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2021
Hors frontières (N° 26 | 2021)
Relectures du récit de voyage : figures de l’entre-deux

Entre deux mondes : Chateaubriand en Méditerranée

Philippe Antoine

Résumé

Au XIXe siècle, le voyage en Orient emprunte le plus fréquemment des voies maritimes. La traversée qui relie un monde à l’autre semble une parenthèse et, en pleine mer, il n’existe pas de frontières (géographiques, culturelles ou politiques). La lecture des Voyages de Chateaubriand fragilise cette représentation. La Méditerranée est dans son Itinéraire sillonnée par d’invisibles mais bien réelles lignes de démarcation, la vie à bord du navire exacerbe des différences nationales qui s’estompent très vite au profit du partage de l’humaine condition et il devient possible de vivre une expérience existentielle en habitant le territoire du vide.

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Texte intégral

  • 1 Il s’agit, dans cet épisode des Aventures d’Astérix le Gaulois, d’un chef corse qui a été envoyé en (...)
  • 2 Ibid., p. 20.
  • 3 François-René de Chateaubriand, Génie du christianisme, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléi (...)
  • 4 Il fallait « animer » cette traversée, ce sont les pirates qui s’en chargent : ils fomentent le pro (...)

1Dans le ventre aveugle du bateau qui le ramène en Corse, Ocatarinetabellatchitchix1 déballe un fromage particulièrement odorant (qui se révélera par la suite un puissant explosif) et s’apprête à le découper. Il suspend son geste en humant un « parfum léger et subtil, fait de thym et d’amandier, de figuier et de châtaignier […]2 ». Il a reconnu son île et saute à la mer pour la rejoindre à la nage, suivi par les deux Gaulois et Idéfix. La bande dessinée a saisi sur un mode humoristique l’instant précis où le personnage est sur le point de retrouver son pays et de quitter le “territoire du vide”, situé entre deux mondes, où l’œil ne perçoit que le « double azur de la mer et du ciel3 ». C’est à ce point de la bande dessinée que la traversée s’achève – et que le récit va bifurquer4.

  • 5 Adolphe Joanne et Émile Isambert, Itinéraire descriptif, historique et archéologique de l’Orient, « (...)
  • 6 Ibid., « Route de Marseille à Malte », p. 1 : « Pendant 18 à 20 heures, la mer forme partout l’hori (...)
  • 7 « […] à deux heures du matin la tempête augmente encore ; je m’attache avec des cordes au grand mât (...)
  • 8 Je fais ici allusion au chapitre déjà cité du Génie du christianisme (op. cit., p. 589-590) dans le (...)

2Au XIXe siècle, « c’est presque toujours par mer qu’on se rend en Orient5 ». Or, très fréquemment, le temps de la traversée, parfois considérable (au moins avant la généralisation de la vapeur), semble vécu comme une parenthèse et correspond, dans l’ordre du récit, à un sommaire ou à une ellipse. Que dire en effet lorsque nulle côte n’est en vue et que nulle anecdote ou aventure ne viennent perturber la monotonie de la navigation, si ce n’est que « la mer forme partout l’horizon6 » ? Un écrivain qui connaît un tant soit peu son métier sait évidemment puiser dans les ressources que lui offrent les surprises du réel et les topoï de la littérature. Une tempête, un coucher de soleil, des méditations accordées au spectacle à la fois mouvant et uniforme de flots… les récits de voyage de l’époque romantique sont scandés par des vignettes qui donnent au relateur l’occasion de faire montre de son talent et, quelquefois, de prendre la pose : on se fait attacher au mât du navire pour jouir du spectacle sublime des flots déchaînés7, on cherche à concurrencer le Créateur premier des merveilles de la nature en offrant au lecteur un morceau de bravoure sur la double immensité des cieux et des océans8. Reste que l’essentiel du voyage se joue dans l’écrasante majorité des cas lors du parcours ou des séjours en terres étrangères, c’est-à-dire lorsqu’un frontière a été franchie.

  • 9 Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (1866-1877), article « Frontière » (t. (...)

3La mer, elle, paraît un espace culturellement et politiquement non situé. Une vague ou un horizon n’ont à première vue pas de patrie ni d’histoire et il est d’ailleurs admis que l’espace maritime appartient à tous, « même si chaque état riverain des mers a ses eaux, dont les limites [sont] assez mal assignées9 ». Il faudrait donc accepter que le voyageur n’est ni ici, ni ailleurs, lorsqu’il a pris le large et vogue vers sa destination. C’est pour partie vrai, même si la Méditerranée est sillonnée par d’indécises et mouvantes lignes de démarcation que chacun reconnaît comme telles, selon les compétences qui sont les siennes, alors qu’il se situe entre deux mondes.

  • 10 François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, éd. Philippe Antoine et Henri Ross (...)
  • 11 « Tout voyage combine en des proportions variées l’aventure et l’inventaire » (Real Ouellet, « Héro (...)
  • 12 Parce qu’il ne délivre ni signes ni signaux qui déclencheraient le souvenir, l’interprétation, l’év (...)

4Le propos qui va suivre sera consacré aux passages de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem qui relatent la partie maritime du trajet. Ils sont relativement peu développés même si Chateaubriand est plus souvent sur mer que sur terre lors de ce périple. Un rapide décompte montre qu’il passe près de la moitié du temps sur un navire alors qu’un faible nombre de pages (44 pour l’édition Champion10 qui en compte 492 pour le récit de voyage) relate ces séquences, sous la forme de sommaires, comme la traversée de Tunis à Algésiras, ou de façon plus nourrie, pour les trajets les plus longs : de Trieste à Modon, de Constantinople à Jaffa, de Jaffa à Alexandrie et d’Alexandrie à Tunis. De quoi est-il question dans ces extraits ? D’une perte de repères, aussi bien spatiaux que temporels lorsque la course du navire est aléatoire et dépend des météores plus que des hommes qui le manœuvrent. Des aléas de la navigation et de la vie à bord puisque l’aventure prend le pas sur l’inventaire11 lorsque rien ne vaut la peine d’être décrit. Il s’agit enfin, et je commencerai par là, de rémunérer les défauts d’un monde marin informe et partiellement aphasique12 en plaquant sur lui des textes et souvenirs qui l’enchantent et l’organisent.

Invisibles frontières

  • 13 À Jean-Jacques Faget de Baure, le 13 septembre 1806, in Correspondance générale, éd. Pierre Riberet (...)
  • 14 Je ne m’attarderai pas plus avant sur cette question. Il suffira de rappeler ici les articles essen (...)

5Le récit de la première traversée (elle dure 10 jours et occupe les pages 212-223 du livre) se situe au début de l’Itinéraire ; il est particulièrement dense. Le voyageur est impatient de découvrir les côtes de la Grèce et les références à l’histoire et à la fable saturent le passage comme si la littérature pouvait se substituer avantageusement à l’expérience. Dans une lettre écrite depuis Constantinople, Chateaubriand écrivait ces mots à l’adresse de l’un de ses correspondants : « Ne voyez jamais, Monsieur, la Grèce que dans Homère. C’est le plus sûr13. » Est en outre posée dans cette entrée en matière la dimension à la fois culturelle et spirituelle du pèlerinage qu’entreprend l’écrivain, la visée autobiographique du texte et son inscription dans le champ littéraire. Chateaubriand rend hommage à ses illustres prédécesseurs mais il lui arrive aussi de faire… du Chateaubriand, lorsqu’il offre à son lecteur un coucher de soleil (p. 216) qui peut incontestablement prétendre à figurer dans la série des « belles pages » dont notre auteur est coutumier. De nombreux critiques ont établi que cet Itinéraire s’effectuait bien souvent dans les textes et au pays du moi et qu’il marquait, pour le domaine français, « l’entrée en littérature » du récit de voyage14.

6Que se passe-t-il, alors, lorsque le voyageur se trouve en mer ? Dans le passage qui suit, nous nous trouvons « aux portes de l’Adriatique, c’est-à-dire entre le cap d’Otrante en Italie, et le cap de la Linguetta en Albanie » (214), quatre jours après que le bateau a appareillé à Trieste. C’est ici que tout commence :

J’étais là sur les frontières de l’antiquité grecque, et aux confins de l’antiquité latine. Pythagore, Alcibiade, Scipion, César, Pompée, Cicéron, Auguste, Horace, Virgile, avaient traversé cette mer. Quelles fortunes diverses tous ces personnages célèbres ne livrèrent-ils point à l’inconstance de ces mêmes flots ! Et moi, voyageur obscur, passant sur la trace effacée des vaisseaux qui portèrent les grands hommes de la Grèce et de l’Italie, j’allais chercher les Muses dans leur patrie ; mais je ne suis pas Virgile, et les dieux n’habitent plus l’Olympe. (214, je souligne)

  • 15 Larousse rappelle que « faire frontière, c’est se mettre en bataille », art. cit.

7Le voyageur se situe littéralement dans un entre-deux, sur une frontière qu’il est sur le point de franchir. Cette ligne de démarcation est d’ordre géographique et il est après tout possible de la situer assez précisément sur la carte. Cela dit, nous basculons très vite de la dimension spatiale à la dimension temporelle (et culturelle, indissociablement) puisque nous nous trouvons dans un entre-deux qui est aussi le point de jonction entre deux antiquités – ce qui définit la frontière comme une zone d’échange, plus que comme le lieu d’un affrontement entre puissances belligérantes (comme la pense assez généralement le XIXe siècle)15. Chateaubriand ne manquera pas de marquer dans son récit tous ces contacts entre des aires culturelles diverses. Il identifiera ainsi, lors de sa navigation de Constantinople à Jaffa, un autre « passage entre l’antiquité grecque [qu’il] quittai[t], et l’antiquité hébraïque dont [il] allait chercher des souvenirs » (415).

  • 16 Les voyageurs usent fréquemment de cette figure qui consiste à accumuler les signaux de l’étrangeté (...)
  • 17 Le promeneur de Rome, Naples et Florence, lui, se sent défaillir et sur le point de tomber lorsqu’i (...)

8Sans doute est-il plus aisé, pour l’auteur, de tracer à son gré, sur la mer, d’invisibles frontières, alors que rien ne s’oppose à des projections mentales que le réel ne vient pas contredire. Lorsque l’on se trouve à terre, sur le motif, il est en effet plus difficile d’identifier ainsi un net changement, alors que nous savons très bien que rien de très notable ne se produit lorsque nous franchissons la ligne qui nous fait passer d’un pays à l’autre16 : les deux côtés se ressembleraient à s’y méprendre si l’on pouvait faire abstraction des signaux d’origine culturelle qui nous avertissent que nous nous trouvons en territoire étranger. La carte renseigne mieux sur les limites que le territoire. Mais, sur la page blanche que constitue l’immensité marine, le relateur est à même de dessiner des espaces que la culture et l’imaginaire distinguent. « La trace effacée des vaisseaux qui portèrent les grands hommes » est paradoxalement plus lisible que la profusion des signaux qui submergent le voyageur lorsqu’il est sur le terrain. Il vaut ainsi mieux voir Troie de loin, et depuis le navire (409) car c’est à cette condition qu’on peut réactiver des souvenirs, voir la cité d’Homère et de Virgile et éprouver une émotion qui aboutit à ce que « le mal de tête [dû à la fièvre] cessa subitement » (410), dans une sorte d’inversion du « syndrome de Stendhal17 ». C’est donc, paradoxalement, lorsqu’on se situe hors frontière qu’on la discerne le mieux, avec les yeux de l’âme et l’aide puissante de la bibliothèque.

À bord du navire

  • 18 Auxquels Chateaubriand prête indûment des attributs qui sont ceux de pèlerins catholiques : le bour (...)

9L’espace de l’embarcation est lui aussi propice à la mise en mots des différences nationales et culturelles, alors même qu’il est un habitat mouvant, que l’on investit de manière éphémère lors d’une parenthèse entre les escales (la croisière transformera quant à elle le navire en maison, voire en ville flottante). Remarquons de prime abord que les vaisseaux qui assurent la traversée battent le pavillon d’un État et sont pour leur grande majorité une petite patrie qui appartient à la grande. Au début de son périple, Chateaubriand s’embarque sur un navire autrichien qui échappe au blocus que la marine anglaise fait peser sur le pavillon français ; il accostera à Gibraltar après être monté à bord d’un schooner américain, appartenant à un pays neutre, à l’issue de son voyage. Mais l’essentiel est ailleurs : le bateau est un monde en soi où peuvent se côtoyer différentes populations et sur lequel se rejoue le brouillage des frontières culturelles, sociales et religieuses. Lorsqu’il quitte le port d’Alexandrie, Chateaubriand remarque (638) que les trois religions monothéistes sont représentées, parmi l’équipage et ses passagers. Précédemment, alors qu’il se trouve entre Constantinople et Jaffa, il prend place à bord d’un navire qui conduit deux cents passagers, des chrétiens d’Orient18, vers la Terre sainte (407). Les matelots sont grecs, le pilote allemand, il est le seul Français, de surcroît catholique. Il offrira son aide lorsque le cap sera perdu : « On me demanda mon avis, car, dans les cas un peu difficiles, les Grecs et les Turcs ont toujours recours aux Francs » (420). Et tout ce monde partagera une même émotion lors de l’apparition du Carmel (423). Ici se (re)joue une scène prototypique : le huis clos du navire est propice à l’exacerbation des différences mais, concomitamment, chacun vit une même destinée, face à l’adversité des éléments ou dans l’attente d’une destination espérée. Le sentiment de partager l’humaine condition est dans ce cas plus fort que toutes les petites rivalités qui opposent des groupes sociaux et culturels hétérogènes et, mieux, c’est parce que l’on a été confronté à ces antagonismes et aux épreuves du sort qu’il est possible de les abolir, au moins temporairement, et de fonder une nouvelle patrie qui ferait fi des particularités de chacun. Dans un morceau de bravoure qui sera plus amplement orchestré dans les Mémoires, Chateaubriand brosse le portrait d’un marin… archétypal :

Il y a dans la vie du marin quelque chose d’aventureux qui nous plaît et qui nous attache. Ce passage continuel du calme à l’orage, ce changement rapide des terres et des cieux, tiennent éveillée l’imagination du navigateur. Il est lui-même, dans ses destinées, l’image de l’homme ici-bas : toujours se promettant de rester au port, et toujours déployant ses voiles ; cherchant des îles enchantées où il n’arrive presque jamais, et dans lesquelles il s’ennuie s’il y touche ; ne parlant que de repos, et n’aimant que les tempêtes ; périssant au milieu d’un naufrage, ou mourant vieux nocher sur la rive, inconnu des jeunes navigateurs dont il regrette de ne pouvoir suivre le vaisseau. (611)

  • 19 Voir Jean-Claude Berchet, « Le “Juif errant” des Mémoires d’outre-tombe » [1997], in Chateaubriand (...)
  • 20 Voir Jean-Claude Bonnet, « Le nageur entre deux rives : la traversée comme expérience révolutionnai (...)
  • 21 « Ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes an (...)

10Il serait par excellence l’homme de l’entre-deux, hors frontière si l’on veut dans la mesure où il est pris dans une double postulation, entre le repos (au sens classique du terme) qu’il désire sans le vouloir et une vie aventureuse qui le mène à sa perte ou qu’il regrette si d’aventure son errance prend fin. On peut sans grand risque lire dans ces lignes un autoportrait métaphorique, celui de l’homme qui se pense comme Juif errant19, nageur entre deux rives20 (entre l’ancien monde qui disparaît et le nouveau que l’on discerne à peine) ou encore en héros qui pénètre dans le royaume des morts et en revient (comme chrétien et comme écrivain). La traversée est aussi ce moment où se pense métaphoriquement l’abolition, ou la confusion, ou l’unité indéfinissable (je paraphrase le Chateaubriand de l’Avant-Propos des Mémoires21) d’une vie qui est placée sous le signe du temps et hors du temps. Cet entre-deux n’obéit donc pas à une logique exclusivement spatiale.

Espace illisible et temps suspendu

11Je voudrais pour finir analyser des fragments qui tiennent à l’expérience de la désorientation que Chateaubriand vit à deux reprises au cours de son trajet. La première fois, entre Constantinople et Jaffa, le vaisseau avarié et dirigé en dépit du bon sens par un équipage incompétent se retrouve en pleine mer. « Où étions-nous ?» (420) se demande le voyageur avant d’intervenir dans la conduite du navire et de le remettre dans la bonne direction. Immédiatement après cet épisode survient l’une de ces digressions de nature autobiographique dont est émaillé l’Itinéraire : « deux bergeronnettes et une hirondelle » (421) sont accueillies à bord et rappellent à l’auteur le toit paternel qu’il a quitté « depuis si longtemps » et le « plaisir triste » avec lequel il suivait le vol des oiseaux en automne :

[…] un secret instinct me disait que je serais voyageur comme ces oiseaux. Ils se réunissaient à la fin du mois de septembre, dans les joncs d’un grand étang : là, poussant des cris et exécutant mille évolutions sur les eaux, ils semblaient essayer leurs ailes et se préparer à de longs pèlerinages. Pourquoi, de tous les souvenirs de l’existence, préférons-nous ceux qui remontent vers notre berceau ? Les jouissances de l’amour-propre, les illusions de la jeunesse ne se présentent point avec charme à la mémoire ; nous y trouvons au contraire de l’aridité ou de l’amertume ; mais les plus petites circonstances réveillent au fond du cœur les émotions du premier âge, et toujours avec un attrait nouveau. Au bord des lacs de l’Amérique, dans un désert inconnu qui ne raconte rien au voyageur, dans une terre qui n’a pour elle que la grandeur de sa solitude, une hirondelle suffisait pour me retracer les scènes des premiers jours de ma vie, comme elle me les a rappelées sur la mer de Syrie, à la vue d’une terre antique, retentissante de la voix des siècles et des traditions de l’histoire. (421-422)

  • 22 Voici ce qu’écrit Fromentin à propos du Désert et, plus généralement, de l’Orient : « […] l’Orient (...)

12C’est de manière assez prévisible, alors que rien ne se passe et au sein du désert (qu’il soit marin ou sylvestre) que se produit le retour à soi et l’épanchement lyrique. Un espace vide et non borné est en tant que tel difficilement dicible, parce qu’échappant à toute convention scripturale ou picturale22. C’est l’une des raisons qui explique, sur un plan strictement poétique et en régime référentiel, que le discours bifurque dès lors que rien ne s’offre à la vue et que nul événement notable ne se produit. Sans doute est-il possible d’avancer également un autre motif, expliquant ce type de digressions, qui ressortit à des considérants d’ordre si l’on veut anthropologique : le sujet, confronté à la perte de repères qui lui permettraient de se situer dans l’espace et le temps, retrouve dans un processus de compensation un lieu originel grâce auquel il peut penser une identité provisoirement déstabilisée, voire menacée, quand viennent à manquer les balises qui lui permettraient d’exercer son sens de l’orientation et de se situer dans l’espace qu’il habite.

  • 23 On peut ici songer à certaines toiles de Turner, comme la Tempête de neige en mer (1842).

13Mais c’est d’Alexandrie à Tunis, du 29 novembre 1806 au 18 janvier 1807 (638-644), que Chateaubriand vivra une longue errance lors d’un « continuel naufrage » (639), à bord d’un vaisseau qui « n’obéissait plus au gouvernail », semblable, écrit-il, à « un point ténébreux au milieu de cette terrible blancheur » (642)23. C’est également au cours de cet épisode que le presque naufragé jette une bouteille à la mer et vivra le premier jour de l’année 1807, « né du sein des tempêtes [et qui] ne laissait tomber sur [son] front que des regrets et des cheveux blancs » (643). Il est ici quasi impossible de suivre le trajet exact du bateau et le temps s’étire alors que rien de notable n’advient, même si le risque encouru dramatise une séquence rejouant sur un mode mineur des récits similaires, passages obligés et rigoureusement codifiés de l’épopée et de toute une littérature maritime qui consigne nécessairement cette heure de pointe de l’existence du marin qu’est la tempête. Dans l’Itinéraire, cependant, rien n’arrive pendant et à l’issue de cette séquence. Le navigateur a certes été retardé, éprouvé ou mis en péril. Il a avant tout vécu et raconté, sur cette mer plus que toute autre située dans l’histoire et la culture, un moment qui résiste à l’interprétation ; il a habité un territoire illisible, lors d’un très long mois pendant lequel le temps s’est suspendu, hors de toute limite ou frontière.

  • 24 Éric Rohmer, Les Films du Losange, 1987.

14Dans le premier court métrage des Quatre aventures de Reinette et Mirabelle24, « L’heure bleue », Rohmer met en scène deux jeunes femmes qui vivent un moment magique : les bruits de la nuit s’estompent, alors que ceux du jour naissant ne sont pas encore perceptibles. Cette minute de silence et d’éternité est belle de ne s’accorder à aucune logique rationnelle : comment appréhender un instant qui ne soit ni nocturne ni diurne et qui plonge les personnages dans un univers perturbant les repères les plus universellement intériorisés, dans un entre-deux presque insaisissable ? Nous nous trouvons hors frontière et si la faille est ici temporelle, au mitan du nycthémère, elle est aussi culturelle (puisque c’est la paysanne qui sert de cicerone à la citadine), et historique (puisque, une première fois, le bruit du moteur d’un tracteur empêche d’écouter la minute bleue). La désorientation est une expérience existentielle et poétique, indissociablement, comme si le fait de se trouver hors frontière permettait d’approcher la beauté et de vivre un instant inouï et d’une densité exceptionnelle.

  • 25 Mémoires d’outre-tombe, op. cit., t. I, p. 322.
  • 26 « Le voilà donc à sa source cet ennui qui va s’épancher à travers le monde, qui cherchera partout l (...)

15Dans le cas de Chateaubriand, il faut bien sûr tenir compte de cette propension qu’a l’écrivain à figurer un espace-temps incommensurable, propice à l’illimitation du sujet et à l’avènement d’une langue semblable à « celle des matelots [et qui] n’est pas la langue ordinaire : c’est une langue telle que la parlent l’océan et le ciel, le calme et la tempête25. » Sainte-Beuve, avec l’aménité qu’on lui connaît, ironisait sur la pose ostentatoire d’un auteur qui faisait le vide autour de lui… et appelait cela de la poésie26. L’intuition n’était pas fausse et le critique avait sans doute raison d’identifier en la moquant une scénographie récurrente qui vira très vite au poncif à l’époque du romantisme. Cela dit (en dehors du fait à mon sens indéniable qu’on puisse faire de la bonne littérature avec des stéréotypes – ou ce que nous appréhendons ainsi après coup), il serait erroné d’oublier le rôle fondamental que joue l’expérience dans la fabrique du texte. Chateaubriand n’a pas, comme le prétend Sainte-Beuve, fait « l’infini et l’indéterminé, le désert autour de soi », il a vécu un épisode « hors frontière ». Et qu’il ait manifesté quelque prédisposition à le ressentir comme tel (et à le magnifier) ne fait guère de doute :

  • 27 Mémoires d’outre-tombe, op. cit., t. II, 2004, p. 1012.

L’homme n’a pas besoin de voyager pour s’agrandir ; il porte avec lui l’immensité. Tel accent échappé de votre sein ne se mesure pas et trouve un écho dans des milliers d’âmes : qui n’a point en soi cette mélodie, la demandera en vain à l’univers. Asseyez-vous sur le tronc de l’arbre abattu au fond des bois : si dans l’oubli profond de vous-même, dans votre immobilité, dans votre silence vous ne trouvez pas l’infini, il est inutile de vous égarer aux rivages du Gange27.

16Bibliographie primaire

17Chateaubriand, François-René de, Génie du christianisme, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978.

18Itinéraire de Paris à Jérusalem, éd. Philippe Antoine et Henri Rossi, in Œuvres complètes, VIII.IX.X, Paris, Honoré Champion, 2011.

19Voyage en Amérique, éd. Sébastien Baudoin, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2019.

20Mémoires d’outre-tombe, éd. Jean-Claude Berchet, Paris, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », 2 vol., 2003-2004.

21Correspondance générale, éd. Pierre Riberette, Paris, Gallimard, 1977, t. I.

22Fromentin, Eugène, Une année dans le Sahel, in Œuvres complètes, éd. Guy Sagnes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984.

23Goscinny, René et Uderzo, Alfred, Astérix en Corse, Paris, Hachette, 1999.

24Joanne, Adolphe et Isambert, Émile, Itinéraire descriptif, historique et archéologique de l’Orient, « Collection des guides-Joanne », Paris, Hachette, 1861.

25Lamartine, Alphonse de, Voyage en Orient, éd. Sarga Moussa, Paris, Honoré Champion, 2000.

26Rohmer, Éric, « L’heure bleue », in Quatre Aventures de Reinette et Mirabelle, Les Films du Losange, 1987.

27Stendhal, Rome, Naples et Florence (1826), in Voyages en Italie, éd. Victor Del Litto, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973.

28Bibliographie secondaire

29Berchet, Jean-Claude, « De Paris à Jérusalem, ou le voyage vers soi », in Chateaubriand ou les aléas du désir, Paris, Belin, 2012, p. 414-449.

30— « Le “Juif errant” des Mémoires d’outre-tombe », in Chateaubriand ou les aléas du désir, Paris, Belin, 2012, p. 382-413.

31Bonnet, Jean-Claude, « Le nageur entre deux rives : la traversée comme expérience révolutionnaire », Bulletin de la Société Chateaubriand, n° 32, 1989, p. 55-60.

32Guyot, Alain, « L’art de voyager de Théophile Gautier », Viatica [En ligne], n° 3, mis à jour le 27/01/2020, URL : http://revues-msh.uca.fr/​viatica/​index.php?id=578).

33Le Huenen, Roland, « Le récit de voyage : l’entrée en littérature », in Le Récit de voyage au prisme de la littérature, Paris, PUPS, « Imago Mundi », 2015, p. 91-103.

34Ouellet, Real, « Héroïsation du protagoniste dans le Grand Voyage au pays des Hurons », in Bernard Beugnot (dir.), Voyages. Récits et imaginaire, Papers on French Seventeenth literature, « Biblio », 1984, p. 219-239.

35Montalbetti, Christine, « Premières pages ou ces microscopiques Voyages en France qui s’écrivent à la condition de voyages plus lointains » in Alain Guyot et Chantal Massol (dir.), Voyager en France au temps du romantisme, Grenoble, ELLUG, 2003, p. 117-130.

36Sainte-Beuve, Charles-Augustin, Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, Paris, Garnier Frères, 1861.

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Notes

1 Il s’agit, dans cet épisode des Aventures d’Astérix le Gaulois, d’un chef corse qui a été envoyé en exil en Gaule où il se trouve sous la garde (peu sûre) des Romains. Astérix et Obélix le ramènent dans son pays. René Goscinny, Alfred Uderzo, Astérix en Corse, Paris, Hachette, 1999 [1973].

2 Ibid., p. 20.

3 François-René de Chateaubriand, Génie du christianisme, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 589.

4 Il fallait « animer » cette traversée, ce sont les pirates qui s’en chargent : ils fomentent le projet de faire passer par-dessus bord leurs passagers, quittent le navire lorsqu’ils s’aperçoivent qu’ils ont affaire aux Gaulois, y reviennent quand ces derniers l’ont quitté, le font accidentellement exploser lorsqu’un flambeau s’approche malencontreusement du fromage.

5 Adolphe Joanne et Émile Isambert, Itinéraire descriptif, historique et archéologique de l’Orient, « Collection des guides-Joanne », Paris, Hachette, 1861, p. XXXIII.

6 Ibid., « Route de Marseille à Malte », p. 1 : « Pendant 18 à 20 heures, la mer forme partout l’horizon. »

7 « […] à deux heures du matin la tempête augmente encore ; je m’attache avec des cordes au grand mât, pour n’être pas emporté par la vague et ne pas rouler dans la mer, lorsque le pont incline presque perpendiculairement » (Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, éd. Sarga Moussa, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 508). Lors de sa traversée de l’Atlantique, Chateaubriand aurait manifesté « sa volonté farouche de se faire lier au mât comme Ulysse pour éprouver les effets vivifiants de la tempête en mer » (Voyage en Amérique, éd. Sébastien Baudoin, Paris, Gallimard, « Folio classique », préface de l’éditeur, 2019, p. 15).

8 Je fais ici allusion au chapitre déjà cité du Génie du christianisme (op. cit., p. 589-590) dans lequel sont célébrées « deux perspectives de la nature, l’une marine et l’autre terrestre ».

9 Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (1866-1877), article « Frontière » (t. VIII [1872], p. 849). Le zonage juridique des espaces marins est en effet d’origine coutumière.

10 François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, éd. Philippe Antoine et Henri Rossi, in Œuvres complètes, VIII.IX.X, Paris, Honoré Champion, 2011. Je me référerai désormais à cette édition. La pagination figurera dans le corps du texte.

11 « Tout voyage combine en des proportions variées l’aventure et l’inventaire » (Real Ouellet, « Héroïsation du protagoniste dans le Grand Voyage au pays des Hurons », in Bernard Beugnot (dir.), Voyages. Récits et imaginaire, Papers on French Seventeenth literature, « Biblio », 1984, p. 219.

12 Parce qu’il ne délivre ni signes ni signaux qui déclencheraient le souvenir, l’interprétation, l’évaluation.

13 À Jean-Jacques Faget de Baure, le 13 septembre 1806, in Correspondance générale, éd. Pierre Riberette, Paris, Gallimard, 1977, t. I, p. 396.

14 Je ne m’attarderai pas plus avant sur cette question. Il suffira de rappeler ici les articles essentiels de Jean-Claude Berchet (« De Paris à Jérusalem, ou le voyage vers soi » [1983], in Chateaubriand ou les aléas du désir, Paris, Belin, 2012, p. 414-449) et de Roland Le Huenen (« Le récit de voyage : l’entrée en littérature » [1990], in Le Récit de voyage au prisme de la littérature, Paris, PUPS, « Imago Mundi », 2015, p. 91-103).

15 Larousse rappelle que « faire frontière, c’est se mettre en bataille », art. cit.

16 Les voyageurs usent fréquemment de cette figure qui consiste à accumuler les signaux de l’étrangeté alors qu’ils sont en route et se trouvent encore dans leur pays. (Christine Montalbetti parle à ce propos d’« exercices d’exotisation » : « Premières pages ou ces microscopiques Voyages en France qui s’écrivent à la condition de voyages plus lointains » in Alain Guyot et Chantal Massol (dir.), Voyager en France au temps du romantisme, Grenoble, ELLUG, 2003, p. 126). Réciproquement, ils sont nombreux à déplorer l’uniformité du monde lorsqu’ils parcourent une terre étrangère. L’abondante production viatique de Théophile Gautier fournit de nombreuses illustrations de ce paradoxe qui donne lieu à des pages ou notations amusées… ou amères (voir Alain Guyot, « L’art de voyager de Théophile Gautier », Viatica [En ligne], n° 3, mis à jour le 27/01/2020, URL : http://revues-msh.uca.fr/viatica/index.php?id=578).

17 Le promeneur de Rome, Naples et Florence, lui, se sent défaillir et sur le point de tomber lorsqu’il sort de Santa Croce, à Florence, à la suite d’une sorte de « surdose d’émotion culturelle ou esthétique » (Yves Ansel, Philippe Berthier, Michael Nerlich, Dictionnaire de Stendhal, Paris, Honoré Champion, 2003, article « Syndrome de Stendhal). Le passage auquel je fais allusion figure dans Voyages en Italie, éd. Victor Del Litto, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 480.

18 Auxquels Chateaubriand prête indûment des attributs qui sont ceux de pèlerins catholiques : le bourdon et le chapelet.

19 Voir Jean-Claude Berchet, « Le “Juif errant” des Mémoires d’outre-tombe » [1997], in Chateaubriand ou les aléas du désir, op. cit., p. 382-413.

20 Voir Jean-Claude Bonnet, « Le nageur entre deux rives : la traversée comme expérience révolutionnaire », Bulletin de la Société Chateaubriand, n° 32, 1989, p. 55-60.

21 « Ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes années légères […] ont produit dans mes récits une sorte de confusion, ou, si l’on veut, une sorte d’unité indéfinissable ; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau […] ». Mémoires d’outre-tombe, éd. Jean-Claude Berchet, Paris, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », 2003, t. I, p. 111.

22 Voici ce qu’écrit Fromentin à propos du Désert et, plus généralement, de l’Orient : « […] l’Orient est extraordinaire, et je prends le mot dans son sens grammatical. Il échappe aux conventions, il est hors de toute discipline ; il transpose, il invertit tout ; il renverse les harmonies dont le paysage a vécu depuis des siècles. » Une année dans le Sahel, in Œuvres complètes, éd. Guy Sagnes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984, p. 355.

23 On peut ici songer à certaines toiles de Turner, comme la Tempête de neige en mer (1842).

24 Éric Rohmer, Les Films du Losange, 1987.

25 Mémoires d’outre-tombe, op. cit., t. I, p. 322.

26 « Le voilà donc à sa source cet ennui qui va s’épancher à travers le monde, qui cherchera partout l’infini et l’indéterminé, le désert : qui le ferait autour de soi plutôt que de s’en passer, et qui appelle cela de la poésie (ubi solitidunem faciunt, Poesim appelant. » Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, Paris, Garnier Frères, 1861, t. II, p. 99.

27 Mémoires d’outre-tombe, op. cit., t. II, 2004, p. 1012.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Philippe Antoine, « Entre deux mondes : Chateaubriand en Méditerranée »TRANS- [En ligne], Séminaires, mis en ligne le 21 avril 2021, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/5469 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.5469

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