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Université invitée

Évolution et manifestation de la nouvelle esthétique de l’image et de la poétique de la parole dans l’avant-garde russe, exprimée dans les livres d’artistes futuristes

Elina Knorpp

Résumés

Bien que le futurisme russe, à ses débuts, fût influencé par les futuristes italiens, il évolua d’une manière autonome. Dans le domaine de la littérature, on trouve un grand nombre de groupements futuristes divers, tandis que dans les arts visuels, le soi disant Cubo-futurisme voyait le jour. Le Cubo-futurisme liait des tendances cubistes et futuristes afin de faire advenir une forme singulièrement russe. Les livres futuristes, publiés dans les années 1910, nous montrent la naissance d’une nouvelle esthétique du texte et de l’image ainsi que la rupture avec les anciennes normes littéraires et artistiques. Ceci s’exprime à travers des illustrations, la création d’une nouvelle langue et l’entrelacs de l’image et de la parole. Cet article analyse les commencements du futurisme en Russie à partir de plusieurs livres russes pris comme exemples de cette esthétique nouvelle.

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Texte intégral

Émergence du futurisme en Russie

1Dans l’histoire des arts plastiques et de la littérature russes, on trouve difficilement une autre période aussi riche et fertile en innovations que celle des années 1910, pendant laquelle les deux arts se sont mutuellement inspirés pour hausser leur accord à un art en soi et ouvrir sur un champ nouveau d’œuvres novatrices.

2Tandis que les différents courants dans le domaine des arts plastiques de ce temps portent le nom d’« avant-garde », la nouvelle tendance dans la littérature nous est connue sous le nom de « futurisme ». La première étincelle « futuriste » était venue d’Italie, où Tommasso Marinetti avait inauguré le mouvement en publiant le manifeste « Le futurisme » dans Le Figaro le 20 février 1909. En Russie, l’étincelle prit aussitôt feu sur un sol fertile.

  • 1  Vladimir Maïakovski sur Khlebnikov, cf. Khardjiev, Ot Maiakovskogo do Krutchenykh : Izbrannye rabo (...)

3Au début du XXe siècle, la peinture, la littérature et la musique ont connu d’importantes innovations. Ces changements, qui devaient conduire à la rupture avec la tradition, s’étaient déjà fait sentir en Russie avant la parution du Manifeste de Marinetti. Certaines de ses idées furent alors formulées. Velimir Khlebnikov, par exemple, publia en 1908, quatre mois avant la parution du manifeste futuriste, son œuvre Iskuchenie grechnika (Tentation du pêcheur) dans la revue de Saint-Pétersbourg Vesna (Printemps). Cette œuvre se caractérise surtout par l’emploi de néologismes qui sont devenus par la suite un trait distinctif du futurisme. Khlebnikov allait, plus tard, jouer un rôle capital pour le futurisme littéraire : il fut reconnu comme la figure principale ayant inauguré une « nouvelle ère poétique1 ». En 1913, le poète Vladimir Maïakovski écrivit à propos de Khlebnikov :

  • 2  Ibid., p. 208. Traduction de l’auteure.

Si les vieux mots ne nous convainquent pas, nous inventons nos propres mots. Ceux qui ne sont pas utiles seront effacés par la vie, ceux qui sont utiles entrent dans la langue. Khlebnicov [...] a créé environ 500 dérivations du mot « aimer », absolument régulières dans leur construction russe ; régulières et utiles. C’est la création de la langue de l’homme de demain – notre nouvelle [créativité] est ce qui nous justifie2.

  • 3 Ceci fut formulé dans le Manifeste futuriste technique de F. Marinetti en 1912.

4Aux nouveaux moyens de la langue futuriste appartenaient, en plus des néologismes, l’onomatopoésie, le vocabulaire archaïque et quotidien ainsi que la mise en déroute de la syntaxe, de l’orthographie et des règles de la ponctuation. De pareilles tendances furent certes propres aussi au futurisme italien, qui proclamait, entre autres, la destruction de la syntaxe, le renoncement aux adverbes et aux adjectifs, l’absence de narrateur, l’onomatopoésie, une écriture phonétique3.

  • 4 Nous rencontrons les groupements importants suivants : cubo-futuristes et égo-futuristes, « Mezonin (...)
  • 5 « Il n’y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d’œuvre sans un caractère agressif. », « N (...)

5Grâce à une situation sociale et politique différente, une tradition culturelle et une mentalité nationale autres, le futurisme russe développa cependant ses propres formes, indépendantes du mouvement italien. Le futurisme russe n’articula pas, en suivant sa voie singulière, de système artistique homogène. On a affaire plutôt à des tendances et à des groupements divers, dont le dénominateur commun fut le désir d’une nouvelle littérature orientée vers l’avenir4. Ceci liait les futuristes russes aux futuristes italiens. Par rapport à la glorification de la guerre et de la lutte, par contre, ainsi que par rapport aux opinions à l’égard de la femme qui sont exprimées dans le manifeste de Marinetti, les futuristes italiens et russes divergent. La glorification de la guerre et le mépris de la femme sont complètement absents en Russie5. De même, on ne trouve pas de correspondance avec l’engagement politique futuriste italien (par exemple l’adhésion des futuristes au Partito Nazionale Fascista dominant et leur proximité avec Mussolini) – bien que, plus tard, la révolution d’Octobre soit, à ses débuts, saluée de manière enthousiaste par plusieurs d’entre eux. Mais dans cette révolution, ils voyaient plutôt la chance de congédier l’ancien système, les conventions et les idéaux d’autrefois, qui étaient présents aussi dans les arts.

  • 6  En allemand plus pertinent encore : « spießbürgerlich ».

6À la différence du manifeste futuriste, dans les manifestes russes, il n’est question que du renouveau de la parole, de la poésie et de la culture. Et si les futuristes russes, lors de leurs publications, performances ou discussions publiques, révèlent un côté rebelle, ils s’intéressent en premier lieu à la rupture avec la tradition, avec les normes traditionnelles (aussi bien dans la littérature que dans les rapports sociaux) et à la transgression de la « morale bourgeoise6 ».

7La notion de « futurisme » ne fut employée en Russie qu’à partir de 1911. On désignait par ce terme les nouvelles tendances avant-gardistes, indépendamment de leurs points de départ et aussi de la classification opérée plus tard par l’histoire. Des artistes aussi bien que des littéraires se revendiquèrent « futuristes », bien que la plupart d’entre eux n’incarnassent que partiellement ou grossièrement les idées futuristes au sens premier, italien du terme. Velimir Khlebnikov introduisit dès 1910 l’appellation budetliane, « futuristes », pour donner un nom à un groupe qui fut proche de lui (le groupe Hylaea, dont les Burliouk, Khlebnikov furent membres). Il dériva budetliane du verbe russe « budet », devenir, pour créer une sorte d’équivalent à la notion de « futurisme ».

  • 7  Khardjiev, Nikolai, Ot Maïakovskogo do Krutchenykh : Izbrannye raboty o russkom futurizme, Moscou, (...)

8Le futurisme russe ne se voulait pas une suite du mouvement italien, mais se concevait en tant que forme d’expression artistique autonome qui, certes, montrait des ressemblances avec ce dernier, mais évoluait parfaitement indépendamment de lui. Pour cette raison, quand Marinetti visita la Russie en 1914 pour nouer des contacts avec des futuristes russes, il rencontra parfois des réactions imprévues, et même hostiles. Dans la presse furent publiées des lettres ouvertes et des déclarations de la part du groupe Hylaea, dans lesquelles il récusait toute ressemblances avec les Italiens (sauf leur nom). Des actions et disputes publiques diverses eurent lieu, de sorte que Marinetti, après son retour en Italie, surnomma les artistes russes des « pseudo-futuristes », qui « déforment le vrai sens de la religion du renouvellement du monde à l’aide du futurisme7 ».

9Dans les arts plastiques se forma en même temps un mouvement autonome d’art russe – le soi-disant cubo-futurisme (« kubofuturizm ») –, qui travailla sur les idées fondamentales du futurisme et du cubisme – tout en prenant en considération les racines culturelles russes – en vue de la création d’un nouveau langage artistique.

  • 8  Malevitch, Kasimir, « O Poezii », 1919, dans Izobrazitelnoe iskusstvo, n° 1, p. 31-35, Saint-Péter (...)
  • 9  Khardjiev, Nikolai, Ot Maïakovskogo do Krutchenykh : Izbrannye raboty o russkom futurizme, Moscou, (...)

10Il faut noter aussi le fait que la plupart des poètes futuristes étaient issus de la peinture : ainsi Vladimir Maïakovski, David Burliouk, Alekseï Krutchenykh, Elena Guro entre autres. Tandis que plusieurs poètes, comme Velimir Khlebnikov et Vassili Kamenski, dessinaient aussi, d’autres, tels les artistes Olga Rozanova, Mikhaïl Larionov et Kasimir Malevitch, écrivaient aussi des poèmes. Malevitch a même rédigé un essai théorique, « Sur la poésie8 ». Une des principales artistes de l’avant-garde, Olga Rozanova, faisait savoir à Alekseï Krutchenykh : « Ma poésie m’a portée si loin que je commence à me soucier de ma peinture… Quoi, si, un jour, je passais, d’un coup, de la peinture à la poésie ?9 » Cet enthousiasme pour les deux arts à la fois et la coopération entre les poètes et les artistes eut pour effet, en Russie, une multiplication de livres futuristes, éminemment novateurs et artistiquement précieux.

Les premières entrées en scène du futurisme littéraire russe

  • 10 Kovtun, E. F., Russkaia futuristitcheskaia kniga, Moscou, 1989, p. 13.
  • 11 Krutchenykh, Alekseï, Zametki ob iskusstve, dans Khlebnikov V., Krutchenykh A., Guro E., Troe, Sain (...)

11La conception du livre et le langage littéraire des futuristes ont énormément évolué entre 1910 et 1916 environ. Les livres qui furent édités pendant cette période témoignent de la naissance d’une nouvelle esthétique. Ils rompent avec des normes littéraires et artistiques traditionnelles, ce qui devient évident au plan de l’illustration, de la langue – inédite – et de l’entrelacs entre image et parole. La critique était dirigée surtout contre le langage et l’esthétique symbolistes. « Voyait le jour une sorte d’“anti-livre”, par comparaison avec les éditions somptueuses    de Mir iskusstva et Apollon10 », revues de l’art nouveau et du symbolisme russes. À propos    de ces revues, Aleksei Krutchenykh écrivit : « […] des grandes pages blanches … typographie grise … s’impose le désir d’y envelopper un hareng … Et dans ces livres coule du sang   froid […]11. »

  • 12 Sukhoparov, Sergeï, Alekseï Krutchenykh. Sudba budetljanina, Munich, 1992, p. 38.
  • 13 Cf. Sukhoparov, ibid.

12L’une des premières expérimentations liée au livre apparaît avec le recueil de 1910 Sadok sudei du groupe budetliane (« aveniristes »), qui marqua le début de l’ère futuriste en Russie. L’apparence seule du recueil semblait déjà promettre une esthétique nouvelle : on avait en effet imprimé le livre sur le verso des tapisseries les moins chères. Dans le volume furent publiées des œuvres de Nikolaï et David Burliouk, Vassili Kamenski, Elena Guro, Ekaterina Nizen, Velimir Khlebnikov et Sergeï Miasoedov. Ce fut, d’ailleurs, le premier livre de la maison d’édition Juravl (cigogne), fondée en 1909 à Saint-Pétersbourg, et un « premier recueil collectif des aveniristes et de l’avant-garde poétique russe dans leur intégralité12 ». Mikhaïl Matiouchine se rappelle : « […] cela nous était évident : toutes nouvelles idées dans les arts et leur conception [étaient] entre nos mains13. » Vladimir Burliouk réalisa neuf illustrations dans la technique de la zincographie, parmi elles, entre autres, les portraits des auteurs. Le titre de l’ouvrage a été proposé par Khlebnikov. « Sadok » équivaut à un espace ou une cage qui sert à apprivoiser les fauves, ou bien un piège, tandis que « sudei » signifie « juge ». Le nom pourrait, par conséquent, indiquer que les poètes futuristes, dans leur statu quo, se voyaient encore dans une telle cage. Quoi qu’il en soit, l’ambiguïté du terme nous renvoie précisément à la quasi-homophonie de deux termes sémantiquement différents, et par là à la puissance du son de la parole.

13Du fait de son édition en nombre restreint – pas plus de 300 exemplaires –, le livre ne fut pas diffusé auprès d’un public plus large. Le fait que néanmoins, le livre expérimental ne fut pas ignoré et qu’une attention considérable fut prêtée aux jeunes artistes est dû à la presse, qui avait conféré aux artistes le surnom de « poètes de la tapisserie ». David Burliouk écrivit : « Vous avez eu, sous les tapisseries, des punaises et des cafards. Maintenant vivent sur elles nos jeunes et frais poèmes14 ! » Dans ses mémoires, il établit une analogie entre l’impression sur la tapisserie et l’impression sur « les peaux des appartements des petits bourgeois15 ». S’annonce donc clairement la provocation du soi-disant « bon goût », des stéréotypes esthétiques et des normes et conventions traditionnelles.

14Pour la couverture du livre a été choisi une tapisserie à motifs géométriques, où l’on a collé un bout de papier, sur lequel est imprimé, à son tour, le titre.

Quatrième de couverture de Sadok Sudei, St. Petersbourg 1910

Quatrième de couverture de Sadok Sudei, St. Petersbourg 1910
  • 16 Cf. Sukhoparov, p. 39.

15Les textes se trouvent toujours au verso de la tapisserie. Si l’on ouvre le livre, à gauche se montrent donc les figures de la tapisserie (en couleur rose-vert ou bleu-jaune), tandis qu’à droite se donnent à lire les textes. De cette façon, les motifs de la tapisserie correspondent au texte ; ils adoptent un rôle illustratif16.

Sadok Sudei, St. Petersbourg 1910, p. 8

Sadok Sudei, St. Petersbourg 1910, p. 8

Un poème de Vassili Kamenski Tchurlju-Jurl

  • 17 Lettre de l’alphabet russe d’avant la révolution de 1917. Finalement supprimé en 1918.
  • 18 Ibid.

16Le recueil ne contient pas de texte à valeur de manifeste. Comme caractéristique spécifique des textes de Sadok sudei, nous soulignons l’emploi de néologismes ainsi que l’onomatopoésie. De plus, une orthographe spécifique a été employée, qui se caractérise par l’ellipse des lettres « ѣ17 » et « ъ ». D’ailleurs, les poèmes ne se présentent pas en strophes18.

  • 19 Traductions de l’auteure.

17Regardons de près un exemple d’un poème de Vassili Kamenski, Tchurlju-Jurl (Sadok Sudei, 1910, p. 7-8 [ici, comme infra, mes traductions19]) :

Zvenit i smeetsia,
Solnitsia, veselo lëtsia
Diki lesnoi jurtcheek –
Svoevolnyi maltchichka –
Tchurliu-Jurl

Ça tinte et rit
soleil-scintille, allègrement coule
un forêt-murmurettorrent sauvage –
garçon entêté –
Tchurliu-Jurl

18Un ruisseau de bois est décrit à l’aide de néologismes qui évoquent des associations phonétiques et sémantiques, comme par exemple « solnitsia » – dérivé de « solnce » –, c’est-à-dire soleil, avec la signification de scintiller, de briller au soleil, donc à peu près de « soleil-scintille ». « Jurtcheek » – « murmurettorrent » – est un néologisme de mots composés, créé précisément à la fois de « rutcheek » – ruisseau – et de « jurtchat », verbe qui exprime le murmure d’un ruisseau, voire d’un petit torrent. Le nom du petit ruisseau « Tchurliu-Jurl » nous paraît être la traduction onomatopoétique des sons du ruisseau.

19Bien qu’ici la plupart des mots et le contenu des œuvres, à la différence des œuvres ultérieures, soient encore tout à fait compréhensibles, nous remarquons déjà clairement une préférence du son sur le sens sémantique des mots. Cette tendance sera renforcée dans les œuvres suivantes, au point que le sens sémantique des mots se perdra presque complètement : Alexeï Kutchenykh, par exemple, développa, à partir de 1912, une langue transrationnelle qui s’appelle « zaum » (littéralement : derrière la raison).

20Les quelques illustrations que contient le livre sont placées, tout comme les textes, sur le côté droit des pages. Elles ne remplissent pas la page entière, mais se trouvent au milieu d’elle, entourées, de part et d’autre, d’un rectangle. Les rayures délavées et ondulées du verso de la tapisserie forment, en quelque sorte, leur arrière-plan. En raison de leur emplacement détaché du texte, il n’y a pas de rapport direct entre elles et ce dernier. Les formes des dessins sont hautement simplifiées, stylisées et effectuées à la manière d’un art « primitif ».

Sadok Sudei, St. Petersbourg 1910, p. 9, dessins de Vladimir Burliouk

Sadok Sudei, St. Petersbourg 1910, p. 9, dessins de Vladimir Burliouk
  • 20 Manifeste du futurisme, Le Figaro, 20.2.1909, p. 1.

21Les auteurs du recueil ont, par la suite, joué un rôle décisif dans l’avant-garde de l’art russe. Velimir Khlebnikov, les frères Burliouk et les poètes qui se sont joints à eux – Benedikt Livchits, Aleksei Krutchenykh et Vladimir Maïakovski – ainsi que d’autres poètes, appartenaient tous au groupe Hylaea, un cénacle de personnes partageant plus ou moins les mêmes idées, qui n’avait pas de membres fixes ni de statut officiel et qui émergea entre 1909 et 1912. Khlebnikov conféra au groupe le nom, mentionné supra, des budetliane (« futuristes »), mais on les connaît aussi sous le nom de cubo-futuristes (à cause de leur attachement à l’avant-garde artistique et de leur engagement dans le domaine de la peinture). Ils continuaient ainsi à écrire l’histoire du futurisme russe, qui avait été inauguré par le manifeste La Gifle au goût du public du 18 décembre 1912, et qui, après des premières tentatives vagues, avait définitivement proclamé sa rupture avec les normes littéraires et esthétiques. Le titre du manifeste instaure, par ailleurs, un lien avec le manifeste du futurisme italien dans lequel il s’agit également d’une gifle : « Nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing20. » Le manifeste s’ouvre par les mots suivants :

  • 21 Terechina, V., Zimenkov, A., Russki Futurizm, teoria, praktika, kritika, vospominania, Moscou, 2000 (...)

Il n’y a que nous qui nous sommes le visage de notre temps. La trompe du temps brame à travers nous par le chef-d’œuvre de la parole. Ce qui fut oublié est trop étroit. L’Académie et Pouchkine sont plus incompréhensibles que des hiéroglyphes. À bas Pouchkine, à bas Dostoïevski, à bas Tolstoï et leurs semblables du bateau à vapeur du présent21.

  • 22 Ibid.

22Le manifeste est écrit sur un ton tranchant et polémique, dirigé aussi bien contre les classiques de la littérature russe du XIXe siècle que contre les grands auteurs russes contemporains. Le texte nous « ordonne » de respecter les droits du poète, entre autres par l’ « élargissement du vocabulaire en fonction de la qualité de mots obtenus par dérivation (innovation de mots) fortuit ». Par là, il vise à cultiver la haine de la langue existante. Le manifeste nous donne à lire que pour la première fois scintille « la braise matinale de la nouvelle beauté à venir du mot qui, lui, vaut pour lui-même22 ».

  • 23  Ibid., p. 9.
  • 24 Ibid.

23Les poètes furent convaincus qu’avec ce livre « les nouveaux horizons et les nouvelles possibilités furent ouverts. Le principe de liberté de la création poétique a été proclamé de manière fière et inflexible23 ». Le mot « futurisme » n’y figure pas une seule fois. Le titre aussi bien que le texte se caractérisent par leur caractère provocant et ont pour effet précisément ce qui était déjà visé dans le manifeste, c’est-à-dire que le lecteur se rende compte qu’il est « sur la motte de la parole “nous”, au milieu d’un océan de sifflements et de grogne24 ».

24L’effet de « gifle » fut alors programmé d’avance : la critique, en effet, prenait mal et le manifeste et le recueil du même nom, dans lequel le premier fut imprimé. L’extrait suivant nous le montre clairement :

  • 25 Izmailov, A., dans Birjevye vedomosti, 25.1.1912, cité dans Terechina, p. 8.

[…] papier gris, dans lequel fut emballé du cirage pour les bottes et du gruau ; l’enveloppe en tissu de toile à voile, couleur d’un « pou qui s’est évanoui » ; inscription du titre par une couleur de sale brique – tout cela se veut délibérément de mauvais goût. On provoque de toute évidence une – extrême — mise en déroute du lecteur25.

25Les critiques s’adressent surtout à l’apparence extérieure du recueil. Ce fut cependant par elle que fut proclamée consciemment une nouvelle esthétique qui envisageait de donner une gifle au goût du public bourgeois.

Quatrième de couverture de Pochtchetchina obchtchestvennomu vkusu (La gifle au goût du public), Moscow 1912

Quatrième de couverture de Pochtchetchina obchtchestvennomu vkusu (La gifle au goût du public), Moscow 1912
  • 26 Terechina, V., Zimenkov, A. (éds), Russki futurizm. Teoria, praktika, kritika, vospominania, Moscou (...)

26Le rejet des grands noms de la littérature russe fut pratiqué par les futuristes non seulement dans leurs manifestes et articles, mais aussi lors des récitals publics pendant lesquels ils provoquaient volontairement l’assistance. Ainsi, l’artiste Mikhaïl Matiouchine se rappelle une discussion publique « sur la littérature russe la plus récente » qui eut lieu en 1913 à Saint-Pétersbourg : « D’abord, tout s’est passé assez bien, mais quand David Burliouk entra sur scène et dit que Tolstoï était une “commère mondaine”, se leva un bruit incroyable. Une vieille dame s’évanouit et fut portée au-dehors26. »

27Le futuriste Sergeï Tretiakov s’expliqua à ce sujet : la dérision à l’égard des phares de la littérature tels Pouchkine ou Lermontov se voulait notamment une gifle dirigée contre ceux qui se soumettaient aux autorités sans se rendre compte que Pouchkine, par exemple, en son temps, avait lui aussi joué un rôle futuriste en introduisant dans les salons francisés la langue du peuple, le russe. Le Pouchkine « vivant, celui d’aujourd’hui » serait ainsi toujours vivant, cent ans plus tard, notamment dans les explosions des mots et des idées des futuristes qui poursuivraient, dans le présent, les idées qu’il avait émises et commencées « avant-hier27».

  • 28 Ibid.

28Les critiques jugent le recueil La Gifle au goût du public comme une « motivation langagière des innovations sauvages » des cubistes, dont ils appellent l’art un « barbouillage ridicule28 ». Il existe en effet un lien entre le groupe Hylaea et les cubo-futuristes artistiques, dont faisait partie également David Burliouk – actif, lui, aussi bien dans le domaine de la littérature que des arts plastiques. Ainsi s’explique le fait que les poètes du groupe Hylaea sont également appelés cubo-futuristes.

  • 29 Livchits, Benedikt, Der anderthalbäugige Schütze : Gedichte, Übersetzungen, Erinnerungen, Leningrad (...)

29En 1911, le poète Benedikt Livchits visita les frères Burliouk à Tchernianka (gouvernement Kherson, aujourd’hui en Ukraine) et fut témoin de la création des images cubo-futuristes – futures pièces de l’exposition « Le valet de carreau »(« Bubnovy Valet »). Dans son livre Le Tireur un œil et demi, il évoque l’impression que ces peintures lui avaient faite. Au surplus, ce Livchits connaissait l’artiste Alexandra Exter, qui demeurait souvent à Paris et qui était au courant des évolutions les plus récentes de la scène artistique. Entre autres à travers Alexandra Exter et son œuvre, ces nouvelles conceptions de l’art arrivèrent en Russie. Elle apporta, à titre d’exemple, la photographie d’une des peintures les plus récentes de Pablo Picasso, qui fut contemplée avec un grand intérêt par les frères Burliouk et par Benedikt Livchits. Ce dernier remarqua plus tard à ce sujet : « [C’est un] dernier mot de la peinture française. Prononcé là-bas par l’avant-garde, il se perpétue telle une banderole […] sur le front entier de la gauche et il suscite des milliers de réactions et des imitations et il sera à la base d’un nouveau mouvement29. »

30À cette époque précisément, au mois de décembre 1911, pendant une visite chez les Burliouk, Livchits écrivit aussi son poème « Personnages dans le paysage », qu’il dédia à Alexandra Exter. La dédicace en plus du titre nous indique que le poème fut probablement conçu comme une description de tableau (probablement d’Alexandra Exter), bien qu’on ne puisse pas prouver cette hypothèse.

31Le poème consiste en grande partie en mots ordinaires. Toutefois, Livchits fait aussi usage d’une déformation artistique du langage – surtout en associant des mots de manière inhabituelle. Le chercheur en littérature Mikhaïl Gasparov s’est particulièrement intéressé à ce poème. Il affirme qu’il montre 75 % de discordances (anomalies) grammaticales et sémantiques30. Il le caractérise de la manière suivante :

  • 31 Livchits, Benedikt, Gilea [Hylaea], New York, 1931, p. 8, cité dans Sukhoparov, p. 41.

Ce qu’en 1911 les Burliouk réalisèrent dans les arts plastiques, moi, je l’ai simultanément mis en pratique dans le domaine de la parole. Mes « personnages dans le paysage », où pour la première fois fut reconnu et mis en lumière le rôle de la préposition en tant que « panneau indicateur de sens », fut le premier essai de syntaxe décalée dans la prose russe. C’est du cubisme à cent pour-cent, transposé dans le domaine du la langue organisée31.

32Des expérimentations similaires se font jour aussi dans l’œuvre poétique de Maïakovski, qui lui aussi tenta de transposer les méthodes cubistes dans la poésie – sa phonétique, sa syntaxe et sa morphologie :

U-У-
litsaлица
LitsaЛица

dogovдогов
godov годов
rez-рез-
tche.че.
Tche-Че-
rezрез
jeleznykh koneiжелезных коней
s okon beguchtchikh domovс окон бегущих домов
prygnuli pervye kuby...прыгнули первые кубы...

R
ue
visages
de
dogues
ans
plus
ai-
gus.
À
tra-
vers
chevaux en fer
des fenêtres de maisons courants
sautaient premiers cubes…

33La composition du poème Iz ulitsy v ulitsu (« De rue en rue », 1913) permet de disséquer les mots. Les nouvelles parties amènent en elles-mêmes de nouvelles significations. On voit, par exemple que le mot « ulitsa »– « rue » – est dissocié en « litsa u » – « visage de ». Par un changement de l’ordre des syllabes se forme le couple de mots « dogov – godov »,c’est-à-dire « chevaux » – « ans » (les deux en génitif).

  • 32 Kovtun, E. F., Russkaia futuristitcheskaia kniga, Moscou, 1989, p. 33.
  • 33 Kovtun, p. 34.

34Kasimir Malevitch, le futur fondateur du suprématisme – donc d’une tendance non objective de la peinture – vit dans ce poème « l’essai le plus réussi du cubisme poétique32 ». Comme la peinture, la poésie nous montre « le dynamisme, le décalage (« sdvig ») plastique ainsi que l’interpénétration de différents objets33 ».

Alexeï Krutchenykh et « zaum »

  • 34 Cité d’après Kovtun, p. 74.

35Alexeï Krutchenykh a lui aussi expérimenté le langage. Depuis 1912, il avait publié plusieurs livres. Avec ses textes il figurait parmi les auteurs des recueils poétiques des futuristes. Quant à son poème qui parut dans le recueil La Gifle au goût du public, il l’avait écrit à l’aide d’une pratique artistique nouvelle qu’il nommait « mirskontsa » – « en aval du monde » (« worldbackwards »). Il écrivit : « Au lieu de 1-2-3, les événements seront enchaînés 3-2-1 ou 3-1-234. » Ce principe fut élaboré de manière approfondie dans l’ouvrage Mirskontsa, publié en 1912 par Krutchenykh et Khlebnikov, rassemblant des œuvres poétiques expérimentales des deux poètes. Remarquables sont les poèmes dont le sens reste voilé, dans lesquels les liens entre les mots et les néologismes présentent un rapport alogique, ce que l’on appelle de la poésie alogique.

36La particularité du livre En aval du monde consiste, à côté de ses expérimentations littéraires, avant tout dans son apparence extérieure. Des jeunes avant-gardistes, tels Natalia Gontcharova, Michaïl Larionov, Nicolaï Rogovin et Vladimir Talin, ont collaboré pour mettre en œuvre le projet.

37Comme dans les livres déjà décrits, il n’y a que la page de droite qui soit dotée d’un texte et d’une image. Sur la couverture nous voyons, collée, une image de papier coloré en forme de fleur, produite par Natalia Gontcharova.

Quatrième de couverture de Alekseï Krutchenykh et Velimir Khlebnikov, Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912

Quatrième de couverture de Alekseï Krutchenykh et Velimir Khlebnikov, Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912

38Sur le frontispice est collé un bout de papier sur lequel nous lisons le titre et le nom des auteurs. Le livre est une lithographie (une technique d’impression qui permet une reproduction du modèle à partir d’un tracé exécuté à l’encre ou au crayon sur une pierre spéciale), ce qui vaut aussi bien pour le texte que pour les illustrations. Ce procédé, à savoir des textes non pas imprimés mais « peints », avait déjà été appliqué dans les livres d’Alekseï Krutchenykh Starinnaia liubov et Igra v adu (Vieil amour et Jeu en enfer, tous deux datés de 1912). On baptisait la pratique d’écriture du nom de « samopismo » (littéralement : auto-écriture).

39À cette période on ne trouve pas vraiment d’équivalent à cette pratique. Rien d’étonnant par conséquent à ce que Marinetti, lors de son passage en Russie (1914), ait été fortement impressionné par ces chefs-d’œuvre. Dans le Museum Ludwigà Cologne se trouve une œuvre de la collection Filippo Tommaso Marinetti – un support sur lequel sont fixés des feuilles de papier provenant des livres futuristes Le Nid de canard (Utinoe gnezdychko)et Te li le (1913, artiste : Olga Rosanova, poète : Alekseï Krutchenykh). Marinetti avait reçu ce chef-d’œuvre en cadeau lors de sa visite en Russie. Il l’exposa dans l’Esposizione Libera Futurista Internazionale dans la galerie Sprovieri à Rome (en avril-mai 1914). Ceci montre la valeur que Marinetti accordait à cet exemple de conception de livres futuristes.

  • 35 Kovtun, p. 34.

40La technique de l’auto-écriture (« samopismo ») était très importante pour les futuristes russes. Ils étaient bien conscients de la force d’expression de leur écriture manuscrite. Ainsi le formulait Khlebnikov : « L’écriture de la main de l’auteur prépare l’âme du lecteur à s’accorder à la même quantité d’oscillations35. » Et Nikolaï Burliouk s’exprima de la manière suivante en 1914 :

  • 36 Burliouk, N., Poetitcheskie natchala, dans Futuristy : pervyi jurnal russkikh futuristov, n° 1/2, 1 (...)

La supposition de base de notre attitude envers la parole en tant qu’organisme vivant est la conviction que la parole poétique est sensuelle. Elle change de caractère selon sa manière d’être écrite, imprimée ou pensée. Elle a impact sur tous nos sentiments36.

  • 37 Khlebnikov, cité dans Poliakov, Knigi russkogo kubofutuzma, p. 259.
  • 38 Khlebnikov, Krutchenykh, Bukva kak takovaia, d’après Terekhina, p. 49.
  • 39 Khlebnikov, Ibid.

41C’est ainsi que les futuristes supposent que le texte écrit à la main a la force d’exprimer ce dont l’auteur lui-même n’a pas forcément conscience, mais que « le mouvement de sa main, malgré lui, transmet au lecteur37 ». Ils croient que « l’écriture de la main, étrangement transformée par l’état d’âme (« Stimmung »), transmet cet état d’âme au lecteur indépendamment des mots38 ». Dans le manifeste Bukva kak takovaia (La Lettre comme telle, 1913), Krutchenykh et Khlebnikov affirment que des livres de ce genre n’existaient pas auparavant et qu’aucun autre contemporain n’a jamais eu l’idée de confier son ouvrage non à un compositeur typographique, mais à un artiste39.

  • 40 Cf. ici et supra Poliakov, p. 259-260.

42Ce procédé de production d’un livre lithographique permet de sauter l’étape chez le compositeur et instaure par conséquent un lien plus étroit entre l’auteur, voire l’artiste, et le lecteur. Les traits de l’écriture de la main sont conservés par la technique lithographique, car avec le stylo lithographique on travaille sur un papier ou sur une pierre particulière, ce qui permet de traduire les nuances, comme par exemple la pression de la main. Ainsi, on pouvait à la fois garder « la voix de l’écriture » et continuer la multiplication des livres40.

43Nous voulons poursuivre cette « voix de l’écriture » à partir du livre Mirskontsa. Parce que le livre fut composé par différents artistes, il ne paraît pas seulement hétérogène en ce qui concerne les images, mais aussi par rapport à l’écriture.

Page 8 du livre d’ Alekseï Krutchenykh et de Velimir Khlebnikov, Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912

Page 8 du livre d’ Alekseï Krutchenykh et de Velimir Khlebnikov, Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912

Un poème de Alekseï Krutchenykh « Kuiout metchi ... », un dessin de Mikhail Larionov

  • 41 Poliakov, p. 402.

44S’ajoute le fait que le texte qui se trouve sur certaines pages fut imprimé à l’aide d’une étampe de lettres composées41, qui partiellement figurent aussi avec 90° de décalage par rapport à la direction dans laquelle on lit.

Page 16 de Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912

Page 16 de Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912

Un poème de Alekseï Krutchenykh « Piata jiva » imprimé avec étampe

45Tantôt on voit sur les pages uniquement le dessin, tantôt un texte apparaît en haut du dessin, tantôt des lettres ou des syllabes sont inscrites à l’intérieur du dessin de sorte que le texte et le dessin forment un tout.

Page 5 de Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912

Page 5 de Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912

Un dessin « Akhmet » de Mikhail Larionov accompagnant un poème du même titre d’Alekseï Krutchenykh sur la page 6

46C’est surtout le cas pour les pages conçues par Larionov. Gontcharova ajoutait en plus des bandes ornementales sur le côté droit et en bas des pages.

Page 10 dans Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912

Page 10 dans Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912

Conception par Natalia Gontcharova, poème d’ Alekseï Krutchenykh « Son » (« Schlaf »)

47Nous notons que les dessins de Gontcharova remplissent la page entière, ne laissant que peu de marge, tandis que les dessins de Rogovin se présentent comme des « griffonnages » au milieu de la page, laissant beaucoup d’« air » autour.

Page 14 de Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912

Page 14 de Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912

Conception de Nikolai Rogovin

48Sur la dernière page, dans une sorte de postface de Krutchenykh, on lit les mots suivants, imprimés à l’estampe : « Lecteur, prends garde ! » (Littéralement : lecteur, n’attrape pas des corbeaux !)

49Quant au style, les dessins reflètent les tendances de l’époque. La plupart des dessins sont, à titre d’exemple, exécutés à la manière de l’art « primitif ». À l’instar des cubistes français, qui s’intéressent à l’art de l’Afrique, l’avant-garde russe porte son attention sur les origines de l’art, à savoir l’art oriental et surtout l’art folklorique russe. On mentionnera par exemple les ustensiles et les jouets peints, les panneaux des magasins et surtout le « lubok » – l’arc-en-images du peuple russe. Celui-ci fut créé grâce à la technique de la gravure sur bois et se caractérisait par sa forme simple, réduite, par son trait de pinceau cru, son coloris multicolore et par la présence d’un texte explicatif sur l’image même.

  • 42  Poliakov, p. 399.

50Ces influences se rencontrent dans les œuvres de maints artistes, entre autres chez Gontcharova et Larionov. L’ouvrage En aval du monde accueille aussi quelques dessins rayonnistes de Larionov. C’est grâce à lui que fut inauguré officiellement le rayonnisme (« lutchism ») – précisément à l’ouverture de l’exposition Michen(cible) de 1913. Le fondement de cette tendance artistique se trouve d’ailleurs dans la brochure Lutchism (Rayonnisme) parue la même année et dans l’article « Lutchistskaia jivopis »(peinture rayonniste), qui tenta d’exprimer la quatrième dimension. Selon la théorie de Larionov, la quatrième dimension est constituée par des rayons reflétés par les objets. Sur la page trois (frontispice inclus) d’En aval du monde, par exemple, il présente, à la manière rayonniste, une Dame assise à une table42.

Page 3 de Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912

Page 3 de Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912

Un dessin rayonniste de Mikhail Larionov « Une Dame assise à une table ».

51Les différences stylistiques, en plus des différentes manières des dessins en lien avec les textes « peints », écrits par différentes écritures de la main, donnent une impression mouvementée et dynamique. Ce qui a partiellement eu lieu ici, c’est-à-dire l’entrelacs, voire l’union, entre texte et mot, fut – au cours de l’évolution du mouvement – approfondi. Les résultats furent fixés dans des livres édités en plus grande quantité.

52Une des innovations introduites par Krutchenykh concerne le soi-disant « zaum », une langue poétique transrationnelle, qui veut littéralement dire : « derrière la raison ». Pour la première fois, Krutchenykh publia trois des poèmes écrits en langue « zaum » dans le recueil Pomada (Pommade, 1913). Le poète explique, dans une annotation, que les poèmes sont écrits dans une « langue singulière » « dont les mots n’ont pas de sens prédéterminé ». Il s’agit d’associations de sons, provenant de l’imagination du poète. Nous y trouvons, entre autres, le poème suivant :

Dyr bul chtchil
ubechtchur
skum
vy so bu
r l ez

  • 43  Sukhoparov, p. 63.
  • 44  Sukhoparov, p. 62.

53Le poète prétend que dans ce poème serait présent « un caractère plus proprement russe que dans toute l’œuvre littéraire de Pouchkine43 ». La même année, Krutchenykh publia plusieurs manifestes qui donnaient un fondement à sa langue « zaum » et au rôle que joue la parole. Il y affirme que la langue « zaum » permet de s’exprimer plus facilement, surtout quand le poète vise à créer une chose qui, en lui, n’a pas encore atteint sa forme définitive44. Ainsi, Krutchenykh écrit :

  • 45 Krutchenykh, Slovo kak takovoe, Moscou, 1913. Dans Vorobev, I. (éd.), Russki Avangard. Manifesty, d (...)

Les budetliane-artistes [futuristes] ont une prédilection pour les parties du corps, pour l’usage de coupures. Les budetliane qui sont des créateurs de langage préfèrent, eux à leur tour, des mots hachés, des semi-mots ainsi que leurs jointures rusées (langue zaum). Par cette méthode, nous atteignons le plus haut degré d’expressivité – et c’est en ceci précisément que notre langue est du présent fougueux, qu’elle a anéanti le langage passé, pétrifié45.

54Les exemples traités dans cet article témoignent, par leur force d’expression et par les détails singuliers, exécutés à la main, d’une nouvelle esthétique entre mot et image, introduite et propagée par les cubo-futuristes. Les expérimentations de la langue, l’invention de nouveaux usages de techniques, comme dans En aval du monde, des unions alogiques de mots et de syllabes ainsi que la langue zaum, se mêlent à une nouvelle conception de la peinture. Ainsi voient le jour un certain nombre de livres dans lesquels, dans un même mouvement, sont « peints » et l’image et le texte. Pendant les années 1910, une série de livres expérimentaux sont publiés, mais ceux-ci montrent généralement des influences d’autres tendances artistiques. C’est ainsi que l’étincelle futuriste italienne s’est propagée en Russie pour s’y transformer en une sorte de vraie explosion.

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Bibliographie

Futuristy : Pervyi jurnal russkikh futuristov, n° 1/2, 1914.

Ingold, Felix Philipp, Der große Bruch, Russland im Epochenjahr 1913. Kultur, Gesellschaft, Politik, Munich, 2000.

Khardjiev, Ot Maiakovskogo do Krutchenykh : Izbrannye raboty o russkom futurizme, Moscou, 2006.

Kovtun, E. F., Russkaia futuristitcheskaia kniga, Moscou, 1989.

Livchits, Benedikt, Der anderthalbäugige Schütze : Gedichte, Übersetzungen, Erinnerungen, Leningrad, 1989.

Sukhoparov, Sergeï, Alekseï Krutchenykh. Sudba budetljanina, Munich, 1992.

Terechina, V., Zimenkov, A., Russki Futurizm, teoria, praktika, kritika, vospominania, Moscou, 2000.

Vorobev, I. (éd.), Russki Avangard. Manifesty, deklaritsii, programmnye stati (1908-1917), Saint-Pétersbourg, 2008.

Livres futuristes

Burliouk, D., Burliouk, N., Burliouk, V., Guro, E., Khlebnikov, V. et al., Sadok Sudei, Saint-Pétersbourg, 1910.

Groupe Hylaea, Pochtchetchina obchtchestvennomu vkusu (La Gifle au goût du public), Moscou, 1912.

Khlebnikov, V., Krutchenykh, A., Guro, E., Troe (Trois), Saint-Pétersbourg, 1913.

Krutchenykh, Alekseï, Khlebnikov, Velimir, Mirskontsa (En aval du monde), Moscou, 1912.

_________, Starinnaia liubov (Vieil amour), Moscou, 1912.

_________, Igra v adu (Jeu en enfer), Moscou, 1912.

_________, Pomada (Pommade), Moscou, 1913.

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Notes

1  Vladimir Maïakovski sur Khlebnikov, cf. Khardjiev, Ot Maiakovskogo do Krutchenykh : Izbrannye raboty o russkom futurizme, Moscou, 2006, p. 207. Traduction de l’auteure.

2  Ibid., p. 208. Traduction de l’auteure.

3 Ceci fut formulé dans le Manifeste futuriste technique de F. Marinetti en 1912.

4 Nous rencontrons les groupements importants suivants : cubo-futuristes et égo-futuristes, « Mezonin poezii » et « Tsentrifuga ».

5 « Il n’y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d’œuvre sans un caractère agressif. », « Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde, – le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme. », « Nous voulons chanter l’homme qui tient le volant, dont la tige idéale traverse la terre, lancée elle-même sur le circuit de son orbite » : Manifeste du futurisme, Le Figaro, 20.2.1909, p. 1.

6  En allemand plus pertinent encore : « spießbürgerlich ».

7  Khardjiev, Nikolai, Ot Maïakovskogo do Krutchenykh : Izbrannye raboty o russkom futurizme, Moscou, 2006, p. 133-134. Traduction de l’auteure.

8  Malevitch, Kasimir, « O Poezii », 1919, dans Izobrazitelnoe iskusstvo, n° 1, p. 31-35, Saint-Pétersbourg.

9  Khardjiev, Nikolai, Ot Maïakovskogo do Krutchenykh : Izbrannye raboty o russkom futurizme, Moscou, 2006, p. 34. Traduction de l’auteure.

10 Kovtun, E. F., Russkaia futuristitcheskaia kniga, Moscou, 1989, p. 13.

11 Krutchenykh, Alekseï, Zametki ob iskusstve, dans Khlebnikov V., Krutchenykh A., Guro E., Troe, Saint- Pétersbourg, 1913, p. 40-41.

12 Sukhoparov, Sergeï, Alekseï Krutchenykh. Sudba budetljanina, Munich, 1992, p. 38.

13 Cf. Sukhoparov, ibid.

14 Cf. note bas-de-page n° 3.

15 David Burliouk dans Mémoires, cité d’après : <ULR : http://schools.techno.ru/sch758/1/03.htm > [22.05.2011].

16 Cf. Sukhoparov, p. 39.

17 Lettre de l’alphabet russe d’avant la révolution de 1917. Finalement supprimé en 1918.

18 Ibid.

19 Traductions de l’auteure.

20 Manifeste du futurisme, Le Figaro, 20.2.1909, p. 1.

21 Terechina, V., Zimenkov, A., Russki Futurizm, teoria, praktika, kritika, vospominania, Moscou, 2000, p. 41 ; Ingold, Felix Philipp, Der große Bruch, Russland im Epochenjahr 1913. Kultur, Gesellschaft, Politik, Munich, 2000, p. 307-308.

22 Ibid.

23  Ibid., p. 9.

24 Ibid.

25 Izmailov, A., dans Birjevye vedomosti, 25.1.1912, cité dans Terechina, p. 8.

26 Terechina, V., Zimenkov, A. (éds), Russki futurizm. Teoria, praktika, kritika, vospominania, Moscou, 2000, p. 322.

27 Projet Slovo Serebriannyi vek : < ULR : http://slova.org.ru/n/kubofuturizm/ > [22 mai 2011].

28 Ibid.

29 Livchits, Benedikt, Der anderthalbäugige Schütze : Gedichte, Übersetzungen, Erinnerungen, Leningrad, 1989, p. 309-546 ; http://az.lib.ru/l/liwshic_b_k/text_0080.shtml.

30 Gasparov, Mikhail, Ljudi v peizaje Benedikta Livchitsa, Poetika Anakolufa, <ULR : http://www.openstarts.units.it/dspace/bitstream/10077/2357/1/03.pdf > [22 mai 2011].

31 Livchits, Benedikt, Gilea [Hylaea], New York, 1931, p. 8, cité dans Sukhoparov, p. 41.

32 Kovtun, E. F., Russkaia futuristitcheskaia kniga, Moscou, 1989, p. 33.

33 Kovtun, p. 34.

34 Cité d’après Kovtun, p. 74.

35 Kovtun, p. 34.

36 Burliouk, N., Poetitcheskie natchala, dans Futuristy : pervyi jurnal russkikh futuristov, n° 1/2, 1914, p. 81. Traduction de l’auteure.

37 Khlebnikov, cité dans Poliakov, Knigi russkogo kubofutuzma, p. 259.

38 Khlebnikov, Krutchenykh, Bukva kak takovaia, d’après Terekhina, p. 49.

39 Khlebnikov, Ibid.

40 Cf. ici et supra Poliakov, p. 259-260.

41 Poliakov, p. 402.

42  Poliakov, p. 399.

43  Sukhoparov, p. 63.

44  Sukhoparov, p. 62.

45 Krutchenykh, Slovo kak takovoe, Moscou, 1913. Dans Vorobev, I. (éd.), Russki Avangard. Manifesty, deklaritsii, programmnye stati (1908-1917), Saint-Pétersbourg, 2008, p. 109.

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Table des illustrations

Titre Quatrième de couverture de Sadok Sudei, St. Petersbourg 1910
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Titre Sadok Sudei, St. Petersbourg 1910, p. 8
Légende Un poème de Vassili Kamenski Tchurlju-Jurl
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Titre Sadok Sudei, St. Petersbourg 1910, p. 9, dessins de Vladimir Burliouk
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Titre Quatrième de couverture de Pochtchetchina obchtchestvennomu vkusu (La gifle au goût du public), Moscow 1912
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Titre Quatrième de couverture de Alekseï Krutchenykh et Velimir Khlebnikov, Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912
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Titre Page 8 du livre d’ Alekseï Krutchenykh et de Velimir Khlebnikov, Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912
Légende Un poème de Alekseï Krutchenykh « Kuiout metchi ... », un dessin de Mikhail Larionov
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Titre Page 16 de Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912
Légende Un poème de Alekseï Krutchenykh « Piata jiva » imprimé avec étampe
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Titre Page 5 de Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912
Légende Un dessin « Akhmet » de Mikhail Larionov accompagnant un poème du même titre d’Alekseï Krutchenykh sur la page 6
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Titre Page 10 dans Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912
Légende Conception par Natalia Gontcharova, poème d’ Alekseï Krutchenykh « Son » (« Schlaf »)
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Titre Page 14 de Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912
Légende Conception de Nikolai Rogovin
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Titre Page 3 de Mirskontsa (En aval du monde), Moscow 1912
Légende Un dessin rayonniste de Mikhail Larionov « Une Dame assise à une table ».
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Pour citer cet article

Référence électronique

Elina Knorpp, « Évolution et manifestation de la nouvelle esthétique de l’image et de la poétique de la parole dans l’avant-garde russe, exprimée dans les livres d’artistes futuristes »TRANS- [En ligne], 12 | 2011, mis en ligne le 08 juillet 2011, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/484 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.484

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