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- 1 Dans une conférence intitulée « Arts of the Contact Zone », prononcée au congrès de la MLA et par l (...)
2Témoignages de la mise en relation des personnes et des cultures, les récits de voyage sont un genre apprécié du grand public. Leur visibilité actuelle appartient avant tout à la sphère occidentale, dont sont issus nombre d’explorateurs, de voyageurs et de lecteurs. Les témoignages croisés, issus des territoires explorés ou visités, existent cependant mais échappent souvent à une diffusion aussi large en raison de leur nature même (récits oraux, langues n’intéressant que peu le secteur de l’édition « globale »). Il advient pourtant parfois que des migrations se créent et que des textes, qui se sont développés dans des contextes très locaux, en configurant leur réception auprès de publics particuliers, migrent et se trouvent enchâssés dans de nouvelles formes, redupliquant ainsi l’expérience première de la « zone de contact » (Mary Louise Pratt)1 : à la rencontre vécue sur le terrain se superpose alors une transposition/transformation à partir de récits qui vont être reconfigurés à l’aune de nouvelles traditions littéraires, de nouvelles réceptions et figures de lecteurs.
- 2 Ces textes sont eux aussi, nous le verrons, des exemples frappants de productions issues d’une « zo (...)
- 3 Gurnah, Abdurazak, Paradise, Londres, Hamish Hamilton, 1994 ; Londres, Bloomsbury, 2004 pour l’édit (...)
3Nous souhaitons dans cette contribution nous intéresser à un roman comme « zone de contact » entre une tradition littéraire occidentale écrite en anglais et des sources est-africaines nées de l’oralité puis publiées en swahili au début du xixe siècle2. Ce roman est celui du romancier zanzibari de langue anglaise Abdulrazak Gurnah : Paradise3. Cet ouvrage, qui décrit le monde des caravanes dans l’Afrique de l’Est du xixe siècle, est en effet largement nourri de récits et informations recueillis auprès d’informateurs swahili et publiés, en swahili, par Carl Velten dans un recueil appelé Safari za Wasuaheli. Deux récits en particulier ont servi de sources au roman.
4Notre analyse portera à la fois sur la manière dont des textes et des informations très localisés circulent via la traduction et la transformation romanesque, mais aussi à la manière dont toute relation inscrit sa réception en projetant une figure de lecteur. Nous étudierons par ailleurs comment des glissements et des transpositions se font sentir aussi bien au travers du passage d’un genre à l’autre (de l’oral à l’écrit ; du récit de voyage au roman) que d’une langue à l’autre (du swahili à l’anglais).
- 4 Gurnah, Abdulrazak (ed.), Essays in African Writing 1, A Re-Evaluation, Oxford, Heinemann Internati (...)
- 5 Gurnah, Abdulrazak, Paradis, traduit de l’anglais par Anne-Cécile Padoux, 1999, Paris, Le Serpent à (...)
- 6 Concernant les traductions de Paradise, outre la traduction française, citons par exemple : Paraiso(...)
- 7 Hand, Felicity « Abdulrazak Gurnah ». The Literary Encyclopedia, 15 août 2012. Disponible en ligne (...)
5Avant même de nous intéresser au roman Paradise, présentons en quelques lignes son auteur. Abdulrazak Gurnah est un romancier né à Zanzibar en 1948. Il quitte l’île à 18 ans pour poursuivre des études de lettres au Royaume-Uni où il soutient sa thèse. Il a enseigné à l’université de Kano (Nigeria) et est désormais professeur émérite de l’université du Kent à Canterbury où il a enseigné à partir de 2004 les littératures anglaises et postcoloniales. Gurnah a notamment travaillé sur V.S. Naipaul ou Salman Rushdie et dirigé deux tomes d’essais consacrés aux écritures africaines4. Parmi ses nombreux romans, souvent nourris de son expérience de l’émigration, un certain nombre a été traduit en français. Paradise, qui l’a été sous le titre Paradis5, reste à ce jour le plus célèbre d’entre eux. Publié en anglais en 1994, il fut sélectionné pour le Man Booker Price for Fiction et pour le Whitbread Prize et a connu des traductions dans de nombreuses langues européennes6. Sans être un auteur particulièrement connu et médiatisé, Abdulrazak Gurnah appartient cependant pleinement à la sphère éditoriale « globalisée » contemporaine : il écrit en anglais, a reçu un certain nombre de prix, ses ouvrages, souvent traduits connaissent le plus souvent une édition de poche et sont aisément disponibles. Ils sont cependant irrigués par des sources et des inspirations liées au pays natal. En effet, ainsi que le souligne Felicity Hand, « the work of remembering is central to Abdulrazak Gurnah’s literary art, much of which is based on a desire to recuperate the history/ies of the Swahili Coast, and, more specifically, of the people of his native Zanzibar7. »
6Comment ces récupérations, passages et disséminations des histoires extra-européennes s’opèrent-elles ? Comment la mémoire localisée de Zanzibar est-elle utilisée par le romancier et parvient-elle à toucher un public plus large de lecteurs ?
- 8 Velten, Carl, Safari za Wasuaheli, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1901.
- 9 Les récits de caravaniers – dont celui de Mwenye Chande – transmettent des informations utiles aux (...)
- 10 L’édition originale adopte la graphie suivante : Sleman bin Mwenyi Tschande bin Mwenyi Hamisi esh-S (...)
- 11 Pour une étude sur les modifications apportées par l’édition de Lyndon Harries aux textes publiés p (...)
- 12 Dans son introduction à sa traduction française dans la revue Caravanes, Dieudonné Gnammankou fait (...)
7Le cas du roman Paradise, qui suit le parcours du jeune Yusuf, donné comme rehani (gage) à « l’oncle Aziz », commerçant caravanier aisé, peut apparaître comme exemplaire de la mise en forme d’une matière première est-africaine, et plus spécifiquement swahili. Il apparaît en effet de manière indubitable que ce roman d’initiation, qui permet de découvrir l’histoire caravanière de la côte est-orientale, utilise largement des sources swahili du xixe siècle. Ces sources sont des récits de voyage collectés à la fin du xixe siècle par l’Allemand Carl Velten auprès de quatre informateurs swahili. Pour la plupart oraux à l’origine, ces récits ont fait l’objet d’une transcription et d’une publication en Allemagne en 1901, en version bilingue swahili/allemand : les Safari za Wasuaheli8. Ces textes, récits de voyageurs issus d’une réalité locale (l’Afrique de l’Est des caravanes et de la colonisation allemande) et dans un but premier de transmission de connaissances utiles aux pairs comme aux colons9, ont connu une circulation relativement restreinte, même si certains récits ont ultérieurement connu des traductions et ont migré vers d’autres publications. C’est le cas des deux récits qui ont nourri le roman de Gurnah de la manière la plus évidente : Safari yangu ya barra Afrika de Sleman bin Mwenye Chande10 (« Mon voyage à l’intérieur du continent ») et Safari yangu ya Russia na ya Sibirien niliyofanya pamoja na Bwana wangu Dr Bumiller de Selim bin Abakari (littéralement : « Le voyage en Russie et en Sibérie que j’ai fait en compagnie de mon maître Bw. Bumiller »). Le premier relate le récit d’une caravane qui a eu lieu en 1891 selon Velten, qui en a recueilli le témoignage. Ce dernier, en entendant relater cette expédition très éprouvante, avait été séduit par les talents de conteur de Mwenye Chande et avait décidé de transcrire son récit. La version originale du texte est donc, à l’origine, une narration orale. Le récit a été repris et traduit en anglais en 1965, dans une version remaniée, par Lyndon Harries11. Le second texte, particulièrement fascinant, est le fruit de Selim bin Abakari, que Velten lui-même présente comme un grand voyageur. Comorien de noble lignée, celui-ci était attaché au service de l’Allemand Theodor Bumiller et avait longuement voyagé à ses côtés, en Afrique orientale allemande, mais aussi en Europe et en Sibérie jusqu’au Kazakhstan. C’est ce voyage entrepris en 1897, et surtout le personnage même de Selim bin Abakari, qui ont inspiré Abdulrazak Gurnah pour certains passages de Paradis. D’autres avant lui avaient été conquis par la narration fine et enlevée de son expédition aux confins de l’empire russe et le récit a connu plusieurs traductions. En anglais, dans le recueil de Lyndon Harries déjà cité, mais également en italien (1991), en comorien (1994) et en français (1994, 2003 et 2011). Une traduction en russe existe également12 mais à laquelle nous n’avons pas eu accès. Le swahili étant la langue maternelle d’Abdulrazak Gurnah, il est possible que celui-ci ait eu connaissance de l’édition originale bilingue publiée en 1901, celle-ci reste cependant difficile d’accès. Il est donc plus plausible qu’il ait travaillé à partir de l’édition de Lyndon Harries plus facilement disponible. Le fait que les emprunts identifiables dans son roman viennent uniquement de ces deux récits traduits en anglais contribue à rendre cette hypothèse convaincante car les cinq autres récits des Safari za Wasuaheli fourmillent également d’informations et anecdotes passionnantes qui auraient pu être utilisées mais ne l’ont pas été.
- 13 Paradis, traduction française de Anne-Cécile Padoux, p. 100. Version originale : « […] news with th (...)
8Il est par ailleurs également possible que d’autres sources, notamment orales, nourrissent Paradis, sans qu’elles puissent être clairement identifiées. Dans la sphère culturelle swahili, la parole est importante et le fait de raconter des histoires est largement prisé. Élevé sur la côte, Gurnah a probablement été bercé d’histoire transmises de génération en génération. L’oralité constitue en tous cas une source très valorisée dans ses textes, qui bruissent eux-mêmes d’histoires colportées de bouche en bouche. La fascination exercée par celles-ci, et notamment les récits de voyage, est d’ailleurs soulignée dans Paradis qui met en scène ces moments où les voyageurs reviennent, apportant « avec eux des nouvelles et des récits incroyables d’actes de courage et d’héroïsme accomplis au cours de leurs expéditions13 » qui enthousiasment l’assemblée. D’une certaine manière, le récit écrit de Gurnah reduplique donc la scène inaugurale de Carl Velten, auditeur conquis par le récit de Mwenye Chande et qui décide alors de le transcrire à l’écrit.
9Nous ne prétendrons donc pas dans cette contribution identifier toutes les sources du roman, mais nous intéresser spécifiquement aux épisodes et passages repris aux deux récits cités précédemment. Il s’agira d’en montrer l’importance pour analyser ensuite la manière dont ils sont convoqués et utilisés.
10S’il est possible d’affirmer sans crainte que Gurnah a eu connaissance des textes de Mwenye Chande et Selim bin Abakari, c’est avant tout parce que ces emprunts sont nombreux et très facilement repérables : des fragments entiers de ces textes se retrouvent, parfois à la réplique près, intégrés dans le roman.
11Les modalités d’enchâssement de cette matière première swahili dans le texte anglais varient. Cela peut aller d’une simple inspiration générale dans la création d’un personnage à la reprise d’épisodes, voire de répliques. La manière dont les textes de Selim bin Abakari et de Mwenye Chande infusent le roman en anglais est d’ailleurs assez différente. Ainsi, et même si un certain nombre d’épisodes relatés dans le récit de Selim bin Abakari donne lieu à des reprises dans le texte Paradise, c’est avant tout l’aura du voyageur lui-même qui semble avoir inspiré Gurnah, comme on le voit dans le passage suivant :
- 14 Gurnah, Paradise, p. 104. Traduction française par Anne-Cécile Padoux, p. 142 : « Une nuit, un marc (...)
One night a man from Mombasa came to stay with them, and he told them a story of an uncle of his who had recently returned after fifteen years in the country of the Rusi, a people no one had heard before. He had gone there in the service of a German officer who had been stationed in Witu, until the English chased the German out of there. The officer had then gone back to Europe as a diplomat in his country’s embassy in a city called Petersburg, in the country of these Rusi. The stories the merchant told about his uncle did not bear belief. In this city of Petersburg, the sun shone until midnight, he said14.
- 15 Hermann von Wissmann est en effet passé par Witu, ce qui tendrait à prouver que Selim bin Abakari a (...)
12Le personnage de Selim bin Abakari possédant effectivement encore aujourd’hui une aura quasi « légendaire », notamment aux Comores, sa terre natale, il est tout à fait possible que Gurnah ait eu connaissance de son existence par des sources autres qu’écrites. Un certain nombre d’éléments du passage correspondent à des faits établis : Selim bin Abakari est bien allé en Russie en compagnie d’un officier allemand (Theodor Bumiller auquel il était attaché, mais aussi peut-être, Hermann von Wissmann qui était à l’origine de l’expédition et qui voyageait avec eux15). Il est passé à Saint-Pétersbourg et si, à notre connaissance, il n’y est pas devenu diplomate, il a effectivement décrit ces journées sans fin où le soleil se couche à minuit. Cette mention laisse donc supposer que Gurnah connaissait la version publiée du voyage de Selim bin Abakari. D’autres épisodes relatés par le voyageur figurent d’ailleurs dans le roman aux pages 104-105 (142-143 pour l’édition française) qui condensent, pour ainsi dire, l’expérience et les réflexions nées de l’expédition : l’ivrognerie des Russes, la découverte de musulmans – Tatars notamment – dans ces territoires glacés, la présence du pétrole de la mer Caspienne…
13Le lien de fascination – mais aussi d’identification – entre Gurnah et Selim bin Abakari peut d’ailleurs se lire à travers le fait que l’auteur attribue au personnage que ce dernier inspire dans le roman le prénom d’Abdulrazak, inscrivant d’une certaine manière son profil d’auteur en redoublant la figure du personnage. Tout comme les scènes de récits de voyageurs fascinant leur assemblée peuvent être lues comme des mises en abyme de l’expérience de Velten face au récit de Mwenye Chande, Gurnah peut lui aussi redoubler la figure de ce marchand rapporteurs d’histoires, créateur de récits semi-fabuleux, voués à enflammer les imaginations.
- 16 Nous renvoyons au tableau comparatif des deux œuvres, disponible en annexe de cette contribution.
14La manière dont les sources swahili sont reprises dans le récit est encore plus visible au travers de l’utilisation du récit du caravanier Mwenye Chande, en raison de leur importance. Sur les 64 pages que compte le récit originel en swahili de celui-ci, une trentaine a été réutilisée par Gurnah, soit par épisode, soit ligne à ligne. Le chapitre « The Gates of Flame » de Paradise (« Les Portes des Flammes ») compte 48 pages dont presque la moitié (22) est directement inspirée du récit du caravanier. Le tableau comparatif des deux œuvres permet de repérer ces phénomènes de reprises16.
- 17 Pour des raisons de lisibilité, nous reproduisons ici l’édition de Lyndon Harries, en swahili stand (...)
15Pour en donner une idée plus nette en termes de contenus, nous pouvons comparer le récit de la traversée du Tanganyika tel que relaté par Mwenye Chande et l’épisode auquel celui-ci donne naissance chez Gurnah. Voici, en swahili, le récit donné par Mwenye Chande17 :
Tukalala hata asubuhi, tukapakia mali yetu ndani ya mitumbwi na sisi wenyewe. Wakavuta makasia. Hata saa edashara ikaja dhoruba kali, tukaona twataka kufa. Wafipa wakatuambia, Upesi, upesi, kunako mizimu yetu, twende ukatambike, labda upepo utalegeza. Tukaenda upesi upesi hata tukafika kisiwani, tukashuka wote pia na mali zetu. Wafipa wakatuambia, Toeni nguo moja nyeusi, mtoe na bendera moja, mtoe na shuka moja nyeupe, na ushanga kidogo mweupe na ushanga kidogo mwekundu, tupeleke mizimuni. Tukafungua mizigo upesi upesi, tukatoa vitu walivyotaka tukapeleka mzimuni. Na huo mzimu jina lake Wampembe. Tukapelela vitu vile vyote, tukamtaja kwa jina lake, tukamwambia, Wewe ndiye Wampembe, tumekuletea zawadi zako hizi, twataka utupe salama ya safari, twende salama, tukarudi salama. Tukakaa robo saa, upepo ukalegeza.
- 18 Harries, Swahili Prose Texts, p. 105-106. Traduction française : « Le lendemain matin, nous avons c (...)
Tukamwambia, Haya, upesi tupakie mali yetu. Tukapakia, nasi wenyewe tukajipakia. Baharia wakashika makasia yote pia, tukasafiri. Hata saa sita za usiku tukawasili ng’ambo ya Marungu kwa Sultani Mlilo, walakini hatukufika mjini kwa saa, tumelala mitumbwani18.
16Voici la contrepartie de cet épisode telle que présentée dans Paradise :
It was late in the morning by the time they were ready to leave. As the moment for boarding the boats approached, their high spirits had an edge of anxiety. The boatman, Kakanyaga, disposed the loads himself and instructed Uncle Aziz and Yusuf to board his canoe. ‘The young man will bring us luck,’ he said. The boatmen paddled steadily in the rising heat, their bare backs and arms glistening. They kept the canoes in close formation, close enough to throw snatches of song at each other and laugh at the replies. The travellers sat silently for the most part, troubled by the immensity of the water and the strong men in whose hands their lives lay. Most of them were not swimmers, even though their homes were by the sea. Their feet would cross a lifetime of mountains and plains but still retreat hurriedly from the hissing tides which washed their shores.
After they had been travelling for nearly two hours, the skies quickly darkened and a strong wind sprang up, apparently out of nowhere. ‘Yallah !’Yusuf heard the merchant say softly. Kakanyaga called the wind by its name, shouting it out to the men who were with him and to the other boats. They all knew from the yells of the boatmen and the intensity of their strokes that they were in danger. The waves rose higher and swept into the flimsy craft, drenching the men and their goods and releasing torrents of nervous complaints, as if what mattered most to them was to keep dry. Some of the porters began to cry out and call to God, pleading for time to change their ways. Kakanyaga in the lead boat changed direction and the other canoes followed. The boatmen paddled furiously, encouraging each other with cries which sounded close to panic. The waves were now powerful enough to lift the craft out of the water and drop them down again. To Yusuf it seemed suddenly obvious how frail dugout canoes were, as likely to roll over in rough water as a twig in a gutter. Snatches of prayers and weeping intermittently rose, muffled by the roaring air. Some of the men vomited over themselves with terror. Through it all Kananyaga was silent except for deep grunts of effort which escaped him as he paddled on one knee while sweat and lake water streamed off his back. Then at last they saw an island in the distance.
‘The shrine. We can make a sacrifice there,’ he called out to the merchant.
The sight of the island made the men row more furiously, amid hysterical cries of encouragement from their passengers. When they knew they were safe, the boatmen broke into shouts of triumph and cries of thanksgiving. Their passengers did not begin smiling until the canoes were pulled out of the water and all the goods unloaded. After which they huddled from the wind and spray behind bushes and rocks, heaving great sighs and muttering about their luck.
Kakanyaga asked the merchant for a black cloth, a white cloth, some red beads and a small bag of flour. Anything else the merchant wanted to give would also be welcome, only it must not be anything made of metal. Metal scorches the hand of the spirit of this shrine, Kakanyaga said. ‘You will have to come too,’ he said. ‘The prayer is for you and your journey. And bring the young man. The spirit of this shrine is Pembe, and he likes youth. Repeat his name to yourself when we enter the shrine, but don’t say it aloud unless you hear me say it.’
They walked a short distance through sharp-leaved bushes and grasses, accompanied by the mnyampara and some of the boatmen. In clearing bounded by dark shrubs and tall trees they saw a small canoe propped up with stones. Inside it were gifts of other travellers who had made offerings here. Kakanyaga made them repeat words after him which he translated for them. ‘We have brought you these gifts. We beg you to give us peace on this journey, so we can go and return safely.’
Then he placed the gifts in the boat and circled it once in one direction and once in the other. The merchant gave Kakanyaga the bag of tobacco he had brought and the boatman put that too in the shrine. By the time they returned to the boats, the wing had dropped.
- 19 Traduction française : « Le lendemain matin, lorsque le moment fut venu d’embarquer, leur satisfact (...)
‘Like magic,’ Simba Mwene said, laughing at the mnyampara Mohammed Abdalla gave him an unfriendly look and shook his head disbelievingly. ‘It could have been worse. They might have wanted us to eat something disgusting or copulate with beasts,’ he said. ‘Haya, let’s load up.’ (Paradise, p. 146) 19
- 20 Le terme khabar, devenu « habari » en swahili standard, signifie les « nouvelles ». C’est un mot d’ (...)
17La comparaison des deux épisodes met clairement en lumière le phénomène d’emprunts qui s’opère entre le récit de Mwenye Chande et celui de Gurnah. Cependant, elle souligne également le travail du romancier. Les informations et anecdotes rapportées par les voyageurs swahili sont insérées dans une narration pour devenir une matière romanesque à part entière. Le travail s’opère aussi bien en termes de forme que de contenu. Il faut ici souligner que les récits swahili dont il s’inspire appartiennent à un genre spécifique au monde swahili, le khabar. Celui-ci, comme l’indique son étymologie20, est un genre informatif qui n’est pas tourné d’abord vers l’esthétique mais vers la transmission de nouvelles et de connaissances. Cela est perceptible dans le caractère très factuel des narrations de Mwenye Chande et Selim bin Abakari. Ceux-ci s’adressent, dans leur langue et au travers d’un genre bien identifié de la côte swahili, à leurs pairs. Le genre ressortit également au récit autobiographique et il est acquis pour le public que les faits relatés sont dignes de foi. Les récits swahili – comme la poésie traditionnelle – se placent sous l’autorité de Dieu et le témoignage suppose la véracité. L’imagination n’est pas de mise. Choisissant de travailler à partir de cette matière première, Gurnah va opérer toute une série de modifications qui vont permettre aux récits premiers de migrer vers une forme occidentale, étrangère à la culture côtière à l’époque : le roman. Le passage d’une forme à l’autre ressemble, d’une certaine manière, à un « changement de règne ». Comment donc s’opère cette « transsubstantiation » ?
- 21 Les descriptions ne sont pas complètement absentes du khabar mais les dimensions psychologique, pro (...)
18Gurnah choisit, tout d’abord, les épisodes qui lui seront utiles et les insère dans une narration. La logique d’expansion – clairement visible quand on compare la longueur des passages ci-dessus – laisse une large place à l’imagination de l’auteur et à des développements inexistants dans le genre du khabar, en particulier les descriptions21. La logique de dramatisation est elle aussi très sensible. De manière générale, si la comparaison entre épisodes souligne des identifications relativement visibles (dans l’extrait cité, outre la similarité des faits relatés, l’identification de Kakanyaga à Makunganya ou de l’esprit Pembe à Wampembe par exemple) et la reprise de certains détails ou répliques au mot près (les paroles d’invocation à Wampembe et la référence aux étoffes rouge et noire ainsi qu’aux perles), il n’empêche que Gurnah réalise un travail de refonte romanesque : dans l’économie générale de son roman, il inverse des épisodes, en fusionne certains, opère des déplacements.
- 22 Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, éditions de Minuit, 1980, p. 235-252.
19L’une des transformations les plus importantes à l’échelle globale du roman est l’ajout d’un personnage principal, Yusuf. Celui-ci porte la structure de ce roman d’apprentissage là où la tradition culturelle swahili du khabar permettrait difficilement la mise en valeur de celui qui raconte, quand bien même celui-ci, comme Yusuf, voyage et découvre. Le romancier ajoute aussi de la profondeur psychologique là où le khabar est informatif et tient à distance l’expression des sentiments. D’autres personnages plus secondaires sont également créés qui permettent à Gurnah de développer des thèmes qui l’intéressent. À l’échelle du roman, des réflexions gagnent en force : la présence indienne sur le continent ou les discussions sur la religion sont par exemple plus poussées. D’autres apparaissent qui ne pouvaient avoir droit de cité dans le récit d’origine, ainsi ceux touchant à la sexualité en général et à l’homosexualité en particulier. La critique de la domination coloniale allemande (qui n’est pas totalement absente du récit de Mwenye Chande) est sans surprise beaucoup plus vive, étant par ailleurs moins « muselée » dans ses conditions d’énonciation. D’une certaine manière, et pour reprendre les termes de l’analyse de Deleuze et Guattari dans leur texte « 1874 – ‘Trois nouvelles, ou ‘qu’est-ce qui s’est passé ?’22 », nous avons deux « halètements » différents du récit : le khabar relève du « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? », alors que le roman relève du « Qu’est-ce qui va se passer ? ».
20Mais si Gurnah agence, logiquement, un texte qui s’adapte plus largement aux habitudes de lecture européennes, il n’en est pas moins vrai que le contenu des informations subit aussi subtilement certaines déformations, induites par le changement de langue comme de forme littéraire.
21Ainsi, il semble bien qu’entre les récits premiers transmis par les informateurs que sont Mwenye Chande et Selim bin Abakari et le roman Paradise, qui apparaît comme le dernier maillon (à l’heure actuelle) de la chaîne de transmission, toute une série de glissements subtils se crée, selon une double logique d’explicitation/acclimatation.
- 23 Allen, John W. T., recension des Swahili Prose Texts, p. 10.
22Il y a, bien sûr, la première transformation du passage de l’oral à l’écrit. Celle-ci est assez légère chez Velten car ses récits en swahili sont des transcriptions qui n’ont que rarement altéré le texte énoncé mais qui en ont parfois modifié la répartition en paragraphes. Chez Harries, au contraire, les transformations sont plus nettes puisque son édition introduit des subdivisions en chapitres, attribuant un nom aux différentes parties du récit. Ce faisant, il facilite certes l’approche du texte aux lecteurs anglophones, et plus largement européens, mais en leur imposant une grille de lecture différente de la construction et du rythme du khabar. Le critique J.W.T Allen notera d’ailleurs à la publication du texte que « the Harries version is a European way of telling a story and the Velten version is the Swahili way23. »
23Il y a aussi, bien évidemment, le passage du swahili à l’anglais. Nous aimerions nous arrêter, dans l’extrait que nous venons d’analyser, aux termes de mzimu (pluriel : mizimu) qui paraît également avec le suffixe -ni : mizimuni. Le terme est traduit en anglais par le mot de « shrine » (« sanctuaire » dans la version française). Si cette traduction peut aisément se comprendre et ne constitue nullement un contresens, il n’empêche qu’à travers elle, tout un univers est apprivoisé, gommant les spécificités des représentations de la culture d’origine. Ainsi, en swahili, mzimu désigne un lieu dont on croit qu’il est habité par les âmes des défunts et où, de ce fait, les vivants effectuent des offrandes. Cela peut être une grotte, un bosquet, un arbre creux consacré au culte des ancêtres. Le terme de mzimu peut aussi désigner, par extension, l’âme des ancêtres défunts. Ainsi, les représentations suscitées par les termes de sanctuaire et mzimuni peuvent-elles différer dans l’esprit du swahili et du lecteur occidental. Par ailleurs, tout un réseau de significations en écho se met en place dans le texte d’origine, qui échappe à la traduction. Ainsi, le mot de upepo signifie « vent » dans son acception la plus courante en swahili mais ce sens dérive avant tout du fait que pepo renvoie avant tout aux esprits, créatures invisibles qui peuplent l’univers des croyances swahili. Dans le texte swahili, les termes d’upepo et mzimu sont donc directement liés, ils appartiennent au même champ lexical, ce qui n’est pas le cas dans le texte anglais où, si le vent (wind) et le sanctuaire (shrine) entretiennent bien un lien (on va faire des offrandes pour que le vent se calme), l’identification est bien moins nette (dans l’esprit d’un Swahili, le vent n’est pas qu’un phénomène météorologique, il est aussi, dans une certaine mesure, l’esprit lui-même).
- 24 Derrida Jacques, L’Écriture et la différence, Paris, édition du Seuil, 1967.
24On le voit, la traduction entraîne le plus souvent une certaine « neutralisation » de l’étranger, de sa différance, si l’on veut reprendre le concept de Derrida24. Si les faits se racontent sans peine, le contexte culturel, lui, peut s’effacer ou nécessiter une adaptation. De cette suite d’opérations résulte une sorte de « réduction de l’autre au même » afin de le rendre intelligible. Le travail de Gurnah se double d’ailleurs d’une logique d’explicitation comme lorsque le romancier indique que les hommes ne savent pas nager. Cette connaissance, partagée de tous dans le contexte d’origine, mérite ainsi d’être explicitée pour le lecteur contemporain, qui plus est étranger. Ces phénomènes constituent un mécanisme compréhensible, nécessaire à la construction d’un espace commun de réception, mais portent également un versant violent qui ressort du rôle « effaçant » de la traduction que nombre de critiques ont souligné.
25Si l’on s’intéresse à la manière dont les deux récits de Mwenye Chande et Selim bin Abakari ont voyagé jusqu’au lecteur occidental, nous constatons les traits suivants : ils passent d’une situation d’énonciation spécifique, dans une langue particulière à des textes publiés en version bilingue de circulation restreinte (Velten) puis à une traduction dans une langue appelée à devenir ultra-dominante dans l’édition : l’anglais. Cette dernière édition (Harries) demeure cependant réservée aux domaines des spécialistes. Avec Gurnah s’opère un nouveau changement de genre : du témoignage, on passe à la fiction, en anglais toujours, mais aussi à la circulation internationale. Or, dans cette circulation accrue, tout se passe comme si le récit, passant du local ou global, gagnait en notoriété, démultipliant le nombre de ses lecteurs tout en perdant la mémoire de l’énonciation originale. Le public s’élargit, les paroles d’origine portent et voyagent, mais la voix de l’énonciateur, elle, disparaît. En effet, une autre transformation de taille intervient à l’occasion du passage à la fiction : les informateurs, bien identifiés et nommés dans les éditions précédentes, qui leur reconnaissent donc le statut d’auteurs, sont devenus anonymes. Cette disparition, cette invisibilisation, ne cessent d’interroger. Le lecteur anglais (et français à sa suite) qui découvre Paradise peut vibrer comme le jeune Yusuf aux récits fabuleux d’Abdulrazak le marchand de Mombasa, mais il ignore que derrière le personnage se dissimule – ou est dissimulé – un jeune homme au destin hors du commun dont des photographies témoignent de l’existence. Il ignore aussi que les épreuves rencontrées par le jeune Yusuf ont été en partie vécues et racontées par un caravanier, avant de lui parvenir. Il ignore enfin que les mots publiés en anglais vibrent du souvenir de paroles swahili qui ont été prononcées, à l’origine, pour d’autres publics.
- 25 Simpson Donald, Dark Companions. The African contribution to the European exploration of East Afric (...)
- 26 On peut ainsi penser au texte d’Ilija Trojanow, Le Collectionneur de monde, Paris, Buchet Chastel, (...)
26Ainsi, Gurnah, tout en se faisant passeur de l’Histoire et des histoires de sa société d’origine, poursuit cependant une logique d’invisibilisation à l’œuvre pendant la colonisation. Des chercheurs comme Simpson ont souligné le rôle majeur des « compagnons obscurs25 » dans l’exploration du continent africain, compagnons des explorateurs dont les récits européens n’ont que peu gardé la trace. De même, Gurnah passe sous silence l’existence bien réelle de ces marchands, caravaniers, voyageurs qui lui ont transmis les récits qu’il réutilise. Cet état de fait ne peut que porter à réfléchir sur le rôle neutralisant, voire effaçant du système éditorial contemporain et, ici, du texte de Gurnah. Pourquoi celui-ci ne choisit-il pas, non dans son récit de fiction, mais dans le paratexte, d’expliciter ses sources ? Certes, des auteurs peuvent prendre le contrepied de cette position : un certain nombre d’ouvrages de fiction récents choisissent ainsi de redonner voix à des vies dont les mémoires ont été mises à l’écart26. Ces récits participent cependant d’un système occidental qui répond aux codes de celui-ci et qui tend à effacer les traits culturels des récits d’origine. Il serait ainsi particulièrement intéressant de voir comment des éditeurs locaux – notamment ceux qui publient en swahili, langue dans laquelle Paradise n’a pas encore été traduit – se saisiraient de la matière première de ceux-ci. Cela permettrait, au-delà de l’étude comparative des textes, d’ouvrir la réflexion à celle des systèmes éditoriaux en contexte mondialisé.