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2021
Hors frontières (N° 26 | 2021)
Des littératures sans frontières

Parlons travail : déplacement et resémantisation de l’écriture, dans la lignée de Primo Levi et Aharon Appelfeld

Guido Furci

Résumés

Cette contribution vise à thématiser et remettre en contexte les échanges que Philip Roth a entretenus avec Primo Levi et Aharon Appelfeld pendant plusieurs années. Cette sorte de « dialogue à distance » (enrichi dans un deuxième temps par les correspondances que chacun des auteurs a eues avec les autres de manière plus individuelle), est emblématisé en particulier par la place que Levi et Appelfeld occupent dans Shop Talk (Parlons travail), paru en 2001. Articulées en trois mouvements, les réflexions proposées cherchent, d’abord, à revenir sur le brouillage des frontières symboliques opéré par Philip Roth dans cet ouvrage (qui mêle et déconstruit plusieurs formes : recueil d’entretiens, essai, récit autobiographique, journal intime) ; ensuite, à questionner les paradigmes testimoniaux que Levi et Appelfeld incarnent, et que Roth cherche à problématiser dans le cadre de son travail ; enfin, à aborder la notion de « déplacement » à la lumière de ce que l’écriture (documentaire) peut signifier dans une perspective à la fois transnationale et intergénérationnelle.

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Texte intégral

  • 1 Dulong, Renaud, (page consultée le 25 janvier 2021), « Qu’est-ce qu’un témoin historique ? », in Vo (...)

1D’après une définition du sociologue Renaud Dulong, « le témoin historique serait un témoin oculaire qui décide de devenir témoin instrumentaire, par un acte intentionnel […] »1. Or, c’est précisément cette trajectoire d’un pôle à l’autre qui fait du témoin historique une catégorie sémantique hybride, toujours susceptible d’être remise en cause en fonction du contexte. Introduite par nombre d’études s’intéressant au processus de reconstitution d’un événement génocidaire, cette figure multiple est aujourd’hui au centre de toute une littérature qui ne cesse de chercher dans le déplacement ses propres raisons d’être. Ces textes, souvent caractérisés par une altération de l’élément autobiographique, proposent un traitement non linéaire de l’histoire, comme pour en reconstituer le puzzle – le relogifier dirait Barthes – en procédant par rapprochements implicites. « Pris dans les faits qu’ils relatent », les auteurs qui en sont à l’origine s’engagent à faire de l’écriture un lieu privilégié de la mémoire ; comme dans un réceptacle, les souvenirs personnels – et ceux qui dérivent d’une tradition à laquelle ils se découvrent appartenir – viennent s’y déposer et « habiller de mots » ce que l’auteur israélien Aharon Appelfeld décrit comme un « héritage nu ». Pendant de nombreuses années, c’est précisément autour de cette notion que Philip Roth s’efforce d’entretenir un « dialogue à distance » avec Aharon Appelfeld et Primo Levi. Les pages qui suivent proposent de revenir sur la nature et au moins quelques enjeux de ces échanges, emblématisés entre autres par la façon dont ils ont été rendus publics à partir du début des années 2000.

Situation d’un livre « pas comme les autres »

  • 2 Roth, Philip, Parlons travail, trad. par J. Kamoun, Paris, Gallimard, 2004.

2S’il existe plusieurs interviews ou articles de presse dans lesquels Philip Roth cite ouvertement ses maîtres à penser, dont plusieurs – comme Levi et Appelfeld – sont devenus progressivement des amis, il n’y a qu’un seul véritable hommage que l’écrivain rende à quelques-uns d’entre eux, au moyen d’un assemblage de textes qui, dans le sous-titre de son édition originale, s’affiche aussi bien comme un recueil d’entretiens que comme un autoportrait provisoire, en miroir de portraits d’autrui. Il s’agit de Shop Talk. A Writer and His Colleagues and Their Work, publié pour la première fois en 2001 et paru en France trois ans plus tard, dans une édition à laquelle tout le monde se réfère aujourd’hui par la formule Parlons travail 2. À bien y regarder, ce livre ne porte pas exclusivement sur le travail ; il représente aussi une tentative de se confronter à un éventail d’interlocuteurs choisis afin de stimuler davantage l’exploration de pistes narratives laissées temporairement en suspens, tout comme une manière de se situer en tant qu’auteur et en tant que citoyen dans un débat au sein duquel les voix de celles et ceux qui prennent la parole ne se « rencontrent » peut-être pas systématiquement, bien que les propos des unes semblent toujours compléter les propos des autres. De plus, cet ouvrage cherche à questionner frontalement le geste de l’écriture, d’une part pour en évaluer les implications lorsque l’écriture devient une profession à proprement parler, d’autre part pour mesurer sa portée politique et documentaire.

  • 3 Roth, Philip, op. cit., 2004, p. 200 ; « to overturn his history as a painter and to depict, withou (...)
  • 4 Ibid., p. 176 ; « "Forgive me if all this is disagreeable to you" (McCarthy) ; I would have had to (...)

3Procédons dans l’ordre : tout d’abord, contrairement à ce qui se dit souvent, Parlons travail n’est pas un simple recueil d’entretiens. Bien que l’on ait tendance à s’y référer en ces termes, il serait inexact de réduire l’intégralité du volume aux échanges qui ont eu lieu presque sans intermédiaires et en face-à-face entre Roth et ses collègues, d’autant que seulement six des dix chapitres qui composent l’ouvrage en sont la retranscription. Si les conversations occupent une place prépondérante dans le livre, elles n’en représentent que les trois cinquièmes. Certes, cela n’est pas négligeable ; et pourtant, l’importance qu’elles revêtent serait difficilement compréhensible en l’absence des « échanges écrits », des « descriptions » et des « notes » qui suivent. C’est précisément par ces dernières proses qu’il est donné au lecteur d’accéder au quotidien d’un écrivain qui, s’il ne saurait vivre sans ses œuvres – au sens imagé mais aussi le plus « tangible » de l’expression –, ne pourrait surtout pas vivre sans celles des autres. Dans ces compositions, Roth revient sur ses relectures de Saul Bellow (2000), ses discussions avec Philip Guston (1989) – dans les dessins duquel, y compris dans ceux qui semblent constituer une « agréable distraction », l’auteur reconnaît les efforts de l’artiste « de renverser son histoire de peintre pour représenter, sans rempart rhétorique, son angoisse d’homme »3 –, son rapport ambivalent avec Bernard Malamud (1986) et les correspondances avec Mary McCarthy (1987) au sujet de La Contrevie (1986) – dont les dernières lignes méritent d’être mentionnées tant elles sont révélatrices du type de relation que Roth entretient avec les gens dont il apprécie l’intelligence : « Pardonnez-moi si ces considérations vous sont désagréables » (McCarthy) ; « Je n’aurais eu à vous pardonner que si vous aviez cherché à m’être "agréable" »4 (Roth).

  • 5 Au fond, le chapitre sur Philip Guston n’est qu’une manière d’approfondir cette question autrement (...)

4Organisées de façon à s’intégrer dans la continuité d’un discours idéal, les différentes sections dont le livre se compose ne respectent pas leur véritable chronologie. Ce n’est pas une observation accessoire, dans la mesure où Parlons travail vise plus à assurer une homogénéité formelle, en dépit de la diversité des problématiques prises en compte, qu’à retracer un historique au sein duquel un lecteur non averti aurait dans tous les cas du mal à se retrouver – ne serait-ce qu’en raison d’un manque de références à la production rothienne autre que celle mentionnée explicitement dans le volume, et qui fonctionne, bien que de manière intermittente, comme une espèce de proto-texte de l’ouvrage dans son ensemble. Couvrant un arc temporel allant de 1986 à 2000, les chapitres non consacrés aux « conversations » en tant que telles intersectent les autres qui, quant à eux, regroupent un nombre de rendez-vous s’étant déroulés à Turin, Jérusalem, Prague, Londres et New York entre 1984 et 1990. Caractérisées par une écriture plus rapide, par moments presque télégraphique, les pages dans lesquelles Roth reconsidère rétrospectivement sa propension à l’autofiction, la dette et l’écart vis-à-vis de la littérature juive anglo-américaine de la génération précédente, ainsi que son intérêt pour les images – vecteurs d’une connaissance à peine verbalisable5 – se démarquent du reste pour une raison bien précise : tout en étant bâties sur le modèle d’une espèce de « champ-contrechamp » – en d’autres termes, tout en incluant elles aussi un jeu sophistiqué de « répliques » – dans ce qu’elles racontent, c’est comme si, telle une caméra, le regard autorial s’adressait systématiquement ailleurs, pour mieux se diriger vers lui-même et son propre univers.

  • 6 À l’instar de ce qui avait été montré dans : Roth, Philip, Reading Myself and Others, New York, Far (...)
  • 7 Ce qui en revanche advient régulièrement dans les ouvrages fictionnels, dès l’apparition des figure (...)

5Or, et c’est le deuxième point de notre réflexion, sans vraiment se configurer en tant qu’alternative au « retrait choisi » de certains de ses collègues, la nécessité manifestée par Roth d’entretenir des contacts avec d’autres intellectuels – dans le but peut-être d’analyser « en prise directe » pour mieux s’autoanalyser – laisse transparaître le besoin d’une exploration introspective dont ses romans attestent l’importance, mais dont ils ne disent pas tout. Dans ce sens, le lien de complémentarité suggéré entre les « conversations » et le reste se charge d’une signification supplémentaire : loin de se concentrer exclusivement sur l’association de confrontations d’ordres et de genres différents, il souligne la double exigence de la part de Roth de creuser dans les terrains sondés par les autres6, en cherchant à toujours mieux apprivoiser ses propres domaines de recherche. Contre toute attente, ce sont les dialogues les plus francs qui préparent le lecteur aux chapitres où les échanges se font progressivement plus « filtrés » : de fait, l’on comprend vite que ce qui intéresse Roth n’est pas la distance à gérer avec ses interlocuteurs ou par rapport à ce qui fait l’objet de leurs réflexions partagées, mais plutôt l’émergence d’un « privé » qui est censé devenir ostensiblement « public », au sein d’une narration où l’on se cache moins derrière les apparences7.

  • 8 Il est dommage qu’une conversation sur cet aspect n’ait jamais eu lieu – et qu’elle ne puisse plus (...)
  • 9 Nous pensons par exemple à la fonction libératrice (et politique) du sexe dans un cadre rural.
  • 10 Rappelons que nés en Tchécoslovaquie, respectivement en 1929 et 1931, Kundera et Klíma ont subi tou (...)

6Si la transition des premiers aux derniers chapitres s’accompagne du surgissement de plus en plus affirmé d’une certaine « sensibilité autoriale », nous ne devons pas nous étonner que le changement de registre qu’un tel passage opère soit scandé, dans le texte, par l’interpellation d’écrivains qui vont de Primo Levi et Aharon Appelfeld à Milan Kundera et Edna O’Brien, en passant par Ivan Klíma et Isaac Bashevis Singer. Chacun d’entre eux est interrogé au sujet de l’appartenance à un territoire ; de la nature des frontières, physiques ou culturelles ; de la possibilité pour un pays de se démembrer, de se défaire, de disparaître ; des tensions existantes entre les États-nations en tant qu’idées et ce à quoi ils ressemblent dans les faits, là où ils se découvrent inaptes à dompter leur nature duelle. Chacun d’entre eux est « questionné sur » et questionne la possibilité, bien réelle, qu’une « pensée totalisante » puisse contraster avec une « pensée totalitaire » et la remplacer, facilitant à son tour la mise en place d’une dictature8 ; l’éventualité que tenter de se sauver soi-même dans le monde ne soit pas forcément une entreprise moins digne que celle qui consisterait à vouloir sauver le monde ; le risque intrinsèque à toute prise de position idéologique visant à faire de l’engagement non pas un « mode de vie », mais la conditio sine qua non de sa propre existence d’homme – ou de femme. Sur ce point, notons que l’inclusion d’Edna O’Brien dans le livre ouvre la voie à un affrontement « genré » autour de thèmes qui, dans les années 1970 et 1980 – à l’époque de la plupart des conversations reproduites dans Parlons travail donc –, n’étaient que très rarement médiatisés9, tout comme celle de Kundera et Klíma permet d’aborder, bien que de manière fortement détournée, la question de la « féminisation » de la victime, telle qu’elle peut s’opérer lorsque celle-ci est exposée de manière réitérée et violente à une répression possiblement meurtrière10. Pour ce qui est de Levi et Appelfeld, ils semblent « ouvrir les travaux » en vertu du fait que les rencontres avec eux condensent l’essentiel des éléments que nous venons de rappeler ; si la biographie d’un auteur pouvait se réduire à des rapports de cause à effet, nous serions tenté de penser que derrière ces deux rencontres en particulier se cachent les vraies raisons qui ont poussé Roth à publier Parlons travail.

Primo Levi : « métier », « travail », « constructions »

  • 11 Majoritairement répertoriés par Michael Spangler, dont le travail a été absolument indispensable po (...)
  • 12 BOX 254 FX1, Roth Papers, Miscellany / Manuscript Division ; BOX19, Roth Paper, Primo Levi / Manusc (...)
  • 13 BOX1, Roth Papers, Appelfeld / Manuscript Division (Library of Congress) (notre traduction).

7Alors qu’ailleurs les repères spatio-temporels fournis par l’auteur ne s’avèrent pas toujours exacts au vu d’une consultation approfondie des documents d’archive – en tout cas des documents déposés par Roth lui-même à la « Library of Congress » de Washington DC 11–, il n’en va pas de même pour les informations se référant à l’écrivain « turinois » – plus qu’italien – et au romancier israélien. Nous savons que le premier a reçu Roth un « vendredi de septembre 1986 » dans sa ville natale, après avoir préalablement entretenu des échanges épistolaires, et après avoir entamé une conversation orale « un après-midi à Londres, au printemps précédent »12 ; on nous dit que depuis une première vraie rencontre en 1984 avec le second, les discussions se sont poursuivies – assez régulièrement semble-t-il – « le plus souvent en déambulant dans les rues de Londres, New York et Jérusalem[, ville des retrouvailles de 1988] »13. Dans les deux cas, il est évident que les rapports qui sont en train de se mettre en place sont destinés à durer ; si la disparition soudaine de Levi en avril 1987 interrompt brusquement cette complicité dont le premier chapitre de Parlons travail s’efforce de témoigner, l’affection réciproque qu’Appelfeld et Roth s’expriment déjà à l’époque de la transcription de l’entretien – placé immédiatement après celui de Levi dans l’ouvrage – finit par se consolider et donner lieu à des manifestations différentes.

  • 14 Comme cela est indiqué dans une note bibliographique exhaustive, en marge du texte.
  • 15 Dans le cas d’Appelfeld, précisons que Jeffrey Green, traducteur officiel de l’auteur en anglais, i (...)

8À la précision des coordonnées chronologiques et topographiques s’ajoute la fidélité avec laquelle les proses concernant Levi et Appelfeld sont rééditées, après avoir fait l’objet d’une publication précédente dans la New York Times Book Review. Si tous les chapitres du livre avaient déjà paru auparavant14, la reformulation des deux premiers occupe Roth pendant plus de temps. Celui-ci semble vérifier le rendu de sa prose de manière inhabituelle ; l’attention avec laquelle il s’assure d’avoir correctement travaillé les nuances – dans un anglais dont le défi est d’atteindre un bon niveau de mimétisme, sans trahir la nature des échanges advenus pour Levi et Appelfeld en langue étrangère – est la même dont il fait preuve lorsqu’il s’agit de surveiller leur diffusion à l’international. En cela il n’y aurait rien de particulièrement surprenant, si seulement la méthode opérationnelle de Roth auteur-et-relecteur de ses propres pages était la même pour toutes les sections du recueil ; or, elle attire notre attention justement parce qu’en dépit du fait que d’autres interlocuteurs ne sont pas non plus anglophones de naissance, le traitement réservé à Levi et Appelfeld demeure quelque peu unique. Bien sûr, cela peut dépendre d’une volonté de traduire à l’écrit avec sérieux, non seulement les données factuelles, mais aussi l’application de Levi et Appelfeld qui, à la différence de Kundera par exemple, choisissent de ne pas bénéficier de la présence d’un interprète lors des rencontres15. Et pourtant, nous avons l’impression que ce souci du détail notifie autre chose : l’envie de rendre justice à une démarche qui fait de la rigueur le seul vrai critère d’évaluation des résultats et qui caractérise, pour Roth, l’attitude de Levi et Appelfeld par rapport à leurs propres métiers.

  • 16 Pour toutes les citations tirées du premier chapitre de Parlons travail, voir Roth, Philip, op. cit (...)
  • 17 « [T]aking in what I could of the noise, the stink, the mosaic of pipes and vats and tanks and dial (...)
  • 18 « In our time many writers have worked as teachers, some as journalists, […] there is an impressive (...)
  • 19 « I wonder if you think of yourself as actually more fortunate – even better equipped to write – th (...)

9Chez Levi, cela est valable non seulement vis-à-vis du métier d’écrivain, mais aussi de celui de chimiste et, plus précisément, de directeur d’usine. « Pour éloignée qu’elle soit de l’esprit de sa prose, il est clair que l’usine demeure un lieu cher à son cœur »16, commente Roth en nous plongeant dans l’univers de son collègue au moyen de ce qui, au cinéma, s’apparenterait à un long plan-séquence tourné dans le paysage postindustriel le plus familier de l’auteur ; « tout en observant ce que je pouvais absorber du bruit, de la puanteur, de la mosaïque de tuyaux et de cuves, de réservoirs et de cadrans, je me rappelais Faussone, le constructeur de charpentes métalliques dans La Clé à molette [1978] qui confie à Levi – lequel l’appelle "mon alter-ego" : "Il faut que je vous dise que me trouver dans un atelier d’usine, ça me plaît, à moi" »17, poursuit Roth fasciné et surpris par l’environnement. S’il est vrai que « [d]e nos jours on trouve couramment des écrivains qui ont été professeurs ou journalistes, […] qui ont en même temps exercé la médecine ou des fonctions ecclésiastiques »18, il n’y en a pas autant qui aient su concilier une profession dans le secteur secondaire, notamment dans le milieu industriel, et leur activité littéraire. Un tel constat pousse Roth à poser une question à la fois simple et d’une complexité désarmante : « [j]e me demande si vous vous considérez comme plus chanceux – voire mieux à même d’écrire – que ceux d’entre nous qui n’ont pas d’usine de peinture avec tout ce que cela implique d’attaches »19.

  • 20 Rappelons que Levi habite pendant toute sa vie dans sa maison natale, exception faite pour la pério (...)
  • 21 « Italo Svevo, a converted Jew of Trieste […] who lived from 1861 to 1928. For a long time Svevo wa (...)
  • 22 « No, as I’ve hinted already, I have no regrets. I don’t believe I have wasted my time in managing (...)

10La réponse de Levi mérite d’être segmentée en trois points fondamentaux : pour commencer, il insiste sur le hasard qui a fait qu’il s’est occupé du commerce des peintures, des vernis et des laques ; ensuite, il affirme qu’à la différence d’autres auteurs mentionnés par Roth il ne lui serait jamais venu à l’esprit de quitter son usine, voire sa famille, pour se consacrer à plein temps à ses livres20 – c’est exactement ce qui s’est passé pour Sherwood Anderson, romancier anglo-américain originaire de l’Ohio, cité en exemple – ; enfin, il s’attarde sur l’expérience du romancier Italo Svevo, « un Juif converti de Trieste, qui a vécu de 1861 à 1928 [et qui] a été [lui aussi] longtemps directeur commercial d’une société fabriquant de la peinture »21. C’est la conclusion du discours, plus que son articulation interne, qui retient notre attention ; suite à ce que Levi lui-même qualifie de « potin un peu futile », un petit paragraphe marque de manière définitive la fin des digressions : « [n]on, comme je l’ai déjà laissé entendre, je n’ai pas de regrets. Je ne crois pas avoir perdu mon temps à diriger une usine. Ma militanza, le service obligatoire et honorable que j’y ai accompli, m’a permis de rester [profondément ancré dans] le réel. »22 Loin de reprocher à Roth un sous-entendu que l’on ne devine jamais dans ses propos – du moins tels qu’ils nous sont rapportés –, quand Levi réfléchit à l’éventuelle « perte de temps » que ses années passées à l’usine pourraient représenter aux yeux de quelqu’un d’autre, il semble plus en train de se parler à lui-même que de s’adresser à son interlocuteur ; c’est probablement la raison pour laquelle ses toutes dernières phrases tiennent plus des conclusions d’un raisonnement qu’il ne nous est pas donné de connaître en détail, que de l’aboutissement d’une conversation proprement dite.

11La notion de militanza – en italien et en italique dans le texte anglais aussi – renvoie à l’accomplissement d’une tâche imposée ; dans le jargon militaire, elle renvoie plus précisément encore à l’accomplissement d’une tâche imposée par l’État. Or, si Levi se soucie de qualifier cette tâche d’« obligatoire » et – la conjonction résonne ici plus comme une conjonction adversative que comme un simple élément de coordination – d’« honorable », il ajoute par ailleurs que – malgré tout ? – ce devoir lui a permis de ne pas s’éloigner de ce qui prime sur toute autre chose : le réel. Réinvesti de significations multiples par des engagements professionnels touchant à plusieurs domaines, ce dernier représente pour Levi un paramètre en fonction duquel examiner sa place dans la société ; de plus, il dessine un espace d’action où chaque individu devrait s’efforcer de participer à un mouvement collectif visant, d’une part, la resémantisation du monde, d’autre part, la prévention des dérives idéologiques. Si la première de ces deux actions peut être menée à bien en reconférant aux mots et aux gestes leur juste valeur – affirmer qu’en dépit de toute instrumentalisation perverse et barbare le travail peut vraiment « rendre libre » et anoblir l’expérience d’un individu au sein d’une collectivité est une entreprise plus que significative à cet égard –, la deuxième quant à elle nécessite inévitablement un projet collaboratif. Levi sait bien qu’il est tout à fait possible de lutter contre les dogmatismes sur le plan personnel, mais que cela ne suffira jamais à atteindre l’objectif ; son écriture incarne simultanément la recherche d’une entente, l’espoir de « fabriquer » un lectorat à même de le comprendre, et le partage d’une réflexion qui se déploie dans le temps et qui s’exprime par l’expérimentation de formes narratives différentes, différemment adaptées aux circonstances.

  • 23 « Arbeit macht frei – "Work Makes Freedom" – are the words inscribed by the Nazis over the Auschwit (...)
  • 24 Roth applique ici le topos de la « défiguration » – central dans la littérature concentrationnaire, (...)
  • 25 « It’s possible to view your entire literary labor as dedicated to restoring to work its humane mea (...)
  • 26 « [P]ersuaded that normal human beings are biologically built for an activity that is aimed toward (...)
  • 27 « At Auschwitz I quite often observed a curious phenomenon. The need for lavoro ben fatto – "work p (...)

12« Arbeit macht frei – Le travail libère – sont les mots inscrits par les nazis sur le portail d’Auschwitz, sauf qu’à Auschwitz, le travail est une effroyable parodie, inutile et absurde – c’est un labeur-châtiment qui ne peut mener qu’à une mort atroce »23, avance Roth ; à ce constat, somme toute assez attendu, il ajoute : « [o]n pourrait voir toute votre œuvre littéraire comme s’employant à rendre au travail sa signification humaine, pour reprendre le mot Arbeit confisqué par le cynisme dérisoire de vos employeurs d’Auschwitz qui l’ont défiguré 24 »25. Persuadé, comme la plupart de ses proses semblent en effet l’attester, « que l’être humain normal est biologiquement conçu pour s’adonner à une activité tendant vers un but, et que l’oisiveté ou le travail absurde (comme l’Arbeit d’Auschwitz), est source de souffrance et d’atrophie »26, Levi répond à la suggestion par une anecdote : « [en camp de concentration], j’ai souvent observé un curieux phénomène : le besoin du lavoro ben fatto, du travail bien fait, est si fort qu’il pousse les gens à s’acquitter "comme il faut" des tâches les plus serviles elles-mêmes. Le maçon italien qui m’a sauvé la vie en m’apportant à manger en douce pendant six mois détestait les Allemands, leur nourriture, leur langue, leur guerre ; pourtant quand ils l’ont occupé à monter des murs, il les a montés droits et solides, pas par obéissance, mais par dignité professionnelle. »27 Dans ces quelques lignes, la définition de la « dignité » au moyen de ce que la « dignité professionnelle » peut signifier, y compris dans les situations les plus inimaginables, suggère une idée très scrupuleuse de la fonction possiblement glorifiante accordée par Levi à l’exercice d’un métier ; cela ne doit pas étonner qu’une telle remarque débouche sur l’évocation des derniers jours passés par l’auteur à Auschwitz, à la suite du départ des Allemands. En effet, l’« Histoire de dix jours » qui clôt Si c’est un homme (1947) peut être intégralement réinterprétée à la lumière d’une telle considération.

  • 28 « What’s recounted there reads to me like the story of Robinson Crusoe in hell, with you, Primo Lev (...)

13C’est exactement ce que Roth nous propose de faire, au travers d’un excursus d’environ trois pages ; Levi « joue le jeu » et, comme le lecteur, il revient sur cet épisode en mettant en évidence ce qui ne l’est pas forcément dans l’ouvrage de départ. « Ce qui m’a frappé dans ce chapitre [où j’ai l’impression de lire l’histoire de Robinson Crusoé en enfer, avec vous Primo Levi dans le rôle de Robinson], c’est à quel point penser a contribué à votre survie, penser en esprit scientifique doté de sens pratique et d’humanité. Votre survie, vous ne me semblez pas la devoir à une force biologique brute ni à une chance invraisemblable. Je la vois plutôt tenir au métier qui vous caractérise, vous l’homme de précision, qui contrôle les expériences, qui cherche le principe d’ordre et se trouve confronté à l’inversion [de toutes les données, de tout ce qui compte] »28, argumente Roth.

  • 29 « Granted you were a numbered part in an infernal machine, but a numbered part with a systematic mi (...)

14Certes, faire partie d’une machine infernale sans succomber à ses rouages nécessite une certaine lucidité ; cela dit, être doté d’un « esprit de système » ou être habité par l’urgence de comprendre n’est pas forcément un avantage dans des conditions extrêmes. À Auschwitz, Levi semble se répéter « je pense trop », « je suis trop civilisé » pour résister ; du point de vue de Roth « l’homme civilisé qui pense trop » est en revanche indissociable du survivant.29 Sans doute parce que Levi sait que l’intelligence de son interlocuteur ne suffit pas à combler l’écart expérientiel qui le sépare de lui, il évite d’entrer dans une analyse trop pointue et cherche plutôt à nuancer ses propos, adoptant une attitude modérée, mais pas excessivement condescendante.

  • 30 « In those memorable ten days, I truly did feel like Robinson Crusoe, but with one important differ (...)
  • 31 « In my case, luck played an essential role on at least two occasions : in leading me to meet the I (...)

15« Au cours de ces dix jours mémorables, je me suis bel et bien fait l’effet d’être un Robinson », concède Levi ; « à ceci près tout de même que lui s’emploie à sa seule survie alors que nous, mes [camarades] et moi, nous œuvrions consciemment et avec bonheur – enfin ! – vers un but juste et humain, celui de sauver la vie de nos compagnons malades30 », poursuit-il en se référant à ses actions dans un Camp désormais déserté, où l’arrivée de l’Armée rouge relève encore de la légende. Quant à savoir ce qui fait qu’on survit, c’est une question que l’auteur s’est posée fréquemment ou à laquelle on lui a souvent demandé de réfléchir. Ici comme ailleurs, il soutient qu’il n’y a pas de règle générale, sinon peut-être qu’il fallait être arrivé au Camp en bonne santé et avec des notions d’allemand ; après avoir répété une fois de plus qu’il a vu survivre des malins comme des sots, des braves comme des lâches, des intellectuels comme des fous, il insiste sur le fait que dans son cas « il y a eu une grande part de chance en deux occasions du moins : la rencontre avec le maçon italien et le fait qu[’il] ne soi[t] tombé malade qu’une fois, mais au bon moment31 ». Cette phrase, qui ne va pas dans le sens des hypothèses de Roth, précède néanmoins un court développement qui en admet ne serait-ce qu’une validité relative.

  • 32 « And yet what you say, that for me thinking and observing were survival factors, is true, although (...)

16« Et pourtant, ce que vous dites est vrai : penser et observer ont été des facteurs de survie pour moi, même si la chance pure et simple a joué le rôle prépondérant32. » Levi se souvient « avoir passé son année à Auschwitz avec des ressources d’énergie exceptionnelles » ; il ne sait pas « si cela a pu dépendre de [son] acquis professionnel, d’une force de caractère insoupçonnée ou d’un instinct fiable ». Toujours est-il qu’il n’a jamais cessé « d’enregistrer le monde et les gens qui [l]’entouraient, à tel point qu’il [lui] en reste encore une image d’une précision incroyable ». Le désir intense de comprendre, la curiosité – y compris celle qu’une certaine opinion publique a failli juger « cynique » à une époque –, la « curiosité du naturaliste qui se retrouve dans un milieu monstrueux, mais nouveau pour lui, monstrueusement nouveau », l’ont accompagné à chaque instant. Par la réélaboration des suppositions de Roth, Levi parvient à relativiser ce qui, dans d’autres de ses discours, paraît moins comme une possibilité que comme une certitude.

  • 33 Le terme que nous utilisons apparaît dans le texte peu après les passages qui font l’objet de ces a (...)

17Cela est d’autant plus évident immédiatement après dans le texte, où le « diagnostic »33 de Roth est accepté dans la mesure où il peut être remis en cause par un mouvement qui relève autant de la finesse de Levi que de sa propension à accueillir (quand ce n’est pas lui qui le met en place) tout procédé maïeutique.

  • 34 « I agree with your observation that my phrase « I think too much… I am too civilized » is inconsis (...)
  • 35 Levi, Primo, La chiave a stella, Turin, Einaudi, 1978 ; La Clé à molette, trad. par R. Stragliati, (...)
  • 36 Les travaux de Philippe Mesnard sont évidemment incontournables à cet égard.
  • 37 Les déclarations de cet auteur sur l’importance du « silence dans la parole » sont emblématiques d’ (...)

18« Je suis d’accord avec vous, lorsque je dis : "Je pense trop… je suis trop civilisé", c’est contradictoire avec l’état d’esprit que je viens de décrire. Mais accordez-moi le droit à la contradiction, s’il vous plait : au camp, nos dispositions étaient instables et, d’une heure à l’autre, on passait de l’espérance au désespoir. La cohérence qu’on trouve, je crois, à mes livres, est construite, c’est une rationalisation a posteriori34. » Les mots de Levi éveillent en Roth l’envie d’en savoir plus en matière de construction ; ainsi, des constructions de Faussone35, on passe aux « constructions mentales » ; des spéculations théoriques sur les unes aux considérations critiques sur les autres. La critique a suffisamment traité des stratégies d’énonciation et de composition de l’auteur du Rapport sur Auschwitz (1946) qui finit par écrire Maintenant ou jamais (1982) et Les Naufragés et les rescapés (1986), en passant par Si c’est un homme (1947) et La Trêve (1958), et les poèmes36 ; ce qui retiendra notre attention ici, c’est ce « droit à la contradiction » qui, réifiée par la coexistence des mots et des silences d’Aharon Appelfeld37, se fait motif structurel majeur chez les écrivains des générations suivantes – ceux-ci n’ayant pas d’autre choix que de thématiser le témoin et le témoignage « historiques » au sein de diégèses visant, d’abord, à dépasser le cadre référentiel habituellement associé à ces termes, ensuite, à pondérer leur pertinence narrative dans la dimension de l’« irréductiblement après », autrement dit, a posteriori de l’« a posteriori » auquel fait allusion Levi dans ses échanges avec Philip Roth.

Aharon Appelfeld : « figurer », « configurer », « envisager »

  • 38 Et ce depuis la publication d’« Eli le fanatique », l’une des nouvelles les plus significatives de (...)
  • 39 Ruszniewski-Dahan, Myriam, Romanciers de la Shoah. Si l’écho de leur voix faiblit, Paris, L’Harmatt (...)
  • 40 « Témoins directs », ces auteurs ne partagent pas vraiment le même degré de proximité vis-à-vis de (...)

19Roth – qui n’a pas vécu la Shoah et qui appartient à un continent où les chambres à gaz n’ont jamais existé – est hanté par le besoin de comprendre comment verbaliser non pas l’indicible, mais le difficilement, le presque représentable38. Chez lui, ce questionnement est certainement hyperbolisé par l’analyse d’une catastrophe que les proses de Primo Levi n’ont de cesse de présentifier de manière différente selon les situations. Or, aussi étonnant que cela puisse paraître, chez Roth la nature de ce questionnement est également relativisée par la conviction que la transmission écrite de l’évènement génocidaire ne fait au fond qu’exacerber ce qui, pour reprendre Myriam Ruszniewski-Dahan, ferait obstacle à toute littérature39. Sa fascination vis-à-vis de Levi et Appelfeld40 se situe à deux niveaux : d’une part, ces auteurs cherchent par tous les moyens à rendre recevables les contenus factuels de leurs récits par le biais d’un travail sur la forme qu’il leur a été difficile d’assumer publiquement, pendant plusieurs décennies après la fin de la Deuxième guerre mondiale ; d’autre part, leurs efforts d’accueillir les antinomies sans pour autant tenter de les résoudre ont fourni un terrain fertile pour réfléchir de manière productive aux modalités par lesquelles l’on peut continuer d’entretenir la mémoire d’un traumatisme fondateur sur le plan individuel et collectif en l’absence de témoins directs.

20L’émergence de la poésie dans la prose – même « scientifique » –, l’inclusion de souvenirs et histoires d’autrui dans la déposition d’un témoin oculaire, toute tentative de « mise en situation » qui penche du côté de la « mise en scène », voire de la « mise en fiction », relèvent de glissements sémantiques et d’opérations de déplacement en l’absence desquels la production d’un discours par un individu qui décide de prendre la parole pour devenir l’instrument d’une transmission intergénérationnelle risquerait d’être minée de l’intérieur. Si Levi nous l’apprend sans en avoir fait vraiment l’expérience, sinon de façon malgré tout très partielle, Appelfeld, quant à lui, le confirme, en explorant sans cesse le sens de ce paradoxe au moyen d’une remise en cause parfois assez radicale du dispositif romanesque : c’est précisément ce qui permet à Roth d’approcher, sans solution de continuité, Tsili (1983a), L’Immortel Bartfuss (1983b) et Badenheim 1939 (1978). De manière inattendue, dans le passage de la conversation avec Levi à celle avec Appelfeld, la « géométrie obsessionnelle » de la ville Turin se confond avec le découpage, moins géométrique peut-être, mais tout aussi obsessionnel, du territoire israélien. Dans ce lieu de contradictions par excellence, Roth enquête sur la possibilité de recueillir l’héritage d’un interlocuteur dont il se sent sans doute plus proche sur le plan de l’écriture – les récits alternativement autobiographiques d’Appelfeld ne sont pas sans rappeler certains des siens, potentiellement contrefactuels – et approfondit le questionnement sur les déchirures identitaires, si résolument invoqué dès son premier ouvrage, le recueil de nouvelles Goodbye, Columbus (1959).

  • 41 Pour toutes les citations tirées du deuxième chapitre de Parlons travail, voir Roth, Philip, op. ci (...)
  • 42 « He’d have no trouble passing for a magician who entertains children at birthday parties by pullin (...)
  • 43 Ou plus précisément d’une commune située sur les hauteurs de Jérusalem et dont la municipalité est (...)

21« À cinquante-cinq ans, [Appelfeld] est un petit homme trapu à lunettes, au visage parfaitement rond, au crâne parfaitement chauve, et à l’air pensif et malicieux d’un sorcier bienveillant »41, observe Roth, dressant un portrait qui semble n’avoir plus jamais bougé depuis. « On le prendrait volontiers pour le magicien venu animer un goûter d’enfants en tirant des colombes de son chapeau », poursuit-il ; puis encore : « avec son air affable, sa gentillesse manifeste, on lui attribuerait plus facilement [cette profession] que la responsabilité qui semble être son moteur irrésistible : réagir, par une série d’histoires discrètement prophétiques, à la disparition de presque tous les Juifs d’Europe, dont ses parents, tandis qu’il s’enfonçait dans les forêts pour berner les paysans. »42 Depuis quatre ans qu’il le connaît, Roth ne croit pas lui avoir rendu une seule visite dans le quartier de Mevasseret Tsion43 sans s’être fait à chaque fois la même réflexion : son enfance marquée par la perte de ses proches, brisée par la guerre, les persécutions et les fuites est l’antithèse même de l’idéal domestique qui s’offre à la vue de n’importe quel visiteur qu’Appelfeld accueille chez lui.

  • 44 « The living room of [his] two-story apartment is simply furnished : some comfortable chairs, books (...)
  • 45 « [Y]outhful, good-natured » (Ibid., p. 19).
  • 46 « [D]espite the European locale of many of his novels and the echoes of Kafka, these books written (...)

22« Le séjour de son duplex est meublé avec simplicité, quelques fauteuils confortables, des livres en trois langues sur les étagères, et au mur, des dessins remarquables exécutés dans son adolescence par Meir, le fils [de vingt-et-un ans qui] étudie les Beaux-arts à Londres depuis qu’il a fini son service militaire »44 ; si Roth passe en revue tous les membres de la famille d’Appelfeld – le cadet Yitzak, la benjamine Batya, sa femme Judith, juive argentine « à la physionomie juvénile et au caractère agréable »45 –, c’est non seulement pour établir un parallélisme avec l’environnement sécurisant au sein duquel Levi a voulu continuer d’évoluer à la fin de la guerre, mais également pour souligner le décalage entre ce foyer chaleureux et les atmosphères inquiétantes et équivoques que l’on retrouve souvent dans ses romans. Profondément influencés par le style de Kafka – auquel Roth se réfère aussi beaucoup dans ses textes –, ceux-ci déclinent un petit nombre de motifs récurrents et ont tendance à se concentrer sur les calamités qui terrassent un ou plusieurs personnages, comme dans certaines proses kafkaïennes justement, sans explication, de façon inattendue, dans une société quelque peu suspendue, apparemment sans histoire ni politique. Bien que souvent situées en Europe et « traversées d’échos de Kafka », ces proses écrites en hébreu « n’appartiennent pourtant pas à la littérature européenne », précise Roth. Ce à quoi il ajoute : « [à] vrai dire, l’identité littéraire d’Appelfeld se lit en creux dans ce qu’il n’est pas ; c’est un écrivain écartelé, déplacé, dépossédé, déraciné. Appelfeld est l’auteur dé-paysé d’une littérature dé-paysée, et il a fait de ce dépaysement, de cette désorientation, un sujet qui n’appartient qu’à lui »46. Malgré leur aspect « détaché », ce que la plupart de ses romans relatent est bien ancré dans un vécu ; si Roth s’intéresse à la manière dont ce vécu se transforme et semble se fondre dans les récits de Tsili et Badenheim 1939, il se sert de L’immortel Bartfuss pour adresser à son auteur des questions très similaires à certaines de celles qu’il avait décidé de poser à Levi.

  • 47 Appelfeld, Aharon, בארטפוס בן אלמוות (Bartfuss ben-‘al-mavet), Tel Aviv, Ha-qibus ha-me’uhad, 1983  (...)
  • 48 « We sense in Bartfuss’s lonely longing and regret, in his baffled effort to overcome his own remot (...)

23Tel un Ulysse de notre temps, ou un roi Lear qui n’a de cesse de se réincarner, comme le titre l’annonce, le protagoniste de ce livre47 est un maître dans l’art de la survie au point que l’on raconte de lui non seulement qu’il a su s’échapper d’un camp de la mort, traverser l’Europe en solitaire et gagner de manière rocambolesque Eretz-Israël, mais aussi qu’« il aurait cinquante balles dans le corps ». Quelque peu nostalgique, non des épreuves qu’il a endurées, mais de sa vie d’errance – « marquée par des actions d’éclat » et d’une certaine manière « libre de toute contrainte » –, à un moment de l’histoire il demande « irrespectueusement » au mari de sa maîtresse mourante : « qu’est-ce qu’on a fait, nous, les survivants de l’Holocauste ? Est-ce que notre prodigieuse expérience nous a changés en quoi que ce soit ? » C’est cette interrogation que Roth reprend d’abord, en ne manquant pas de relever que, finalement, le roman la pose presque à chaque page. Dans la solitude de Bartfuss, « dans son désarroi face à son propre détachement, son avidité de contacts humains, ses [déambulations] muettes le long du littoral d’Israël et les rencontres énigmatiques qu’il fait dans des cafés crasseux, nous sentons bien la souffrance intolérable qu’il y a à vivre dans le sillage d’un immense désastre »48, commente l’auteur ; or, tout en rappelant qu’Appelfeld avait écrit que personne ne savait que faire de cette vie sauve à propos de l’un de ces survivants juifs qui finissent par se livrer à la contrebande et au marché noir en Italie, Roth soumet à son tour le problème à son interlocuteur – sans insolence, mais de façon non moins audacieuse.

  • 49 « [T]hat is the painful point of my […] book. […] Now I’ll try to expand somewhat. The Holocaust be (...)
  • 50 Appelfeld, Aharon, Beyond Despair – Three Lectures and a Conversation with Philip Roth, New York, F (...)
  • 51 Celan avait utilisé cette expression dans Todesfugue. Pour la trad., voir entre autres : Celan, Pau (...)
  • 52 « Bartfuss […] has swallowed the Holocaust whole, and he walks about with it in all his limbs. He d (...)

24Cette question en cache une autre : comment résister à la violence radicale et, lorsqu’il s’agit de réintégrer un mode d’existence conventionnel, aux conséquences qu’elle entraîne ? Si, à l’instar de Levi, les réponses qu’Appelfeld apporte au sujet de la « résistance » à la barbarie peuvent paraître vagues, ce qu’il dit en matière de réinsertion demeure malgré tout incisif. Après avoir insisté sur le fait que vivre au Moyen-Orient oblige tout artiste concentré sur son travail à faire abstraction de la réalité environnante pour que son traitement occupe une place dans son œuvre sans pour autant en monopoliser les enjeux, Appelfeld affirme : « [j]’ai essayé [de résoudre un tel dilemme dans mon livre]. Mais je veux bien préciser. L’Holocauste appartient à ce type d’expérience[s] hors norme qui réduit au silence. Toute déclaration, tout énoncé, toute "réponse" ne sauraient être qu’infinitésimaux, absurdes, voire ridicules. La plus vaste des réponses paraîtrait mesquine. »49 Certes succinct, ce qui suit ces considérations – amplement argumentées dans L’Héritage nu 50 – est néanmoins le commentaire le plus complet de L’Immortel Bartfuss  que l’auteur ait jamais partagé avec son lectorat, les médias ou la critique : si lors de son retour à la normalité, dans la plupart des cas, le survivant peut être tenté par la « consolation » du sionisme ou par le repli religieux, Appelfeld soutient fermement que son livre n’offre au(x) rescapé(s) juifs ni l’une ni l’autre chose. En se servant d’une métaphore de Celan à laquelle il a l’habitude de faire recours, il clarifie : « Bartfuss a avalé l’Holocauste tout cru, et il le porte dans ses membres. Il boit le "lait noir" du poète Paul Celan51 matin, midi et soir. Il n’a d’avantage sur personne, mais il n’a pas perdu figure humaine. C’est peu, mais c’est déjà [ça]. »52

Philip Roth : « remuer », « accueillir », « recueillir » ?

  • 53 Tout le monde connaît l’adage « les Juifs sont à l’Histoire ce que les Esquimaux sont à la neige », (...)

25Si l’un des objectifs d’une certaine écriture testimoniale est de restituer une identité aux disparus – à ces « naufragés » dont les vagues de l’Histoire ou les cendres d’Auschwitz ont failli emporter irrévocablement les traces –, parmi les finalités d’une prose qui s’obstine à thématiser et problématiser l’anéantissement, sans pour autant qu’il soit l’objet (ou le seul objet) d’une narrativisation dans le récit, émerge la nécessité de rendre justice à celles et ceux qui n’ont pas succombé à l’éventualité d’un effacement absolu et qui, tout en portant la Catastrophe dans leur chair, n’ont pourtant pas perdu leur « figure humaine ». Comment faire en sorte que leurs traits se dessinent dans les mots, par les mots, derrière les mots ? Comment parvenir, concrètement, à ce que leurs vicissitudes s’intègrent aisément dans une trame capable de contourner les excès et de maîtriser les accents dramatiques ? Avec quels moyens renouveler le style et les choix rhétoriques les plus à même de contribuer à une telle entreprise de redéfinition du sujet, dans un cadre discursif suffisamment flexible pour accueillir la matière de cette réflexion, mais raisonnablement « implanté » pour que son traitement ne se révèle pas dispersé, donc improductif ? Voici autant de défis, existentiels et intellectuels, qu’Appelfeld – comme Levi, mais dès ses premiers travaux – tente de relever au quotidien : Roth y reconnaît une pertinence, d’une part, parce qu’il y voit la manifestation d’un rapport à l’Histoire constitutif d’un peuple53, mais applicable dans une perspective transculturelle, d’autre part, parce qu’en tant que romancier il les perçoit au même titre que les obstacles intrinsèques à la réalisation de n’importe quelle littérature investie d’un impératif civil – et ce, en dépit de leur caractère excessif.

  • 54 Il apparaît dans Our gang (1971), texte pamphlétaire anti-Nixon ; édité en français en 1972 sous le (...)
  • 55 Semujanga, Josias, Le génocide, sujet de fiction ?, Montréal, Nota bene, 2008, p. 21.
  • 56 Sfez, Gérald, La langue cherchée, Paris, Hermann, 2011, p. 89.

26N’oublions pas que la publication de Parlons travail est relativement récente, mais que les entretiens avec Appelfeld et Levi datent, eux, de la deuxième moitié des années 1980, soit environ vingt ans après l’entrée des États-Unis dans la guerre du Viêt Nam. Si, comme Goodbye, Columbus semble le prouver, l’acte d’écriture, chez Roth, s’accompagne dès le début et ouvertement aussi bien de sa théorisation que des interrogations éthiques et esthétiques qu’il présuppose, cela est d’autant plus vrai à une époque où l’impact de l’engagement autorial tel que Roth l’entend peut avoir une incidence immédiate sur l’opinion publique. Le choc provoqué sur la société américaine par la propagande d’abord, les pertes humaines et le retour des vétérans ensuite, réactive chez les romanciers et chez les cinéastes le besoin de réaccorder une place aux protagonistes de l’Histoire – y compris les plus anonymes – tout comme l’exigence de savoir où et de quelle façon se situer par rapport à une œuvre de transmission qui est aussi œuvre de réaffirmation de l’identité collective par le biais d’une recodification des identités individuelles. Or, peu importe si le Viêt Nam apparaît ou non dans les textes54 ; les traumatismes provoqués par un évènement auquel la société américaine a été confrontée de manière, sinon plus directe qu’à d’autres occasions, du moins exceptionnellement « immersive » – en grande partie en raison du rôle joué par les médias locaux – oriente inévitablement les réflexions d’intellectuels et d’artistes aux prises avec l’un des défis fondamentaux de tout mécanisme de transposition : « non pas seulement parvenir à déplacer le poids de l’expérience à l’équilibre de la plume [ou de la caméra], mais aussi, surtout, faire qu’on veuille bien, tous, […] le recueillir »55. Pour ce qui est de Roth, c’est une finalité qu’il poursuit à la fois parce qu’il en ressent l’urgence et parce qu’il sait aussi qu’à l’avenir à la difficulté de « dire l’indicible », voire l’à peine dicible56, s’ajoutera celle de gérer une étrangeté de plus en plus affirmée vis-à-vis de faits sous-jacents aux fictions des romanciers, et dont les clés d’accès continueront de se modifier avec le temps, ainsi qu’avec le changement réitéré des catégories esthétiques et interprétatives dominantes. Or, s’il est vrai qu’à toute variation de temporalité doit correspondre une mutation de paradigmes, il n’est pas exclu que le dialogue pluridirectionnel mis en place par Roth avec Levi et Appelfeld vise, in fine, à problématiser les notions de « témoignage », « histoire » et « transmission », jusqu’à en faire de véritables « opérateurs logiques » à l’intention de la postérité.

  • 57 Bien entendu, il s’agit ici d’un « rapatriement supposé », étant donné que le convoi auquel Semprun (...)
  • 58 Cette citation et les précédentes sont tirées de Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Gallim (...)
  • 59 Ce noyau produit par la nécessité de naturaliser le savoir, de figurer la pertinence d’une dimensio (...)
  • 60 Sfez, Gérald, op. cit., p. 89.
  • 61 Semprun, Jorge, op. cit., p. 23 ; sur ce point, voir aussi : Semprun, Jorge, Si la vie continue… En (...)

27Raconter « bien », c’est raconter « de façon à être entendus » – observait Semprun peu avant son rapatriement57. « On n’y parviendra pas sans un peu d’artifice. Suffisamment d’artifice pour que ça devienne de l’art ! » Face aux protestations que cette évidence provoque parmi ses compagnons et conscient qu’il a sans doute « poussé trop loin le jeu de mots », Semprun peine à préciser sa pensée jusqu’à ce que quelqu’un intervienne dans son sens : dans un futur proche, « [les témoignages] vaudront ce que vaudra le regard du témoin, son acuité, sa perspicacité… »58 Le « vrai idiomatique » d’un énoncé59 ne serait alors accessible que si l’on touche à ce qui se rend aveugle et sourd aux yeux et aux oreilles – Gérald Sfez ajouterait : que « [si l’on] en fait partager la défection »60. C’est pourquoi, afin d’éviter de servir d’alibi, d’être perçu comme un « signe de paresse »61, l’ineffable du traumatisme enduré devra être investi coûte que coûte dans la résolution du problème consistant à rendre « acceptables » des discours qui ne le sont pas toujours immédiatement. Deux remarques s’imposent : d’une part, l’effort sera le même indépendamment de la singularité de chaque situation ; d’autre part, et c’est ce qui retient l’attention de Philip Roth, les modalités à travers lesquelles cet effort surviendra devront se traduire par l’accueil et l’appropriation d’un geste susceptible d’être répété, mais aussi sans cesse réinventé, afin de préserver l’écriture comme lieu d’un engagement civique, au sens le plus noble du terme.

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Bibliographie

Appelfeld, Aharon, בארטפוס בן אלמוות (Bartfuss ben-‘al-mavet), Tel Aviv, Ha-qibus ha-me’uhad, 1983 ; L’immortel Bartfuss, trad. par S. Cohen, Paris, Gallimard, 1993.

Appelfeld, Aharon, Beyond Despair – Three Lectures and a Conversation with Philip Roth, New York, Fromm International, 1994 ; L’Héritage nu, trad. par M. Gribinski, Paris, Éditions de l’Olivier, 2006.

Appelfeld, Aharon, סיפור חיים (Sipur hayim), Jérusalem, Keter, 1999 ; Histoire d’une vie, trad. par V. Zenatti, Paris, Éditions de l’Olivier, 2004.

Celan, Paul, « Fugue de mort », trad. par J-P. Lefebvre, in Po&sie, Paris, Belin, 4/2007, n. 122-123, p. 7-12.

Dulong, Renaud, (page consultée le 25 janvier 2021), « Qu’est-ce qu’un témoin historique ? », in Vox Poetica, http://www.vox-poetica.org/t/articles/dulong.html

Kristof, Agota, Le Grand Cahier, Paris, Seuil, 1986.

Levi, Primo, La chiave a stella, Turin, Einaudi, 1978.

Levi, Primo, Opere, œuvres complètes rassemblées par Marco Belpoliti, introduction de Daniele Del Giudice, 2 voll., Turin, Einaudi, 1997.

Levi, Primo, Œuvres, édition présentée par Catherine Coquio, Paris, Robert Laffont, 2005.

Levi, Primo, De Benedetti, Leonardo, Rapport sur Auschwitz, trad. par C. Petitjean, Paris, Kimé, 2005.

Lyotard, Jean-François, Le Différend, Paris, Éditions de Minuit, 1983.

Roth, Philip, Goodbye, Columbus and Five Short Stories, Boston, Houghton Mifflin, 1959 ; Goodbye, Columbus, trad. par C. Zins, Paris, Gallimard, 2010.

Roth, Philip, Our Gang, New York, Random House, 1971 ; Tricard Dixon et ses copains, trad. par J-R. Major, Paris, Gallimard, 1972.

Roth, Philip, Reading Myself and Others, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1975 ; Du côté de Portnoy et autres essais, trad. par M. et Ph. Jaworski, Paris, Gallimard, 1978.

Roth, Philip, The Counterlife, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1986 ; La Contrevie, trad. par M. Waldberg, Paris, Gallimard, 1989.

Roth, Philip, Shop Talk. A Writer and His Colleagues and Their Work, Boston, Houghton Mifflin, 2001 (éd. Vintage, 2002) ; Parlons travail, trad. par J. Kamoun, Paris, Gallimard, 2004.

Ruszniewski-Dahan, Myriam, Romanciers de la Shoah. Si l’écho de leur voix faiblit, Paris, L’Harmattan, 1999.

Semprun, Jorge, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994.

Semprun, Jorge, Si la vie continue… Entretiens avec Jean Lacouture, Paris, Grasset/France Culture, 2012.

Semujanga, Josias, Le génocide, sujet de fiction ?, Montréal, Nota bene, 2008.

Sfez, Gérald, La langue cherchée, Paris, Hermann, 2011.

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Notes

1 Dulong, Renaud, (page consultée le 25 janvier 2021), « Qu’est-ce qu’un témoin historique ? », in Vox Poetica, 2009, http://www.vox-poetica.org/t/articles/dulong.html.

2 Roth, Philip, Parlons travail, trad. par J. Kamoun, Paris, Gallimard, 2004.

3 Roth, Philip, op. cit., 2004, p. 200 ; « to overturn his history as a painter and to depict, without rhetorical hedging, the facts of his anxiety as a man » (Roth, Philip, Shop Talk. A Writer and His Colleagues and Their Work, Boston, Houghton Mifflin, 2001 ; éd. Vintage, 2002, p. 138).

4 Ibid., p. 176 ; « "Forgive me if all this is disagreeable to you" (McCarthy) ; I would have had to forgive you if you had been "agreeable" » (Roth, Philip, op. cit., 2002 [2001], p. 119).

5 Au fond, le chapitre sur Philip Guston n’est qu’une manière d’approfondir cette question autrement que là où elle fait l’objet d’un traitement romanesque.

6 À l’instar de ce qui avait été montré dans : Roth, Philip, Reading Myself and Others, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1975 ; pour l’éd. française, cf. Roth, Philip, Du côté de Portnoy et autres essais, trad. par M. et Ph. Jaworski, Paris, Gallimard, 1978.

7 Ce qui en revanche advient régulièrement dans les ouvrages fictionnels, dès l’apparition des figures de Zuckerman et Kepesh ou, de façon plus provocatrice encore, dans les récits contrefactuels expérimentés à partir des années 1970 dans le but de pondérer une multitude de possibilités diégétiques, toutes également envisageables, lorsqu’il s’agit de dire le « vrai » en disant le « faux ».

8 Il est dommage qu’une conversation sur cet aspect n’ait jamais eu lieu – et qu’elle ne puisse plus se produire – entre Philip Roth et Agota Kristof (1935-2011). Dans sa Trilogie de la ville de K. (1986-1991), celle-ci fait d’une telle hypothèse le casus narrandi de son œuvre la plus célèbre (Le Grand Cahier, Paris, Seuil, 1986).

9 Nous pensons par exemple à la fonction libératrice (et politique) du sexe dans un cadre rural.

10 Rappelons que nés en Tchécoslovaquie, respectivement en 1929 et 1931, Kundera et Klíma ont subi tous les deux les conséquences de la stalinisation, de la faillite des mouvements antitotalitaires des années 1960 ainsi que de l’invasion soviétique du pays en août 1968. D’origine juive, Klíma a connu les camps de concentration nazis, où il a été interné avec toute sa famille en 1941.

11 Majoritairement répertoriés par Michael Spangler, dont le travail a été absolument indispensable pour que l’accès aux fonds s’avère productif, ces dossiers – appartenant aujourd’hui au gouvernement américain – ont été consignés à la direction de la bibliothèque en plusieurs fois. Comme une lettre de Roy P. Basler le prouve, leur acquisition a été sollicitée de façon répétée au moins à partir de la fin des années 1960. Pour une consultation en ligne du catalogue raisonné de Spangler, dont la dernière mise à jour semble dater de 2013, voir le lien suivant : http://rs5.loc.gov/service/mss/eadxmlmss/eadpdfmss/2006/ms006030.pdf (document consulté le 25 janvier 2021).

12 BOX 254 FX1, Roth Papers, Miscellany / Manuscript Division ; BOX19, Roth Paper, Primo Levi / Manuscript Division (Library of Congress).

13 BOX1, Roth Papers, Appelfeld / Manuscript Division (Library of Congress) (notre traduction).

14 Comme cela est indiqué dans une note bibliographique exhaustive, en marge du texte.

15 Dans le cas d’Appelfeld, précisons que Jeffrey Green, traducteur officiel de l’auteur en anglais, intervient tout de même lorsque Roth et Appelfeld s’assoient à la même table pour synthétiser sur papier le noyau de leurs discussions.

16 Pour toutes les citations tirées du premier chapitre de Parlons travail, voir Roth, Philip, op. cit., 2004, p. 11-35 (nos italiques) ; « However far from the spirit of the prose, the factory is clearly close to his heart » (Roth, Philip, op. cit., 2002 [2001], p. 2).

17 « [T]aking in what I could of the noise, the stink, the mosaic of pipes and vats and tanks and dials, I remembered Faussone, the skilled rigger in The Monkey’s Wrench, saying to Levi, who calls Faussone "my alter-ego", "I have to tell you, being around a work site is something I enjoy. » (Ibid.).

18 « In our time many writers have worked as teachers, some as journalists, […] there is an impressive list of writers who have simultaneously practiced medicine and written books and of others who have been clergymen » (Ibid., p. 16).

19 « I wonder if you think of yourself as actually more fortunate – even better equipped to write – than those of us who are without a paint factory and all that’s implied by that kind of connection » (Ibid.).

20 Rappelons que Levi habite pendant toute sa vie dans sa maison natale, exception faite pour la période de la déportation. À l’époque où il reçoit Roth, après lui avoir fait visiter son usine, « le grand appartement [de Primo Levi et de sa femme] abrite aussi, comme depuis que le couple s’est rencontré et marié, la mère de Primo, qui a quatre-vingt-onze ans ; sa belle-mère qui en a quatre-vingt-quinze [n’est] pas bien loin ; en face, sur le palier, vit son fils de vingt-huit ans, qui est physicien, et à quelques rues de là, sa fille de trente-huit ans, qui est botaniste. » Roth dit ne pas connaître « d’autre écrivain contemporain qui soit volontairement demeuré, depuis toutes ces décennies, aussi intimement lié, et en contact aussi immédiat, aussi ininterrompu avec sa famille proche, sa maison natale, sa région, le monde de ses ancêtres, et surtout, le monde du travail tel qu’on le voit à Turin, capitale de Fiat, un monde essentiellement industriel. » Il ajoute – et cela vaut la peine d’être mis en évidence – : « [p]eut-être qu’avec son chef-d’œuvre sur Auschwitz [Si c’est un homme], cette vie de liens […] constitue la réponse […] civilisée et vitale [que Levi] oppose à ceux qui se sont acharnés à trancher ses attaches à long terme et à l’expulser, comme ses pareils, de l’Histoire. » (Roth, Philip, op. cit., 2004, p. 15-16.)

21 « Italo Svevo, a converted Jew of Trieste […] who lived from 1861 to 1928. For a long time Svevo was the commercial manager of a paint company in Trieste » (Roth, Philip, op. cit., 2002 [2001], p. 17).

22 « No, as I’ve hinted already, I have no regrets. I don’t believe I have wasted my time in managing a factory. My factory, my militanza – my compulsory and honorary service there – kept me in touch with the world of real things » (Ibid.).

23 « Arbeit macht frei – "Work Makes Freedom" – are the words inscribed by the Nazis over the Auschwitz gate. But work in Auschwitz is a horrifying parody of work, useless and senseless – labor as punishment leading to agonizing death. » (Ibid., p. 5-6).

24 Roth applique ici le topos de la « défiguration » – central dans la littérature concentrationnaire, mais aussi dans toute littérature testimoniale issue d’un évènement génocidaire –, non pas à un visage, mais au « visage d’un concept ».

25 « It’s possible to view your entire literary labor as dedicated to restoring to work its humane meaning, reclaiming the word Arbeit from the derisive cynicism with which your Auschwitz employers have disfigured it. » (Roth, Philip, op. cit., 2002 [2001], p. 6).

26 « [P]ersuaded that normal human beings are biologically built for an activity that is aimed toward a goal and that idleness, or aimless work (like Auschwitz’s Arbeit), gives rise to suffering and to atrophy » (Ibid., p. 6-7).

27 « At Auschwitz I quite often observed a curious phenomenon. The need for lavoro ben fatto – "work properly done" – is so strong as to induce people to perform even slavish chores "properly". The Italian bricklayer who saved my life by bringing me food on the sly for six months hated Germans, their food, their language, their war ; but when they set him to erect walls, he built them straight and solid, no out of obedience but out of professional dignity » (Ibid., p. 7).

28 « What’s recounted there reads to me like the story of Robinson Crusoe in hell, with you, Primo Levi, as Crusoe, wrenching what you need to live from the chaotic residue of a ruthlessly evil island. What struck me there, as throughout the book, was the extent to which thinking contributed to your survival, the thinking of a practical, humane, scientific mind. Yours doesn’t seem to me a survival that was determined by either brute biological strength or incredible luck. It was rooted in your professional character : the man of precision, the controller of experiments who seeks the principle of order, confronted with the evil inversion of everything he values » (Ibid.).

29 « Granted you were a numbered part in an infernal machine, but a numbered part with a systematic mind that has always to understand. At Auschwitz you tell yourself, "I think too much" to resist, "I am too civilized". But to me the civilized man who thinks too much is inseparable from the survivor. The scientist and the survivor are one. » (Ibid., p. 7-8).

30 « In those memorable ten days, I truly did feel like Robinson Crusoe, but with one important difference. Crusoe set to work for his individual survival, whereas I and my two French companions were consciously and happily willing to work at last for a just and human goal, to save the lives of our sick comrades. » (Ibid., p. 8).

31 « In my case, luck played an essential role on at least two occasions : in leading me to meet the Italian bricklayer and in my getting sick only once, but at the right moment. » (Ibid.)

32 « And yet what you say, that for me thinking and observing were survival factors, is true, although in my opinion sheer luck prevailed. I remember having lived my Auschwitz year in a condition of exceptional spiritedness. I don’t know if this depended on my professional background, or an unsuspected stamina, or on a sound instinct. I never stopped recording the world and people around me, so much that I still have an unbelievably detailed image of them. I had an intense wish to understand, I was constantly pervaded by a curiosity that somebody afterward did, in fact, deem nothing less than cynical : the curiosity of the naturalist who finds himself transplanted into an environment that is monstrous but new, monstrously new. » (Ibid.)

33 Le terme que nous utilisons apparaît dans le texte peu après les passages qui font l’objet de ces analyses : c’est Levi qui s’en sert pour décrire l’approche de Roth vis-à-vis de son travail. Ce dernier introduit chacune de ses questions par une étude réfléchie, bien que concise, de ce sur quoi ses interrogations porteront. L’approche des thèmes est analogue à celle des œuvres de Levi sur lesquelles Roth choisit de se focaliser. Cela ressort bien des commentaires de Si c’est un homme qui se lit – pour reprendre Roth – « comme les mémoires d’un théoricien de la bioéthique, qui joue contre son gré le rôle de l’organisme spécifique soumis à l’expérimentation de laboratoire la plus sinistre ». Notons que, sur le plan formel, ce que les échanges entre Levi et Roth mettent en évidence par rapport à Si c’est un homme n’est pas seulement « la gigantesque expérience biologique et sociale » que ce livre contribue à documenter, mais aussi son registre. Sur cet aspect, Levi est encore plus explicite qu’à son accoutumée : « J’ai vécu ma vie en camp de manière aussi rationnelle que possible et j’ai écrit Si c’est un homme en m’efforçant d’expliquer aux autres, de m’expliquer à moi-même les évènements dans lesquels j’ai été impliqué, mais cela sans intention littéraire définie. Mon modèle, ou si vous préférez, mon style, c’est le "rapport hebdomadaire" d’usage courant dans les usines : il faut qu’il soit précis, [court,] écrit dans une langue compréhensible à tous les échelons de la hiérarchie industrielle et certainement pas rédigé en jargon scientifique ». Or, nous savons que même l’écriture d’un « rapport » ne peut pas échapper au recours à un certain nombre de stratégies rhétoriques : il suffit de penser à la forme et au ton du Rapport sur Auschwitz, écrit par Levi en collaboration avec le médecin Leonardo De Benedetti, en 1946, à la demande de l’Armée Rouge. Au fond, quand Levi dit qu’il n’a pas d’« intention littéraire définie », il ne veut pas forcément dire qu’il peut se permettre de ne pas avoir d’intention littéraire tout court.

34 « I agree with your observation that my phrase « I think too much… I am too civilized » is inconsistent with this other frame of mind. Please grant me the right to inconsistency : in the camp our state of mind was unstable, it oscillated from hour to hour between hope and despair. The coherence I think one notes in my books is an artifact, a rationalization a posteriori. » (Roth, Philip, op. cit., 2002 [2001], p. 8-9).

35 Levi, Primo, La chiave a stella, Turin, Einaudi, 1978 ; La Clé à molette, trad. par R. Stragliati, in Œuvres, édition présentée par Catherine Coquio, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 469-599.

36 Les travaux de Philippe Mesnard sont évidemment incontournables à cet égard.

37 Les déclarations de cet auteur sur l’importance du « silence dans la parole » sont emblématiques d’un type particulier de proses mémorielles qui font de la dialectique « mots-absences » le principe régulateur de leur fonctionnement. Sur ce point, voir à titre d’exemple : Appelfeld, Aharon, סיפור חיים (Sipur hayim), Jérusalem, Keter, 1999 ; Appelfeld, Aharon, Histoire d’une vie, trad. par V. Zenatti, Paris, Éditions de l’Olivier, 2004.

38 Et ce depuis la publication d’« Eli le fanatique », l’une des nouvelles les plus significatives de Goodbye Columbus (1959).

39 Ruszniewski-Dahan, Myriam, Romanciers de la Shoah. Si l’écho de leur voix faiblit, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 18.

40 « Témoins directs », ces auteurs ne partagent pas vraiment le même degré de proximité vis-à-vis de la Shoah : Levi est déporté à Auschwitz à l’âge de vingt-quatre ans ; Appelfeld ne connaît pas l’expérience concentrationnaire à proprement parler, tout en ayant été dans un camp de rassemblement et de travail, dont il parvient à s’évader seul, alors qu’il est encore enfant.

41 Pour toutes les citations tirées du deuxième chapitre de Parlons travail, voir Roth, Philip, op. cit., 2004, p. 37-66 ; « At fifty-five, Aharon is a small, bespectacled, compact man with a perfectly round face and a perfectly bald head and the playfully thoughtful air of benign wizard. » (Roth, Philip, op. cit., 2002 [2001], p. 19).

42 « He’d have no trouble passing for a magician who entertains children at birthday parties by pulling doves out of hat – it’s easier to associate his gently affable and kindly appearance with that job than with the responsibility by which he seems inescapably propelled : responding, in a string of elusively portentous stories, to the disappearance from Europe – while he was outwitting peasants and foraging in the forests – of just about all the continent’s Jews, his parents among them. » (Ibid.).

43 Ou plus précisément d’une commune située sur les hauteurs de Jérusalem et dont la municipalité est issue du regroupement de Mevasseret Yéroushalaïm, Maoz Tsion Aleph et Maoz Tsion Bet.

44 « The living room of [his] two-story apartment is simply furnished : some comfortable chairs, books in three languages on the shelves, and on the walls impressive adolescent drawings by the Appelfelds’ son Meir, who is now twenty-one and, since finishing military duty, has been studying art in London. » (Roth, Philip, op. cit., 2002 [2001], p. 18).

45 « [Y]outhful, good-natured » (Ibid., p. 19).

46 « [D]espite the European locale of many of his novels and the echoes of Kafka, these books written in the Hebrew language aren’t European fictions. Indeed, all that Appelfeld is not adds up to what he is, and that is a dislocated writer, a deported writer, a dispossessed and uprooted writer. Appelfeld is a displaced writer of displaced fiction, who has made of displacement and disorientation a subject uniquely his own. » (Ibid., p. 20).

47 Appelfeld, Aharon, בארטפוס בן אלמוות (Bartfuss ben-‘al-mavet), Tel Aviv, Ha-qibus ha-me’uhad, 1983 ; Appelfeld, Aharon, L’immortel Bartfuss, trad. par S. Cohen, Paris, Gallimard, 1993.

48 « We sense in Bartfuss’s lonely longing and regret, in his baffled effort to overcome his own remoteness, in his avidity for human contact, in his mute wanderings along the Israeli coast and his enigmatic encounters in dirty cafés, the agony that life can become in the wake of a great disaster. » (Roth, Philip, op. cit., 2002 [2001], p. 38).

49 « [T]hat is the painful point of my […] book. […] Now I’ll try to expand somewhat. The Holocaust belongs to the type of enormous experience that reduces one to silence. Any utterance, any statement, any "answer" is tiny, meaningless, and occasionally ridiculous. Even the greatest of answers seems petty. » (Ibid.).

50 Appelfeld, Aharon, Beyond Despair – Three Lectures and a Conversation with Philip Roth, New York, Fromm International, 1994 ; Appelfeld, Aharon, L’Héritage nu, trad. par M. Gribinski, Paris, Éditions de l’Olivier, 2006.

51 Celan avait utilisé cette expression dans Todesfugue. Pour la trad., voir entre autres : Celan, Paul, « Fugue de mort », trad. par J-P. Lefebvre, in Po&sie, Paris, Belin, 4/2007, n° 122-123, p. 7-12.

52 « Bartfuss […] has swallowed the Holocaust whole, and he walks about with it in all his limbs. He drinks the "black milk" of the poet Paul Celan, morning, noon, and night. He has no advantage over anyone else, but he still hasn’t lost his human face. That isn’t a great deal, but it’s something. » (Roth, Philip, op. cit., 2002 [2001], p. 39).

53 Tout le monde connaît l’adage « les Juifs sont à l’Histoire ce que les Esquimaux sont à la neige », rendu célèbre par The Counterlife de Roth (New York, Farrar, Straus & Giroux, 1986 ; en français La Contrevie, trad. par M. Waldberg, Paris, Gallimard, 1989).

54 Il apparaît dans Our gang (1971), texte pamphlétaire anti-Nixon ; édité en français en 1972 sous le titre Tricard Dixon et ses copains (trad. par J-R. Major, Paris, Gallimard) il est rapidement tombé dans l’oubli.

55 Semujanga, Josias, Le génocide, sujet de fiction ?, Montréal, Nota bene, 2008, p. 21.

56 Sfez, Gérald, La langue cherchée, Paris, Hermann, 2011, p. 89.

57 Bien entendu, il s’agit ici d’un « rapatriement supposé », étant donné que le convoi auquel Semprun avait été rattaché se rendait à Paris.

58 Cette citation et les précédentes sont tirées de Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, pp. 134-136.

59 Ce noyau produit par la nécessité de naturaliser le savoir, de figurer la pertinence d’une dimension allégorique dans le but de la rendre envisageable, voir : Lyotard, Jean-François, Le Différend, Paris, Éditions de Minuit, 1983.

60 Sfez, Gérald, op. cit., p. 89.

61 Semprun, Jorge, op. cit., p. 23 ; sur ce point, voir aussi : Semprun, Jorge, Si la vie continue… Entretiens avec Jean Lacouture, Paris, Grasset/France Culture, 2012.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Guido Furci, « Parlons travail : déplacement et resémantisation de l’écriture, dans la lignée de Primo Levi et Aharon Appelfeld »TRANS- [En ligne], Séminaires, mis en ligne le 24 août 2021, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/5441 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.5441

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