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Dossier central

Poétique de la trace pour une représentation spectrale de l’Histoire dans Le Chercheur de traces d’Imre Kertész, Rue des boutiques obscures de Patrick Modiano et Sheol de Marcello Fois

Gabrielle Napoli

Résumés

La trace peut tout autant jouer un rôle de « connecteur » qu’un rôle de rupture. C’est à cette double dimension que nous nous intéresserons pour étudier trois récits ayant pour point commun l’utilisation du paradigme de l’enquête. Les traces qu’il faut suivre et interpréter sont toujours en relation avec un passé obscur ou oublié. L’enquête menée par le narrateur permet alors de mettre au jour ce passé oublié, impensable et de le faire exister de nouveau dans le récit, la trace étant ce qui permet d’accéder à ce passé tout en ouvrant une rupture indispensable à son dévoilement spectral.

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Texte intégral

  • 1  Ginzburg, Carlo, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et Histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 14 (...)
  • 2  Ibid., p. 149. Nous lisons aussi : « Mais derrière ce paradigme indiciaire ou divinatoire s’entrev (...)
  • 3  Ricœur, Paul, Temps et récit 3 [1985], Paris, Seuil, « Points essais », 1991, p. 219.
  • 4  Emmanuel Levinas affirme : « La trace authentique, par contre, dérange l’ordre du monde », elle es (...)

1La trace, même infinitésimale, permet d’atteindre une « réalité plus profonde, impossible à atteindre autrement », affirme Carlo Ginzburg en s’appuyant sur l’analogie entre les démarches de Freud, de Holmes et de Morelli1. L’historien fait remonter ce « paradigme indiciaire » à l’histoire ancestrale de l’homme, celle du chasseur qui doit déchiffrer ou lire des traces d’animaux : « Le chasseur aurait été le premier à “raconter une histoire” parce qu’il était le seul capable de lire, dans les traces muettes (sinon imperceptibles) laissées par sa proie, une série cohérente d’événements2. » La trace se présente comme une invitation à la suivre, à la remonter jusqu’à ce qui a laissé cette trace, pour restaurer un sens perdu. Elle entretient des liens étroits avec le temps. La trace visible ici et maintenant est une présence matérielle qui est aussi une absence, puisqu’elle est le signe de ce qui a disparu. Ce paradoxe souligné par Paul Ricœur fait de la trace un connecteur : elle dit le passage tout en demeurant, elle « indique ici, donc dans l’espace, et maintenant, donc dans le présent, le passage passé des vivants ; elle oriente la chasse, la quête, l’enquête, la recherche3. » Pourtant, si elle est un « connecteur », elle fonctionne aussi comme une rupture : lorsqu’elle signifie sans faire apparaître, elle perturbe l’ordre du monde, par l’irruption d’un autre ordre4, ouvrant une brèche vers un autre temps. C’est ce double aspect qui rend l’étude de la trace fructueuse dans le cadre de la représentation de l’Histoire.

  • 5  Modiano, Patrick, Rue des boutiques obscures [1978], Paris, Gallimard, « Folio », 1982 ( = RDBO).
  • 6  Fois, Marcello, Sheol [1997], Turin, Einaudi, 2004 ; traduit de l’italien par Catherine Pitiot, Pa (...)
  • 7  Kertész, Imre, A Nyomkereső, dans Az Angol Lobogó, Budapest,Magvető, Budapest, 2001 ( = AN) ; trad (...)

2Nous étudierons trois récits fonctionnant comme des enquêtes. Dans Rue des boutiques obscures de Patrick Modiano5, le narrateur, atteint d’amnésie pendant la Seconde Guerre mondiale, cherche les traces de son passé sur de vieilles photographies, des écrits jaunis, des coupures de journaux, des lettres, ou encore dans la mémoire floue de personnages qu’il aurait pu rencontrer dans ce passé oublié. L’intrigue de Sheol de Marcello Fois6 se déroule à Rome pendant la campagne de Silvio Berlusconi. L’inspecteur Ruben Massei, en établissant un lien entre la disparition d’une vieille femme, juive, et de trois skinheads, plonge dans une période sombre de l’Histoire italienne et se trouve ramené sur les traces de sa propre identité. Il s’agit également d’une quête identitaire dans Le Chercheur de traces d’Imre Kertész7. Un homme retourne sur les lieux de crimes indicibles et enquête sur ce qui s’est passé là des années auparavant. C’est seulement au terme de cette enquête, après avoir arpenté les lieux à la recherche d’indices, après avoir interrogé des hommes et des femmes, que le passé pourra ressurgir, non pas tel qu’il s’est déroulé, mais dans un retour oblique. Les traces qu’il faut suivre et interpréter sont ainsi toujours en relation avec un passé énigmatique. L’enquête menée par le narrateur permet alors de mettre au jour ce passé oublié, impensable, et de le faire exister de nouveau dans le récit. Cette actualisation, possible seulement lorsque les traces sont déchiffrées à bon escient, détermine une poétique spectrale de l’Histoire.

Sur les traces d’un passé énigmatique

3Le lien avec l’Histoire est établi assez rapidement dans Sheol, par le rapprochement de 2la disparition de trois jeunes d’extrême droite avec celle d’une riche héritière de confession juive. L’enquête se déroule en pleine campagne électorale à Rome, en 1994, alors que Silvio Berlusconi entre en politique, à la tête de Forza Italia. Le récit met en avant les échos entre deux époques, avec par exemple cette description de l’appartement d’un des jeunes disparus :

  • 8 S., p. 33 / S., p. 17 : « Il ritratti di Hitler e di Mussolini. La bandiera con la svastica inchiod (...)

Les portraits de Hitler et de Mussolini. Le drapeau avec la croix gammée épinglé au mur de la cuisine. Des revues et des catalogues d’armes et d’autodéfense sur la table. Des insignes du Troisième Reich achetés à la porte Portese, amoncelés dans un cendrier de l’entrée. Peu de livres. Sur la supériorité de la race aryenne ; sur la Marche sur Rome8.

  • 9 S., p. 52 : « On dirait qu’une machine à remonter le temps nous a ramenés en 1938. » / S., p. 30 : (...)

4Cette volonté de rapprocher le fascisme italien et l’époque contemporaine, récurrente dans le récit9, est accentuée par sa structure même, qui fait alterner explicitement les deux époques. Le lecteur doit établir les liens nécessaires entre ces deux strates temporelles, auxquelles des éléments appartiennent simultanément, et qui fonctionnent en ce sens comme traces. Le tatouage du grand-père de Ruben est emblématique de ce surgissement de l’Histoire dans le présent : il s’inscrit dans la mémoire de l’enfant sans que celui-ci sache lui donner une signification tout en pressentant son importance, et révèle le sentiment de hantise qui caractérise Ruben tout au long de l’enquête :

  • 10 S., p. 160 / S., p. 107 : « Il numéro, come una scritta a penna, faceva l’effetto di una vena impaz (...)

Le numéro, comme écrit à la plume, semblait une veine folle dans la blancheur de la peau de l’avant-bras. Pendant ce temps, la main squelettique du vieil homme avait réussi à se hisser jusqu’à la nuque de l’enfant. Et ce numéro bleuâtre trônait à la hauteur de son nez, il pouvait en voir la légère profondeur du trait, comme un mince sillon tracé par un poinçon10.

  • 11 LCT., p. 26 / AN, p. 189 : « rettentő bűz ».

5L’enquête qui débute dans Le Chercheur de traces est également liée à la Seconde Guerre mondiale, et à un camp de concentration, Buchenwald, ce que certains indices suggèrent dès le début du récit, comme la « puanteur terrible11 ». De la même manière, des indices dans Rue des boutiques obscures laissent supposer au lecteur le lien entre le passé mystérieux du narrateur et la période de l’Occupation, nous y reviendrons.

  • 12  Le récit n’est quasiment pas contextualisé, mais l’inscription du portail, traces qu’il faut pouvo (...)
  • 13  Perec, Georges, La Boutique obscure. 124 rêves, Paris, Denoël, 1973.

6Le passé qui surgit dans les récits est donné comme un passé mystérieux. L’importance de la trace dans la construction de chacune des intrigues en est le signe manifeste. Les titres mêmes des œuvres attirent l’attention du lecteur sur cet aspect. Alors que Marcello Fois situe son récit au royaume des morts, le Sheol, le titre d’Imre Kertész semble mettre en avant le caractère allégorique de la recherche. L’absence totale de contextualisation, dans le titre comme dans le récit d’ailleurs12, associée à l’emploi de l’article défini, laisse au lecteur une impression d’étrangeté que la poursuite de la lecture confirmera. Quant à Patrick Modiano, l’allusion au récit de Georges Perec intitulé La Boutique obscure13, récits de rêves, met l’accent sur la dimension onirique de l’enquête, soulignée d’ailleurs tout au long du livre.

  • 14  Todorov, Tzvetan, Poétique de la prose, Paris, Seuil, « Poétique », 1971, p. 57.
  • 15  RDBO., p. 14.
  • 16  Ibid., p. 15.
  • 17  Ibid., p. 16.
  • 18  LCT., p. 22 / AN., p. 185 : « A vendég erre fölnevetett, a maga nyugtalan ító módján, röviden, kom (...)

7Sur le modèle du roman à énigme, qui contient, selon T. Todorov dans la Poétique de la prose14, deux histoires, celle du crime et celle de l’enquête, les récits étudiés présentent une structure duelle. Il s’agit pour les personnages principaux de mener une enquête sur les traces d’une disparition liée à un crime. Or les textes semblent privilégier le récit de l’enquête plutôt que celui de la disparition, ou du crime. Ce choix narratif met d’emblée l’accent sur le caractère forcément lacunaire et mystérieux du passé que les personnages cherchent à retrouver. Le récit de Patrick Modiano montre un personnage amnésique qui s’approprie progressivement une identité supposée, au fil d’une enquête pour le moins hasardeuse. Le narrateur se sépare du détective Hutte, au terme de huit ans de collaboration. Il lui annonce qu’il est sur une « piste de [s]on passé15 » sans qu’aucune autre information soit délivrée au lecteur. Le narrateur est frappé d’amnésie depuis dix ans, et c’est Hutte qui lui a donné une nouvelle existence, en lui procurant un état civil alors qu’« [il] tâtonnai[t] dans le brouillard16 ». La rencontre avec le détective était déjà motivée par la volonté de retrouver « des témoins ou des traces de [s]on passé17 ». Ainsi dès les premières pages de Rue des boutiques obscures, la disparition liée à l’identité et au passé est abordée comme un thème fondateur. L’envoyé dans Le Chercheur de traces est lui aussi intimement concerné par l’enquête menée. C’est du moins ce qu’il laisse entendre à Hermann lorsque celui-ci s’inquiète des difficultés liées au déplacement sur le lieu de « l’incident » : « L’hôte éclata de son rire inquiétant, sombre et bref ; mais il finit par se tourner vers Hermann et l’assura avoir déjà fait ce voyage dans des conditions beaucoup plus difficiles18. » Outre l’allusion à la déportation, le personnage rappelle à Hermann à quel point l’enquête qu’il mène le concerne au premier chef.

  • 19 S., p. 30 / S., p. 15 : « Bisognava riesaminare tutto con calma. Fare il punto della situazione par (...)
  • 20  Nous nous référons à la terminologie développée par Paul Ricœur qui, dans La Mémoire, l’histoire, (...)
  • 21  RDBO., p. 12.
  • 22  Ibid., p. 95.

8Dès le début du récit de Marcello Fois se dessine une opposition entre Centi et Massei : le premier ne veut pas prendre le risque, en pleine période électorale, de rapprocher les deux affaires évoquées plus haut, alors que Massei mettra tout en œuvre pour résoudre cette enquête, qui prend sens seulement à partir de ce rapprochement. Sheol commence donc comme un récit policier traditionnel : l’enquête est liée à l’actualité politique, et de très nombreuses occurrences de la nécessité de trouver des traces, ou de les interpréter, ponctuent le récit (traces de sang, empreintes, traces d’effraction, etc.) Le modus operandi caractéristique de l’enquête policière est également revendiqué : « Il fallait tout réexaminer avec calme. Faire le point sur la situation en partant justement des lacunes, parfois évidentes, des recherches précédentes19. » Dans les trois récits, l’enquête s'appuie sur de nombreuses « traces documentaires20 » dont la présence témoigne des liens essentiels entre les enquêteurs et le passé, et inscrivent dans le récit l’angoisse de voir s’échapper ce passé. Notons par exemple dans Sheol le relevé exhaustif des conversations téléphoniques passées de chez Assunta Curcello, mère d’un suspect, ou l’insertion des fiches rédigées au sujet de trois jeunes personnes disparues. Rue des boutiques obscures met encore davantage l’accent sur ces « traces documentaires », en intégrant des fiches d’identification, des adresses, des listes de numéros téléphoniques, des coupures de journaux, etc. Pourtant ces « traces documentaires » ne peuvent être signifiantes que si elles transmettent une vérité ontologique, si elles disent quelque chose du passé. Or dans Rue des boutiques obscures, les traces du passé supposé du narrateur surgissent dans le récit comme autant de signes d’altérité. L’abondance des informations obtenues par le narrateur, qui a à sa disposition, en tant qu’ancien détective, Bottin et annuaires de toutes sortes, « la plus précieuse et la plus émouvante bibliothèque qu’on pût avoir, car sur leurs pages étaient répertoriés bien des êtres, des choses, des mondes disparus, et dont eux seuls portaient témoignage21 », ne le met pas pour autant sur une piste valide. Au contraire, ces traces le conduiront sur des chemins hasardeux, rendus d’autant plus hasardeux par ce foisonnement d’indices. Le narrateur est assez lucide et note avec ironie, alors qu’on lui confie pour la deuxième fois une boîte emplie de souvenirs : « Décidément, tout finissait dans de vieilles boîtes de chocolat ou de biscuits. Ou de cigares22. »

9La présence excessive de « traces documentaires » peut donc vouer l’enquête à l’échec. L’interlocuteur de « l’envoyé », Hermann, semble mal à l’aise au début du récit et avoue avoir mené lui-même une enquête sur « l’incident », enquête qui n’a pas abouti :

  • 23  LCT., p. 11-12 / AN., p. 175-176 : « Lázas kutatómunkába fogott : tényeket, mindenkelőtt is kétség (...)

Il avait entrepris des recherches fébriles, il voulait des faits, surtout des faits incontestables, pour y voir plus clair. Il avait accumulé des dossiers, réuni des preuves, constitué des archives – il avait matière à présenter à son hôte. Il ne lui restait plus qu’à traiter cette masse de preuves matérielles ; sauf que… Hermann poussa un profond soupir, se renversa dans son fauteuil sans pour autant relâcher ses genoux et ferma les yeux un instant comme si une forte lumière le gênait. “Sauf que, poursuivit-il, rien que l’hypothèse nous mène assez loin, beaucoup trop loin même. On s’imagine des choses, forcément. Et bien que ces pensées ne soient pas les nôtres, mais… comment dire… poussées par l’obligation de comprendre, on pense de plus en plus… Vous me comprenez ? En un mot… il y a là quelque chose d’effrayant23”.

10Un défaut méthodologique est mis en évidence : le personnage s’est visiblement tenu, dans son travail, aux « traces documentaires » qu’il a accumulées sans jamais être capable de les lire. Le sens perdu, susceptible de se manifester partiellement dans les traces, ne peut donc être restauré. La phase documentaire, incontournable phase de tout travail historiographique, ne peut suffire à écrire l’histoire, et c’est l’écueil auquel se heurtent les trois enquêteurs, même si leur démarche diffère. Le récit de Marcello Fois montre la nécessité de rapprocher un ensemble de faits se constituant dans une singularité qui devra ensuite être déchiffrée. Nous observons cette même volonté dans Rue des boutiques obscures, même si l’oubli caractéristique du narrateur ajoute une difficulté supplémentaire. En revanche, dans Le Chercheur de traces, il s’agit de la nécessité de faire surgir du présent un passé enfoui, d’y reconnaître un passé paradoxalement masqué par ces « traces documentaires » comme par exemple dans ce pavillon aménagé sur les lieux de « l’incident » :

  • 24  LCT., p. 70-71 / AN., p. 231-232 : « Egy terembe jutott, egy ki állítási csarnokba : mi ez itt ? M (...)

Il entra dans une salle, un hall d’exposition – qu’était-ce au juste ? Il crut s’être égaré dans un aquarium parmi des monstres morts, des dragons empaillés, des fossiles préhistoriques ; la salle sentait encore la peinture fraîche, tout était agréablement illuminé, délimité par des barrières, fourré derrière des vitres, l’ordre transcendant, l’apparat scientifique et une délicate abstraction constituaient dans cet environnement sécurisant une exposition étrange voire honteuse : accessoires de romans d’épouvante, marché aux cauchemars, collection d’instruments désuets d’époques révolues, bazar de curiosités. Il regardait et ne reconnaissait rien. Que pouvait prouver, à lui ou à quiconque, ce dépotoir habilement, très habilement même, déguisé en collection poussiéreuse ?24

  • 25  Coquio, Catherine (dir.), L'Histoire trouée : négation et témoignage, Nantes, L'Atalante, « Comme (...)

11L’effet d’accumulation dans ce véritable bric-à-brac contribue à dissimuler une réalité inavouable. Trouver et suivre des traces objectives du passé est loin d’en garantir l’émergence. Les enquêteurs doivent dépasser les simples « traces documentaires » pour s’assurer l’accès à un passé problématique, nécessairement lacunaire. Catherine Coquio note dans l’introduction de L’Histoire trouée : négation et témoignage cette spécificité de la période historique représentée dans les trois récits, à savoir la « contradiction propre au génocide en tant que non-événement programmé, appelé à se nier lui-même en effaçant les traces, preuves et témoins – tous les témoins. Mais cette totalisation-là échoue ; il y a toujours un reste en la personne du témoin survivant : l’archive est plus facile à détruire qu’une masse humaine, et un individu ne se détruit pas si facilement, l’humain, comme l’avait dit Blanchot relisant Antelme, étant l’indestructible à détruire sans cesse25 ». Les enquêteurs, en tant que survivants, nous le verrons, devront trouver en eux-mêmes ces traces du passé, qui sont les seules véritables traces susceptibles de faire ressurgir ce passé, dans une dimension oblique. Ici la difficulté ne réside donc pas tant dans l’effacement des traces, et ce tout particulièrement dans les récits de Patrick Modiano et d’Imre Kertész, que dans leur multiplication qui camoufle les véritables traces. Nous ne constatons pas non plus dans Sheol la volonté de gommer des traces, mais plutôt le refus d’établir des liens entre des traces diverses, afin de restaurer l’événement historique dans son entier.

Suivre les traces : nécessité éthique et quête identitaire

  • 26  Agamben, Giorgio, Le Temps qui reste : un commentaire de l’Épître aux Romains [2000], Judith Revel (...)

12L’enquête vise à voir dans les traces du passé une revenance d’une époque obscure, et à éclaircir ce passé, en rendant justice aux vaincus et aux opprimés, dont les traces ressurgissent. Parce que les enquêtes des récits portent sur un passé énigmatique auquel sont liées morts ou disparitions, elles semblent répondre à une nécessité éthique. Il ne s’agit pas de faire revenir les disparus mais d’inscrire leurs traces dans le récit, signifiant leur passage et leur passé, c’est-à-dire leur disparition. La trace, comme « connecteur », doit alors être considérée comme ce qui fait signe vers un ailleurs, un autre temps, ce passé incertain, mais aussi le futur, brisant ou condensant le temps vectoriel, et en cela elle relève d’une « responsabilité historique » telle que Giorgio Agamben la définit dans Le Temps qui reste26 :

  • 27  Ibid., p. 73-74.

L’alternative n’est donc pas ici entre l’oubli et le souvenir, entre l’inconscience et la conscience : l’élément décisif est seulement la capacité de rester fidèle à ce qui, bien qu’il ait été sans cesse oublié, doit pourtant rester inoubliable et exige en quelque sorte de demeurer avec nous, d’être encore – pour nous – d’une certaine manière possible. […] Si nous refusons cette exigence, si – aussi bien de manière collective qu’individuelle – nous perdons toute relation avec la masse de l’oublié qui nous accompagne comme un golem silencieux, alors celle-ci se manifestera à nous de manière destructrice et perverse sous la forme de ce que Freud aimait appeler le retour du refoulé27.

  • 28 S., p. 253 / S., p. 170 : « Il foglio posato nel sedile al suo fianco gli provocò un nodo in gola. (...)
  • 29 LCT., p. 79-80 / AN., p. 239-240 : « Mi jogon hallgathatná el ? […] Nincsenek véletlenek – hangzott (...)
  • 30  Le lecteur ne saura pas par qui celui qui est désigné comme « l’envoyé » est envoyé, et au nom de (...)
  • 31  LCT., p. 80 : « en portant témoignage de tout ce que j’ai vu ». / AN., p. 240 : « Azzal, hogy bizo (...)
  • 32  Derrida, Jacques, Spectres de Marx, Paris, Galilée, « La Philosophie en effet », 1993, p. 46.
  • 33  Son grand-père est d’ailleurs explicitement comparé à Hamlet dans le récit, page 35 pour la traduc (...)
  • 34  Hamel, Jean-François, Revenances de l’Histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Minuit, (...)

13Suivre les traces du passé est une manière de préparer l’avenir en brisant la résistance du silence, en laissant le fantôme ressurgir, en le nommant. Dans Sheol, l’enquête s’impose au commissaire comme un devoiret la fin du récit, par le dernier message délivré du passé, confirme cette nécessité éthique de reconstituer le passé à partir de ces traces qui persistent : « Il eut la gorge serrée en voyant la feuille posée sur le siège à côté de lui, et il la saisit d’une main pleine de suie, laissant ses empreintes sur la surface poreuse et immaculée : Nous passâmes par le feu et par l’eau, mais enfin tu nous accordas le repos, lut-il à travers ses larmes28. » L’enquête de l’envoyé kertészien répond également à un impératif éthique, rappelé par la femme au voile de crêpe rencontrée dans le hall de l’hôtel : « De quel droit vous tairiez-vous ? […] Il n’y a pas de hasard, fit-elle derrière son voile d’une voix sourde et tremblante. Il n’y a que des injustices29. » Or c’est pour réparer l’injustice que l’envoyé30 doit accomplir sa mission et la seule possibilité de réparation est la réactualisation de l’événement passé, dans le témoignage, grâce aux traces enfin déchiffrées31. Les personnages d’enquêteurs héritent de cette mission éthique, et le choix du terme « envoyé » dans Le Chercheur de traces est significatif. En tant que survivants, l’envoyé, mais aussi Ruben et Guy Roland se présentent comme les héritiers de la catastrophe, ceux qui arrivent après « c’est-à-dire dans une génération seconde, originairement tardive et dès lors destinée à hériter32 ». Ruben hérite de ces traces qui le hantent et qu’il doit déchiffrer non seulement pour rendre justice, mais aussi pour accéder à sa propre identité33. Son présent est chargé des traces de ses disparus, qui réclament justice : « Le lot de la modernité est celui d’Hamlet : le temps rejette l’être hors de ses gonds et le soumet à la dissémination du devenir, mais les vivants se donnent pour tâche d’en rectifier le cours pour entendre la parole des morts et décrypter les témoignages dont le présent porte les inscriptions silencieuses comme pour enfin apprendre à vivre34. » Rendre justice ne signifie pas faire revivre les disparus mais au contraire écrire leur disparition, ce pour quoi la trace semble particulièrement appropriée. Les vivants ont une dette à l'égard de ceux qui ont disparu, rappeler la disparition, rendre l’oubli inoubliable, en lisant l’empreinte en creux de l’oublié.

  • 35  RDBO., p. 11.
  • 36  Ibid., p. 119.
  • 37  Notons par exemple : « Cette bribe de phrase que je parvins à saisir me causa un vif découragement (...)

14Le récit de Patrick Modiano ne marque pas aussi explicitement la dimension éthique de l’enquête (même si celle-ci existe, ne serait-ce que dans le statut d’héritier du narrateur, au sens où nous l’avons mentionné ci-dessus), mais insiste davantage sur la quête identitaire. Le récit commence par un constat brutal : « Je ne suis rien. Rien qu’une silhouette claire, ce soir-là, à la terrasse d’un café35. » Lors de sa rencontre avec Hélène Pilgram, celle-ci le reconnaît, et pour la première fois dans le récit, une identité semble pouvoir être affirmée par quelqu’un de l’extérieur, sans pour autant que le narrateur puisse la confirmer : « J’étais soulagée qu’elle répétât mon nom car je ne l’avais pas très bien entendu lorsqu’elle l’avait prononcé, la première fois. J’aurais voulu l’inscrire, là, tout de suite, mais j’hésitais sur l’orthographe36. » Après de multiples errances, de témoignages incertains en pistes qui se révèlent fausses37, le narrateur semble accéder à la possibilité d’avoir de nouveau une identité, sans que le récit en confirme la validité. L’enquête supplante le résultat escompté. L’enquête menée par Ruben Massei dans Sheol est également liée à la nécessité de retrouver son identité. Rendre justice au grand-père déporté, désormais disparu, va de pair avec la volonté de retrouver une identité perdue :

  • 38 S., p. 35-36 / S., p. 18-19 : « Il cognome gli era stato restituito al secondo anno di elementari, (...)

Son nom de famille lui avait été rendu lors de sa deuxième année de cours élémentaire, lorsqu’on avait cherché à mettre de l’ordre dans le chaos personnel de son état civil. Quand le moment semblait venu de retrouver ses origines et que l’on faisait semblant qu’il venait tout juste de naître. Mais sa vie avait continué comme d’habitude, en appelant parents les seules personnes qu’il reconnaissait comme telles. Sauf qu’il avait un grand-père de reste. Quelqu’un qui, malgré son retour du règne des morts, n’attendait qu’une seule chose, mourir38.

  • 39 S., p. 164-165 / S., p. 110 : « Quella lapide, quel dito che sfiorava i nomi sul marmo, nel marmo, (...)
  • 40 S., p. 34 / S., p. 17-18 : « Ruben Massei ricordava il brivido alla schiena. Qualcosa di mai provat (...)

15Lors d’une de ses visites à la synagogue, ses yeux se posent par hasard sur les noms des victimes de la déportation pendant la Seconde Guerre mondiale, où figure le nom de son père, qu’il rapproche aussitôt du tatouage de son grand-père : « Cette plaque, ce doigt qui effleurait les noms sur le marbre, dans le marbre, comme son visage d’enfant avait effleuré la cage thoracique de son grand-père ? Et ce numéro inscrit sur sa chair qu’il lui avait laissé toucher. […] Puis les cinquante ans de Ruben : fiction, répétition générale. Ruben qui se cache dans les lieux sombres, qui se balance d’avant en arrière, assis sur son lit, les nuits d’angoisse39. » La trace de l’Histoire n’est pas seulement gravée sur les murs de la synagogue, ou tatouée sur le bras du grand-père disparu, elle est aussi profondément ancrée en Ruben, et c’est cette trace, « psychique » et « mnésique » si l’on emprunte la terminologie ricœurienne, qui semble la plus active et pousse le personnage à poursuivre coûte que coûte son enquête. Ce passé profondément gravé en lui ressurgit de manière involontaire, comme lors de la perquisition chez Alexandre Cascione : « Ruben Massei se souvenait du frisson qui lui avait parcouru l’échine. Quelque chose qu’il n’avait jamais ressenti aussi fortement. Comme une angoisse surgie du néant. Qui revient d’un temps appartenant à un passé révolu. De la nuit des temps. Et qui dit : “nous y revoilà”. Voilà ce que ça avait été : revenir à la première enfance. Revenir aux questions de quand il était petit, quand il avait demandé à son grand-père ce que signifiait ce numéro imprimé sur son avant-bras40. » Dans le récit de Patrick Modiano, alors que les « traces documentaires » peuvent égarer le narrateur, constituant des pistes peu fiables, les « traces psychiques » sont mentionnées régulièrement dans le récit pour signifier les efforts permanents d’une mémoire qui ne demande qu’à laisser de nouveau surgir ses souvenirs, plus efficaces que les « traces documentaires » :

  • 41  RDBO., p. 122. Notons également : « Aucune lumière dans la rue Cambon sauf un reflet violacé qui d (...)

Alors, une sorte de déclic s’est produit en moi. La vue qui s’offrait de cette chambre me causait un sentiment d’inquiétude, une appréhension que j’avais déjà connus. Ces façades, cette rue déserte, ces silhouettes en faction dans le crépuscule me troublaient de la même manière insidieuse qu’une chanson ou un parfum jadis familiers. Et j’étais sûr que, souvent, à la même heure, je m’étais tenu là, immobile, à guetter, sans faire le moindre geste, et sans même oser allumer une lampe41.

  • 42  LCT., p. 110 : « C’était donc cela qu’il cherchait ? Il voulait avoir un témoignage ferme de son e (...)
  • 43 LCT., p. 108 / AN., p. 266 : « Mintha az ember itt sem volna. »

16Le narrateur ne peut renouer avec son « moi » sans les réminiscences sensorielles qui ponctuent le récit. Ces données subjectives et irrationnelles du passé sont primordiales et c’est probablement là que réside la principale difficulté des enquêtes menées dans ces récits : la trace, en soi déjà incomplète, se fait mystérieuse parce que subjective, immatérielle et quasiment impalpable. Le retour sur les lieux de « l’incident » dans Le Chercheur de traces, et tout particulièrement à l’usine, relève aussi d’une quête identitaire42. Revenir sur les traces de son passé est une façon pour le narrateur de se mettre en quête de son identité en trouvant une confirmation de son existence, totalement niée par l’Histoire, dans la logique génocidaire. Son existence continue d’être gommée au cours même de l’enquête, alors qu’il se heurte à de nombreux obstacles. La multiplication des « traces documentaires » étouffe la présence de l’envoyé. Relevons par exemple la répétition de l’expression « comme s’il n’était pas là43 ». Exclu des terres qu’il arpente alors qu’il est en quête des traces de sa propre existence, il ne pourra légitimer sa présence en ces lieux que par un dévoilement apocalyptique du passé.

Les traces comme possibilité du dévoilement spectral de l’Histoire

  • 44  Relevons par exemple : « j’étais sûr à ce moment-là qu’il me disait encore quelque chose mais que (...)
  • 45  RDBO., p. 92.
  • 46  LCT., p. 17 / AN., p. 181 : « ez igen fontos, ha ugyan nem épp a legfontosabb körülmény, mivel a n (...)
  • 47  LCT., p. 50 : « ils en voyaient le nom sur le panneau poussiéreux de l’horaire au milieu de noms d (...)
  • 48  Certeau, Michel (de), L’Écriture de l’histoire [1975], Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 2002, (...)

17La tâche est difficile, l’enquête est semée d’embûches et sa double dimension, éthique et identitaire, accentue ces difficultés. Les recherches de Guy Roland dans Rue des boutiques obscures sont menées au hasard des rencontres et des témoignages, nous l’avons souligné. Pour renforcer le caractère hasardeux de l’enquête, le récit joue sur la présence d’obstacles naturels, brouillard, bruits, vision empêchée, etc.44 Le personnage progresse pas à pas dans une atmosphère onirique, que le titre même souligne. La facilité avec laquelle il passe d’une piste à l’autre contribue à rapprocher l’enquête du rêve et déconcerte le lecteur : « Voilà, c’était clair, je ne m’appelais pas Freddie Howard de Luz. J’ai regardé la pelouse aux herbes hautes dont seule la lisière recevait encore les rayons du soleil couchant. Je ne m’étais jamais promené le long de cette pelouse, au bras d’une grand-mère américaine. […] Dommage45. » Les obstacles rencontrés par Ruben Massei sont des obstacles propres à l’enquête policière (conflits d’intérêt, luttes de pouvoir, etc.) et s’inscrivent dans une réalité bien connue du lecteur. Dans le récit d’Imre Kertész, l’effacement des traces relève d’une manœuvre destinée à faire oublier ce qui est déjà noté comme un « incident ». C’est d’ailleurs une des premières préoccupations exprimées : « c’était une chose très importante, si ce n’était la plus importante, vu que l’effacement des traces, qui était l’une des manœuvres préférées et les plus dangereuses de l’adversaire, risquait de compromettre les résultats des examens les plus consciencieux, et c’était bien là ce sur quoi comptait l’adversaire, bien sûr46. » C’est pourtant à une manœuvre plus complexe que l’envoyé est confronté. Si tout est resté en place, le passé n’en demeure pas moins absent. L’enquête porte sur des lieux qu’il connaît, mais qu’il a du mal à reconnaître. Tout autour de l’envoyé est fait pour qu’il n’y ait pas de traces, non en effaçant les lieux et les noms mais en les mêlant au quotidien de sorte que rien ne les distingue, recouverts qu’ils sont du voile de la banalité. C’est, par exemple, le cas de la présence du nom du lieu où il se rend au milieu de noms insignifiants sur le panneau de l’horaire de l’autobus47. De plus, la trace est muette, et « l’envoyé » ne parvient pas à la faire parler. Il est à l’affût d’un signe qui ouvre sur le passé, d’une présence qui ouvre sur une absence (ou inversement), c’est-à-dire d’une trace dans le sens où nous avons pu la définir au début de notre étude. En cela, « l’envoyé » se rapproche de l’historien tel que Michel de Certeau le définit dans L’Écriture de l’histoire : « L’historien n’est plus homme à constituer un empire. Il ne vise plus le paradis d’une histoire globale. Il en vient à circuler autour des rationalisations acquises. Il travaille dans les marges. À cet égard, il devient un rôdeur48. » Or le paysage qu’arpente le narrateur ne s’ouvre sur rien, les images autour de lui sont saturées, ne laissant rien paraître du passé :

  • 49  LCT., p. 109-110 / AN., p. 267-268 : « éreznie Kellet, hogy mint csúszik szét, enyészik el és töri (...)

il sentit que son regard glissait, se perdait et se brisait contre la face des choses, que ses forces s’y heurtaient ; en vérité, il était bien obligé de reconnaître qu’il ne pouvait rien en faire. Il poursuivrait sa route mais les choses resteraient sur place ; elles resteraient là pour toujours, massives, elles ne connaîtraient jamais le salut ; leurs formes resteraient là, leur matière et leur odeur resteraient là, jamais questionnées, les choses ne rendraient jamais de compte49.

  • 50  Proust, Françoise, L’Histoire à contretemps. Le temps historique chez Walter Benjamin, Paris, Cerf (...)

18Pour trouver la faille dans cet agencement parfait, l’envoyé devra saisir le moment propice. Dans un essai sur le temps chez W. Benjamin, F. Proust écrit : « Brusquer le moment, c’est, bien sûr, violenter le cours de l’histoire et de l’historiographie qui l’a reconstituée, c’est détruire les paysages fantasmagoriques élaborés par toutes les dominations successives, pour tenter de rendre justice aux rêves des époques précédentes, mais c’est surtout intervenir au bon moment, juste à l’instant, juste à temps, lorsque l’ombre est la plus courte, lorsqu’elle n’a pas envahi tout l’espace, lorsqu’on peut encore, l’éclair de quelques instants, la filer comme un détective file un criminel, la doubler et la prendre par traîtrise50. » La reconnaissance à laquelle va parvenir « l’envoyé » dans le récit d’Imre Kertész est brutale et inattendue, révélant un passé enfoui, initiée par l’apparition d’un personnage évoquant Dürer :

  • 51  LCT., p. 42-43 / AN., p. 205 : « Most azonban, hogy többé semmit sem remélt, hogy csüggedt tekinte (...)

Mais alors qu’il avait perdu tout espoir, qu’il promenait son regard découragé, sans but et pour ainsi dire distraitement, à la hauteur des derniers étages des maisons, à ce moment-là, uniquement grâce à l’angle d’un rayon de lumière et à la dominance d’une couleur – une couleur qu’on avait oublié de changer ou qu’on n’avait pas pu changer –, il atteignit soudain son but. Quelle couleur était-ce ? Elle émanait si uniformément de tous les immeubles, elle était si omniprésente, si ferme et évidente que l’envoyé ne put s’empêcher de penser à son nom : jaune. Mais pouvait-il en dire quelque chose : cette série de sons conventionnelle, cet adjectif vide et abstrait pouvaient-ils désigner cette révélation à la fois explosive, insaisissable et fugitive ? Immobile et fasciné, l’envoyé la regardait – ou plutôt non, il l’inhalait comme un parfum évanescent, la cernait avec tous ses sens et la capturait avec prudence mais fermeté, pour l’enlever et en prendre possession51.

  • 52  Robin, Régine, La Mémoire saturée, Paris, Stock, « Un ordre d’idées », 2003, p. 56.
  • 53  Bozzetto, Richard, Le Fantastique dans tous ses états, Aix-en-Provence, Publications de l’universi (...)
  • 54 S., p. 251 / S., p. 169 : « Il ragazzo era seduto al suo fianco, stringeva fra le mani il suo quade (...)

19Le retour de l’Histoire s’effectue de manière oblique, par le prisme de l’Apocalypse de Jean, à travers la surimpression de gravures de Dürer. La place de la petite ville n’a plus figure de place mais de décor apocalyptique, sur laquelle une foule est rassemblée. La révélation à laquelle assiste « l’envoyé » s’effectue au terme des efforts déployés pour déchiffrer les traces, c’est-à-dire passer outre la multiplication des traces destinée à dissimuler le passé, l’agencement parfait du paysage, le mélange du banal et du quotidien aux traces des horreurs qui se sont déroulées en ces lieux. Alors que le réel ne montrait que des traces muettes, une brèche s’ouvre qui permet le surgissement de l’Histoire, telle la « trace de la perte contre la mémoire saturée52 ». La trace peut non seulement faire signe vers ce qui s’est passé, mais elle ouvre aussi vers un autre temps et un autre monde, permettant une juste représentation de l’événement historique. Les messages mystérieux reçus par Ruben Massei dans Sheol, écrits il y a plus de cinquante ans, la présence mystérieuse d’un enfant à proximité de la villa, signalée lors de l’accident de Luce Ancona, mais aussi lors de la visite de Ruben laisse le lecteur songeur quant à la possibilité d’une présence fantomatique. Or la fin du récit permet au personnage de pénétrer dans ce monde disparu, dont il n’avait que des traces, en assistant au massacre premier. Le terme « revenance » tel que l’emploie Roger Bozzetto nous semble particulièrement utile ici : « Loin de ne référer, comme on pourrait l’imaginer, qu’à des revenants ou des fantômes, cette notion renvoie aux différentes figures par quoi se manifeste ce qui, du passé, fait retour comme par un rêve ou un cauchemar53. » Il rappelle en cela ce qu’Emmanuel Levinas écrit au sujet de la trace comme irruption d’un autre ordre et d’un autre temps. Nous avons pu constater que Ruben était hanté par l’Histoire, ses traces étant profondément gravées en lui. Au terme de l’enquête, une brèche s’ouvre également dans le réel, lui permettant d’assister au massacre initial, qui a eu des répercussions ensuite, et dont les traces étaient visibles dans le présent du commissaire : « L’enfant était assis à côté de lui et serrait son cahier dans ses mains. Plissant les paupières, Ruben essaya de le distinguer clairement mais il ne vit que son visage rongé par les vers. […] Ruben eut à peine le temps de tendre la main vers lui. “Isacco”, murmura-t-il comme s’il appelait un fils. Mais ce fut inutile car il n’y avait plus que le vide à côté de lui54. » Les enquêteurs remontent ces traces et donnent corps à la disparition, par un dévoilement épiphanique, une remontée dans le temps ou un mystère qui demeure.

  • 55  Bouju, Emmanuel, La Transcription de l’Histoire. Essai sur le roman européen de la fin du XXe sièc (...)
  • 56  RDBO., p. 231.

20Le lecteur est lui aussi susceptible de pouvoir lire ces traces pour restaurer le sens du récit qu’il est en train de lire, car elles sont « l’écho d’un temps perdu à retrouver dans l’écriture et éprouver dans la lecture55 ». La disparition prend corps dans le récit de Patrick Modiano : « Il neigeait toujours. Je continuais de marcher, en cherchant vainement un point de repère. J’ai marché pendant des heures et des heures. Et puis, j’ai fini par me coucher dans la neige. Tout autour de moi, il n’y avait plus que du blanc56. » Le lecteur déchiffre progressivement le récit comme le non-souvenir d’un épisode lié à la Seconde Guerre mondiale. Le motif récurrent de la peur, des papiers d’identité, des fausses identités, de l’attente imprègnent le récit de cette inquiétude permanente liée à l’Occupation. Le titre du récit fait référence au texte de Georges Perec, nous l’avons vu, mais il désigne également une rue du ghetto de Rome, trace de ce passé qui réside dans le récit et qu’il faut pouvoir déchiffrer. Si l’enquêteur est empêché dans son enquête, notamment par le brouillard qui revient sans cesse, le lecteur doit patiemment interpréter ces différentes traces du passé. Le lecteur de Sheol suit le fil de l’enquête avec Ruben Massei et comprend progressivement comment les personnages du passé surgissent et agissent dans le présent, contextualise progressivement l’enquête du Chercheur de traces et lit la représentation oblique de la catastrophe, que la révélation apocalyptique, par le prisme de Dürer, confirmera.

  • 57  RDBO., p. 251.

21Le lecteur est confronté dans ces récits à l’incertitude d’une interprétation pleine et entière, réduit parfois à accepter la lacune comme élément constitutif d’une Histoire qui peine à trouver une juste représentation. Le dénouement de Rue des boutiques obscures est, de ce point de vue, assez significatif. Il apparaît comme une ultime ligne de fuite. Le narrateur, alors que sa quête était sans cesse relancée dans le récit, apparaît une nouvelle fois projeté vers un nouveau lieu. Deux pistes se profilent, aussi incertaines l’une que l’autre : « Je pensais à Freddie. Non, il n’avait certainement pas disparu en mer. Il avait décidé, sans doute, de couper les dernières amarres et devait se cacher dans un atoll. Je finirais bien par le trouver. Et puis, il me fallait tenter une dernière démarche : me rendre à mon ancienne adresse à Rome, rue des Boutiques Obscures, 257. » En revenant au titre, le récit semble être bouclé sans pour autant que l’énigme soit résolue. L’enquête évoque une quête interminable, qui tourne sur elle-même, et dont les traces ne pourront jamais être reconstituées véritablement. La trace inscrite dans le texte demeure à l’état de trace, signifiant l’absence et la disparition. C’est à l’altérité du passé que sont confrontés les narrateurs du Chercheur de traces, de Rue des boutiques obscures et de Sheol. Les traces qu’il a laissées peuvent être suivies, remontées, mais elles ne cesseront jamais de signifier soit l’absence, soit la lacune, soit l’altérité. En cela, une poétique de la trace détermine un régime spectral de l’Histoire fictionnalisée, qui hante les personnages tout autant que le lecteur désireux de reconstituer un passé lacunaire.

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Bibliographie

Agamben, Giorgio, Le Temps qui reste : un commentaire de l’Épître aux Romains [2000], Judith Revel (trad.), Paris, Payot & Rivages, « Rivages poche. Petite bibliothèque », 2004.

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Certeau, Michel (de), L’Écriture de l’histoire [1975], Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 2002.

Coquio, Catherine (dir.), L'Histoire trouée : négation et témoignage, Nantes, L’Atalante, « Comme un accordéon », 2003.

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Ginzburg, Carlo, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et Histoire, Paris, Flammarion, 1989.

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Levinas, Emmanuel, Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972.

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Ricœur, Paul, Temps et récit 3 [1985], Paris, Seuil, « Points essais », 1991.

Robin, Régine, La Mémoire saturée, Paris, Stock, « Un ordre d’idées », 2003.

Todorov, Tzvetan. Poétique de la prose, Paris, Seuil, « Poétique », 1971.

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Notes

1  Ginzburg, Carlo, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et Histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 147.

2  Ibid., p. 149. Nous lisons aussi : « Mais derrière ce paradigme indiciaire ou divinatoire s’entrevoit le geste peut-être le plus ancien de l’histoire intellectuelle du genre humain : celui du chasseur accroupi dans la boue qui scrute les traces de la proie. » (p. 151)

3  Ricœur, Paul, Temps et récit 3 [1985], Paris, Seuil, « Points essais », 1991, p. 219.

4  Emmanuel Levinas affirme : « La trace authentique, par contre, dérange l’ordre du monde », elle est le dérangement même s’exprimant. » Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972, p. 63.

5  Modiano, Patrick, Rue des boutiques obscures [1978], Paris, Gallimard, « Folio », 1982 ( = RDBO).

6  Fois, Marcello, Sheol [1997], Turin, Einaudi, 2004 ; traduit de l’italien par Catherine Pitiot, Paris, Seuil, « Points », 2000 ( = S).

7  Kertész, Imre, A Nyomkereső, dans Az Angol Lobogó, Budapest,Magvető, Budapest, 2001 ( = AN) ; traduction française de Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, Le Chercheur de traces, Arles, Actes Sud, 2003 ( = LCT).

8 S., p. 33 / S., p. 17 : « Il ritratti di Hitler e di Mussolini. La bandiera con la svastica inchiodata alla parete della cucina. Riviste et cataloghi, di armi e diffesa personale, sul tavolo. Distintivi del Terzo Reich, comprati a Porta Portese, accumulati in un posacenere all’ingresso. Riviste pornografiche in bagno. Pochi libri. Sulla superiorità della razza ariana ; Sulla Marcia su Roma. »

9 S., p. 52 : « On dirait qu’une machine à remonter le temps nous a ramenés en 1938. » / S., p. 30 : « Sembra che una machina del tempo ci abbia riportati al Trentotto. » / S., p. 148 : « Un vent qui apporte avec lui une puanteur de fascisme. » / S., p. 99 : « Un vento che si porta dietro puzza di fascismo. »

10 S., p. 160 / S., p. 107 : « Il numéro, come una scritta a penna, faceva l’effetto di una vena impazzita nel biancore della pelle dell’avambraccio. Intanto la mano scheletrica del vecchio era riuscita ad arrampicarsi Sulla nuca del bambino. E quel numéro bluastro campeggiava all’altezza del suo naso : poteva vederne la leggera profondità del tratto, come uno solco sottile fatto con un punteruolo. »

11 LCT., p. 26 / AN, p. 189 : « rettentő bűz ».

12  Le récit n’est quasiment pas contextualisé, mais l’inscription du portail, traces qu’il faut pouvoir lire, permet toutefois de situer l’action au camp de Buchenwald. LCT., p. 61 : « Ils étaient encore trop loin pour pouvoir déchiffrer l’inscription formée de trois ensembles, vraisemblablement trois mots, placés au milieu de la décoration du portail dont elle semblait, à cette distance, n’être qu’une espèce de ramification. Je... Je... fit-elle, s’efforçant de la déchiffrer. – Jedem das Seine, “chacun son dû”, dit l’envoyé, lui venant en aide. » / AN., p. 222 : « túl messze álltak még onnan ahhoz hogy elolvashassák a három egységre – feltehetően három szóra – tagolt feliratot, mely, a kapumintázat közepébe ágyazottan, annak mintegy csupán valami ág-bogának tetszett innen. – M…m…– próbálta kibetűzni. – “Mindenkinek a magáét” – segített neki a küldött. »

13  Perec, Georges, La Boutique obscure. 124 rêves, Paris, Denoël, 1973.

14  Todorov, Tzvetan, Poétique de la prose, Paris, Seuil, « Poétique », 1971, p. 57.

15  RDBO., p. 14.

16  Ibid., p. 15.

17  Ibid., p. 16.

18  LCT., p. 22 / AN., p. 185 : « A vendég erre fölnevetett, a maga nyugtalan ító módján, röviden, komoran ; de végre legalább szembe fordult Hermann-nal : biztos ította, hogy utazott már sokkal körülményesebb módon is oda ; »

19 S., p. 30 / S., p. 15 : « Bisognava riesaminare tutto con calma. Fare il punto della situazione partendo proprio dalle lacune, anche ovvie, delle ricerche precedenti. »

20  Nous nous référons à la terminologie développée par Paul Ricœur qui, dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, distingue trois sortes de traces : la « trace documentaire », la « trace psychique » qui résulte de « l’impression au sens d’affection, laissée en nous par un événement marquant » et la trace mnésique.

21  RDBO., p. 12.

22  Ibid., p. 95.

23  LCT., p. 11-12 / AN., p. 175-176 : « Lázas kutatómunkába fogott : tényeket, mindenkelőtt is kétségbevonhatatlan tényeket akart, hogy tisztán lásson az ügyben. Aktákat gyűjtött, bizonyítékokat szerzett, egész irattárat halmozott föl – volna mit mutatnia a vendégnek. Most már csak az hiányzott, hogy mindezt a rengeteg tárgyi bizonyítékot feldolgozza ; csakhogy… S Hermann itt mélyen felsóhajtott, hátrébb dőlt ülésén, anélkül hogy elengedte volna térdét, és egy percre lehunyta a szemét, mintha az erős lámpafény bántaná. – Csakhogy – folytatta aztán – már a föltételezéssel is elég messzire megyünk, t úlságosan is messzire. Az ember elgondol bizonyos dolgokat : nem tehet mást. És bár ezek a gondolatok nem tőle származnak, csak… hogy is mondjam. Érti eszt ? Szóval… van ebben valami visszariasztó. »

24  LCT., p. 70-71 / AN., p. 231-232 : « Egy terembe jutott, egy ki állítási csarnokba : mi ez itt ? Mintha akváriumba tévedt volna, döglött szörnyek, kitömött sárkányok, őskori kövületek leletei közé ; a terem még a friss festéstől szaglik, minden derűsen kivilágítva, korláttal elrekesztve, üvegablak mögé dugva, s a fölényes rendezettség, a tudományos preparátumok és a tapintatos elvontság e biztonságot nyújtó környezetében különös, ha nem éppen szégyenletes kiállítási anyag : rémregények kelléktára, szennyes álmok mintavására, tűnt korok holt eszközeinek gyűjteménye, kuriozitások zugárudája. Nézte, és nem ismert rá semmire. Mit bizonyíthat neki, vagy akárki másnak ez az ügyesen, nagyon is ügyesen poros múzeumi anyagnak álcázott lomtár ? »

25  Coquio, Catherine (dir.), L'Histoire trouée : négation et témoignage, Nantes, L'Atalante, « Comme un accordéon », 2003, p. 34.

26  Agamben, Giorgio, Le Temps qui reste : un commentaire de l’Épître aux Romains [2000], Judith Revel (trad.), Paris, Payot & Rivages, « Rivages poche. Petite bibliothèque », 2004, p. 74.

27  Ibid., p. 73-74.

28 S., p. 253 / S., p. 170 : « Il foglio posato nel sedile al suo fianco gli provocò un nodo in gola. Lo afferrò con la mano sporca di fuligine, lasciando ditate sulla superficie porosa e candida : Passammo per il fuoco e per l’acqua, ma infine tu ci desti risposo. »

29 LCT., p. 79-80 / AN., p. 239-240 : « Mi jogon hallgathatná el ? […] Nincsenek véletlenek – hangzott tompán és reszketegen a gyászfátyol mögül. – Csak igazságtalanságok vannak. »

30  Le lecteur ne saura pas par qui celui qui est désigné comme « l’envoyé » est envoyé, et au nom de qui il enquête.

31  LCT., p. 80 : « en portant témoignage de tout ce que j’ai vu ». / AN., p. 240 : « Azzal, hogy bizonyságot teszek mindenről, amit láttam. »

32  Derrida, Jacques, Spectres de Marx, Paris, Galilée, « La Philosophie en effet », 1993, p. 46.

33  Son grand-père est d’ailleurs explicitement comparé à Hamlet dans le récit, page 35 pour la traduction française.

34  Hamel, Jean-François, Revenances de l’Histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Minuit, 2006, p. 16.

35  RDBO., p. 11.

36  Ibid., p. 119.

37  Notons par exemple : « Cette bribe de phrase que je parvins à saisir me causa un vif découragement. J’étais au milieu d’un pont, la nuit, avec un homme que je ne connaissais pas, essayant de lui arracher des détails qui me renseigneraient sur mon propre compte et le bruit des métros m’empêchait de l’entendre. », RDBO., p. 61.

38 S., p. 35-36 / S., p. 18-19 : « Il cognome gli era stato restituito al secondo anno di elementari, quando si era cercato di mettere ordine nel suo personale, anagrafico caos. Quando sembrò giunto il momento di ritornare all’origine e si finse che fosse Nato allora. Ma la sua vita era continuata come sempre, chiamando genitori le uniche persone che riconosceva come tali. Solo che aveva un nonno d’avanzo. Qualcuno che pur essendo tornato dal regno dei morti aspettava solo di morire. »

39 S., p. 164-165 / S., p. 110 : « Quella lapide, quel dito che sfiorava i nomi sul marmo, nel marmo, come il suo viso di bambino aveva sfiorato la cassa toracica del nonno. E quel numero segnato Sulla sua carne che lui gli aveva lasciato toccare. […] Poi i cinquantun’anni di Ruben : finzione, prove generali. Ruben che si nasconde nei luoghi bui, che fa dondolare il busto, seduto sul letto, nelle notti di panico. »

40 S., p. 34 / S., p. 17-18 : « Ruben Massei ricordava il brivido alla schiena. Qualcosa di mai provato con tanta forza. Come un’angoscia che sorgesse dal nulla. Che ritornasse da un tempo remoto. Dal tempo dei tempi. E dicesse : “Ci risiamo”. Era stato questo : ritornare. Ritornare alla faccia del nonno, quando chiudeva gli occhi. Senza rispondere. Avrebbe dovuto dire cose per spiegare le quali non sarebbe bastato quel mozzicone di vit ache ancora gli restava. »

41  RDBO., p. 122. Notons également : « Aucune lumière dans la rue Cambon sauf un reflet violacé qui doit provenir d’une vitrine. Je suis seul. De nouveau, la peur me reprend, cette peur que j’éprouve chaque fois que je descends la rue Mirabeau, la peur que l’on me remarque, que l’on m’arrête, que l’on me demande mes papiers. Ce serait dommage, à quelques dizaines de mètres du but. Surtout marcher jusqu’au bout d’un pas régulier. » (p. 168)

42  LCT., p. 110 : « C’était donc cela qu’il cherchait ? Il voulait avoir un témoignage ferme de son existence douteuse ? Oui – et ce fait se dressait devant lui avec une clarté aride. » / AN., p. 268 : « Ezt kereste hát ? Kétségbe vonható létéről akart határozott tanúságot nyerni ? Igen – s e tény oly kopár világosságal meredt most elébe. »

43 LCT., p. 108 / AN., p. 266 : « Mintha az ember itt sem volna. »

44  Relevons par exemple : « j’étais sûr à ce moment-là qu’il me disait encore quelque chose mais que le brouillard étouffait le son de sa voix » (p. 50), ou « Les automobiles roulaient vite avenue de New-York, sans qu’on entendît leur moteur, et cela augmentait l’impression de rêve que j’éprouvais. » (p. 65)

45  RDBO., p. 92.

46  LCT., p. 17 / AN., p. 181 : « ez igen fontos, ha ugyan nem épp a legfontosabb körülmény, mivel a nyomok eltüntetése az ellenfél egyik kedvenc és legveszedelmesebb eszköze : márpedig az ilyesmi még a leglelkiismeretesebb vizsgálat eredményességét is veszélyeztetheti – no persze, épp ez az ellenfél számítása. »

47  LCT., p. 50 : « ils en voyaient le nom sur le panneau poussiéreux de l’horaire au milieu de noms de lieux insignifiants qui ne disaient rien à personne. » / AN., p. 212 : « a nevét ott olvashatták a többi jelentéktelen, semmitmondó helységnév között a menetrend poros táblázatán – nekik is le kell szállniuk majd. »

48  Certeau, Michel (de), L’Écriture de l’histoire [1975], Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 2002, p. 91.

49  LCT., p. 109-110 / AN., p. 267-268 : « éreznie Kellet, hogy mint csúszik szét, enyészik el és törik meg rajtuk a tekintete, hogy mint akad el e felületeken az ereje ; valójában – kényszerült elismerni – nincs mit kezdenie veluk. Tovább megy majd, és ők itt maradnak ; itt maradnak örökké, tömören és megválthatatlanul ; itt maradnak formáik, itt marad anyaguk és illatuk, itt maradnak kivallathatatlanul, számadást a tárgyak, semmiről sem nyújtanak. »

50  Proust, Françoise, L’Histoire à contretemps. Le temps historique chez Walter Benjamin, Paris, Cerf, « Passages », 1994, p. 36.

51  LCT., p. 42-43 / AN., p. 205 : « Most azonban, hogy többé semmit sem remélt, hogy csüggedt tekintetét céltalanul és úgyszólván szórakozottan, mintegy a házak legfölső emeletének magasában röptette végig ; most, pusztán a beeső fény szögének és egy szín uralkodó benyomásának a segítségével – egy színével, amelyet elfelejtettek megváltoztani, vagy nem változtathatták meg –, egyszerre célt ért. Miféle szín is ez ? Oly egyöntetűen áradt Minden épületből, oly hatalmas volt, oly szilárd és annyira kézenfekvő, hogy a küldöttnek szinte gondolkodnia kellet a nevén : sárga. De mondhatott-e róla valamit : megközelíthette-e egyáltalán ez az egyezményes hangsor, ez az elvontan üres jelző e robbanásszerű és mégis megfoghatatlanul illékony kinyilatkoztatást ? A küldött mozdulatlanul, lenyűgözötten nézte – nem is nézte, befogadta inkább, mint foszlékony illatot, valamennyi érzékével becserkészte és zsákmányul ejtette mintegy, óvatosan, de eltökélten, hogy kimenti innen és birtokba veszi. »

52  Robin, Régine, La Mémoire saturée, Paris, Stock, « Un ordre d’idées », 2003, p. 56.

53  Bozzetto, Richard, Le Fantastique dans tous ses états, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, « Regards sur le fantastique », 2001, p. 56.

54 S., p. 251 / S., p. 169 : « Il ragazzo era seduto al suo fianco, stringeva fra le mani il suo quaderno. Serrando le palpebre, Ruben cercò di metterlo a Fuoco e vide il suo volto devastato dai vermi. […] Ruben fece appena in tempo ad allungare una mano verso di lui. – Isacco, – sussurrò come se chiamasse un figlio. Ma fu inutile, perché al suo fianco c’era il vuoto. »

55  Bouju, Emmanuel, La Transcription de l’Histoire. Essai sur le roman européen de la fin du XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 40.

56  RDBO., p. 231.

57  RDBO., p. 251.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gabrielle Napoli, « Poétique de la trace pour une représentation spectrale de l’Histoire dans Le Chercheur de traces d’Imre Kertész, Rue des boutiques obscures de Patrick Modiano et Sheol de Marcello Fois »TRANS- [En ligne], 12 | 2011, mis en ligne le 08 juillet 2011, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/464 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.464

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Gabrielle Napoli

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