Présentation de l'Université invitée de Cologne (Universität zu Köln). Comparatisme et humanisme
Texte intégral
- 1 Un « studium generale » était un lieu où était enseigné un « savoir général » : on entendait par là (...)
1Avant que l'Université de Cologne proprement dite ne soit fondée en l'an 1388 par le Pape Urbain VI, en réponse à une demande de la ville de Colonia, un studium generale1 existait déjà, notamment dans l'ordre des dominicains. L’érudit Albertus-Magnus, patron actuel de l'Université de Cologne, honoré par un monument de Gerhard Marcks dans la cour de l'université, avait apporté l’idée d’un studium generale de Paris, où il avait fait des études à la Sorbonne entre 1243 et 1248.
- 2 Les matières étudiées au Moyen Âge étaient les septem artes liberales : Trivium : grammaire, rhétor (...)
- 3 Il n'y a qu'en Russie où existe un équivalent, traduit littéralement de l’allemand : obrazovanie ((...)
2L'échange Paris-Cologne se perpétua, entre autres grâce à ce studium generale, qui permettait aux étudiants des artes2 de suivre des cours dans les universités des pays de leur choix. Ainsi, Maître Eckhart, qui résida à Cologne à partir de 1283, fit sa dissertation à Paris en 1324 et revint enseigner à Cologne autour de 1324. Il fut le premier à fonder la notion de Bildung, terme proprement allemand3 qui ne peut être rendu qu'insuffisamment par « culture », « formation » ou « éducation ». Cette notion désigne la formation des facultés humaines en vue de leur plus haute réalisation, au sens humaniste : la Bildung repose ainsi sur l’idée d’un échange entre l’univers et l’homme, ce dernier assumant, vis-à-vis du monde, non seulement un rôle actif, mais aussi un rôle passif, en se laissant former par la vie. Cet échange exclut l’idée d’une hiérarchie entre l’homme et le monde. La notion de Bildung devait devenir constitutive pour le système éducatif allemand, en particulier à partir de l’époque de l’humanisme (Goethe, Schiller, Lessing, Hölderlin) et de Humboldt, et fut reprise, après interruptions, par la génération ayant subi la deuxième guerre mondiale et par celle née après-guerre : la conception humaniste de la formation universitaire s'oppose foncièrement à toute idéologie, au totalitarisme, à la domination de l'esprit libre et des valeurs humaines - connues depuis l'antiquité. Elle soutient donc des valeurs totalement opposées aux systèmes de pensée qui menèrent au désastre de la deuxième guerre mondiale.
La vieille université de Cologne fut fermée par Napoléon Bonaparte en 1818 - après l'occupation de Cologne par les troupes françaises en 1798. Elle ne fut rouverte qu'en 1919 par le maire de Cologne, Konrad Adenauer, qui fut après guerre le premier chancelier allemand et qui, jouant à la pétanque avec de Gaulle, devint pour beaucoup d'hommes le signe d'une amitié renouvelée entre la France et l'Allemagne. Aujourd'hui, l'Université de Cologne est, avec Munich, la plus grande université d'Allemagne.
- 4 Par la suite, la version masculine, que nous emploierons, inclura bien sûr la forte présence fémini (...)
- 5 Par exemple par la Studienstiftung des deutschen Volkes (indépendante, bourse d'état). Le nombre de (...)
3L'université de Cologne n'a pas de parcours de Littérature générale et comparée à proprement parler. Ce constat pose-t-il un problème pour présenter les recherches de l'Université de Cologne dans le domaine comparatiste ? Non. Non, pas encore, faut-il préciser. Car si nous proposons dans le présent dossier un certain nombre d'études interdisciplinaires, les auteur(e)s se caractérisent tou(te)s4 par un trait distinctif malgré leurs différences : ils sont sans exception issu(e)s du système universitaire d'avant les réformes de Bologne, ou bien ils ont été favorisés par des bourses spéciales accordées par l'état, bourses qui soutiennent l'étudiant ou le doctorant non seulement financièrement, mais aussi de manière académique. Faute d'avoir un système centralisé en Allemagne, les étudiants particulièrement doués ne vont pas dans des Grandes Écoles ou des ENS. En revanche, ils reçoivent souvent un soutien5 additionnel au parcours universitaire, qui leur permet, dans des académies d'été et dans des Kollegs, d'approfondir et d'élargir leurs connaissances de manière interdisciplinaire et inter-universitaire. De telles rencontres suscitent naturellement des activités de recherche pluridisciplinaires. Plus importante pour nous est néanmoins l'orientation générale de la Hochschule telle qu’elle se présentait avant les réformes de Bologne. Nous voulons, dans un court excursus, montrer dans quelle mesure le champ de la littérature comparée a existé à Cologne ; quels travaux universitaires, quelle liberté de travail et quelle libre ouverture dans l'acquisition du savoir l'ancien système universitaire permettait, ouverture dont nous constatons aujourd'hui (encore) les fruits ( de la « réforme » en revanche, nous n’avons pas encore les résultats à long terme sous les yeux). Les articles présents s'intègrent dans cette scission entre deux visions du système universitaire et sont précisément le résultat de l'autonomie et du temps qui furent accordés à nos recherches respectives dans le système d’avant Bologne.
4Les projets comparatistes sont d'une part le résultat d'un parcours universitaire simple et d'autre part le fruit de participations à des projets (volontaires) divers, projets financés par la DFG (Deutsche Forschungsgemeinschaft) ou issus de l'initiative d'un professeur.
Commençons par décrire le parcours universitaire simple. L'étudiant (avant Bologne) à Cologne choisissait au moins trois matières différentes qu’il étudiait au mieux en dix semestres, sans obligation de finir dans la limite de six années. Un parcours approfondi durait, généralement, plus longtemps. L'étudiant n'était pas obligé de suivre péniblement chaque séance de cours durant le semestre et les devoirs n'avaient pas de limite pour être rendus. Le nombre des cours auxquels l’étudiant participait répondait bien à un minimum horaire, mais pas à un maximum. L'étudiant, très autonome, faisait son choix suivant ses intérêts, non en vue d'une adaptation au marché du travail, mais en vue d'un élargissement de ses connaissances et compétences comme but en soi. À l'amour de la connaissance, aucune limite n’était imposée. Au contraire, la difficulté consistait à trouver soi-même des limites. Les Oberseminare et les Kolloquien étaient l’exemple parfait d’un tel système. Les étudiants intéressés et engagés, de même que les doctorants, les assistants, les post-doc et les professeurs de toutes disciplines s'y réunissaient autour d'un thème donné, p.ex. le mythe ou l'espace. Mais déjà dans les Hauptseminare, et un bon nombre de Vorlesungen (cours magistraux), la rencontre entre participants de disciplines différentes, des langues française, italienne, espagnole, roumaine, portugaise, allemande s'avérait fructueux. Les professeurs s'y appuyaient naturellement (et le font encore) sur des exemples de langues et littératures diverses, ce qui nous permettait de suivre un enseignement comparé dès les débuts de notre formation. Des études englobant différentes cultures nous permettaient de travailler, par choix, de façon comparatiste. Implicitement, la littérature comparée - et l'intermédialité bien sûr - faisait partie intégrante de notre système d'éducation.
Jetons un bref regard sur les disciplines que pratiquent nos participants : Lisa Wolfson - théâtre/ film/ TV, ethnologie, espagnol, pédagogie, psychologie ; Daniel Bauer - théologie protestante, français, allemand, grec ancien ; Eva Sabine Wagner - français, allemand, pédagogie ; Elina Knorpp - histoire de l'art, langues slaves, allemand ; Vesselina Runkwitz - anglais, suédois, italien ; Sidona Bauer - français, italien, histoire de l'art, psychologie, etc.
À cette tradition humaniste s'ajoutent, à Cologne comme ailleurs, des projets personnels. Nommons la « psychologie du lecteur » (Leserpsychologie) ou la Empirische Literaturwissenschaft de la chaire de Norbert Groeben dont l’intérêt était d'établir un pont entre l’herméneutique et les sciences par la psychologie, la littérature et les sciences sociales (chaire supprimée en 2007). Un tel intérêt se poursuit p.ex. dans l'article de Jana Speth sur la notion d’« imaginative space »
- 6 (Anthropologie – Rezeption – Transkulturation – Episteme – Spache)
5Restent - et se multiplient, d'ailleurs - des projets sur des temps limités. Nommons, pour Cologne, celui des Medien und kulturelle Kommunikation (2005-2008), avec un intérêt particulier pour l'interaction entre texte et image - auquel ont participé Lisa Wolfson et moi-même. Existe aussi le Kolleg international « Morphomata » auquel participe Eva-Maria Tönnies, qui, avec son article sur la médialité, reflète une des préoccupations principales de ce centre de recherche. L'école doctorale a.r.t.e.s6se veut pluridisciplinaire, tout comme le Centre des études comparées européennes (Z.E.U.S) qui mise sur une interconnection des doctorants et des chercheurs de disciplines différentes, et qui soutient particulièrement les études comparatistes sur des cultures européennes. Les projets comparatistes restants sont basés sur des initiatives individuelles, mais ne sont pas rares, du fait qu'un professeur en philologie est tenu d’enseigner et de faire ses recherches dans au moins deux champs littéraires divers. Ainsi, par exemple, le professeur Nitsch (français, espagnol), le professeur Kablitz (français, italien) etc.
6Le corpus des articles présentés dans le cadre du dossier « université invitée » de la revue TRANS-, reflète l'esprit critique et innovateur de ses auteurs. À contre-courant des théories dominantes - et en Allemagne, on le sait, c'est la théorie littéraire qui domine l'analyse du texte littéraire - nos auteurs mettent en question la domination du purement conceptuel. Vesselina Runkwitz, Daniel Bauer et Eva-Maria Tönnies se tournent ainsi explicitement vers l'immédiat de l'expérience de la présence et Eva Sabine Wagner déconstruit les catégories ne la narratologie. Elina Knorpp et Sidona Bauer investissent, quant à elles, le côté physique et sensible des textes étudiés. Pourtant, ces auteurs partent, en général, de la théorie et non du texte.
Ne pourrait-on - par rapport à la France - transposer les constatations de Eva-Maria Tönnies à propos des troubadours français et des Minnesänger allemands du Moyen Âge dans notre actualité ? Citons :
« on observe que le débat poétologique, les mots et les phrases d’un niveau de réflexion relativement intellectuel dominent la poésie allemande. Le chanteur français en revanche va si loin dans la mise en relief directe du son,qu’il renonce souvent à produire du ‘texte’ […]. Il chante en effet comme un oiseau […]. [Cela] nous amène à formuler l'hypothèse selon laquelle les chanteurs français accordent davantage de valeur au son que les chanteurs allemands, qui intègrent leurs chansons dans un discours poétologique, mis en scène de manière beaucoup plus intellectuelle. »
7Nous n’avons cependant pas pour projet de renforcer les clivages ! Au contraire, nos articles prouvent que des rapprochements entre des cultures ont lieu, sont voulus. Affirmons que la littérature comparée, selon notre optique, à la fois promeut et témoigne d'un processus de formation culturelle (Bildungsprozess) idéal. La comparaison de deux cultures littéraires, ou plus, non seulement aiguise la conscience et nous permet de nous rendre compte de la pluralité de mondes qui existent, et ainsi de la relativité du nôtre, mais elle réveille aussi la tolérance, l'esprit critique, l'autonomie si elle se conçoit comme partie intégrante d'une Bildung de la personnalité entière de l'homme. Ce processus a besoin de temps. Il a besoin que l'étudiant déploie librement ses talents, qu'il les affine - pour - à la fois « malgré » et « grâce » à son savoir - « devenir homme », être humain, profondément et intensément, sans regret.
8Je tiens à remercier, à l’université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, Émilie Lucas-Leclin pour son ouverture et son invitation et M. le Prof. Michel Collot pour le travail qu'il fait en soutenant notamment les co-tutelles. Je tiens aussi à remercier M. Prof. Nitsch de l'Université de Cologne, notamment pour ses Oberseminare dans lesquels il ouvre, par exemple, vers des cultures sous-représentés (p.ex. le roumain). Je remercie tout particulièrement M. le Prof. Friedrich Schmid (de l’Institut des statistiques sociales et économiques de Cologne) pour son soutien à long terme. Merci à Ursel Schneppendahl.
Notes
1 Un « studium generale » était un lieu où était enseigné un « savoir général » : on entendait par là, au Moyen Âge, la philosophie (arts), la théologie et le droit (canonique et civil). Le « studium generale » était « ouvert « à tous les diocèses ou à toutes les provinces. Ainsi une province d’un ordre religieux pouvait avoir un studium generale, ce qui ne signifiait pas seulement que toutes les facultés y étaient représentées, mais aussi qu’il était ouvert aux membres d’autres provinces et même à des étrangers à l’Ordre. <ULR : http://www.art-sacre.net/cathedrales/f_98_8.html>.
2 Les matières étudiées au Moyen Âge étaient les septem artes liberales : Trivium : grammaire, rhétorique, dialectique/ logique ; et quadrivium : arithmétique, géométrie, musique, astronomie.
3 Il n'y a qu'en Russie où existe un équivalent, traduit littéralement de l’allemand : obrazovanie (obrazruss. – image).
4 Par la suite, la version masculine, que nous emploierons, inclura bien sûr la forte présence féminine dans le champ universitaire.
5 Par exemple par la Studienstiftung des deutschen Volkes (indépendante, bourse d'état). Le nombre des boursiers nous semble, pourtant, très restreint par rapport aux potentialités des étudiants.
6 (Anthropologie – Rezeption – Transkulturation – Episteme – Spache)
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Référence électronique
Sidona Bauer, « Présentation de l'Université invitée de Cologne (Universität zu Köln). Comparatisme et humanisme », TRANS- [En ligne], 12 | 2011, mis en ligne le 08 juillet 2011, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/471 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.471
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