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2021
Hors frontières (N° 26 | 2021)
Relectures du récit de voyage : figures de l’entre-deux

La fracture de l’exil dans Désorientale, de Négar Djavadi

The Fracture of Exile in Négar Djavadi's Désorientale
Laurence Chamlou

Résumés

Peut-on parler d’une langue de l’exil ? À partir d’une blessure initiale qu’est l’exil, émerge une langue, placée dans un entre-deux, construite dans les entrelacs des souvenirs mais surtout, à la frontière entre deux cultures. Depuis la révolution iranienne de 1979, des écrivains ont fait le choix de s’exprimer dans une autre langue que le persan, jonglant sur un terrain hybride. Négar Djavardi fait partie de cette famille d’écrivains iraniens exilés et s’est fait connaître à travers un premier roman, Désorientale, paru en 2016. Dans une narration hachée et une langue qui se place dans les interstices, mais surtout dans un foisonnement linguistique, elle crée un texte basé sur l’étrangeté, la digression et l’oralité. L’exil, dont la violence est comparée à une désintégration, donne naissance à une langue dont le rythme alterne entre une cassure identitaire et une narration en suspens. Sa langue devient le miroir des fractures de l’exil dans une explosion d’images et de sensations.

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Texte intégral

1L’exil, qu’il soit forcé ou volontaire, est associé à une détresse, à un bannissement, à un malheur. De cette blessure initiale naissent des œuvres artistiques qui explorent des champs aussi divers que la musique, la peinture ou l’écriture qui expriment, à des degrés différents, un entre-deux, une altérité, mais aussi une condition humaine, celle de migrants, de réfugiés, d’étrangers, d’expatriés. Le récit de l’exilé enrichit le monde des lettres aujourd’hui. Venu d’ailleurs, l’exilé apporte une imagination et un langage nouveaux qu’il transcrit dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle. Une langue de l’exil se fait entendre, à la frontière entre la langue d’origine et celle du pays d’adoption, jouant avec les règles lexicales et grammaticales, tout en introduisant des expressions nouvelles. Parfois, la langue de l’exil se fraye un chemin à travers la langue maternelle ; ainsi le lecteur peut découvrir des réflexions sur l’exil et son imaginaire soit dans des traductions de textes, soit dans des textes écrits dans sa propre langue. Mais au départ, il y a un sentiment de perte qu’Edward Said définit en ces termes :

  • 1 Edward Said, Réflexions sur l’exil et autres essais [Reflections on Exile and Other Literary and Cu (...)

L’exil, s’il constitue étrangement un sujet de réflexion fascinant, est terrible à vivre. C’est la fissure à jamais creusée entre l’être humain et sa terre natale, entre l’individu et son vrai foyer, et la tristesse qu’il implique n’est pas surmontable. S’il est vrai que littérature et l’histoire évoquent les moments héroïques, romantiques et glorieux, voire triomphants, de la vie d’un exilé, ces instants n’illustrent que des efforts destinés à résister au chagrin écrasant de l’éloignement. Ce qui est accompli en exil est sans cesse amoindri par le sentiment d’avoir perdu quelque chose, laissé derrière pour toujours1.

  • 2 Voir par exemple les romans de Salman Rushdie ou de Vidiadhar Sarajprasad Naipaul.

2Le paradoxe de l’exil coïncide avec celui de la création. Tous deux sont liés à une blessure initiale qui devient lumière. Le déchirement tant géographique que psychologique que subit la personne exilée est à l’origine de découvertes de nouvelles strates de l’être, qui se superposent mais aussi s’entrechoquent. La littérature postcoloniale nous offre un vaste exemple de créations à partir d’une nostalgie propre à celles de la personne déplacée2. À tel point qu’il existe des lieux de l’exil, ou des non-lieux de l’exil, qui sont parcourus par des figures errantes, coincées entre deux mondes et qui nous révèlent la profondeur des abîmes. Au commencement est donc une rupture, un déracinement, une désintégration à partir desquels se produit une expression qui se construit sur les souvenirs d’un monde du passé.

Je me souviens

3Le mode du souvenir est utilisé par ces auteurs qui mêlent les soubresauts de l’histoire à leur propre trajectoire familiale ou individuelle. Dans une temporalité qui apparaît flottante, voguant entre une errance présente et des bribes de souvenirs, ils font apparaître une brèche qui est le miroir de bouleversements identitaires. Il y a des modes du souvenir. Georges Perec décline à répétition ses phrases introduites par « Je me souviens », mais le tourbillon des souvenirs peut aussi adopter le mode de la digression ou celui d’une vision décalée. Georges Perec précise encore cette relation intime entre l’exil et le souvenir :

  • 3 Georges Perec, Je me souviens [1978], Paris, Hachette, 1998, p. 275.

J’ai défendu l’idée que l’exil peut engendrer de la rancœur et du regret, mais aussi affûter le regard sur le monde. Ce qui a été laissé derrière soit peut inspirer de la mélancolie, mais aussi une nouvelle approche. Puisque presque par définition, exil et mémoire sont des notions conjointes, c’est ce dont on se souvient et la manière dont on s’en souvient qui déterminent le regard porté sur le futur3.

4Le regard de l’exilé se construit à partir de miroirs brisés dans un tableau qui reflète les multiples failles identitaires mais surtout, qui se forme et se déforme à partir de souvenirs enfouis, prêts à renaître sous de nouveaux cieux. À la frontière entre deux cultures et deux mondes, émerge une réalité qui se bâtit à partir de traumatismes passés et qui scrute l’avenir avec l’écho de guerres, de révolutions et des violences de l’histoire. La quête identitaire commence par le rassemblement de ces paysages intérieurs, emplis de failles qui, progressivement, donnent naissance à une nouvelle grammaire.

5Depuis la révolution iranienne en 1979, la France a été une terre d’exil pour des Iraniens aux profils variés : des royalistes qui ont quitté le pays avec le départ du Shah d’Iran, des militants politiques qui se sont vus en danger dans la nouvelle république islamique, des familles qui ont fui le nouveau régime. Ces déplacements ont aussi produit des récits construits à partir d’une souffrance qui célèbre le déracinement. En effet, les romans issus de ces expériences sont souvent basés sur un foisonnement de récits articulés autour de la petite et de la grande histoire, tentant de créer une simultanéité entre ici et là-bas, entre le présent et le passé. Le narrateur est ballotté entre divers modes d’être qui caractérisent la condition du migrant. Le thème de l’exil se trouve traité par les auteurs dans une langue nouvelle, le français, ou encore dans leur propre langue, le persan, qui arrive au lecteur français par le biais de la traduction.

  • 4 « Sorour Kasraï, « Entretien avec Ali Dehbashi », Bukhara, n° 24, 2002.

6Parmi les écrivains iraniens contemporains, Sorour Kasmaï, auteure du Cimetière de verre, dans lequel sept personnages, sont hantés par la présence d’une ville souterraine dans un Téhéran postrévolutionnaire, expliqua dans un entretien accordé à Ali Dehbashi publié dans le magazine littéraire iranien Bukhara4, qu’elle écrivait d’abord en persan et se traduisait ensuite en français ; elle ajoutait qu’elle mettait en scène une hybridité lexicale en insérant des données urbanistiques comme le qanat (système d’irrigation traditionnel), des interjections comme Allah Akbar, ou encore des institutions comme les Madresseh (écoles coraniques). La nouvelle, et surtout la poésie, bien plus que le roman, font partie de la tradition littéraire iranienne et cela pourrait expliquer la forme hybride de certains romans contemporains iraniens qui combinent l’art du roman français avec celui de la nouvelle en Iran.

  • 5 Citons Javad Djavaheri, Ma Part d’elle, Paris, Gallimard, 2017, Maryam Madjidi, Marx et la poupée, (...)
  • 6 Citons Tabib Hibar, Téhéran-Paris, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2007, Azadée Nichapour, Pour l (...)
  • 7 Naïri Nahapétian, Qui a tué l’ayatollah Kanuni, Paris, Liana Lévi, 2008, Ali Reza Sadry Alai, Les J (...)
  • 8 Citons Marjane Satrapi, Persepolis, Paris, L’Association, 2007.
  • 9 Citons Delphine Minoui, Je vous écris de Téhéran, Paris, Le Seuil, 2015, Les Pintades à Téhéran : c (...)
  • 10 Citons Goli Taraghi, La Maison de Shemiran [Khâne-ye Shemirân, 1995], trad. Leyli Daryoush, Arles, (...)
  • 11 Citons Zoyâ Pirzâd Le Goût âpre des kakis [Taemé gassé khormâlou,1988], trad. Christophe Babaÿ, Par (...)
  • 12 Citons Azar Nafisi, Things I’ve Been Silent About, New York, Random House, 2010 ; Reading Lolita in (...)

7Les formes d’écriture de l’exil sont aujourd’hui variées dans ce paysage persan : romans5, autobiographies6, narrations critiques sur l’Iran7, bandes dessinées8,  textes journalistiques9, romans traduits d’auteurs en France10, romans persans d’auteurs en Iran11, romans écrits dans d’autres langues que le français ou le persan12.

  • 13 Négar Djavadi, Désorientale, Paris, Liana Lévi, 2016. Les références de cet ouvrage seront désormai (...)
  • 14 Négar Djavadi publie un autre roman après Désorientale, Arènes, chez Liana Lévi, en 2020.

8Négar Djavadi fait partie des auteurs iraniens qui écrivent en langue française. Elle publie son premier roman en 201613. Elle est née en 1969 à Téhéran dans une famille d’intellectuels, journalistes et enseignants, s’opposant au régime de la dynastie Pahlavi, et elle prit une part active à la révolution iranienne ; par la suite, elle dut fuir le nouveau régime de l’ayatollah Khomeiny. Négar Djavadi fut témoin du militantisme de ses parents durant son enfance, et de la résistance de son père. Elle vécut ainsi le temps où son père écrivit et publia une lettre ouverte au Shah, dénonçant son règne autoritaire. Son père devint, à partir de là, une figure active de l’opposition. Elle vécut les soubresauts de la révolution iranienne jusqu’à la fuite de sa famille en France alors qu’elle était adolescente. Arrivée à Paris, elle fut scolarisée puis elle étudia le cinéma à Bruxelles. Aujourd’hui, elle est scénariste et romancière14. À partir d’un mot-valise, « désorientale », Négar Djavadi propose un premier roman qui reflète la fracture de l’exil – une fracture riche en créativité linguistique et stylistique.

  • 15 Salman Rushdie, Quichotte [Quichotte, 2019], trad. Gérard Meudal, Arles, Actes Sud, 2019 ; Shalimar (...)

9Cette jeune romancière occupe une place dans ce qui est à présent le vaste paysage de l’exil persan. Désorientale propose tout d’abord un récit où interviennent l’histoire et « sa grande hache », selon l’expression de Georges Perec, dans un temps dominé par la fracture. Puis l’identité du migrant se dresse au cœur de la narration, donnant naissance à un texte hybride qui rappelle les romans foisonnants de certains auteurs anglo-indiens, tel Salman Rushdie15.

Le temps de la fracture

10Entreprendre de retrouver sa mémoire perdue – voilà une démarche que l’on retrouve chez Georges Perec. Dans W ou le souvenir d’enfance, il écrit :

  • 16 Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance [1975], Paris, Gallimard, 1993, p. 17.

 « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance » : je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L’on n’avait pas à m’interroger sur cette question. Elle n’était pas inscrite à mon programme. J’en étais dispensé : une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache, avait répondu à ma place : la guerre, les camps16.

11La violence de l’histoire peut générer un vide traumatique que la personne exilée apprend à apprivoiser. L’impossibilité de dire le passé cède la place à l’apprentissage puis à l’appropriation d’une langue et d’une culture nouvelles. Pour se fondre dans un paysage qui désormais forme le temps présent, une table rase se fait. Avant d’être métissée, la conscience se confronte à l’abîme de l’oubli.

12Contrairement à Georges Perec, Désorientale propose des souvenirs, mais ils sont eux aussi hachés par « la grande hache » : le roman se structure sur le mode de la confession, à la première personne du singulier, avec des adresses directes au lecteur. Dès la première page, une date apparaît, « 21 avril 1981 », et la condition de l’exilé est exprimée par le père de la narratrice, opposant « Eux » que la narratrice raccourcit en « vous », lecteurs français, et le « moi ». La faille entre deux mondes dans laquelle s’inscrit le migrant est ainsi annoncée et se décline tout le long du roman jusque dans la langue elle-même qui sera décalée, jonglant entre les entrelacs du français et du persan. La migration provoque un déplacement du regard et des savoirs, une vie en suspens, un monde en désordre. Négar Djavadi décline la polysémie du déplacement de multiples façons : géographique (entre l’Iran et la France), linguistique (entre le persan et le français), mais aussi temporelle et épistémologique.

13Toute la structure de Désorientale vacille ; la langue bégaie et la narration progresse dans un récit parcellaire, brisé entre le présent et le passé. À l’intérieur du chapitre 1, la narration alterne entre la salle d’attente d’un hôpital où la narratrice doit entamer une procréation médicalement assistée et son histoire familiale sur trois générations en Iran (de Qazvin à Téhéran en passant par la région proche de la Caspienne, le Mazandaran).

  • 17 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Le Seuil, 2 (...)
  • 18 Ibid.

14Le texte reprend la tradition orale orientale du conte et utilise la langue persane – langue indo-européenne mais qui, depuis l’invasion arabe du viie siècle, s’écrit avec l’alphabet arabe et mêle des emprunts arabes – dans les interstices de la langue française. La présence du persan transparaît dans les noms propres : Darius Sadr (le père), les prénoms (Sara, Leïli, Mina, Saddeq, Mirza-Ali, Ramin…), les patronymes (Nasr, Pourvakil, Montazemolmolk…) jusqu’aux surnoms Hosseini Tête-de-Mule, le Petit Ibrahim, Djavad-Ali le Turc (67). La signification de ces sonorités étrangères est parfois donnée, et parfois pas, faisant tanguer la narration. Si le prénom Darius fait écho, pour un lecteur avisé, à l’histoire de l’empire perse et à la dynastie des Achéménides qui régnèrent en l’an 500 av J.-C., le patronyme Sadr est moins connu du lecteur. Ce mot d’origine arabe signifie « le chef, le plus haut » et contribue à l’image monumentale du père dans le roman – ce qui fait penser au concept lacanien du « Nom-du-Père17 » qui n’est pas seulement une dénomination mais aussi une fonction. Selon Jacques Lacan, « Le Nom-du-père […] on peut aussi bien s’en passer, à condition de s’en servir18. » Les multiples variables de la fonction peuvent alors apparaître. Le langage véhicule des signifiants refoulés : nous sommes « parlés ». Dans l’histoire individuelle, le désir s’exprime à partir du langage. Dans la psychanalyse lacanienne, l’exil est l’origine. Il correspond au nœud de l’expérience humaine, au passage de frontière. Il s’agit alors d’interroger les exils. Le langage condamne l’être et la perte marque le sujet. En nommant ainsi le père, l’enfant-Kimia désigne l’objet de son désir, que nous découvrons sans la traduction du nom du père. Mais la narratrice Kimia donne la signification de son prénom dans le texte : « De l’arabe, Al-kimya, alchimie ; lui-même du grec, khêmia, magie noire ; lui-même de l’égyptien kêm, noir. Kimia donc. L’Art qui consiste à purifier l’Impur, à transformer le Métal en Or, le Laid en Beau. Et dans l’esprit clair-obscur de Sara, le Garçon en Fille. » (144) Elle omet de donner la signification du nom de ses sœurs, Leïli et Mina, qui demeurent des référents étrangers au lecteur. Si Leyla signifie la nuit, en arabe et Mina  la voûte céleste, ils font partie désormais d’un tissu textuel qui alterne des fils persans et français éclairant parfois le lecteur sur la culture et l’histoire de l’Iran et le laissant parfois dans l’ignorance.

15Très vite apparaissent des notes en bas de page de façon irrégulière, présentées comme des notes Wikipédia qui sont des pauses narratives pour orienter le lecteur dans l’histoire présente et passée de l’Iran. La lecture du roman devient ainsi hachée. Cette étrangeté qui caractérise la condition de la narratrice est tantôt lissée pour un lecteur occidental, expliquée comme le ferait un historien ou un sociologue, ou un traducteur puisque certains mots persans apparaissent en italique et sont juxtaposés avec leur traduction – par exemple birouni, la bâtisse principale, l’andarouni, la cour intérieure, Nour, lumière  (28) – et tantôt, sans traduction – les interjections : Darius Djan  (81), Ey baba ! (75), Irani ! (99). Le texte oscille donc entre traduction, explicitation, omissions (« mais ça c’est une autre histoire »), des effets d’exotisme – par exemple : dattes, opiums (25), eaux de fleur d’oranger (27), pistaches au safran (106) –, d’étrangeté lexicale, culturelle et sonore – tchalémeidouni, (32) chiiiik (34) – et il est ponctué par des failles temporelles, des sauts du récits, un désordre politique et intérieur. Dans ce mélange linguistique, des mots persans s’insèrent, cette fois sans italique ni traduction, par exemple « les Qazvinis » (59) et la langue française se dédouble et continue de se démultiplier avec l’utilisation des barres obliques, par exemple : « ce garçon taciturne/impénétrable » (55), « un appareil étrange/intrigant » (103), « l’art du café était d’autant plus précieux/unique/inimitable » (148). Une hachure s’inscrit donc sur la page.

16Chaque description est interrompue par des digressions, la France et l’Iran donnent naissance à des voix à venir et des voix du passé. L’imagination renvoie à des fantasmes non assouvis, des fractures toujours béantes, nées d’un exil qui est présenté comme une désintégration :

Cette cicatrice qui traverse mon vocabulaire est ma seule coquetterie, mon unique résistance face à, disons, mes efforts d’intégration. J’emploie cette expression par commodité, parce qu’elle vous parle, même si biberonnée dès l’enfance à la culture française, je ne me sens pas concernée par le sens qu’elle véhicule. D’ailleurs, puisque nous en parlons, je trouve qu’elle manque de sincérité et de franchise. Car pour s’intégrer à une culture, il faut, je vous le certifie, se désintégrer d’abord, du moins partiellement, de la sienne. Se désunir, se désagréger, se dissocier. Tous ceux qui appellent les immigrés à faire des « efforts d’intégration » n’osent pas les regarder en face pour leur demander de commencer par faire ces nécessaires « efforts de désintégration ». Ils exigent d’eux d’arriver en haut de la montagne sans passer par l’ascension. (114)

17La langue se révèle être le miroir des fractures. Elle devient l’outil même qui dévoile les stigmates du passé, de sorte que les rythmes et les sons de la langue originelle y refont surface. Les voyelles du français s’allongent, les accents des mots se déplacent dans une musique qui impose sa propre harmonie et son propre tempo. Plusieurs clés se superposent sur la partition linguistique et l’exilé se voit jongler avec des horizons lointains qui soudain se confondent. Il en découle une langue nouvelle, qui s’impose par ses répétitions, ses assonances et ses consonances et qui se définit à la jonction de deux systèmes grammaticaux, soudains revisités. La création romanesque passe par la formulation d’une nouvelle langue qui défie les règles grammaticales pour y introduire des éléments d’étrangeté. Le concept d’intégration est revisité par un concept opposé, martelé par trois synonymes, se désunir, se désagréger, se dissocier, qui le font résonner dans un nouvel espace.

L’identité du migrant

18Dans un foisonnement de récits qui traversent les générations, reprenant la tradition du réalisme magique, Négar Djavadi crée une narratrice conteuse troquant la position du lecteur contre celle d’un auditeur. Le temps presse pour cette voix qui soumet une vision décalée, à la frontière de deux mondes, de deux cultures et de deux langues. Et dans les entrelacs du discours se profile une identité naissante, celle du migrant.

19Désorientale est basée sur une rupture historique : la révolution iranienne qui déclenche un changement de regard, un changement de perception. Le lien avec la perception antérieure se voit altéré car, pour reprendre une notion du philosophe Daryush Shayegan, le regard est désormais mutilé, c’est-à-dire en rupture avec la vision ancienne, amputé d’une mémoire et coincé dans un entre-deux dominé par des distorsions de natures différentes. La pensée est alors face à une succession de décalages : social, politique, religieux. Kimia, la narratrice, communique aussi par des césures, des silences, des pauses et propose un regard désenchanté sur le monde – le miroir d’une identité craquelée :

Croyez-moi, personne ne rate l’étranger. Personne ne résiste au plaisir poisseux de gratter là où il y a la différence. La langue est assurément le moyen le plus facile de le coincer, de l’enserrer, jusqu’à ce que la façade de la normalité acquise de longue date craquelle et pendouille sur son corps embarrassé. Pour tenter d’échapper à ce sadisme ordinaire, très tôt, j’ai glissé vers le silence, laissant la musique envahir mon cerveau et le laver à grandes eaux. Avec les années, j’ai constaté que le silence transformait mon étrangeté en mystère, et ce mystère en attirance, ce qui est toujours bon à prendre. Et tandis que ma séduction factice grandissait, ma voix s’enfonçait dans ma gorge comme dans un tombeau. (120)

  • 19 Voir par exemple Salman Rushdie, Le Dernier Soupir du Maure [The Moor’s Last Sigh, 1995], trad. Dan (...)
  • 20 Voir Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, L’Empire vous répond : Théorie et pratique des (...)
  • 21 Daryush Shayegan, La Conscience métisse, Paris, Albin Michel, 2012, p. 205.

20L’étranger qui, selon les textes littéraires19 ou théoriques20 postcoloniaux, peut être désigné comme le migrant, l’exclu, le métèque, le Maure, voire le bâtard, est caractérisé par les brèches. Sa terre de prédilection devient progressivement une terre de mirages coincée dans un entre-deux qui resurgit au fil de sa vie. Son espace se définit alors par une schizophrénie culturelle21 provoquée par sa propre nature hybride. Il vit une simultanéité entre deux réalités et trouve sa place au cœur d’une cassure ontologique. Être transmuté et translaté, il oscille entre le flot de paroles qui fait converger deux modes d’être ou le silence prégnant. Un équilibre fragile se crée donc entre le trop-plein et le vide, la cacophonie et le silence. Les béances se font jour dans une identité plurielle qui se manifeste spatialement par un nomadisme, un éparpillement. Négar Djavadi donne voix à une zone hybride dans les marges d’un texte et qui fait miroiter une vision brassée des cultures françaises et iraniennes. L’identité de la migrante est un étrange doublet d’une mémoire ancienne. Sur la surface lézardée de la page s’inscrit une distorsion, une identité hybride qui tente de se regarder dans un miroir déformant. Coincé à la croisée de deux mondes, la narration est bloquée, comme en suspens, dans les limbes d’un no man’s land.

21L’effet textuel est celui d’une explosion d’images et de sensations, tels des croisements incessants. Désorientale est fécondé par des coupures. Le roman utilise ponctuellement le langage cinématographique évoquant des coupes (cut), des bandes-sons, l’action, des montages (donc une série d’images qui précédent et conditionnent celles qui suivent), des retours en arrière (flash back) et des pauses sur le mode d’une histoire orale :

Attardons-nous un instant sur ce coup d’État dont l’onde de choc se fit sentir jusqu’en 1979 et au-delà. Puisque tout est lié, n’est-ce pas ? Puisque comme criaient les punks, l’Histoire n’est qu’une boucle sans fin à travers le temps, un retour permanent en arrière, un No Future…(133)

  • 22 Salman Rushdie, Les Enfants de minuit [Midnight’s Children, 1981] trad. Jean Guiloineau, Paris, Sto (...)
  • 23 Theodor W. Adorno, Dialectique négative [Negative Dialektik, 1966] Paris, Payot, 1978, p. 13.

22Ces pauses peuvent venir aussi tenir le lecteur en haleine : « Pourtant, patiente encore un peu, cher lecteur, et je te révélerai ce qu’aucun Sadr n’a jamais su. » (143) Kimia est à bien des égards une mutante qui annonce une identité clivée. Ni d’ici ni d’ailleurs, elle est touchée par une schizophrénie et une claustrophobie culturelles. Comme Salem Sinai dans Les Enfants de minuit de Salman Rushdie22, elle se place à la charnière entre deux mondes, précisément sur la ligne de fracture (Salem Sinai choisit aussi cette ligne puisqu’il naît à l’instant même de l’indépendance de l’Inde). La brutalité de cette position aboutit à ce qu’Adorno désigne comme « la conscience rigoureuse de la non-identité23 ».

  • 24 Voir Paul Gilroy, Mélancolie postcoloniale [Postcolonial Melancolia, 2004], trad. Marc Saint-Upéry, (...)

23Les écrivains exilés seraient alors de nouveaux mutants, écartelés entre le désespoir et la nostalgie24, des espèces errantes :

À vrai dire, rien ne ressemble plus à l’exil que la naissance. S’arracher par instinct de survie ou par nécessité, avec violence et espoir, à sa demeure première, à sa coque protectrice, pour être propulsé dans un monde inconnu où il faut s’accommoder sans cesse de regards curieux. Aucun exil n’est coupé du chemin qui y mène, du canal utérin, sombre trait d’union entre le passé et l’avenir, qui une fois franchi se referme et condamne à l’errance. (144)

24L’arrachement à la terre natale est une déchirure et il crée un sursis qui est également un commencement. La mémoire lie l’exilé à une généalogie et à un monde qui sont bousculés par l’histoire. Cette même histoire devient le point de repère, l’avant et l’après, à partir duquel se porte le regard sur le monde – un regard désenchanté fait de cycles de renaissances. La blessure intérieure se forme dans les interstices, entre ce que les ancêtres ont légué et ce que le monde impose. L’exilé se trouve ainsi en décalage avec son environnement, dans un phénomène de distorsion car ce qu’il perçoit est une réalité hybride faite de diffraction et de brouillage, sous l’effet d’un miroir déformant.

25Désorientale se scinde en deux parties distinctes : face A et face B, tels les 45 tours vinyles dont la face B est moins intéressante. Cependant, ce collage de récits, reproduits parfois dans des typographies différentes, variant interviews, souvenirs et descriptions d’un temps présent, offre au lecteur une expérience littéraire qui, à l’image du patchwork, est composé de divers morceaux de tissus de couleurs et de matière différentes. Chaque couleur déteint sur le morceau de tissu adjacent et crée ainsi une harmonie pour le regard du lecteur happé par une fracture qui devient ainsi lumière.

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Bibliographie

Adorno, Theodor W., Dialectique négative, trad. fr. Collège de philosophie, Paris, Payot, 1978.

Ashcroft, Bill, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, L’Empire vous répond : Théorie et pratique des littératures post-coloniales [The Empire Writes Back. Theory and Practice in Post-colonial Literatures, 1989], trad. Jean-Yves Serra, Martine Mathieu-Job, Paris, Presses Universitaires de Bordeaux, 2012.

Bhabha, Homi, Les Lieux de la culture [The Location of Culture, 1994], trad. Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2007.

Djavadi, Négar, Désorientale, Paris, Liana Lévi, 2016.

Djavadi, Négar, Arènes, Paris, Liana Lévi, 2020.

Gilroy, Paul, Mélancolie postcoloniale [Postcolonial Melancolia, 2004], trad. Marc Saint-Upéry, Paris, Éditions B42, 2020.

Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Le Seuil, 2005

Perec, Georges, W ou le souvenir d’enfance, 1975

Perec, Georges, Je me souviens [1978], Paris, Hachette, 1998.

Kasmaï, Sorour, Le Cimetière de verre, Arles, Actes Sud, 2010.

Rushdie, Salman, Les Enfants de minuit, trad. Jean Guiloineau, Paris Stock, 1983.

Rushdie, Salman, Le Dernier Soupir du Maure [The Moor’s Last Sigh, 1995], trad. Danielle Marais, Paris, Plon, 1999.

Saïd, Edward W., Réflexions sur l’exil  et autres essais, trad. Charlotte Woillez, Arles, Actes Sud, 2008.

Shayegan, Daryush, Le Regard mutilé, Paris Albin Michel, 1998.

Shayegan, Daryush, La Conscience métisse, Paris, Albin Michel, 2012.

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Notes

1 Edward Said, Réflexions sur l’exil et autres essais [Reflections on Exile and Other Literary and Cultural Essays, 2000], trad. Charlotte Woillez, Arles, Actes Sud, 2008, p. 241.

2 Voir par exemple les romans de Salman Rushdie ou de Vidiadhar Sarajprasad Naipaul.

3 Georges Perec, Je me souviens [1978], Paris, Hachette, 1998, p. 275.

4 « Sorour Kasraï, « Entretien avec Ali Dehbashi », Bukhara, n° 24, 2002.

5 Citons Javad Djavaheri, Ma Part d’elle, Paris, Gallimard, 2017, Maryam Madjidi, Marx et la poupée, Paris, Le Nouvel Atila, 2017, Fariba Hachtroudi, J’ai épousé Johnny à Notre-Dame de Sion, Paris, Le Seuil, 2006, Ali Erfan, Adieu Ménilmontant, Paris, Éditions de l’Aube, 2005, Daryush Shayegan en collaboration avec Maryam Askari, Terre de mirages, Paris, Éditions de l’Aube, 2004, Javad Djavaheri, Le Soupir de l’ange, Paris, Éditions de l’Aube, 2003, Amir Parsa, Kobolierrot, Paris, Caractères, 2000.

6 Citons Tabib Hibar, Téhéran-Paris, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2007, Azadée Nichapour, Pour l’Amour d’une langue, Lormont, Le Bord de l’eau, 2007, Sorour Kasmaï, La Vallée des aigles, Arles, Actes Sud, 2006, Claudine Monin-Krijan, Bidgoli Rad, Nocturne iranien : Mémoires d’exil du colonel, Paris, L’Harmattan, 2006, Raphaël Djavanni, L’Enfant du blé, Paris, Flammarion, 2005, Mahindokht, La Vie d’une Iranienne au vingtième siècle, Paris, L’Harmattan, 2004.

7 Naïri Nahapétian, Qui a tué l’ayatollah Kanuni, Paris, Liana Lévi, 2008, Ali Reza Sadry Alai, Les Jumeaux de la révolution, Paris, Éditions de l’Infini, 2007, Chahdokht Djavann, Comment peut-on être français, Paris, Poche, 2007, Ali Reza Sadry Alai, Les Jumeaux de la révolution, Paris, Éditions de l’Infini, 2007, Nahal Tajadod, Passeport à l’iranienne, Paris, Lattès, 2007, Sarah Yalda, Regard persan, Paris, Grasset, 2007.

8 Citons Marjane Satrapi, Persepolis, Paris, L’Association, 2007.

9 Citons Delphine Minoui, Je vous écris de Téhéran, Paris, Le Seuil, 2015, Les Pintades à Téhéran : chroniques de la vie des Iraniennes, Paris, Jacob-Duvernet, 2007.

10 Citons Goli Taraghi, La Maison de Shemiran [Khâne-ye Shemirân, 1995], trad. Leyli Daryoush, Arles, Actes Sud, 2003.

11 Citons Zoyâ Pirzâd Le Goût âpre des kakis [Taemé gassé khormâlou,1988], trad. Christophe Babaÿ, Paris, Zulma, 2009 ; Un Jour avant Pâques [Yek rouz mânde be eyde pâk,1999], trad. Christophe Balaÿ, Paris, Zulma, 2008 ; On s’y fera [Âdat mi konim, 2005], Paris, Zulma, 2007 ; Comme tous les après-midis [Mesle hameye asrhâ,1992], trad. Christophe Balaÿ, Paris, Zulma, 2007.

12 Citons Azar Nafisi, Things I’ve Been Silent About, New York, Random House, 2010 ; Reading Lolita in Tehran, New York, I. B. Tauris, 2003.

13 Négar Djavadi, Désorientale, Paris, Liana Lévi, 2016. Les références de cet ouvrage seront désormais indiquées entre parenthèses dans le corps du texte.

14 Négar Djavadi publie un autre roman après Désorientale, Arènes, chez Liana Lévi, en 2020.

15 Salman Rushdie, Quichotte [Quichotte, 2019], trad. Gérard Meudal, Arles, Actes Sud, 2019 ; Shalimar le clown [Shalimar the Clown, 2005] trad. Christophe Claron, Paris, Pocket, 2007 ; L’Enchanteresse de Florence [The Enchantress of Florence, 2008], trad. Gérard Meudal, Paris, Plon, 2001.

16 Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance [1975], Paris, Gallimard, 1993, p. 17.

17 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Le Seuil, 2005, p. 136.

18 Ibid.

19 Voir par exemple Salman Rushdie, Le Dernier Soupir du Maure [The Moor’s Last Sigh, 1995], trad. Danielle Marais, Paris, Plon, 1999.

20 Voir Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, L’Empire vous répond : Théorie et pratique des littératures post-coloniales [The Empire Writes Back. Theory and Practice in Post-colonial Literatures, 1989], trad. Jean-Yves Serra, Martine Mathieu-Job, Paris, Presses Universitaires de Bordeaux, 2012, Homi Bhabha, Les Lieux de la culture, [The Location of Culture, 1994], trad. Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2007.

21 Daryush Shayegan, La Conscience métisse, Paris, Albin Michel, 2012, p. 205.

22 Salman Rushdie, Les Enfants de minuit [Midnight’s Children, 1981] trad. Jean Guiloineau, Paris, Stock, 1983.

23 Theodor W. Adorno, Dialectique négative [Negative Dialektik, 1966] Paris, Payot, 1978, p. 13.

24 Voir Paul Gilroy, Mélancolie postcoloniale [Postcolonial Melancolia, 2004], trad. Marc Saint-Upéry, Paris, Éditions B42, 2020.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurence Chamlou, « La fracture de l’exil dans Désorientale, de Négar Djavadi »TRANS- [En ligne], Séminaires, mis en ligne le 08 mars 2021, consulté le 13 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/5201 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.5201

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Auteur

Laurence Chamlou

Laurence Chamlou est Maître de conférences-HDR à l’université de Reims Champagne-Ardennes où elle enseigne la littérature britannique et la traduction. Ses recherches portent sur les romans postcoloniaux et l’orientalisme. Après avoir créé le groupe de recherches Anglorient dont les actes de colloques ont été publiés (L’Orient des femmes, ENS Éditions, 2002 ; Rêver d’Orient, connaître l’Orient (ENS Éditions, 2008), elle a publié Lettres persanes de Gertrude Bell (Épure, 2013), et Orientalisme et féminisme (Épure, 2017). Elle travaille actuellement sur les récits de voyageuses britanniques en Orient et la traduction de la poésie persane en anglais.

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