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Dossier central

Marges du texte entre lecture et écriture

Mariano D’Ambrosio

Résumés

Les études sur la réception des textes ont suggéré que tout texte configure son lecteur impliqué ou idéal. Le lecteur réel, pourtant, peut décider de répondre au texte plus librement, occupant les marges qui le bordent et activant un espace de renégociation du sens du texte et des hiérarchies des discours. La marge peut alors s’attaquer au texte de façon irrespectueuse et devenir un lieu de production de nouveaux sens, comme nombre de marginalia réelles ou fictionnelles nous l’indiquent.

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Texte intégral

  • 1  Vladimir Nabokov, Pale fire, New York, A.A. Knopf, 1992, p. 21.

For better or worse, it is the commentator who has the last word1.

  • 2 Cf. Heather J. Jackson, Marginalia. Readers writing in books, New Haven, Conn., Yale University Pre (...)
  • 3 Roland Barthes, S/Z, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 17.
  • 4 Stanley Fish, Interpreting the variorum, in Reader-response criticism. From formalism to post-struc (...)
  • 5 Wolfgang Iser, Interaction between text and the reader, in The reader in the text. Essays on audien (...)
  • 6 De manière similaire, Michel de Certeau a dénoncé le paradigme production-consommation, qui destine (...)
  • 7 Wolfgang Iser, The implied reader. Patterns of communication in prose fiction from Bunyatt to Becke (...)

1Rien ne semble moins littéraire que l’écriture en marge d’un autre texte. L’annotation inscrite dans les espaces blancs qui côtoient le texte est souvent tenue pour une pratique presque barbare, déviante par rapport à l’utilisation correcte d’un livre, à la lecture d’une œuvre : les bibliothèques interdisent strictement ce genre d’élans de la part du lecteur, tandis que le marché de la bibliophilie assigne, à peu d’exceptions près, une plus grande valeur économique aux livres ayant le moins de signes d’usure, et, au fond, de lecture2. Pourtant, tout livre demande une lecture : une expérience active et non pas la consommation passive d’un signifié préétabli, « un travail » et non pas « un geste parasite3 ». Le rôle du lecteur a été au cœur des réflexions d’auteurs tels que Stanley Fish (qui a parlé d’un informed reader et d’interpretive strategies qui guident la lecture) et Wolfgang Iser (qui a introduit le concept d’un implizite Leser). « [I]t is the structure of the reader’s experience rather than any structures available on the page that should be the object of description4 », a souligné Fish, tandis que Iser a identifié dans le texte des gaps (ou blanks) que le lecteur est appelé à remplir: « [B]lanks indicate that the different segments and patterns of the text are to be connected even though the text itself does not say so5. » Iser refuse le paradigme simpliste émetteur-récepteur6, où le message-texte est transmis tel quel et ne demande qu’à être décodé par le récepteur final ; la tension entre le texte et le lecteur est beaucoup plus complexe, et la communication a lieu plutôt dans les espaces blancs qui sont à la frontière entre les deux : « [T]he literary work cannot be completely identical with the text, or with the realization of the text, but in fact must lie halfway between the two7. »

  • 8 Cf. Umberto Eco, Lector in fabula, Milano, Bompiani, 1979 ; Id., Interpretation and overinterpretat (...)
  • 9 Cf. surtout Walter J. Ong, « The writer’s audience is always a fiction », Publications of the Moder (...)
  • 10 Roland Barthes, Sur la lecture, in Id., Le bruissement de la langue, Paris, Éditions du Seuil, 1984 (...)

2 Accordant au lecteur une liberté herméneutique presque totale, Iser et les critiques du reader-response ont émancipé le texte des intentions (plus ou moins manifestes) de cette figure encombrante, l’auteur. Quelques objections sont arrivées de la part de ces critiques qui sont aussi auteurs de fiction : Umberto Eco, qui avait pourtant déjà proposé les concepts d’un Lettore Modello et d’une coopération interprétative, a plaidé contre les risques d’une decodifica aberrante, d’une surinterprétation des textes causée par un abus de liberté interprétative8. De telles préoccupations montrent comment le lecteur, qui dans les diverses théories de la lecture reste virtuel, idéal, impliqué, in fabula, est bien plus difficile à saisir (et à contrôler à travers le texte) et bien plus menaçant en tant que lecteur réel. Dans les mêmes années, en parallèle, se développent les études sur la narrative audience et sur le narrataire9 : les points de vue des narratologues aussi semblent bien ancrés dans les textes et leur lecteur n’est pas aussi perturbant que le lecteur aberrant évoqué par Eco. Pour retrouver une approche plus charnelle au lire, il faut alors revenir à un lecteur comme Roland Barthes, qui propose un « érotisme de la lecture10 », ainsi qu’un « lecteur total » :

  • 11 Ibid., p. 47.

[C]ette imagination d’un lecteur total – c’est-à-dire totalement multiple, paragrammatique – a peut-être ceci d’utile, qu’elle permet d’entrevoir ce qu’on pourrait appeler le Paradoxe du lecteur : il est communément admis que lire c’est décoder : des lettres, des mots, des sens, des structures, et cela est incontestable ; mais en accumulant les décodages, puisque la lecture est de droit infinie, en ôtant le cran d’arrêt du sens, en mettant la lecture en roue libre (ce qui est sa vocation structurelle), le lecteur est pris dans un renversement dialectique : finalement, il ne décode pas, il sur-code ; il ne déchiffre pas, il produit, il entasse des langages, il se laisse infiniment et inlassablement traverser par eux : il est cette traversée11.

  • 12 L’expression est de Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, op. cit., p. 287

3 L’intended reader, l’ideal reader, ou encore le lecteur modèle semblent être, dans la libre communauté des lecteurs, un peu plus égaux que les autres : c’est à eux de préférence que le texte s’adresse, ce sont eux qui possèdent les outils pour mieux déceler le sens caché et décoder le message. Le lecteur qui, par contre, abuse de sa liberté interprétative serait avant tout un lecteur qui n’était pas prévu dans le texte, banni a priori de l’expérience de la lecture : en somme, un intrus. Barthes, au contraire, revendiquant une liberté totale, rend le lecteur, tout lecteur, producteur du sens du texte. Cette libération de la lecture n’exclut pas pour autant chez Barthes la rigueur du critique, mais la combine plutôt avec une approche désinhibée à l’égard du texte. Ce qui frappe en lisant S/Z est justement cette combinaison : la rigueur maniaque des catégories et de leur application tout au long du texte et la liberté avec laquelle Sarrasine est utilisé par Barthes, morcelé, dépiécé d’abord et recomposé à la fin. Est-ce qu’une telle lecture correspond à l’intentio operis du conte de Balzac ? Et existe-t-il une discrimination, au fond, entre la liberté interprétative accordée aux critiques, les clercs modernes12, et celle accordée au lecteur commun ? La plupart du temps, ce dernier semble rester sans parole, et les seuls espaces dont il peut se servir pour répondre au texte, de façon plus ou moins conforme ou hérétique par rapport aux lectures sanctionnées par les interpretive communities hégémoniques, ce sont les espaces liminaires que le texte lui laisse, ces blancs en marge qui ne demandent qu’à être remplis.

  • 13 Parmi les œuvres les plus citées : Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Mi (...)
  • 14 Lawrence Lipking, « The marginal gloss », Critical inquiry, III, 4, 1977, p. 609-655.
  • 15 Ibid., p. 647.
  • 16 Ibid., p. 638-639.
  • 17 Ibid., p. 640.

4 Suite aux études sur la réception et sur le rôle du lecteur, ainsi qu’au développement d’une histoire de la lecture, l’attention des spécialistes s’est de plus en plus déplacée du centre aux périphéries textuelles, d’où un renouvellement de l’intérêt pour les marginalia. Cet intérêt, d’ailleurs, est aussi une conséquence de l’influence de la pensée de Jacques Derrida, de son attention théorique aux marges de la philosophie et de ses expériences sur les dispositions typographiques qui mettent en résonnance deux textes parallèles13. La descendance derridienne est particulièrement évidente chez Lawrence Lipking, qui en 1977, dans son important essai The marginal gloss, a préféré recourir aux notes en marge plutôt qu’aux classiques notes en bas de page14. Bien que son attention se soit portée plutôt sur l’annotation originale (chez Poe, Coleridge et Joyce) que sur l’allographe (Paul Valéry sur Léonard de Vinci), Lipking ne manque pas de souligner que toute glose peut être à son tour l’objet d’autres annotations qui la défient : « so long as a text exists, some space will always be left for the gloss to perform its denials ; and every gloss becomes in turn a text to be repudiated15. » Même quand la marge est déjà occupée par l’auteur, inquiet de cadrer la lecture et de déterminer l’interprétation, il y aura toujours une marge à côté qui offrira un espace pour l’incessante négociation du sens : « a writer alone cannot claim authority over the page ; the reader also has rights, prescribed by the rules of scholarly presentation. But the contract between writer and reader may well be open for renegotiation16 »; « "truth" of margins is that many alternate truths are possible17. » Derrida aussi, dans un article consacré en 1988 au thème de l’annotation, après avoir mis l’accent sur la hiérarchisation des discours comme conséquence topologique de la note en bas de page, constate ensuite que cette relation peut être subvertie par des notes ultérieures :

Stricto sensu, le statut de la note infrapaginale implique une distribution dans l’espace normalisée, légalisée, et légitimée, une spatialisation qui crée des relations hiérarchiques : des relations d’autorité entre le texte dit principal, porteur des notes infrapaginales, qui se trouve placé au-dessus (à la fois dans l’espace et symboliquement) du texte des notes infrapaginales, qui se trouve, lui, plus bas, dans ce que l’on pourrait appeler une marge inférieure. (Je laisse de côté la possibilité de ces notes infrapaginales qui ont été inscrites, autrefois ou de nos jours, dans les marges latérales et non dans la marge inférieure du texte principal) […].

  • 18 Jacques Derrida, « Ceci n’est pas une note infrapaginale orale », La Licorne, XIX, 67, 2004, p. 8-9 (...)

Bien entendu, – comme toujours dès qu’une loi, la loi, existe – toute tromperie, toute transgression, toute subversion devient possible […]. L’auteur du texte qui semble occuper la position principale et supérieure a le pouvoir d’inverser ou de renverser les positions lui-même, ou bien il peut lui-même être déplacé par l’annotateur et par le jeu de la note infrapaginale […]. [D]ans des situations pragmatiques données, c’est en fait la note infrapaginale qui porte le message principal et qui a le plus de chances d’être lue18.

  • 19 Evelyn Tribble, Margins and marginality. The printed page in early modern England, Charlottesville, (...)
  • 20 Ibid., p. 29.
  • 21 Ibid., p. 96.

5 La marge du texte se rapporte donc au centre en termes de subversion et de contrôle : elle peut renforcer le texte en indiquant aux lecteurs les prétendues modalités correctes de lecture, mais elle peut aussi l’attaquer et entrer en conflit avec lui. Dans son analyse des éditions de la Bible publiées en Angleterre à l’époque moderne, Evelyn Tribble a relevé comment « the margin might affirm, summarize, underwrite the main text block and thus tend to stabilize meaning, but it might also equally assume a contestatory or parodic relation to the text by which it stood19 ». Tout en gardant le schéma visuel hérité de la tradition scholastique de la Glossa ordinaria, les annotations peuvent être inspirées par un esprit bien différent : les gloses par Edmund Becke de la réédition de la Matthew’s Bible en 1549 expliquent ainsi, entre autres, comment on peut lire dans les Saintes Écritures que le pape est l’Antéchrist20. Tribble étudie aussi d’autres cas d’annotations qui entrent en compétition avec le texte central. Un exemple est l’Orlando Furioso traduit en anglais et annoté par John Harington en 1584, dont les notes se désintéressent souvent des problèmes textuels pour répondre à une autre exigence : « to represent an English courtly circle which consistantly surpasses its Italian counterpart21 ». Si elles sont subversives par rapport au texte, ces notes restent cependant encore prescriptives pour le lecteur : ayant échappé à la dictature du texte, ne serait-il pas au final pris au piège par les notes ?

  • 22 Michael Camille, Glossing the flesh : scopophilia and the margins of the medieval book, in The marg (...)
  • 23 Ibid., p. 257.

6 Les analyses de Tribble portent surtout sur des annotations allographes : des marges préexistantes ont été occupées par un lecteur ultérieur, qui a donc repoussé les frontières du texte un peu plus loin. Chaque marge d’ailleurs génère sa propre marge dont le lecteur est invité à profiter: « [T]he margins provide a site at which the reader could take part in, and to some extent, interplay with the text already written22. » Ce principe a une longue tradition : la citation rapportée est de Michael Camille, et elle est référée aux manuscrits médiévaux ; en étudiant les marges de cette époque, Camille souligne ainsi : « reading became a kind of writing, much as it is celebrated in contemporary critical theory23 ». Les blanks dans le texte, théorisés par Iser, pourraient donc être comblés en remplissant les blancs qui entourent la page physique.

  • 24 Heather J. Jackson, Marginalia. Readers writing in books, op. cit.
  • 25 Ibid., p. 11-13 et 75-76.
  • 26 Ibid., p. 11-12.

7 Mais comment les lecteurs, de fait, remplissent-ils ces blancs, comment s’approprient-ils ces marges ? Heather J. Jackson, spécialiste de Coleridge et du romantisme anglais, a publié en 2001 une étude approfondie sur les Marginalia de tout genre24, basée sur un très vaste corpus de livres annotés à la main de 1700 à 2000 : un ouvrage très riche, qui embrasse les lecteurs les plus prestigieux comme les plus humbles, voire anonymes ; les pratiques les plus obvies comme les plus inattendues ; les intrusions les plus discrètes et innocentes comme les plus invasives et déviantes. Parmi les marginalia les plus communes, il faudra alors se rappeler au moins de l’ajout du nom du propriétaire sur la première page blanche, la pratique de souligner le texte, la glose interlinéaire qui donne la traduction d’un mot étranger ou l’explication d’un mot obscur, les Nota bene à côté du texte, les petits résumés qui peuvent border le texte ou être indexés à la fin d’un livre, les petites marques d’approbation ou de désaccord qu’il est fréquent de trouver en marge. Bien que le plus souvent les discours en marge suivent la typologie du texte central (les guides touristiques appellent en marge des mises à jour du même genre, les livres de recettes d’autres recettes25), il faut remarquer que toute marge est avant tout un espace blanc que le lecteur peut aussi percevoir en tant que tel, sans la rapporter au texte qu’elle entoure. Les marges des écrits d’auteurs célèbres n’ont pas échappé à un tel usage im-pertinent : ainsi, Samuel Maude a rédigé son journal en marge du Plan of a dictionary of the english language de Samuel Johnson, sans que s’établisse la moindre pertinence par rapport au texte premier26.

  • 27 Ibid., p. 31-32 et 123-137, à propos d’une édition de Life of Samuel Johnson (1791) de James Boswel (...)
  • 28 Ibid., p. 64-65 et 72.
  • 29 Cf. Lawrence Lipking, The marginal gloss, op. cit., p. 613-621.
  • 30 Heather J. Jackson, Marginalia. Readers writing in books, op. cit., p. 149-164.

8La marge peut aussi être un espace de dialogue – entre lecteur et texte, entre lecteur et auteur, ou entre lecteurs. S’il n’est pas rare de trouver dans les gloses des objections, même véhémentes, aux textes commentés, il est quand même saisissant de constater que dans certains cas le lecteur, emporté par l’élan polémique, se met à tutoyer l’auteur, et parfois il l’attaque avec de lourdes insultes27. Des lecteurs écrivains tels que Thomas Hardy ou Mark Twain, ainsi que d’autres lecteurs moins célèbres, ont aussi exploité les marges comme un espace épistolaire et de séduction, lieu d’un discours (entre) amoureux28. La circulation des livres, pendant longtemps, a d’ailleurs encouragé la lecture collective, les prêts et les échanges plutôt que la lecture solitaire, et l’apposition de notes, même sur un volume emprunté, n’était pas forcément considérée comme une action délictueuse. Samuel Taylor Coleridge, par exemple, était tellement réputé pour ses scholia que ses amis lui prêtaient leurs livres pour les récupérer agrémentés de ses précieux commentaires en marge ; d’ailleurs, le poète, qui révisera en 1817 The rhyme of the ancient mariner (publié dans sa première version en 1798) en ajoutant des didascalies en marge29, verra aussi ses marginalia publiées de son vivant30.

  • 31 Ibid., p. 147.

9Les lectures plus personnelles, toutefois, peuvent générer des marges qui dépassent la dimension d’un dialogisme vrai ou simulé, le risque étant de tomber dans le solipsisme et la graphomanie. Heather J. Jackson rapporte l’exemple de l’écrivain T.W. White et de ses obscurs jeux d’associations d’idées inscrits sur sa copie de Two essays on analytical psychology de Carl Gustav Jung : « [F]or White, writing marginalia was definitely a form of therapy31. » L’objection fameuse pourrait alors resurgir : il faut bien que les auteurs se défendent de ces lecteurs abusifs et de leurs lectures aberrantes qui, de plus, défigurent et souillent leurs textes. Une réaction possible pourrait être de prôner la discrétion du lecteur face au texte, voire sa disparition, comme le souhaitent les bibliothécaires et les bibliophiles. L’anathème lancé en 1345 par Richard de Bury est alors réactivé :

  • 32 Richard de Bury, Philobiblon ou l’amour des livres, traduit du latin par Étienne Wolff, Monaco, Édi (...)

[I]l faut aussi particulièrement écarter du contact des livres les jeunes gens impudents qui, dès qu’ils ont appris à reproduire la forme des lettres, commencent aussitôt à annoter fâcheusement les plus beaux volumes, si la possibilité leur en est donnée, et, quand ils voient autour du texte une assez large marge, la couvrent d’alphabets monstrueux, ou bien osent, si on ne les réprimande pas, tracer sans hésitation toute autre figure frivole qui s’est présentée à leur imagination. Là un apprenti latiniste, là un débutant en logique, là n’importe quel copiste ignorant essaient leurs aptitudes à la plume, ce qui, nous le voyons, a très souvent réduit à rien l’utilité et la valeur de très beaux manuscrits32.

10 Néanmoins, ces impudents existent, et ils sont nombreux à essayer leurs aptitudes à la plume sur les volumes écrits par d’autres. L’interprétation peut bien avoir des limites, l’évidence des marges semble dire le contraire quand des lecteurs idiosyncratiques dévoient le texte par leurs marges im-pertinentes. Il faut alors se demander si on doit tenir ce débordement pour une pratique déviante, marginale, ou si toute expression en marge, même la plus abusive, ne constitue pas plutôt une nouvelle production de sens digne de retenir notre attention. Cette compétition entre texte et marge, centre et périphérie, écriture et lecture, a d’ailleurs été aussi fictionnalisée dans des romans à structure duale, qui opposent à un texte-base son commentaire allographe aberrant : c’est le cas notamment de Pale fire (1962), de Vladimir Nabokov, et de House of leaves (2000), de Mark Z. Danielewski.

  • 33 Selon Brian Boyd, « Kinbote suffers from classical paranoia in all its main three forms » : « delus (...)
  • 34 Vladimir Nabokov, Pale fire, op. cit., p. 74 et 78.
  • 35 Mark Z. Danielewski, House of leaves, London, Doubleday, 2001.
  • 36 Ibid., p. 379.
  • 37 Ibid., p. 16 : « Now I’m sure you’re wondering something. Is it just coincidence that this cold wat (...)
  • 38 Vladimir Nabokov, Pale fire, op. cit., p. 58 (« Ah, I must not forget to say something / that my fr (...)
  • 39 Ibid., p. 239.
  • 40 Lawrence Lipking, The marginal gloss, op. cit., p. 609.

11Les deux romans partagent la même structure : la création d’un écrivain fictionnel (le poète John Shade et le mystérieux aveugle Zampanò) est lue et commentée par un lecteur fictionnel (le professeur universitaire Charles Kinbote et Johnny Truant), qui submerge le texte avec un récit second qui n’a pas toujours de pertinence par rapport au récit premier. La déviance de la lecture dans ces deux cas semble en stricte corrélation avec la marginalité personnelle des deux lecteurs. Charles Kinbote, ou peut-être V. Botkine, qui se prend pour Charles Xavier Vseslav, roi déposé de Zembla, est mégalomane et paranoïaque33, et sa déception de ne pas trouver dans Pale fire le flamboyant matériau de sa Zembla rêvée, qu’il pensait avoir suggéré au poète, transforme sa lecture en une subversion presque ligne à ligne de l’univers de Shade, reconduit au monde fictionnel dans lequel il préfère se réfugier. Il annote alors des mots comme often ou parents pour ouvrir de longues digressions sur ses obsessions nocturnes ou sur sa descendance royale34 ; même le récit de la fin tragique du poète, assassiné par erreur par un certain John Grey, est ramené à ce schéma obsessionnel, l’assassin devenant le conspirateur zemblien Gradus à la poursuite du roi exilé de Zembla. Johnny Truant, d’autre part, n’est pas moins idiosyncratique et ses commentaires en bas de page peuvent interrompre le récit de Zampanò pendant plusieurs pages pour laisser place à son journal, à ses problèmes de drogue et d’alcool, à ses exploits sexuels, à son passé difficile d’orphelin élevé par un père adoptif très violent et aux souvenirs de sa mère, morte après de longues années de détention dans un hôpital psychiatrique35. Comme Kinbote, Johnny souffre d’angoisses et de forts troubles de la personnalité, d’ailleurs certains passages de son commentaire suggèrent qu’il est probablement schizophrène36. Étant donné que certains récits de son journal sont dénoncés par la suite comme ayant été inventés, il est impossible de prendre au sérieux son travail de transcription du texte de Zampanò : il confesse d’ailleurs, dès les premières pages, s’être adonné à des falsifications37. Il y a dans ce cas une invasion scélérate de l’espace de l’écriture par le lecteur, puisque l’usage du texte lu est poussé jusqu’à la volontaire adultération. Quelque chose de semblable se passe chez Kinbote, qui rapporte dans ses notes quelques variantes transcrites des fiches de travail de Shade, dans lesquelles la matière zemblienne est beaucoup plus explicite ; mais ces variantes, par la suite, sont également déclarées fausses38, et dans l’index final figurent comme « K’s contributions39 ». Décidément, comme l’a écrit Lipking, « the margin, for some authors, can never be wide enough40 ».

  • 41 Vladimir Nabokov, Pale fire. A poem in four cantos by John Shade, Corte Madera, Gingko Press, 2011.

12La forte subjectivité des deux lecteurs fictionnels est troublante et subversive par rapport au texte-base, que nous, lecteurs derniers, pouvons lire uniquement à travers le prisme déformant de leurs plumes. Cette sensation d’intrusion est tellement forte que d’autres lecteurs, cette fois des éditeurs bien réels, ont pensé biffer tout le commentaire de Kinbote et publier une version stand-alone de Pale fire, ce qui est très représentatif de l’obsession du propre qui condamne les marginalia à la marginalité, même quand elles sont fictionnelles et auctoriales41. Cette opération a d’ailleurs été possible parce que les marges occupées par Kinbote laissent le texte isolé et intact, quoiqu’elles l’entourent et aspirent à l’effacer. Kinbote, en effet, dispose son commentaire avant le texte, avec une préface, et après le texte, avec ses endnotes ; enfin il renforce sa présence avec un index où il est protagoniste absolu. Son rêve, cependant, semble plutôt celui d’un commentaire qui se greffe sur le texte jusqu’à le remplacer, comme un palimpseste sur un manuscrit raturé :

  • 42 Id., Pale fire, op. cit., p. 21.

[A]lthough those notes, in conformity with custom, come after the poem, the reader is advised to consult them first and then study the poem with their help, rereading them of course as he goes through its text, and perhaps, after having done with the poem, consulting them a third time so as to complete the picture. I find it wise in such cases as this to eliminate the bother of back-and-forth leafings by either cutting out and clipping together the pages with the text of the thing, or, even more simply, purchasing two copies of the same work which can then be placed in adjacent position on a comfortable table […] Let me state that without my notes Shade’s text simply has no human reality at all42 […].

  • 43 Mark Z. Danielewski, House of leaves, op. cit., p. 134 : « Mr. Truant refused to reveal whether the (...)
  • 44 Cf. Brian Boyd, Nabokov’s Pale fire. The magic of artistic discovery, op. cit., p. 114-126.
  • 45 Ibid., passim.

13De même que Charles Kinbote reconstitue les fiches de John Shade dans une édition lourdement augmentée par ses notes, de même Johnny Truant copie un manuscrit éparpillé sur divers supports et il l’édite, en y joignant une préface et son commentaire en forme de footnotes. Le commentaire, dans ce cas, suit le rythme de la lecture, et les digressions autobiographiques de Johnny suivent un ordre chronologique. La forme du récit de Zampanò est d’ailleurs déjà anomale : des centaines de notes en bas de page (que Johnny ne s’abstient pas d’annoter à son tour) accompagnent l’histoire gothique de l’étrange maison de la famille Navidson de façon déjà abusive, comme dans une monstrueuse et grotesque caricature de la critique académique, avec ses milliers de références bibliographiques, ses listes de noms ou titres qui peuvent prendre plusieurs pages, et ses citations en plusieurs langues dont il est souvent impossible d’attester l’authenticité. Le récit lui-même prend bientôt une disposition typographique fort étrange : fenêtres textuelles et notes qui courent le long des marges, pages presque entièrement blanches avec une seule ligne de texte disposée de façon non conventionnelle. Le récit se fait labyrinthe. Johnny en est fortement ébranlé, et il manifeste ses réactions parallèlement au texte même : toutefois, il est impossible de déterminer si cette typographie déviante est la responsabilité de Zampanò ou du même Johnny43. De plus, les résonnances inquiétantes entre le texte de Zampanò et les lettres en annexe de Pelafina, la mère de Johnny, à son fils font penser qu’il est impossible d’établir avec certitude le nombre de falsifications et d’intrusions du commentateur dans le texte. Pour House of leaves comme pour Pale fire, ce doute peut mener à remettre en discussion l’authorship fictionnelle du roman : et si une des deux instances scripturales était une fiction créée par l’autre ? Le roman de Nabokov a notamment déclenché de nombreux articles sur la question : quelques critiques ont proposé Kinbote comme seul auteur du roman, d’autres ont cru le voir en Shade44, alors que Brian Boyd a avancé la thèse que Kinbote avait été aidé dans son commentaire par les fantômes de Hazel Shade, la fille suicidée du poète, et du même John Shade45

  • 46 Robert Alter, Partial magic. The novel as a self-conscious genre, Berkeley, University of Californi (...)
  • 47 Vladimir Nabokov, Pale fire, op. cit., p. 87.
  • 48 Ibid., p. 62, 156, 183 et 126.
  • 49 Il est intéressant de remarquer, en passant, que le premier titre du poème de Shade a été The brink(...)
  • 50 Les associations Shade-Pope et Kinbote-Shakespeare sont une suggestion de Robert Alter (Partial mag (...)
  • 51 Un exemple emblématique est son commentaire d’une longue citation de Sein und Zeit de Heidegger, à (...)
  • 52 Ibid., p. 401 : Johnny rend signifiante une coquille dans le texte (parentethical au lieu de parent (...)
  • 53 Ibid., p. 574-580.
  • 54 Ibid., p. 586-644.

14Malgré l’affirmation de Robert Alter selon lequel « this novel is not a Jamesian experiment in reliability of narrator point-of-view46 », il reste difficile de puiser sa confiance dans un personnage qui se prétend le roi déposé d’une distante terre nordique imaginaire, qui déforme la réalité de ses relations humaines avec son voisin, et qui déclare : « I have no desire to twist and batter an unambiguous apparatus criticus into the monstrous semblance of a novel47 », pour continuer ensuite avec plus de 150 pages de notes. D’ailleurs il faut souligner que, en dépit de sa folie, Kinbote pourrait bien correspondre à l’idée du lecteur modèle de Pale fire : professeur d’université, il est assez érudit pour remarquer les intertextualités du poème, comme les citations de Hardy, de Pope ou de Goethe, ou pour citer Proust dans son commentaire48. Cependant, Kinbote refuse spontanément de coopérer avec le texte et il se place de son propre chef sur le bord49 pour en donner une lecture fourvoyée : il est conscient que le poème de Shade dessine un univers qui, à partir du mètre des vers, est proche d’Alexander Pope, mais il préfère malgré tout le lire comme un récit shakespearien dont il est la source d’inspiration et le héros50. La manière dont Johnny se rapporte au manuscrit de Zampanò est plus ambiguë : en première approche, il semblerait que sa personnalité border-line et sa faible culture l’empêchent de comprendre les dissertations de Zampanò et ses citations savantes51, mais au fur et à mesure qu’il poursuit sa lecture, il apparaît un peu plus à l’aise avec la folle intertextualité et le style difficile de Zampanò52 ; les appendices révéleront qu’il a été poète amateur dans son adolescence et qu’il a voyagé en Europe53, et montreront aussi les lettres à la typographie dérangée de sa mère, riches en citations littéraires et lexique ardu54. La lecture déclenche donc dans le cas de Johnny un mécanisme de remémoration d’expériences (et compétences) qu’il avait refoulées, ce qui lui cause de forts troubles psychologiques ; la conséquence est une tension dramatique entre le récit premier, le commentaire et les appendices finals où plusieurs documents sont regroupés, de la plume de Johnny, de sa mère ou encore de Zampanò.

15Les aventures de ces unreliable annotators montrent comment la lecture est bien un phénomène actif et non passif, fortement lié aux choix du commentateur, de bonne ou de mauvaise foi. Aux lecteurs réels il est également demandé de choisir puisque, dans les deux romans, ils sont contraints de feuilleter les pages et de passer d’un récit à l’autre, et de décider de leur parcours et de l’ordre de lecture : il leur est aussi demandé de renoncer à l’application de commodes stratégies interprétatives préfabriquées.

  • 55 Roland Barthes, S/Z, op. cit., p. 22.
  • 56 William Shakespeare, Timon of Athens, IV, 3, v. 446-447.
  • 57 Roland Barthes, Sur la lecture, op. cit., p. 45.

16Ce genre d’entreprise pourrait pourtant sembler hérétique et marginal : ces commentaires monstrueux procèdent d’un texte qu’ils parasitent sans s’en dégager, et qu’au fond ils violentent. Mais c’est précisément ce que Barthes attend d’un commentaire : « [L]e travail du commentaire, dès lors qu’il se soustrait à toute idéologie de la totalité, consiste précisément à malmener le texte, à lui couper la parole55. » Pale fire place le thème du vol au centre de la création littéraire : le titre est d’ailleurs volé à Shakespeare (« the moon’s an arrant thief / and her pale fire she snatches from the sun56 »). De toute évidence, Kinbote est bien « an arrant thief » : à la lettre, puisqu’il soustrait le manuscrit des mains du poète assassiné, et métaphoriquement, puisque son commentaire lunaire et lunatique profite de la lumière du poète plus célèbre qu’il devrait se contenter d’éditer. Johnny, en revanche, sauve le manuscrit de Zampanò de l’oubli des poubelles, car le vieux est, comme lui et au contraire de Shade, un marginal, un isolé ; mais il l’accompagne aussi d’un commentaire envahissant qui lui coupe souvent la parole, lui soustrayant l’espace sur la page. Et pourtant Zampanò et Shade ne sont pas innocents non plus ; eux aussi volent l’éclat de siècles de tradition littéraire pour leurs jeux intertextuels : comme Barthes l’écrivait, d’ailleurs, « la lecture est conductrice du Désir d’écrire57 ». Il est possible alors de changer de paradigme, et de voir dans ces marginalia non plus un vol de lumière, un feu pâle, mais une réponse moins frauduleuse et plus naturelle : les échos parsemés dans House of leaves en sont un bon symbole, ainsi que les figures de reflets, miroirs et dédoublements qui caractérisent les pages de Pale fire. Peu importe, au fond, que les échos transforment les sons originaires, ou que les miroirs soient déformants : il s’agit de nouvelles créations qui nécessitent une attention nouvelle. Ces marges alors nous obligent à être maîtres de notre lecture, à choisir comment réagir (ou non) au texte, à sa glose, ou à la relation entre les deux, et à créer de nouvelles marges nous aussi, pris dans la toile d’une incessante et jubilatoire lecture-écriture. Il ne serait pas vain d’accueillir la suggestion de John Shade :

but all at once it dawned on me that this

was the real point, the contrapuntal theme;

just this: not text, but texture; not the dream

but topsy-curvical coincidence,

  • 58 Vladimir Nabokov, Pale fire, op. cit., p. 50.

not flimsy nonsense, but a web of sense58.

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Bibliographie

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Notes

1  Vladimir Nabokov, Pale fire, New York, A.A. Knopf, 1992, p. 21.

2 Cf. Heather J. Jackson, Marginalia. Readers writing in books, New Haven, Conn., Yale University Press, 2001, et William H. Sherman, Used books. Marking readers in Renaissance England, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2008.

3 Roland Barthes, S/Z, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 17.

4 Stanley Fish, Interpreting the variorum, in Reader-response criticism. From formalism to post-structuralism, Baltimore, John Hopkins University Press, 1980, p. 167.

5 Wolfgang Iser, Interaction between text and the reader, in The reader in the text. Essays on audience and interpretation, Princeton, Princeton University Press, 1980, p. 112.

6 De manière similaire, Michel de Certeau a dénoncé le paradigme production-consommation, qui destine la lecture à une passivité. Le lecteur, au contraire, « invente dans les textes autre chose que ce qui était leur “intention”. Il les détache de leur origine (perdue ou accessoire). Il en combine les fragments et il crée de l’in-su dans l’espace qu’organise leur capacité à permettre une pluralité indéfinie de signification. » (Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Union générale d’édition, 1980, p. 285-286.)

7 Wolfgang Iser, The implied reader. Patterns of communication in prose fiction from Bunyatt to Beckett, Baltimore, John Hopkins University Press, 1974, p. 274.

8 Cf. Umberto Eco, Lector in fabula, Milano, Bompiani, 1979 ; Id., Interpretation and overinterpretation, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 ; Id., Sei passeggiate nei boschi narrativi, Milano, Bompiani, 1994.

9 Cf. surtout Walter J. Ong, « The writer’s audience is always a fiction », Publications of the Modern Language Association of America, XC, 1, 1975, p. 9-21 ; Peter J. Rabinowitz, « Truth in fiction : a reexamination of audiences », Critical inquiry, IV, 1, 1977, p. 121-141 ; Gerald Prince, « Introduction à l’étude du narrataire », Poétique, IV, 14, 1973, p. 178-196.

10 Roland Barthes, Sur la lecture, in Id., Le bruissement de la langue, Paris, Éditions du Seuil, 1984, p. 43.

11 Ibid., p. 47.

12 L’expression est de Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, op. cit., p. 287.

13 Parmi les œuvres les plus citées : Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972 ; Id., Glas, Paris, Éditions Galilée, 1974 ; Id., Parages, Paris, Éditions Galilée, 1985.

14 Lawrence Lipking, « The marginal gloss », Critical inquiry, III, 4, 1977, p. 609-655.

15 Ibid., p. 647.

16 Ibid., p. 638-639.

17 Ibid., p. 640.

18 Jacques Derrida, « Ceci n’est pas une note infrapaginale orale », La Licorne, XIX, 67, 2004, p. 8-9, traduction de Jacques Derrida, This is not an oral footnote, in Annotation and its texts, New York, Oxford University Press, 1991, p. 193-194.

19 Evelyn Tribble, Margins and marginality. The printed page in early modern England, Charlottesville, University Press of Virginia, 1993, p. 6.

20 Ibid., p. 29.

21 Ibid., p. 96.

22 Michael Camille, Glossing the flesh : scopophilia and the margins of the medieval book, in The margins of the text, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1997, p. 259.

23 Ibid., p. 257.

24 Heather J. Jackson, Marginalia. Readers writing in books, op. cit.

25 Ibid., p. 11-13 et 75-76.

26 Ibid., p. 11-12.

27 Ibid., p. 31-32 et 123-137, à propos d’une édition de Life of Samuel Johnson (1791) de James Boswell annotée sur les marges, d’une façon très agressive, par Fulke Greville.

28 Ibid., p. 64-65 et 72.

29 Cf. Lawrence Lipking, The marginal gloss, op. cit., p. 613-621.

30 Heather J. Jackson, Marginalia. Readers writing in books, op. cit., p. 149-164.

31 Ibid., p. 147.

32 Richard de Bury, Philobiblon ou l’amour des livres, traduit du latin par Étienne Wolff, Monaco, Éditions du Rocher, 2001, p. 117.

33 Selon Brian Boyd, « Kinbote suffers from classical paranoia in all its main three forms » : « delusions of grandeur », « erotic paranoia », « persecution mania » (Brian Boyd, Nabokov's Pale fire. The magic of artistic discovery, Princeton, Princeton University Press, 1991, p. 60).

34 Vladimir Nabokov, Pale fire, op. cit., p. 74 et 78.

35 Mark Z. Danielewski, House of leaves, London, Doubleday, 2001.

36 Ibid., p. 379.

37 Ibid., p. 16 : « Now I’m sure you’re wondering something. Is it just coincidence that this cold water predicament of mine also appears in this chapter?

Not at all. Zampanò only wrote “heater”. The word “water” back there – I added that.

Now there’s an admission, eh?

Hey, not fair, you cry.

Hey, hey, fuck you, I say. »

38 Vladimir Nabokov, Pale fire, op. cit., p. 58 (« Ah, I must not forget to say something / that my friend told me of a certain king ») et p. 175 : « I wish to say something about an earlier note (to line 12). Conscience and scholarship have debated the question, and I now think that the two lines given in that note are distorted and tainted by wistful thinking. It is the only time in the course of the writing of these difficult comments, that I have tarried, in my distress and appointment, on the brink of falsification. I must ask the reader to ignore those two lines (which, I am afraid, do not even scan properly). I could strike them out before publication but that would mean reworking the entire note, or at least a considerable part of it, and I have no time for such stupidities. »

39 Ibid., p. 239.

40 Lawrence Lipking, The marginal gloss, op. cit., p. 609.

41 Vladimir Nabokov, Pale fire. A poem in four cantos by John Shade, Corte Madera, Gingko Press, 2011.

42 Id., Pale fire, op. cit., p. 21.

43 Mark Z. Danielewski, House of leaves, op. cit., p. 134 : « Mr. Truant refused to reveal whether the following bizarre textual layout is Zampanò’s or his own. – Ed. »

44 Cf. Brian Boyd, Nabokov’s Pale fire. The magic of artistic discovery, op. cit., p. 114-126.

45 Ibid., passim.

46 Robert Alter, Partial magic. The novel as a self-conscious genre, Berkeley, University of California Press, 1975, p. 186.

47 Vladimir Nabokov, Pale fire, op. cit., p. 87.

48 Ibid., p. 62, 156, 183 et 126.

49 Il est intéressant de remarquer, en passant, que le premier titre du poème de Shade a été The brink, le bord, comme le relate Brian Boyd (Nabokov's Pale fire. The magic of artistic discovery, op. cit., p. 113).

50 Les associations Shade-Pope et Kinbote-Shakespeare sont une suggestion de Robert Alter (Partial magic. The novel as a self-conscious genre, op. cit., p. 202-204).

51 Un exemple emblématique est son commentaire d’une longue citation de Sein und Zeit de Heidegger, à la fin de laquelle il s’exclame : « which only goes to prove the existence of crack back in the early twentieth century. Certainly this geezer must of gotten hung up on a pretty wicked bad rock habit to start spouting such nonsense » (Mark Z. Danielewski, House of leaves, op. cit., p. 25).

52 Ibid., p. 401 : Johnny rend signifiante une coquille dans le texte (parentethical au lieu de parenthetical) à travers le jeu de mots parent-ethical.

53 Ibid., p. 574-580.

54 Ibid., p. 586-644.

55 Roland Barthes, S/Z, op. cit., p. 22.

56 William Shakespeare, Timon of Athens, IV, 3, v. 446-447.

57 Roland Barthes, Sur la lecture, op. cit., p. 45.

58 Vladimir Nabokov, Pale fire, op. cit., p. 50.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mariano D’Ambrosio, « Marges du texte entre lecture et écriture »TRANS- [En ligne], 13 | 2012, mis en ligne le 20 mai 2012, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/545 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.545

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Auteur

Mariano D’Ambrosio

Université de Parme /
Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

Mariano D’Ambrosio (Naples, 1982) a obtenu auprès de l’Université de Parma (Italie) une licence en Sciences de la communication écrite et hypertextuelle (en 2004), et un Master 2 (Laurea specialistica) en Journalisme et édition (2007). Son mémoire a eu comme sujet "Le paratexte libraire entre communication publicitaire et création littéraire". Il est actuellement inscrit en deuxième année de doctorat en Littérature générale et comparée auprès de l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle. Son sujet de thèse concerne les formes anti-linéaires du récit, avec une attention spéciale aux cas de Laurence Sterne (Tristram Shandy), Vladimir Nabokov (Pale fire), Georges Perec (La vie : mode d’emploi) et Mark Z. Danielewski (House of leaves). Son directeur de thèse est Jean Bessière.

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