larguer les amarres. Dès que nous avons quitté le quai, le vent s’est levé, les nuages se sont amassés. Bientôt il était trop tard pour retourner en arrière. Le bateau tanguait tellement que nous avons tous été renversés. Je me suis penchée par-dessus bord pour vomir. Je n’avais que de l’eau à expulser. Tandis que j’étais au comble du vertige et de l’épuisement, me croyant à l’agonie, une voix m’a dit, ou je me suis dit, à la suite de la foudre qui semblait déchirer mon crâne, que c’était cela l’enfantement13.

17Et, quelques lignes plus loin, cette mention chez la même protagoniste d’un moment de sentiment profond et atemporel :

  • 14 Ibid., p. 36.

18Les crépuscules venaient tardivement, la vaste surface de la rivière était faite de couleurs chatoyantes, et les animations sur les rives brumeuses semblaient divines. J’étais entrée dans un de ces rares instants où je sentais mes poumons gonflés, où je croyais malgré moi que mes seules épaules pourraient soutenir le poids de ma parenté de tous les temps, m’apprêtant à me perdre en route, à descendre très bas s’il le faut, et à perdurer dans le fond de chaque gouffre14.

  • 15 Les Lettres chinoises, p. 27.
  • 16 Ibid., p. 37.
  • 17 Ibid., p. 66.

19Plus encore qu’un parcours géographique à venir, le départ révèle chez Ying Chen la possibilité d’un cheminement intérieur. Sassa, protagoniste restée à Shanghai du roman épistolaire Les Lettres chinoises, livre ses réflexions à son amoureux, parti pour le Canada : « On n’a pas besoin d’aller à l’étranger pour devenir étranger. On peut très bien l’être chez soi. […] … quand on est étranger chez soi, on n’a aucun espace de retraite. On a l’impression de s’exiler dans des abîmes pourtant familiers, sans issue ni consolation15. » Plus loin, Sassa déclare : « Rien ne vaut plus que le bonheur d’une disparition complète de soi. C’est pourquoi je n’ai pas peur d’abandonner une langue pour une autre. Je n’ai pas peur d’être étrangère16. » Dans une autre lettre, la protagoniste écrit ces mots à son ami : « Au fond, je me sens aussi déracinée que toi, même si je reste encore sur cette terre où je suis née. […] Je suis née étrangère dans mon propre pays17. »

  • 18 Immobile, p. 16.
  • 19 Ibid., p. 53.

20Passons au champ temporel. On y retrouve une constante imbrication entre un horizon envisagé à grands traits– spatial, précédemment ; temporel, à présent – et la sensibilité individuelle des personnages dans le récit. Dans l’appréhension du temps qu’offre Ying Chen, ce qui frappe d’emblée est l’affirmation d’une subjectivité de la perception du temps. Subjectivité qui véhicule une pluralité de perceptions, montrées comme jouant en parallèle et parfois simultanément chez les protagonistes. D’une œuvre à l’autre, on observe que la pluralité de temps forts opère plus profondément encore au sein d’une même personne. Le phénomène est particulièrement sensible à l’évocation des temps singuliers extrêmes que constituent la naissance et la mort : avec intensité, le roman Immobile (1998) révèle le mouvement d’un cycle de morts et de renaissances18, le déploiement d’une aspiration à vivre plusieurs vies19.

21Le temps se confond, comme le montrent les deux extraits qui suivent. Le premier est tiré de L’Ingratitude (1999) :

  • 20 Ying Chen, L’Ingratitude, p. 153.

22Je commence à perdre la vue, à mélanger les proches et les étrangers, les gens et les bêtes, les êtres et les choses. D’ailleurs, je ne peux plus distinguer aujourd’hui d’hier. Je ne vois pas de demain. Je me rends compte alors que je suis bel et bien morte. Quand on est vivant, on évalue le temps20.

  • 21 Ying Chen, Un Enfant à ma porte, p. 135.

23Le second passage provient du roman Un Enfant à ma porte, publié en 2008, et se situe au moment où la narratrice croit distinguer les traits de sa personne chez son enfant : « … j’avais l’impression de me trouver déjà dans l’avenir avant même de quitter le présent, et la distinction entre ces deux temps ainsi que la croyance dans le lendemain me paraissaient alors bien futiles21. »

  • 22 Immobile, p. 38.
  • 23 Ibid., p. 140.

24La dimension temporelle des récits de Ying Chen comporte d’autres aspects, dont une interrogation sur l’origine et les temps immémoriaux, mais aussi un besoin d’éternité, qui n’est parfois pas éloigné d’un état d’immobilité. Dans Immobile, dont le titre même incarne cet état, on lit ceci : « Je restais assise sur une chaise à peu près propre, immobile et sans volonté, comme si c’était déjà la dernière étape de mon voyage22. » Ou encore : « Je suis immortelle, intouchable, nulle souffrance ne peut me noyer, puisque la rive est en moi23. »

  • 24 Négar Djavadi, Désorientale, Paris, Liana Levi, 2016.

25Chez Ying Chen, la tenue à distance d’éléments contextuels spatio-temporels manifeste ce que j’appellerai une « dépréhension », par l’écriture, de cadres estimés restrictifs à la pensée et à l’existence humaine. Ce terme, non répertorié dans les dictionnaires, me semble éclairant. D’une part, nous l’avons vu, en ce qui concerne l’univers conceptuel de sa création littéraire ; et d’autre part par rapport à au travail sur la langue française qu’elle effectue dans ses romans : je vais traiter, plus bas, de sa préhension – le contraire, donc, de cette dépréhension - des temps verbaux. Ce mot fait écho, en outre, au joli titre du roman de Négar Djavadi, Désorientale24, dont le néologisme témoigne du même mouvement de déprise, d’abandon.

26Le sentiment d’être une personne étrangère, la perception d’étrangeté et de curiosité, d’ouverture intellectuelle, prennent corps, dans les œuvres de Ying Chen, à travers la langue et par la pratique de plusieurs langues.

  • 25 Quatre mille Marches, p. 12.
  • 26 Ibid., p. 20.
  • 27 Ibid., p. 17.
  • 28 Ibid., p. 27.

27La langue est son existence : « mon nid se trouve dans les mots25, affirme-t-elle. Elle insiste par ailleurs sur l’effet d’accroissement que la pratique d’une autre langue, le français, lui a apporté : « À dix-huit ans, les études de langue française m’ont […] ouvert un troisième œil. Je me disais que, si j’arrivais à penser dans une autre langue, il devait y avoir plus d’une réalité en moi, j’étais désormais plus qu’une Chinoise26. » De la plongée dans une culture, voire dans des cultures, différente de la sienne, elle tire une force, une motivation à l’écriture : « … comme je n’ai pas pu lire tous les grands auteurs de tous les pays et de toutes les époques, écrit-elle, cette lacune culturelle et ce manque de références me donnent l’impression d’être une feuille blanche, d’être presque un nouveau-né dans un no man’s land27 ». La difficulté à maîtriser une langue étrangère fonctionne alors chez elle comme un levier : « Je ne serai jamais certaine de ma maîtrise de cette langue [le français], c’est pourquoi elle me paraîtra toujours séduisante28. », déclare-t-elle.

28En découvrant le style de Ying Chen, en lisant mentalement ou en écoutant tout haut ses phrases, on remarque la ligne soutenue, la mélodie des mots, l’enchaînement fluide des séquences, la potentialité sémantique et poétique des termes choisis ; on observe une concision doublée de force, portée par une dynamique de la pensée et de la langue. À titre d’exemple, voici un extrait du roman La Rive est loin (2012) :

  • 29 Ying Chen, La Rive est loin, p. 64-65.

29Elle a appuyé un peu trop fort sur l’accélérateur. Elle passait la plupart de son temps à dormir, à rêver, mais quand par hasard elle se réveillait, elle en faisait toujours trop. Elle avait peu le sens des limites, des bornes. Il lui fallait apprendre à nouveau le savoir-vivre et les justes mesures. Le sommeil la faisait reculer jusqu’à un temps lointain, jusqu’à une phase sous-évoluée. Maintenant elle était partie sans ses lunettes de soleil par un temps pareil ! La route était d’une blancheur aveuglante. Je me sentais rouler sur une chair monotone me faisant perdre tout le romantisme, me rendant impuissant. On montait et descendait les collines, on tournait. Au bout d’un moment, je ne savais plus exactement où l’on était. Je me sentais pris dans un jeu familier dont soudain on avait changé les codes. Les panneaux se jetaient vers nous, je n’y comprenais rien. Je me laissais bêtement coincer dans la voiture, à proximité de cette femme qui sans doute m’en voulait et dont le silence en ce moment m’oppressait. J’avais du mal à respirer. J’ai détaché la ceinture. Ravi du peu de liberté ainsi obtenue, j’ai pu enfin remuer un peu mon corps29.

  • 30 Ying Chen, La Lenteur de la montagne, p. 110.

30Dans ces séquences qui poussent à une écoute musicale de la langue de la romancière, je perçois, pour ma part, une certaine douceur dans une expression legato, servie notamment par les nombreux imparfaits employés. Un travail linguistique que la romancière souligne, en affirmant dans son livre La Lenteur des montagnes30 (2014), qui revêt la forme d’une longue lettre adressée à son fils, mais qui apparaît autant comme un dialogue entre la romancière et elle-même, que le contenu d’une œuvre littéraire se trouve, plus que dans les sujets traités ou les intentions de l’auteur, dans la combinaison des mots, des phrases, de l’atmosphère, des voix entre les lignes, et parfois dans les paroles suspendues. À ce propos, Ying Chen indique dans Quatre mille marches :

  • 31 Quatre mille marches, p. 60

31… il m’arrive, quand les mots coulent bien, de ne plus savoir en quelle langue ils me viennent, tellement je suis transportée par le geste mécanique et presque inconscient de taper sur le clavier. Et c’est dans cet état-là que je souhaite pouvoir enfin rencontrer le moi en même temps que l’Autre31

  • 32 François Cheng, L’Écriture poétique chinoise, Paris, 1977, Seuil.

32Dans son travail sur la langue, française puisque c’est aujourd’hui – depuis plus de vingt-cinq ans (pour combien de temps encore ?) – cette langue que Ying Chen a choisie comme terrain d’exploration à son écriture, je considérerai pour finir la question de la préhension des temps chez la romancière. Il s’agit, pour moi, d’une pleine saisie d’un dispositif verbal, mais aussi grammatical et stylistique, qu’elle active pour accomplir sa thématique du déplacement spatio-temporel et linguistique, et développer une approche dynamique de l’écriture. Il faut garder à l’esprit que la langue chinoise est constituée d’idéogrammes riches de sens, de sons et de tons, assez autonomes dans la mesure où la syntaxe tient pour l’essentiel dans l’ordre des mots : les caractères. Comme le champ poétique chinois l’illustre d’une manière remarquable – François Cheng éclaire le sujet dans son ouvrage L’Écriture poétique chinoise32 - , et cette particularité existe également, de façon moindre, dans le champ romanesque, la compréhension des caractères, du caractère, privilégie l’unité, chaque caractère constituant une entité ; la valeur sémantique, souvent métaphorique, prédomine ; la langue chinoise n’opère généralement pas de distinctions entre formes singulière ou plurielle, ni ne dispose de conjugaisons verbales.

  • 33 J’ai étudié cette question dans mon article : « L'exil ou l'appréhension du temps chez Ying Chen », (...)

33Chez Ying Chen, ce qu’on pourrait qualifier de doigté verbal en langue française est réalisé dans de nombreuses œuvres33. On lit ainsi dans Querelle d’un squelette avec son double :

  • 34 Querelle d’un squelette avec son double, p. 31.

34Parfois vous veniez prendre une tasse avec d’autres personnes apparemment de votre âge. Vous affichiez un sourire en coin. Vous êtes toujours belle et jeune malgré votre âge que vous-même ne sauriez plus compter. Je savais que votre esprit était absent, moi seule comprenais le décalage perpétuel de temps dont vous souffrez, par rapport à vos interlocuteurs.34

  • 35 Ying Chen, Le Mangeur, p. 15-16.

35Dans le roman Le Mangeur (2005), le changement de temps, qui imprime un changement de rythme, est effectué à l’échelle d’un paragraphe presque entièrement rédigé au présent, alors même que les séquences qui le précèdent et qui le suivent sont écrites au passé simple et à l’imparfait35.

  • 36 Quatre mille marches, p. 73.

36Les ruptures de rythme et les modes interrogatifs, fréquents dans certains récits, jouent dans la progression narrative dont Ying Chen dote ses romans écrits en langue française. Les textes se déroulent souvent en forme de dialogue. Ces approches en balancements et contrebalancements impulsent des dynamiques, qui reposent à la fois sur l’intensité et sur les variations de la narration ; les récits peuvent alors presque s’entendre autant comme des pièces de théâtre ou de radio que comme des romans ou écrits poétiques. De même, les genres du roman et de l’essai convergent parfois. Ying Chen indique dans Quatre mille marches : « La littérature que j’aime est une forme d’interrogation, une ouverture sur l’inconnu ou l’inconnaissable, une quête de ce qui est haut, de ce qui est large, et de ce qui est intérieur36. »

37De ces modulations, que contribuent à faire naître les temps verbaux et les rythmes variés, ressort chez Ying Chen une écriture romanesque chantante, composée de modulations et nuances d’expression. Celles-ci jouent sur un nombre plutôt restreint de thèmes récurrents explorés dans les œuvres, comme la naissance et la mort, l’existence, le destin, l’origine, l’hérédité, l’envol, la liberté - la concentration ainsi que la gravité des thèmes contribuant à cet effet de composition musicale.

38Ying Chen forge sa langue française, comme une voie de réalisation du déplacement et de l’exil, dans une confrontation permanente à l’expérience du passage, de la découverte d’un ailleurs, de la distance avec sa langue et son pays d’origine, sans pour autant s’en éloigner et s’en désintéresser : la langue qu’elle fabrique va de l’avant, tout comme le fait la romancière, constamment en partance vers un nouveau lieu, un nouveau déracinement, en quête de nouvelles sources de vie et d’inspiration pour son chantier romanesque.

39En lisant les récits de Ying Chen, on est comme embarqué – je reprends l’image du bateau – , dans une narration qui nous emmène quelque part (on ne sait pas toujours où) et se présente comme un bloc assez monolithique, compte tenu du petit nombre de thèmes abordés et de leur traitement abstrait. Le lecteur a sa sensibilité cérébrale mue par l’imaginaire profond de l’auteure et son acuité auditive entraînée par le phrasé poétique qu’elle déploie. Il entre dans un univers romanesque ferme, engendré par une aspiration au départ, au renouveau, au déplacement incessant.

40Annie Bergeret Curien

frCette étude est consacrée à Ying Chen, romancière chinoise née à Shanghai, qui vit au Canada et a choisi d’écrire ses œuvres en français. La volonté constante de Ying Chen de sortir de voies d’expression communes pour ouvrir des horizons, en explorant des espaces, souvent subjectifs, libérés d’un cadre spatio-temporel restreint, y est abordée. Le recours de l’auteure à la langue française et le déploiement dans ses romans d’un phrasé sémantique, rythmique et syntaxique, contribuant fortement à la dynamique du déplacement envisagé sous les angles géographique, intellectuel et linguistique, sont examinés. Le façonnage singulier d’une langue romanesque française portée par un nuancier dans le registre de l’expression des temps et par une grande musicalité est analysé.

This study is devoted to Ying Chen, a Chinese woman writer who was born in Shanghai, and who is living in Canada ; she has made choice to write works in the French language. Ying Chen’s constant will to go out of common ways of expression in order to open horizons, by exploring spheres which are mostly subjective and liberated from a restrictive spatial and temporal framework, is discussed. The writer’s use of the French language as well as the display, in her novels, of a semantic, rhythmic and syntactic phrasing, which intensely contributes to the process of moving, thought from geographical, intellectual and linguistic points of view, are examined. The moulding of her French narrative language, which is sustained by subtle nuances in the expression of verbal tenses and by great musicality, is analysed.

Annie Bergeret Curien, chercheuse au CNRS, Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine, Centre Chine Corée Japon de l’EHESS.  Ses travaux portent sur la littérature chinoise contemporaine, en Chine continentale, ainsi qu’à Hong Kong. Elle mène aussi des recherches sur la littérature et la culture des Dong, ethnie du sud-ouest de la Chine. Également traductrice littéraire, elle a, entre autres, traduit des œuvres de Wang Zengqi, Han Shaogong, Shi Tiesheng, Leung Ping-kwan. Elle a notamment publié les ouvrages : Lettres en Chine –rencontre entre romanciers chinois et français, (dir.), Bleu de Chine, 1996 ; Écrire au présent – débats littéraires franco-chinois, (dir.), éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2004 ; ALIBI 2 – dialogues littéraires franco-chinois, (dir.), éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2010 ; Dans la palanche – transmission et légendes au pays des Dong, éditions You Feng, 2016 ; Traduire entre les langues chinoise et française – un exercice d’interprétation, (dir.), éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2018.

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Bibliographie

Œuvres de Ying Chen citées :

Les Lettres chinoises, Montréal, Leméac ; réédition, Arles, Actes Sud, coll. « Babel » no 353, 1993.

Querelle d'un squelette avec son double, Paris, Seuil, 2003.

Quatre mille marches : un rêve chinois, Montréal, Boréal / Paris, Seuil, 2004.

La Mémoire de l'eau, Montréal, Leméac ; Arles, Actes Sud ; réédition, Arles, Actes Sud, coll. « Babel » no 224, 1992.

Blessures, Montréal, Boréal, 2016.

Immobile, Arles, Actes Sud, 1998.

L’Ingratitude, Montréal, Leméac ; Arles, Actes Sud ; réédition, Arles, Actes Sud, coll. « Babel » no 386, 1999.

Un Enfant à ma porte, Paris, Seuil, 2008.

La Rive est loin, Paris, Seuil, 2012.

La Lenteur des montagnes, Montréal, Boréal, 2014.

Le Mangeur, Paris, Seuil, 2005.

Autres ouvrages cités :

Bergeret Curien, Annie, « L'exil ou l'appréhension du temps chez Ying Chen », in C. Chen-Andro, C. Sakai et Xu Shuang (éds.), Imaginaires de l'exil dans les littératures contemporaines de Chine et du Japon, Arles, Picquier, 2012, p. 217-228.

Cheng, François, L’Écriture poétique chinoise, Paris, 1977, Seuil.

Djavadi, Négar, Désorientale, Paris, Liana Levi, 2016.

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Notes

1 Ying Chen, Les Lettres chinoises, p. 10.

2 Ying Chen, Querelle d’un squelette avec son double, p. 8.

3 Ying Chen, Quatre mille marches, p. 31.

4 Ibid., « Carnet de voyage en Chine », p. 8.

5 Ibid., p. 11.

6 Ibid., « Fin des « Lettres chinoises » », p. 54.

7 Il s’agit du premier roman de Ying Chen, paru en 1992.

8 Quatre mille marches, « Carnet de voyage en Chine », p. 25.

9 Ibid., « Saint-Denis Garneau », p. 76.

10 Ibid., « La vie probable », p. 78.

11 Quatre mille Marches, p. 23.

12 Ibid., p. 24.

13 Querelle d’un squelette avec son double, p. 34-35.

14 Ibid., p. 36.

15 Les Lettres chinoises, p. 27.

16 Ibid., p. 37.

17 Ibid., p. 66.

18 Immobile, p. 16.

19 Ibid., p. 53.

20 Ying Chen, L’Ingratitude, p. 153.

21 Ying Chen, Un Enfant à ma porte, p. 135.

22 Immobile, p. 38.

23 Ibid., p. 140.

24 Négar Djavadi, Désorientale, Paris, Liana Levi, 2016.

L’auteure, née en Iran et partie vivre en France, explique, p. 257, que sa protagoniste sera bientôt une « désorientale », quand son prénom ne sera plus prononcé par les bouches occidentales de la même manière qu’en sa terre natale.

25 Quatre mille Marches, p. 12.

26 Ibid., p. 20.

27 Ibid., p. 17.

28 Ibid., p. 27.

29 Ying Chen, La Rive est loin, p. 64-65.

30 Ying Chen, La Lenteur de la montagne, p. 110.

31 Quatre mille marches, p. 60

32 François Cheng, L’Écriture poétique chinoise, Paris, 1977, Seuil.

33 J’ai étudié cette question dans mon article : « L'exil ou l'appréhension du temps chez Ying Chen », in C. Chen-Andro, C. Sakai et Xu Shuang (éds.), Imaginaires de l'exil dans les littératures contemporaines de Chine et du Japon, Arles, Picquier, 2012, p. 217-228.

34 Querelle d’un squelette avec son double, p. 31.

35 Ying Chen, Le Mangeur, p. 15-16.

36 Quatre mille marches, p. 73.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Annie Bergeret Curien, « La réalisation du déplacement chez Ying Chen, un cheminement narratif en langue française »TRANS- [En ligne], Séminaires, mis en ligne le 14 mars 2021, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/5509 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.5509

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Auteur

Annie Bergeret Curien

CNRS / (CNRS / CCJ de l’EHESS : Chine, Corée et Japon ; CECMC : Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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