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Université invitée

Négativité narrative. Remarques sur la relation entre topos et logos chez Kafka et Beckett

Eva Sabine Wagner

Résumés

Les tentatives entreprises par la plupart des théories narratives pour saisir les qualités constitutives de la narration ont tendance à définir celle-ci à travers des termes positifs : une histoire est censée présenter une unité close pourvue de sens (G. Prince), un énoncé qui exprime une ‹experientiality› (M. Fludernik) ou un récit caractérisé de ‹eventfulness› (P. Hühn). Ces définitions du narratif nous permettent de comprendre pourquoi l’écriture de Kafka et de Beckett représente non seulement un défi au lecteur amateur, mais aussi à l’analyse narrative : des narrations comme Das Schloß, Vor dem Gesetz et En attendant Godot remplacent l’événement par l’attente, le progrès par la répétition, la présence par l’absence présente et constituent ainsi une ‹narrativité› qui met en question des catégories positives.

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Texte intégral

1Introduction

  • 1  « Jeder Satz spricht : deute mich, und keiner will es dulden. » Theodor W. Adorno, « Aufzeichnunge (...)
  • 2 Par souci de brièveté, j’ai dû renoncer à intégrer le récit « Devant la Loi » dans ma comparaison. (...)
  • 3 Le concept de « narrativité », qui est censé définir la spécificité des énoncés narratifs, est l’ob (...)

2Theodor Adorno a remarqué à propos de l’écriture de Kafka : « Chaque phrase dit : interprète-moi, et aucune d’entre elles ne tolère l’interprétation1. » Cet impératif herméneutique émanant de l’écriture, qui vaut peut-être non seulement pour celle de Kafka mais aussi pour celle de Beckett, a donné lieu à une surabondance d’interprétations de leurs œuvres. L’histoire de l’interprétation du Château (Das Schloß, 1922), dernier roman de la fameuse trilogie de Kafka, et celle d’En attendant Godot (1952), première pièce de théâtre de Beckett, ont suivi un parcours critique comparable, ce qui est peut-être dû aux parallèles structurels des deux narrations2. Leur motif central est l’attente : Gogo et Didi attendent Godot, et K. attend son accès au château. Les protagonistes se trouvent dans un lieu étranger, inhospitalier, qu’ils ne quittent pas parce qu’ils espèrent – vainement – qu’un personnage clé les fera enfin accéder à un autre lieu – Godot est censé venir et les emmener chez lui, et K. veut rencontrer Klamm pour pouvoir accéder au château. Les protagonistes rencontrent entre-temps un certain nombre de gens avec lesquels ils mènent des conversations qui ont plus ou moins de succès communicatif, mais qui sont sans conséquences par rapport à leur objectif déclaré. Cette brève esquisse de la structure du contenu des deux narrations suffit déjà à étonner quiconque s’intéresse à la théorie des textes narratifs, car presque tous les principes considérés par les théoriciens comme primordiaux pour garantir un haut degré de « narrativité3 » sont violés dans ces œuvres.

  • 4 Cf. Gerald Prince, Narratology. The Form and Functioning of Narrative, Berlin, De Gruyter, 1982, p. (...)
  • 5  Ibid., p. 153.
  • 6  Ibid., p. 151, 154, 158.
  • 7 « Vladimir. – […] On n’a qu’à recommencer. » Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Éditions de (...)
  • 8  Cf. la chanson que Vladimir chante au début du deuxième acte.
  • 9  Fludernik désigne par « narrativization » un processus qui a lieu pendant la lecture, et qui consi (...)

3Selon Prince, au cœur du narratif est une suite d’événements reliés de manière logique et qui représente un changement d’état4. Pour disposer d’un haut degré de « narrativité », la narration doit présenter un conflit ou une opposition élémentaire. Celle-ci doit mener à un « changement fondamental5 », qui se développe dans une structure narrative évidente constituée d’un début, d’un milieu et d’une fin bien discernables6. Dans les œuvres de Kafka et Beckett, par contre, tout progrès narratif est remplacé par des structures répétitives7 et circulaires8 : Gogo et Didi répètent les mêmes fragments de conversation, accomplissent toujours les mêmes petits gestes quotidiens ; et K. fait toujours de nouvelles tentatives pour accéder au château, échoue et recommence. Certes, la situation initiale construit une opposition centrale, mais le changement d’état fondamental qui devrait en être la suite n’a pas lieu – K. n’entre jamais au château et Didi et Gogo attendent en vain le changement d’état lié à l’arrivée de Godot. Dans les deux narrations, le lecteur a du mal à établir un ensemble cohérent, logique et pourvu de sens, car les textes résistent au décèlement d’une chaîne causale et d’un sens narratif global, donc à une « narrativisation9 ». Ainsi se dessine une « narrativité » subversive qui met en question les catégories mises en avant par les théoriciens. Néanmoins, ces deux narrations comptent parmi les pièces de littérature les plus reconnues du XXe siècle.

4Notre projet sera donc d’analyser la « narrativité » spécifique de Kafka et de Beckett. Est-elle le négatif d’une « narrativité » définie par la présence de certaines qualités narratives ? S’agit-il d’une écriture d’absence – d’absence de liens logiques, de progrès et de l’événement attendu ? Pour répondre à ces questions, nous allons analyser En attendant Godot et Le Château par rapport à trois aspects qui résultent de leurs parallèles structurels, mentionnés ci-dessus : premièrement l’opposition entre deux espaces, l’un étant l’espace présent où se trouvent nos protagonistes, l’autre étant absent, inaccessible ; deuxièmement l’opposition entre une situation d’attente donnée et un événement projeté qui ne s'effectue pas ; troisièmement la fonction du langage ; et, finalement, l’interdépendance de ces aspects qui sera constamment évoquée. Une théorie qui pourrait nous rendre de bons services dans ce contexte est celle de Iouri M. Lotman parce qu’elle combine la question de la « narrativité » non seulement avec la notion d’événement, mais aussi avec l’analyse de structures spatiales.

L’événement narratif selon Lotman

  • 10  Iouri Lotman, La Structure du texte artistique, Anne Fournier, Bernard Kreise, Ève Malleret, Joëll (...)
  • 11  Ibid., p. 330.
  • 12  Ibid., p. 321, 330.
  • 13  Ibid., p. 333.
  • 14  Ibid.

5La notion d’événement que Lotman développe en 197210 fait partie intégrante de sa proposition de distinguer deux sortes de textes : les « textes à sujet » et les « textes sans sujet »11. Partant de l’hypothèse que les relations spatiales présentées dans un texte, c’est-à-dire sa topographie et sa topologie, sont liées à des valeurs sémantiques-culturelles, Lotman soutient la thèse que la qualité topologique la plus importante de l’espace diégétique est la frontière infranchissable qui divise l’espace en deux parties disjointes et fondamentalement différentes. Cette structure sémiotique du topos est la structure « sans sujet », « primaire » du texte, qui représente un système normatif donné. Elle a un caractère classificateur12. Les textes « à sujet » sont secondaires par rapport à cette structure primaire13 : contrairement aux personnages statiques qui vivent ou de l’un ou de l’autre côté de la frontière, il y existe un personnage mobile qui dépasse la frontière. C’est cet « élément révolutionnaire14 » de la transgression que Lotman désigne comme événement et qui transforme un « texte sans sujet » en « texte à sujet ».

Négativité narrative

De ce côté de la frontière ou de l’autre ? L’espace transitaire

6L’événement lotmanien consiste en trois prescriptions : premièrement, il y a un ordre stable mettant en opposition deux espaces qui sont – deuxièmement – essentiellement différents ; troisièmement il y a un personnage mobile qui s’approche d’un certain angle de la frontière et finit par la transgresser. Toutes ces conditions ne sont pas remplies dans Le Château.

  • 15  Cf. Franz Kafka, Le Château, Georges-Arthur Goldschmidt (trad.), Paris, Pocket, 1984 (ci-dessous C (...)
  • 16  La dichotomie entre village et château est soutenue par l’opposition topologique entre le haut et (...)
  • 17  Ibid., p. 25.
  • 18  Ibid.
  • 19  Ibid., p. 32.

7Bien que l’incipit du roman introduise directement l’opposition spatiale entre « l’espace là-haut » de la colline du « grand château » et le village en bas15, cette dichotomie – poursuivie pendant toute l'intrigue16 – est également déconstruite. Tout d’abord dans l’incipit qui évoque l’image du château tout en affirmant son invisibilité et qui postule ainsi simultanément sa présence et son absence : « On ne voyait rien de la colline, brouillard et ténèbres l’entouraient, pas la plus faible lueur non plus qui indiquât le grand château. Longtemps K. resta debout sur le pont de bois qui menait de la route au village regardant l’espace là-haut, apparemment vide17. » Les deux derniers mots de l’incipit nous renvoient à un topos mal assuré. Cette déconstruction de la différence structurelle et topologique entre village et château se poursuit : K., couché dans l’auberge, est réveillé par Schwarzer, qui lui explique que « quiconque vit ou passe la nuit ici, habite ou passe en quelque sorte la nuit au château18 ». Et le lendemain, K., regardant de loin le château, constate que « ce n’était finalement qu’un misérable village, fait d’un assemblage de maisons villageoises19 ». La différence essentielle entre château et village, que la notion de château et les conversations contribuent à construire, est toujours déjà en train de s’effacer.

  • 20  Ibid., p. 34 et suiv.
  • 21  Cela est annoncé déjà très tôt par l’hôtesse dans son premier entretien avec K. : « Vous n’êtes pa (...)
  • 22  Gellhaus remarque également que le nom de métier de K. indique l’importance de la thématique spati (...)

8Non seulement la structure primaire du topos manque donc de stabilité, mais en plus, l’espace derrière la frontière ne se laisse pas essentiellement distinguer de l’espace du village. Ce qui est aussi grave pour K., c’est qu’il n’arrive même pas à rencontrer la frontière qui le sépare du château : « La route en effet, la rue principale du village, ne menait pas jusqu’à la montagne du château, […] même si elle ne s’éloignait pas du château, elle ne s’en approchait cependant pas20. » K. n’arrive à s’approcher d’aucune partie du château ; bien qu’il marche, la distance ne diminue pas. Si l’on essaie d’analyser ce mouvement et de l’appliquer à la théorie lotmanienne, on peut soutenir la thèse que K. ne peut s’approcher ni du château ni de sa frontière parce que c’est son parcours qui constitue la frontière. En marchant, K. produit la frontière qu’il voudrait franchir. Ce que Kafka met en scène ici, c’est un mouvement spatial qui subvertit la structure événementielle de Lotman. La transgression de la frontière devient une promenade sur la frontière ; chemin et frontière forment une seule ligne. Voilà pourquoi K. reste pour toujours l’étranger21 : étant frontalier, il n’appartient ni à l’espace du village ni à l’espace du château. Lui, l’arpenteur22, est habitant de l’espace qui sépare les deux autres, qui s’étend entre les deux. Peut-être n’est-ce donc pas un hasard si K., lors de son arrivée au village, reste debout précisément sur un pont, lieu par excellence de l’entre-deux.

  • 23  Kubiak parle d’un « deserted setting » (cf. Aubrey D. Kubiak, « Godot : The non-negative nothingne (...)

9Tandis que le topos du roman de Kafka est structuré par l’opposition – quoique instable – entre village et château, En attendant Godot ne nous présente directement qu’un seul espace : celui où Gogo et Didi se trouvent – un plateau vide dont les seuls points d’ancrage sont un arbre plus ou moins feuillu et une route de campagne. Il s’agit d’un espace ouvert, libre de toute barrière, presque désertique23. L’espace autre, c’est-à-dire l’ailleurs où Godot pourrait les emmener, reste opaque, indéfini, abstrait. Voilà pourquoi la théorie de Lotman ne peut pas être appliquée sans problème à En attendant Godot : la structure primaire du topos y est remplacée par le vide ; aucune frontière ne délimite l’espace. L’espace de Godot semble plutôt préfigurer les « non-lieux » comme l’ethnologue Marc Augé les a définis. Augé développe la notion de « non-lieu » en l’opposant au « lieu anthropologique » :

  • 24  Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éditions du Seui (...)

Nous réserverons le terme de « lieu anthropologique » à cette construction concrète et symbolique de l’espace […] à laquelle se réfèrent tous ceux à qui elle assigne une place […] [L]e lieu anthropologique […] est simultanément principe de sens pour ceux qui l’habitent et principe d’intelligibilité pour celui qui l'observe24.

10Augé parle d’espaces réels, tandis que Lotman, bien sûr, se réfère aux espaces fictifs. Néanmoins, les parallèles sont frappants : et la structure primaire du topos lotmanien et le « lieu anthropologique » décrivent un espace structuré, délimité par une frontière claire, et dont les relations spatiales symbolisent un ordre normatif sémantique-culturel.

  • 25  Cf. ibid., p. 100.
  • 26  « Si un lieu [anthropologique] peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un es (...)
  • 27  « Un monde où […] se multiplient […] les points de transit et les occupations provisoires […] prop (...)
  • 28  Ibid.
  • 29  EAG, p. 112 et suiv.
  • 30  Augé mentionne aussi l’aspect de l’attente. Cf. Augé, Non-lieux, p. 130.
  • 31  « Le retour au lieu est le recours de celui qui fréquente les non-lieux […]. » Ibid., p. 134.
  • 32  Ibid., p. 130.

11Selon Augé, notre époque actuelle par contre, celle de la « surmodernité », est productrice de « non-lieux25 » qui se propagent au détriment des « lieux anthropologiques » auxquels ils s’opposent26. À première vue, l’espace beckettien ne semble pas avoir beaucoup en commun avec les « non-lieux » d’Augé parmi lesquels celui-ci compte les chaînes d’hôtels, les clubs de vacances, les supermarchés, les moyens de transport rapides ou les aéroports. Néanmoins, les « non-lieux » d’Augé sont caractérisés par une spécificité qu’ils partagent avec l’espace beckettien : il s’agit d’espaces transitaires27. Les « non-lieux » nous présentent « un monde […] promis à l’individualité solitaire, au passage, au provisoire et à l’éphémère28 ». Voilà ce qui est la marque la plus évidente d’En attendant Godot : Gogo et Didi se trouvent dans un lieu provisoire, prêts à partir. En attendant, ils essaient de faire passer le temps : « Ce qui est certain », dit Vladimir, « c’est que le temps est long, dans ces conditions, et nous pousse à le meubler d’agissements29 ». « Dans ces conditions » signifie dans ce contexte : dans les conditions de l’attente. Mais l’attente n’est-elle pas aussi la qualité centrale des « non-lieux » d’Augé ? Dans l’aéroport, les gens attendent leur vol, dans les supermarchés, on attend à la caisse et dans le métro, on attend sa station30. Par conséquent, les activités ne sont que provisoires. Quand on quitte le « non-lieu », on rentre au « lieu anthropologique » où l’on regagne son identité et ses relations sociales31. Celles-ci sont supprimées dans le « non-lieu », qui « ne crée ni identité singulière, ni relation, mais solitude et similitude32 ». Cette opposition est valable aussi pour Gogo et Didi, qui persévèrent à leur poste en attendant, semble-t-il, d’être emmenés dans un « lieu anthropologique ». Dans leur « non-lieu » actuel, ils sont seuls, dépourvus d’histoire et d’identités distinctes, et condamnés à une existence provisoire dans un espace transitaire.

12En comparant l’espace chez Kafka et l’espace chez Beckett, on peut donc constater que les protagonistes des deux narrations se trouvent dans un espace transitaire. Mais tandis que K. est condamné à cheminer sur la frontière entre village et château, Beckett, par contre, suspend la dichotomie spatiale. Au lieu d’une frontière qui divise l’espace en deux, le topos comme un tout assume la fonction d’une frontière : le « non-lieu » de Gogo et Didi est une région frontalière, donc essentiellement transitaire.

Événement vs attente ? Du côté du transitoire

  • 33  On pourrait invoquer aussi le verbe « s’attendre à qqch », qui correspond mieux au verbe allemand (...)
  • 34  L’usage transitif du verbe « attendre » peut être traduit en allemand par l’ajout d’une prépositio (...)

13Dans les deux narrations, cet espace transitaire où nous avons localisé nos protagonistes correspond à une situation d’attente. Mais qu’est-ce que cette attente nous dit à propos de la structure événementielle ? Est-ce que l’attente remplace l’événement ? Peut-on parler d’une absence d’événement ? Partant de cette hypothèse, on aurait du mal à expliquer la tension qui règne dans les œuvres de Kafka et de Beckett. Cette tension peut être retrouvée dans l’ambivalence inhérente à la notion d’attente qui se manifeste dans la langue allemande par la distinction entre deux verbes : « warten » et « erwarten ». Elle peut être retrouvée également dans la langue française dans deux usages du verbe « attendre », notamment les usages transitif et intransitif : tandis que « attendre qqn/qqch33 » – « jnd./etw. erwarten »34 – vise à un au-delà, à un avenir (à-venir), le verbe intransitif « attendre » – « warten » – focalise plutôt sur l’état présent. Tandis que le mode intransitif implique la concentration sur une situation donnée, sur le présent, le mode transitif souligne l’orientation vers une chose désirée, attendue, mais absente.

14En attendant Godot – le titre que Beckett a choisi pour sa pièce met le doigt exactement sur cette dichotomie, et il la déconstruit : il utilise le verbe transitif, mais le gérondif met en avant l’aspect intransitif. Ce qui en résulte, c’est une tension entre transitivité et intransitivité qui caractérise la pièce entière : En attendant Godot ne s’absorbe ni dans l’absence de Godot (et de son espace), ni dans la présence de Gogo et Didi, mais met en scène l’entre-deux, c’est-à-dire une existence transitoire.

  • 35  EAG, p. 22.

15Car, d’une part, Gogo et Didi n’arrivent pas à vivre dans le moment. Au lieu de faire valoir l’ici et maintenant – c’est-à-dire l’intransitivité de leur attente –, l’espoir que Godot vienne restreint leur vie à une existence provisoire, ce qui se manifeste non seulement dans leurs activités futiles, mais aussi dans leur langage : « Estragon (avec effort). – Gogo léger – branche pas casser – Gogo mort. Didi lourd – branche casser – Didi seul35. » Leur vie est caractérisée par le même réductionnisme que la syntaxe de cet énoncé d’Estragon, mettant en relief une intégralité absente.

  • 36  « Garçon. – Qu’est-ce que je dois dire à monsieur Godot, monsieur ? Vladimir. – Tu lui diras – (il (...)
  • 37  Ibid., p. 131.
  • 38  « Estragon. – Et s’il vient ? Vladimir. – Nous serons sauvés. » (Ibid., p. 133.)

16Mais, d’autre part, la vie de Gogo et Didi ne s’absorbe pas non plus dans l’orientation vers Godot, donc dans l'aspect transitif de leur attente. Ils ne développent aucune activité pour avancer la rencontre avec Godot, ils ne le cherchent pas, ils ne donnent même pas d’instructions au garçon pour accélérer (ou assurer) la venue de Godot36. La transitivité même, c’est-à-dire la venue de Godot en tant que grand événement attendu, risque de perdre sa valeur : « Vladimir. – Il faut revenir demain. Estragon. Pour quoi faire ? Vladimir. – Attendre Godot. Estragon. – [...] Il n’est pas venu ?37 » Tandis que, d’une part, la venue de Godot constitue l’événement clé, leur sauvetage38, la libération de leur existence provisoire, la question d’Estragon, d’autre part, montre une diminution de la signification de la venue de Godot – l’événement aurait pu passer inaperçu.

  • 39  Ibid., p. 118.

17Bref : Gogo et Didi sont emprisonnés dans l’intermédiaire d’une existence qui ne s’absorbe ni dans l’intransitivité ni dans la transitivité de leur attente. C’est l’oscillation entre maintenant et bientôt, entre “rester ici” et “aller ailleurs” qui devient le refrain de leur vie : « Estragon. – Allons-nous-en. Vladimir. – On ne peut pas. Estragon. – Pourquoi pas ? Vladimir. – On attend Godot. Estragon. – C'est vrai. […] Que faire ?39 » Gogo et Didi sont donc toujours en partance, sans jamais partir.

  • 40  Cf. Mikhaïl Bakhtine, « Formes du temps et du chronotope dans le roman », dans Esthétique et théor (...)

18Comme Gogo et Didi, K. aussi attend un événement central, qui est également lié à un personnage clé : Klamm. Klamm et Godot sont des personnages mystérieux desquels nos protagonistes n’arrivent pas à se faire une image claire. Mais malgré leur opacité, Klamm et Godot forment le centre d’intérêt de nos protagonistes. La rencontre avec eux est leur aspiration principale, c’est l’événement qu’ils attendent. Néanmoins, l’attente de Gogo et Didi diffère structurellement de celle de K. : K. est toujours en mouvement, il essaie sans cesse d’accéder lui-même au château. Il semble donc être plus actif que Gogo et Didi, qui, même s’ils marchent de long en large, ne quittent pas en général leur place à côté de la route de campagne. K. est-il donc un protagoniste actif tandis que Gogo et Didi seraient passifs ? Est-ce que l’attente de K. se déploie sous le signe d’une forte transitivité, tandis que l’attente passive de Gogo et Didi témoignerait d’une pure intransitivité ? Face à la fréquence avec laquelle Godot surgit dans leurs conversations, je dirais, au contraire, que leur orientation vers Godot, donc la transitivité, est aussi forte que celle de K. vers Klamm. Si l’on prend en considération la sorte de transgression attendue, la différence me semble plutôt être la direction de la transitivité : tandis que dans Le Château, c’est K. qui veut transgresser la frontière pour entrer au royaume de Klamm, dans En attendant Godot, c’est Godot qui est censé entrer dans le « non-lieu » de Gogo et Didi. La même transitivité qui force K. à bouger sans cesse force Gogo et Didi à rester immobile. Dans les deux œuvres, l’événement annoncé est la condition d’une vie provisoire et transitaire. L’entre-temps devient l’essentiel ; le temps et l’espace de la transition forment les coordonnées du « chronotope40 » de leur vie. Ils vivent dans un intermédiaire spatiotemporel qui s’épanouit dans l’interstice des catégories dichotomiques d’événement et d’attente, donc entre transitivité et intransitivité, entre présence et absence, entre sujet et non-sujet.

Topos et logos
Kafka : dans les interstices du logos

  • 41  Dans ce contexte, Kafka subvertit notamment le concept de « voir » : K. a effectivement vu Klamm, (...)
  • 42  Tout ce qui se passe semble avoir pour condition la bénédiction de Klamm. Cf. le neuvième chapitre (...)
  • 43  Cf. ibid., p. 216 et suiv.

19Quand nous parlons de sujet ou d’événement selon Lotman, nous lions la question de la « narrativité » aux structures spatiales du monde intradiégétique, au topos. Or, dans le roman de Kafka, l’espace intradiégétique n’est pas présenté comme un fait, comme condition de l’action ou comme cadre de l’intrigue. Il serait plutôt toujours en train de se former, en tant qu’effet du langage – non du langage d’une voix narrative auctoriale, mais de celui des personnages : presque toutes les conversations menées par K. tournent autour du château. Au fur et à mesure, les conversations nombreuses construisent l’image d’un château énigmatique, inaccessible, gouverné par des lois qui sont trop compliquées pour pouvoir être comprises par K. ; un château dont les fonctionnaires, avant tout Klamm, sont tellement puissants que l’on ne peut pas supporter de les voir41 ou de les entendre. C’est effectivement le langage qui non seulement construit au fur et à mesure le château et son opposition au village, mais aussi qui le déconstruit. Pensons par exemple à Klamm : alors qu’il apparaît d’abord comme un être presque divin42, son identité est mise en question plus tard. Olga lui raconte que Barnabas se demande si celui qu’on appelle Klamm est vraiment Klamm, et elle ajoute que son apparence change constamment du tout au tout si bien que personne ne peut le reconnaître43. Rien n’est stable, rien n’est vrai dans ce monde où toute pensée logique, tout essai de déduction ou de compréhension de la part de K. n’est que le signe de son étrangeté et doit échouer.

20Nous voyons ici qu’on ne peut guère faire la différence entre le château comme localité, comme concept et comme langage. La recherche spatiale du château coïncide avec l’effort de K. de construire un concept cohérent du château à partir des renseignements que lui donnent les villageois. Mais il échoue. Par conséquent, le monde où K. se retrouve est d’une atmosphère « kafkaïenne », où les structures spatiales, les conversations et le comportement des personnages forment une unité étrange. Pour analyser ce qui conditionne cette atmosphère, il peut être utile de se représenter la corrélation des composantes du monde intradiégétique, c’est-à-dire les relations entre topos et logos.

  • 44  Dans la philosophie grecque, la notion de logos a des significations différentes. Néanmoins, elle (...)
  • 45  Herman, prenant en considération l’interrelation entre narration et cognition, définit la « narrat (...)
  • 46  Cf. note 9.

21Conformément à l’ambiguïté du terme logos dans l’histoire de la philosophie44, notre usage du terme logos fait allusion à trois aspects étroitement liés : au langage (ou, dans la terminologie de F. de Saussure, à la parole), à la langue et à l’appareil conceptuel. Je voudrais soutenir l’hypothèse que Kafka confronte les lecteurs du Château à un langage qui mène à l’échec l’application du système de la langue et qui déclenche ainsi des échecs de conceptualisation. Ceci est particulièrement intéressant par rapport à la question de la « narrativité » parce que la grande majorité des théoriciens souligne avant tout la valeur conceptuelle des narrations : elles servent à intégrer des expériences et des événements disparates dans un ensemble cohérent45. Kafka fait tout le contraire : par le biais de plusieurs stratégies narratives qui s’entrelacent, il raconte une histoire tout en empêchant le lecteur de « narrativiser46 » cette « histoire ».

  • 47  Les plus petits détails font l’objet d’interprétations contradictoires : le sourire des aides de K (...)
  • 48  Ibid., p. 180. La réaction de K. est totalement contradictoire : « Des envoyés de Klamm, dit K. qu (...)

22Premièrement, Kafka se sert d’un procédé narratif qu’on pourrait appeler la réinterprétation. Pratiquement tout événement, toute petite expérience que K. fait, chaque conversation, comportement et personnage auxquels K. est confronté lors de son séjour au village sont interprétés et réinterprétés de manière contradictoire47, si bien que ni K. ni le lecteur n’arrivent à attribuer une signification stable au moindre élément de la narration. Cela s’avère un obstacle à l’essai de catégoriser les personnages spatialement, c’est-à-dire selon leur distance (ou proximité) avec le château. Pensons à Barnabas qui, en tant que messager de Klamm, semble au début être proche du château tandis qu’on apprend plus tard qu’il ne sait pas vraiment si l'homme dont il reçoit ses lettres est vraiment Klamm, et si les cabinets où il les attend font vraiment partie du château. Ou pensons aux aides de K., qui semblent d’abord appartenir à K., mais que Frieda désigne plus tard comme « des envoyés de Klamm48 ».

  • 49  Les contradictions commencent déjà au niveau de la description des personnages : les hommes dans l (...)
  • 50  Ibid., p. 83.

23La deuxième stratégie d’écriture de Kafka consiste dans la contradiction systématique. En somme, le lecteur ne reçoit presque aucune information qui ne soit contredite tout de suite ou plus tard49. Le premier entretien avec l’hôtesse, par exemple, est un vrai chef-d’œuvre de contradiction : elle l’agonit de reproches et lui dit ensuite qu’elle ne lui fait pas de reproches ; elle souligne le danger que le mariage avec K. constitue pour Frieda et ajoute : « La situation de Frieda n’a rien à voir avec la vôtre50. »

  • 51  Ibid., p. 84.
  • 52  Ibid., p. 86.

24Ici s’esquisse la troisième stratégie narrative employée par Kafka, qui consiste dans l’inversion des faits : d’abord, c’est Frieda qui a délaissé Klamm pour K. ; puis tout d’un coup, selon Frieda, c’est Klamm qui l’a délaissée51. Ou pensons au premier entretien de l’hôtesse avec K. : après avoir renversé de diverses manières toute logique, toute causalité, toutes les tentatives de K. pour construire la réalité, elle conclut qu’« on a la tête qui tourbillonne quand on vous écoute et compare ce que vous dites et ce que vous pensez, avec la situation telle qu’elle est véritablement52 ».

  • 53  Il ne s’agit évidemment pas d’une énumération exhaustive des stratégies narratives employées par K (...)
  • 54  Cf. Fludernik, note 9.
  • 55  Château, p. 52.
  • 56  Ibid., p. 96.
  • 57  Ibid., p. 97.
  • 58  Cf. note 41.
  • 59  Cf. Gilles Deleuze, Félix Guattari, « Qu’est-ce qu’une littérature mineure ? », dans Kafka. Pour u (...)
  • 60  Ibid., p. 48.
  • 61  Ibid., p. 35.

25Kafka fait échouer nos efforts de construire un monde cohérent en évoquant une réalité qui n’est pas compatible avec notre système conceptuel. Par les stratégies de la réinterprétation, de la contradiction et de l’inversion systématiques des éléments narratifs53, Kafka crée l’atmosphère kafkaïenne d’un monde qui résiste à nos « paramètres54 » conceptuels. Pensons à Barnabas, qui « était à peu près aussi grand que K. », mais dont le « regard semblait s’abaisser vers K. de façon presque humble55 ». Pensons à K. qui, face au « bazar56 » bureaucratique du château, demande au maire s’il n’y a pas une administration de contrôle et qui apprend qu’il « n’existe que des administrations de contrôle57 ». Ou pensons à Klamm : K. a vu Klamm dans l’auberge de Frieda, mais, selon l’aubergiste, il ne l’a pas vraiment vu58. Voir ne signifie plus voir. Chez Kafka, la langue est donc, dans la terminologie de Deleuze/Guattari, « déterritorialisée59 » et emportée « dans le désert60 ». Mais en parlant de la « déterritorialisation » de la langue, je pense moins à un « vocabulaire desséché » vibrant « en intensité61 » qu’à une langue menée dans ses propres interstices, dans l’espace vide de l’entre-deux de ses catégories conceptuelles.

  • 62  Ibid., p. 46.

26En prenant en considération les relations entre logos et topos, nous voyons que le vain, mais constant effort de K. d’interpréter ses expériences et de comprendre la logique du monde qui l’entoure est reflété dans son identité de « sempiternel arpenteur62 ». Le château s’avère inaccessible, comme localité autant que comme concept. K. (et le lecteur) marche autant sur la frontière entre village et château que sur la frontière entre les catégories dichotomiques de son appareil langagier et conceptuel. L’échec de l’arpentage du topos correspond à l’échec du logos.

Beckett : entre représentation et performativité

  • 63  Cf. François Noudelmann, Beckett ou la scène du pire. Étude sur En attendant Godot et Fin de parti (...)
  • 64  Ibid., p. 27.
  • 65  Pour une analyse détaillée de la perfomativité dans En attendant Godot, cf. Richard Begam, « How t (...)
  • 66  EAG, p. 97.

27Une caractéristique du langage kafkaïen peut être retrouvée dans En attendant Godot, notamment la stratégie narrative de la contradiction. François Noudelmann a identifié différentes formes de « contrariété63 » et une « logique des contraires64 » qui caractérisent la pièce de Beckett. Mais tandis que le langage est pour K. encore au service de la recherche d’une vérité, d’une cohérence conceptuelle – qui est pourtant constamment et systématiquement subvertie –, le langage dans la pièce beckettienne n’a pratiquement guère de fonction représentative. Le langage a plutôt une fonction performative65 : « Estragon. – On ne se débrouille pas trop mal, hein, Didi, tous les deux ensemble ? Vladimir. – Mais oui, mais oui. [...] Estragon. – On trouve toujours quelque chose, hein, Didi, pour nous donner l’impression d’exister ? Vladimir (impatiemment). – Mais oui, mais oui, on est des magiciens66. » Le langage est leur atout pour lutter contre le vide de leur vie. Cela se manifeste dans une autre situation : après que Pozzo est parti, il y a un silence. Puis Estragon dit :

  • 67  Ibid., p. 67.

Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
Vladimir. – Je ne sais pas.
Estragon. – Allons-nous-en.
Vladimir. – On ne peut pas.
Estragon. – Pourquoi ?
Vladimir. – On attend Godot.
Estragon. – C'est vrai. Un temps.Vladimir. – Ils ont beaucoup changé.
Estragon. – Qui ?
Vladimir. – Ces deux-là.
Estragon. – C’est ça, faisons un peu de conversation67.

  • 68  Bien entendu, je fais ici allusion à la théorie de l’« acte de langage » d’Austin et de Searle.

28Au lieu de s’intéresser à l’illocution que la remarque de Vladimir représente – notamment l’affirmation que Pozzo et Lucky ont beaucoup changé –, Gogo s’intéresse seulement à sa valeur performative : en parlant de Pozzo et Lucky, Vladimir est en train d’agir, de « faire » quelque chose : de la conversation68. Mais il y a un problème : leur conversation, au lieu de les distraire de leur existence provisoire, revient constamment sur leur dilemme originaire – le fait de vouloir partir mais de devoir attendre. Au lieu de constituer une issue, le langage reproduit ainsi leur déchirement entre le désir de partir et la situation d’attente.

  • 69  Lucky, qui ne peut « penser » qu’à la condition de porter son chapeau, renforce ce lien métonymiqu (...)

29Ainsi, les noms des protagonistes reproduisent leur dilemme : au plan phonétique, « Didi » représente l’impératif redoublé du verbe « dire ». « Gogo », par contre, représente en anglais l’impératif redoublé du verbe « aller » (ou « partir »). Ainsi, Gogo et Didi incarnent à travers leurs noms les deux impulsions majeures de leur vie transitaire : partir et, en remplacement, parler. Comme pour souligner cette personnification de l’opposition, Didi tient un chapeau, l’accessoire vestimentaire qui couvre la tête, c’est-à-dire la partie du corps qui produit nos pensées et notre langage69. Didi fouille même dans son chapeau quand il cherche des mots. Le symbole de Gogo, par contre, sont les chaussures qu’il enlève et remet sans cesse – ce qui attire l’attention sur les pieds qui servent à marcher – ou à partir.

30Dans les deux narrations, le langage ne remplit donc pas les fonctions que les protagonistes – et le lecteur ? – lui assignent : K. mène des conversations pour construire le château en tant que topos et logos, mais tout en construisant le château, le langage le déconstruit. Gogo et Didi mènent des conversations pour échapper au vide de leur existence intermédiaire, mais au lieu de permettre de s’en échapper, le langage le reproduit.

Conclusion

  • 70  « [A] narrative where there is no continuant subject, no relationship between beginning and end, n (...)
  • 71  Ross caractérise également En attendant Godot par « l’entre-deux ». Cf. Ciaran Ross, « Pour une po (...)

31Prince affirme qu’une « narration qui ne présente pas de sujet stable, qui ne fait pas le lien entre le début et la fin, et qui ne décrit pas (de manière explicative) le changement d'une situation donnée, une narration somme toute constituée d'intermédiaires […] dispose d'un degré de narrativité proche de zéro70» Ce que nous venons pourtant de voir, c’est que la spécificité du Château et d’En attendant Godot consiste précisément dans le fait d’être « constitué d'intermédiaires71 ». Notre analyse a dévoilé une écriture placée sous le signe de l’intermédiaire, et ce sous trois aspects : premièrement, on a affaire à un topos qui, dans les deux narrations, est un espace de l’entre-deux, un espace transitaire ; deuxièmement, nous avons décelé une structure événementielle qui se déploie dans le transitoire, dans l’attente d’un événement qui ne se réduit ni au transitif ni à l’intransitif ; troisièmement, le langage est mené dans l’interstice des catégories dichotomiques de ses fondements conceptuels et dans l’espace vide entre ses fonctions représentative et performative. Enfin, ces trois composantes des narrations entretiennent des relations d’interdépendance et de correspondance – les structures événementielles, spatiales, langagières et conceptuelles se conditionnent mutuellement.

32Il ne suffit donc pas de constater par rapport à En attendant Godot et au Château un manque de « narrativité » ou une absence d’« événementialité ». Je dirais plutôt que leur spécificité narrative consiste dans une négativité qui ne se laisse pas réduire à l’absence de qualités narratives, mais qui se refuse même à la dichotomie entre présence et absence, explorant l’espace intermédiaire entre celles-ci.

  • 72  « Doch den “Sinn dahinter” gibt es nicht, weil die “Bilder” […] Kafkas Wirklichkeit meinen. » Susa (...)

33Ce statut intermédiaire entre présence et absence se reflète aussi dans la critique consacrée à Kafka et Beckett. Tandis que les uns essaient de déchiffrer un sens absent, caché derrière les images évoquées par Kafka et Beckett, d’autres formulent des doutes quant à la légitimité d’interprétations allégoriques. Kessler remarque par rapport à Kafka que « le “sens là-derrière” n’existe pas, parce que les “images” […] signifient la réalité de Kafka72 ». Robbe-Grillet argumente de manière équivalente : si les récits de Kafka n’étaient que des allégories,

  • 73  Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Les Éditions de Minuit, 1963, Collection « Crit (...)

[l]a littérature […] consisterait toujours, et d’une manière systématique,     à parler d’autre chose. [...] Le rôle du romancier serait celui d’intercesseur : par une description truquée des choses visibles – elles-mêmes tout à fait vaines – il évoquerait le « réel » qui se cache derrière. Or, ce dont une lecture non prévenue nous convainc, au contraire, c’est de la réalité absolue des choses que décrit Kafka. Le monde visible de ses romans est bien, pour lui, le monde réel73.

  • 74  Dans un essai qu’il a consacré à la peinture des frères van Velde, Beckett réfléchit sur le rôle d (...)

34Le lecteur a donc le choix entre une interprétation allégorique d’une part et une valorisation des images présentes, donc de la « choseté74 » de la réalité narrative d’autre part. Or, quand le lecteur commence à avoir du mal à faire ce choix, face à l’impératif herméneutique d’une écriture qui invoque à la fois la force de ses images présentes et l’absence de leur sens – quand il se sent déchiré entre l’intransitivité imaginaire et la transitivité allégorique de l’écriture de Kafka et Beckett, c’est là peut-être qu’il la comprend le mieux.

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Notes

1  « Jeder Satz spricht : deute mich, und keiner will es dulden. » Theodor W. Adorno, « Aufzeichnungen zu Kafka », dans Franz Kafka. Neue Wege der Forschung, Claudia Liebrand (éd.), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2006, p. 21-33, p. 21. Traduction de Geneviève et Rainer Rochlitz dans Prismes : critique de la culture et société, Paris, Payot, 1986 (Critique de la politique), p. 215 (cité par Régine Robin, Kafka, Paris, Belfond, 1989, p. 111).

2 Par souci de brièveté, j’ai dû renoncer à intégrer le récit « Devant la Loi » dans ma comparaison. – Si je désigne non seulement Le Château, mais aussi la pièce de théâtre de Beckett comme « narration », je me réfère à la notion de « narrativité » liée à l’intrigue, non à celle liée à la présence d’une voix narrative. À propos de cette distinction, cf. par exemple Wolf Schmid, « Narrativity and eventfulness », dans What Is Narratology, Berlin, De Gruyter, 2003, p. 17-33.

3 Le concept de « narrativité », qui est censé définir la spécificité des énoncés narratifs, est l’objet d’une large discussion qui jusqu’à maintenant n’a pas mené à une définition consensuelle. Face au cadre restreint de cet article, je vais me borner à quelques remarques qui sont d’importance dans notre contexte sans pouvoir déployer les divers implications et développements historiques de ce concept.

4 Cf. Gerald Prince, Narratology. The Form and Functioning of Narrative, Berlin, De Gruyter, 1982, p. 145, 153 et suiv.

5  Ibid., p. 153.

6  Ibid., p. 151, 154, 158.

7 « Vladimir. – […] On n’a qu’à recommencer. » Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Éditions de Minuit, 1952 (ci-dessous EAG), p. 89.

8  Cf. la chanson que Vladimir chante au début du deuxième acte.

9  Fludernik désigne par « narrativization » un processus qui a lieu pendant la lecture, et qui consiste à transformer quelque chose en une narration simplement par l'acte de lui conférer de la narrativité ( « This process of narrativization, of making something a narrative by the sheer act of imposing narrativity on it, needs to be located in the dynamic reading process ». Monika Fludernik, Towards a 'Natural' Narratology, London/N.Y., Routledge, 1996, p. 34). Quand des lecteurs sont confrontés à des incohérences dans un texte, ils essaient de reconceptualiser ce qu'ils trouvent dans le texte au moyen de paramètres naturels tels que « raconter », « faire l'expérience de » ou « voir », ou encore ils essaient de compenser ces inconsistances en appliquant des structures actantielles ou événementielles au niveau le plus élémentaire (« to re-cognize what they find in the text in terms of the natural telling or experiencing or viewing parameters, or they try to recuperate the inconsistencies in terms of actions and event structures at the most minimal level » , ibid.).

10  Iouri Lotman, La Structure du texte artistique, Anne Fournier, Bernard Kreise, Ève Malleret, Joëlle Yong (trad.), Paris, Gallimard, 1973.

11  Ibid., p. 330.

12  Ibid., p. 321, 330.

13  Ibid., p. 333.

14  Ibid.

15  Cf. Franz Kafka, Le Château, Georges-Arthur Goldschmidt (trad.), Paris, Pocket, 1984 (ci-dessous Château), p. 25.

16  La dichotomie entre village et château est soutenue par l’opposition topologique entre le haut et le bas, le château étant constamment associé à la hauteur. Cela se manifeste avant tout dans les remarques qui se réfèrent à Klamm en tant que représentant du château. Dans le deuxième entretien avec K., par exemple, l’aubergiste dit : « Si […] j’obtiens que votre requête […] soit transmise à Klamm, me promettez-vous de ne rien entreprendre […] avant que la réponse ne soit redescendue ? » (Château, p. 120) Plus tard, K. compare Klamm à un aigle, invoquant les « cercles indestructibles depuis les profondeurs où se trouvait K. qu’il traçait là, très haut selon des lois incompré[hen]sibles [sic] » (ibid., p. 154).

17  Ibid., p. 25.

18  Ibid.

19  Ibid., p. 32.

20  Ibid., p. 34 et suiv.

21  Cela est annoncé déjà très tôt par l’hôtesse dans son premier entretien avec K. : « Vous n’êtes pas du château, vous n’êtes pas du village, vous n’êtes rien », dit l’aubergiste à K., et elle ajoute : « Or, malheureusement vous êtes tout de même quelque chose, un étranger. » (Ibid., p. 79.)

22  Gellhaus remarque également que le nom de métier de K. indique l’importance de la thématique spatiale pour le roman entier. Cf. Axel Gellhaus, « ''Scheinbare Leere'' : Kafkas narrative Relativitätstheorie », dans Kopflandschaften. Landschaftsgänge. Kulturgeschichte und Poetik des Spaziergangs, Axel Gellhaus, Christian Moser, Helmut J. Schneider (éds), Cologne, Böhlau, 2007, p. 277-295, p. 292.

23  Kubiak parle d’un « deserted setting » (cf. Aubrey D. Kubiak, « Godot : The non-negative nothingness », Romance Notes XLVIII, 2008, p. 395-405, p. 398). – L’impression du désertique est renforcée par la construction de l’isotopie du sable. Cf. EAG, p. 85 et suiv., 125.

24  Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 68.

25  Cf. ibid., p. 100.

26  « Si un lieu [anthropologique] peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu. » (Ibid., p. 100.)

27  « Un monde où […] se multiplient […] les points de transit et les occupations provisoires […] propose à l’anthropologue comme aux autres un objet tout nouveau […]. » Augé, Non-lieux, p. 100 et suiv.

28  Ibid.

29  EAG, p. 112 et suiv.

30  Augé mentionne aussi l’aspect de l’attente. Cf. Augé, Non-lieux, p. 130.

31  « Le retour au lieu est le recours de celui qui fréquente les non-lieux […]. » Ibid., p. 134.

32  Ibid., p. 130.

33  On pourrait invoquer aussi le verbe « s’attendre à qqch », qui correspond mieux au verbe allemand « jdn./etw. erwarten ».

34  L’usage transitif du verbe « attendre » peut être traduit en allemand par l’ajout d’une préposition ( « auf jemanden/etwas warten » ).

35  EAG, p. 22.

36  « Garçon. – Qu’est-ce que je dois dire à monsieur Godot, monsieur ? Vladimir. – Tu lui diras – (il s’interrompt) – tu lui diras que tu m’as vu et que – (il réfléchit) – que tu m’as vu. » (Ibid., p. 130.)

37  Ibid., p. 131.

38  « Estragon. – Et s’il vient ? Vladimir. – Nous serons sauvés. » (Ibid., p. 133.)

39  Ibid., p. 118.

40  Cf. Mikhaïl Bakhtine, « Formes du temps et du chronotope dans le roman », dans Esthétique et théorie du roman, Daria Olivier (trad.), Paris, Éditions Gallimard, 1978, p. 235-398. Un concept comme le chronotope sert à penser deux dimensions (celles du temps et de l’espace) en même temps. Cet article s’efforce de tracer les relations entre trois aspects : la structure événementielle, spatiale et langagière-conceptuelle.

41  Dans ce contexte, Kafka subvertit notamment le concept de « voir » : K. a effectivement vu Klamm, assis à son bureau, dormant, mais l’hôtesse semble se référer à une autre conception de la vue quand elle dit à K. qu’il n’est « pas même en état de voir Klamm vraiment » (Château, 79).

42  Tout ce qui se passe semble avoir pour condition la bénédiction de Klamm. Cf. le neuvième chapitre du Château.

43  Cf. ibid., p. 216 et suiv.

44  Dans la philosophie grecque, la notion de logos a des significations différentes. Néanmoins, elle se réfère souvent et au langage et à la pensée, par exemple chez Héraclite, Parménide, Platon, Aristote et les stoïciens. Cf. Gérard Verbeke, « Logos », dans Historisches Wörterbuch der Philosophie, Bd. 5 : L-Mn, Joachim Ritter, Karlfried Gründer (éds), Bâle, Schwabe & Co. AG, 1980, col. 17395-17416.

45  Herman, prenant en considération l’interrelation entre narration et cognition, définit la « narrativité » comme une stratégie cognitive qui sert à structurer nos connaissances et nos expériences et à donner un sens au monde qui nous entoure (cf. David Herman, « Stories as a tool for thinking », dans Narrative Theory and the Cognitive Sciences, Stanford, CSLI Publ., 2003, p. 163-192). Cf. aussi Fludernik, Natural Narratology, p. 40 et suiv.

46  Cf. note 9.

47  Les plus petits détails font l’objet d’interprétations contradictoires : le sourire des aides de K. exprime-t-il humilité ou moquerie (cf. Château, p. 48) ? Les mains de Frieda, faut-il les interpréter comme petites et délicates ou comme faibles et impersonnelles (cf. ibid., p. 66) ? En général, l’emploi extrêmement fréquent du verbe « scheinen » et d’expressions synonymes souligne la réserve interprétative qui domine toute la réalité intradiégétique.

48  Ibid., p. 180. La réaction de K. est totalement contradictoire : « Des envoyés de Klamm, dit K. que cette appellation aussi naturelle qu’elle lui parût surprit tout de même beaucoup. » (Ibid.)

49  Les contradictions commencent déjà au niveau de la description des personnages : les hommes dans l’auberge de Frieda, par exemple, ont des visages « plats, osseux et cependant ronds » (ibid., 63). Le visage de l’hôtesse est censé être en même temps ridé et lisse (cf. ibid., p. 76).

50  Ibid., p. 83.

51  Ibid., p. 84.

52  Ibid., p. 86.

53  Il ne s’agit évidemment pas d’une énumération exhaustive des stratégies narratives employées par Kafka, mais d’une petite sélection dont le cadre restreint de cet article ne permet qu’une brève esquisse.

54  Cf. Fludernik, note 9.

55  Château, p. 52.

56  Ibid., p. 96.

57  Ibid., p. 97.

58  Cf. note 41.

59  Cf. Gilles Deleuze, Félix Guattari, « Qu’est-ce qu’une littérature mineure ? », dans Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 29-50.

60  Ibid., p. 48.

61  Ibid., p. 35.

62  Ibid., p. 46.

63  Cf. François Noudelmann, Beckett ou la scène du pire. Étude sur En attendant Godot et Fin de partie, Paris, Champion, 1998, p. 23-28.

64  Ibid., p. 27.

65  Pour une analyse détaillée de la perfomativité dans En attendant Godot, cf. Richard Begam, « How to do nothing with words, or Waiting for Godot as performativity », Modern Drama n° 50, 2, 2007, p. 138-167.

66  EAG, p. 97.

67  Ibid., p. 67.

68  Bien entendu, je fais ici allusion à la théorie de l’« acte de langage » d’Austin et de Searle.

69  Lucky, qui ne peut « penser » qu’à la condition de porter son chapeau, renforce ce lien métonymique entre chapeau et cerveau.

70  « [A] narrative where there is no continuant subject, no relationship between beginning and end, no (explanatory) description of a change in a given situation, a narrative made up of middles […] has practically no narrativity. » Prince, Narratology, p. 151.

71  Ross caractérise également En attendant Godot par « l’entre-deux ». Cf. Ciaran Ross, « Pour une poétique du vide : espace, corps et pensée dans En attendant Godot », dans Lectures d’une œuvre. En attendant Godot – Fin de partie de Samuel Beckett, Paris, Éditions du temps, 1998, p. 105-141, p. 119.

72  « Doch den “Sinn dahinter” gibt es nicht, weil die “Bilder” […] Kafkas Wirklichkeit meinen. » Susanne Kessler, Kafka – Poetik der sinnlichen Welt. Strukturen sprachkritischen Erzählens, Stuttgart, J. B. Metzler, 1983, p. 16, ma traduction.

73  Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Les Éditions de Minuit, 1963, Collection « Critique », p. 141.

74  Dans un essai qu’il a consacré à la peinture des frères van Velde, Beckett réfléchit sur le rôle de la « choseté » dans la peinture moderne. Cf. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon suivide Peintres de l’empêchement, Paris, Éditions de Minuit, 1989-1990, p. 56, et Noudelmann, Beckett, p. 77.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Eva Sabine Wagner, « Négativité narrative. Remarques sur la relation entre topos et logos chez Kafka et Beckett »TRANS- [En ligne], 12 | 2011, mis en ligne le 08 juillet 2011, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/480 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.480

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