Éditorial
Texte intégral
1La trahison n’a jamais cessé de fasciner les écrivains. De Judas à Lord Jim, en passant par le Ganelon de la Chanson de Roland, le Dimitri des Frères Karamazov ou les perfides des tragédies de Shakespeare, Racine et Corneille, nombreux sont les personnages littéraires qui illustrent l’attrait d’un crime auquel Dante réserve le dernier cercle de son enfer. Si la trahison mérite cette sévérité, c’est qu’elle instaure une duplicité qui brouille les frontières morales, comme le montre Borges dans son texte « Thème du traître et du héros ». « I’am not what I am » : la célèbre phrase du Iago d’Othello résume parfaitement l’ambiguïté constitutive du traître, qui met à nu les failles de la connaissance et de la parole.
2L’Histoire est peuplée de figures de traîtres dont la littérature s’est inspirée. Il est certains contextes pourtant où le traître dépasse son statut de « figura » pour incarner la complexité d’un moment historique : la littérature postcoloniale africaine lui donne une place de choix, qui répond, après l’enthousiasme des indépendances, au désenchantement de jeunes nations minées par la corruption et la conscience douloureuse des espoirs trahis. Pierre Leroux analyse les figures du traître dans Les Phalènes de l’écrivain congolais Tchikaya U Tam’si et Et le blé jaillira (A Grain of Weat) du kenyan Ngugi wa Thiong’o. La figure ambivalente du traître, « ni allié, ni ennemi déclaré », permet de refléter les contradictions d’une Afrique postcoloniale à la recherche d’elle-même. Elections truquées, processus d’épuration qui se trompe de cible : la faute entache ces jeunes nations qui semblent désigner des victimes expiatoires pour se débarrasser d’une culpabilité qui « rejaillit sur tous », et désigne plus largement « l’échec de la décolonisation ». La référence à l’épisode biblique et à la figure de Judas mène le rédacteur à approfondir cette première lecture : les Actes des Apôtres insistent sur la nécessité de la trahison pour que s’accomplissent la résurrection et la rédemption. Le thème de l’enfantement sur lequel s’achèvent les romans de Tchikaya U Tam’si et Ngugi wa Thiong’o suggère la possibilité d’un renouveau porté par une jeune génération lavée des péchés du passé.
3Micaela Kramer étudie quant à elle à une nouvelle de l’écrivain angolais Jose Eduardo Agualusa, « A Armadilha ». Le personnage principal, Justo Martírio, incarne dans ce texte la figure du traître : au lieu de se battre auprès des siens lors de la guerre d’indépendance, il s’est exilé à Lisbonne, capitale de l’empire colonial. De retour au pays, il va subir un « juste martyre » (Justo Martírio). La rédactrice montre comment le destin du traître-martyr est à lire comme une allégorie de la situation complexe de l’état postcolonial : le retour de ceux qui n’ont pas participé à la guerre d’indépendance menace la mémoire, ou le mythe, du sacrifice héroïque comme origine de la nation. Incapable de faire le deuil d’un passé qui continue de le hanter, l’état postcolonial est enfermé dans le cycle de la vengeance et ne parvient pas à se construire une nouvelle identité. Au-delà de ses résonances historiques et politiques, le thème de la trahison est abordé sur le plan littéraire : la richesse intertextuelle de la nouvelle d’Agualusa, qui évoque Dante, Kafka ou Sophocle, interroge la relation d’une littérature « périphérique » à la tradition européenne dominante – d’autant que l’auteur est descendant de colons blancs. La rédactrice s’appuie sur la notion de « littérature mineure » développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari, afin de décrire les procédés de déterritorialisation qui permettent à l’auteur de tracer sa propre voie/voix au cœur de la langue « majoritaire », celle de la domination coloniale.
4C’est aussi sur le plan de la littérature, et de l’Histoire, que se placent les études de Jufang Jin et Anne-Lise Perotto. Dans son article intitulé « Le dépassement des livres », Jufang Jin analyse le rôle de l’écriture parodique dans Un amour classique de l’écrivain chinois Yu Hua et La Route des Flandres de Claude Simon. Dans ces romans, la répétition de textes antérieurs est toujours transgression et vise à dénoncer l’inefficacité des « grands récits » face aux désordres de l’Histoire. Que la réécriture prenne pour cible une matière mythologique et biblique comme dans l’œuvre de Claude Simon, ou la tradition confucéenne classique et l’esthétique du réalisme socialiste comme dans le roman de Yu Hua, elle est toujours « un jeu de trahison ». Au-delà de la portée destructrice et subversive de la parodie, la rédactrice souligne son aspect constructeur : elle ouvre la voie à un nouveau type de fiction prenant en compte « la complexité du monde contemporain et l’impossibilité de l’appréhender dans une écriture conventionnelle ». Anne-Lise Perotto interroge quant à elle la trahison littéraire dans le cadre d’un roman de Joseph O’Connor, Star of the Sea, dont elle explore le jeu intertextuel avec les œuvres de Charles Dickens et Emily Brontë. Cœur thématique du roman, la trahison sert aussi une vision de la littérature : si le scélérat de l’histoire est « un balladin » qui ne cesse de remanier ses poèmes et d’endosser de multiples identités, c’est que « la littérature elle-même est un masque, un palimpseste que le lecteur doit décoder sans pouvoir toujours déterminer l’origine des histoires ». Hypotextes et hypertextes ne cessent de se refléter dans ce roman palimpseste, mettant en cause l’idée de source littéraire comme celle d’auctorialité.
5C’est sur un autre phénomène de trahison littéraire que se penche pour finir Anne Cadin. Etudiant les premiers romans noirs français imités des hard-boiled novels, elle décrit les différentes stratégies qui ont présidé à l’écriture sous pseudonymes américains de Malet/Harting, Vian/Sullivan, Queneau/Mara, Arcouët/Stewart. Stratégie publicitaire, ce changement de signature visait à tromper le lecteur sur l’origine des textes, mais aussi à le détromper sur les facilités d’un genre ouvertement pastiché ou parodié. La supercherie devient alors une source de réflexion sur la lecture et l’écriture, tout en permettant de véritables audaces littéraires.
6Nous remercions chaleureusement Marcos Eymar Benedicto qui a pris en charge le dossier Université Invitée de ce numéro, consacré à l’Université Complutense de Madrid.
Pour citer cet article
Référence électronique
Émilie Lucas-Leclin, « Éditorial », TRANS- [En ligne], 11 | 2011, mis en ligne le 08 février 2011, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/423 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.423
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