Navigation – Plan du site

AccueilNuméros25Éditorial

Texte intégral

1Le terrain est parsemé de dalles, parfois de mausolées, la structure du sol est tantôt quadrillée, tantôt irrégulière, imposée par les aléas du terrain et ses accidents. Sur chaque pierre tombale, nous retrouvons une épitaphe – ou ce qui devrait l’être. Cependant, alors que ce type de texte doit synthétiser en quelques mots un trait essentiel de l’existence d’une femme ou d’un homme pour en faire le portrait, dans la Spoon Rivers Anthology d’Edgar Lee Masters, nous sommes plutôt face à de micro-récits de vie, dont l’ensemble est constitué par un éclatement permanent de l’histoire globale d’une ville – de ce qu’on pourrait appeler sa « mémoire ».

2Grâce aux biographies des habitants décédés, l’auteur a dessiné une société protéiforme des États-Unis dans cette œuvre polyphonique publiée au début du XXe siècle. Le résultat permet de saisir dans sa totalité la richesse et la complexité d’un ensemble, d’un tout, à travers son éclatement subtil. Cela est d’autant plus flagrant que la lecture du recueil peut se faire de manière aléatoire. Quand bien même plusieurs textes ont été pensés pour être lus en un dialogue constant, par exemple « Mrs Charles Bliss » et « Rev. Lemuel Wiley », le recueil n’impose aucun ordre univoque ou figé de lecture, bien au contraire. En dehors de ces relations textuelles, le rapport établi entre les membres de cette cohorte est défini par les lecteurs et devient personnel, individuel : unique. À chaque fois, les caractéristiques du rapport tissé révèlent des similitudes là où l’on n’aurait sans doute trouvé que des différences.

3Cependant, la liberté du lecteur contraste fortement avec le cloisonnement des personnages et leur Weltanschauung. Les tombes prennent leur sens uniquement à l’intérieur du cimetière, dont l’organisation répond à des règles strictes, presque immuables, qui deviennent une métaphore de la « réclusion ouverte » des vivants. Dès lors, la tâche qui semble se dégager de la Spoon Rivers Anthology est celle de dépasser un tel enfermement en brisant les limites de compréhension de la réalité, imposées par le modèle d’une tradition ankylosée.

4L’épitaphe de « Griffy the Cooper » synthétise aisément la tension constante endurée par ces morts, tenaillés entre quête de liberté et assomption contrainte du statu quo. Le poème insiste sur « l’immensité » de notre conception du monde, limitée pourtant à une perception extrêmement réduite de la réalité, à l’instar de celui qui se trouve entouré par les lattes d’un tonneau convaincu d’embrasser le monde entier :

The cooper should know about tubs.
But I learned about life as well,
And you who loiter around these graves
Think you know life.
You think your eye sweeps about a wide horizon, perhaps,
In truth you are only looking around the interior of your tub.
You cannot lift yourself to its rim
And see the outer world of things,
And at the same time see yourself.
You are submerged in the tub of yourself—
Taboos and rules and appearances,
Are the staves of your tub.

5En particulier, les trois derniers vers sonnent le glas, avec un appel à l’action afin d’éclater les frontières qui brident la fausse image que chacun a du réel.

Break them and dispel the witchcraft
Of thinking your tub is life!
And that you know life!

6L’invitation à rompre les bordures d’une vision figée du monde, tout en tissant des liens étroits entre des éléments différents, séparés, qui gardent des traits communs, reprend avec justesse l’entreprise d’Edouard Glissant et ses notions d’insularité et d’archipel. À l’instar du projet poétique d’Edgar Lee Master, nous souhaitions inciter avec ce numéro à réfléchir sur les possibilités interprétatives que, dans un sens large, ces notions pouvaient apporter au débat littéraire actuel. Six auteurs ont répondu à notre appel, dont les contributions peuvent être articulées en deux versants : le premier discute les enjeux plutôt théoriques de la pensée glissantienne, tandis que le second les met à l’œuvre afin d’analyser des textes littéraires.

7Dans le premier versant, nous avons une lecture critique et pratique des principales notions de l’écrivain martiniquais, dont celle d’Hugues AZÉRAD sur la « créolisation ». Dans « Lire en archipels : Digenèse et poétiques de la créolisation », l’auteur établit un parcours « spatial » qui aborde aussi bien la diversité d’éléments constituant un discours « créolisé » que sa portée poétique. Hugues AZÉRAD, qui met en relief les enjeux de la créolisation en ce qu’elle incite et rend possible l’association d’éléments dissemblables, souligne l’importance d’interpréter de manière ouverte le lien qui se tisse entre ces éléments. Une telle lecture révèle non seulement la richesse des échanges à tous les niveaux, sociaux et artistiques, mais aussi l’impossible délimitation du monde car le Savoir ne peut pas tout maîtriser. De ce fait, « l’impensable en littérature » mis au cœur de l’article serait en quelque sorte une énigme qu’il faut incessamment tenter de résoudre, même si l’entreprise est à jamais irréalisable.

8De son côté, Giuseppe SOFO fait aussi un parcours spatial des notions glissantiennes, mais cette fois par le biais de leur traduction et leur réception. Son article « L’archipel des langues : Glissant au prisme de la traduction, la traduction au prisme de Glissant » souligne la richesse et la difficulté que l’on rencontre lorsque nous lisons ses œuvres, quelle qu’en soit la langue. Il suggère que le lecteur francophone de l’œuvre de Glissant doit déjà s’interroger sur la signification de, entre autres termes, « la relation », « l’errance », « l’éclat », car ces mots n’ont plus leur sens habituel. C’est pourquoi il est aisé de comprendre la difficulté des traducteurs et traductrices à choisir les termes qui correspondraient le mieux dans d’autres langues à l’intention originale. La difficulté posée par la traduction de notions mouvantes per se redouble et semble insoluble ; cependant, Giuseppe SOFO insiste sur l’enrichissement que ces écueils et ces difficultés représentent pour la compréhension globale du projet glissantien, puisqu’ils révèlent des nuances qui n’auraient pas été perçues sans ce travail de traduction.

9Enfin, Valentina TARQUINI nous invite à découvrir les enjeux d’Écrire l’Afrique-Monde, la première publication des Ateliers de la pensée africaine, organisés à trois reprises depuis 2016. Dans son article « Quelles perspectives pour l’Afrique-Monde ? Une étude relationnelle », l’auteure interroge et dialogue avec les différentes collaborations de l’ouvrage. Elle y met en perspective plusieurs termes clefs de la pensée de Glissant dont, entre autres, la relation ou la trace, problématisés à partir de la réalité du continent africain. Valentina TARQUINI postule la pertinence d’une pensée de la frontière et du lien, ainsi que de l’importance d’une pragmatique décolonisée et décolonisante, soucieuse d’échapper au confinement conceptuel occidental à travers le repositionnement de chaque culture-Monde comme un pôle à valeur égale.

10De ces textes, qui associent des notions et des termes clefs de la pensée glissantienne à un renouveau de la conception du rapport à l’autre, nous passons à la lecture appliquée des textes littéraires, dont l’article évocateur d’Ariane ISSARTEL. Dans « Chant et chansons au théâtre, des insularités " incomparables " », elle commente l’importance de ces deux expressions dans le théâtre actuel, car elles sont des interprétations lovées dans l’interprétation. Analysées en tant qu’éléments qui expulsent le spectateur de l’unité de la mise en scène et qui décloisonnent l’expérience théâtrale, la chanson et le chant sont un recours des auteurs et/ou des metteurs en scène qui oblige le spectateur à mettre en perspective les différents constituants de la représentation. Ainsi, le spectateur saisit les différents niveaux de complexité du discours et des points de vue exprimés, à partir notamment des fragments chantés qui relèvent des formes « mineures », créant un territoire mouvant et solide en même temps qui permet de concevoir une expérience active et archipélique du théâtre.

11Diego CANALES prend à bras le corps la problématique de l’emprise qu’une vision unique, voire inique du monde peut avoir sur la réalité. Dans son article « Las fronteras del lenguaje en la obra de José Revueltas y David Foster Wallace », l’auteur fait appel à la pensée de Glissant pour mettre en relation les fictions d’un auteur mexicain et d’un auteur états-unien, qui tous deux dénoncent un diktat idéologique ou économique tout-puissant, fracturé uniquement par un langage qui doit aller au cœur du système pour être en mesure de se renouveler. L’article de Diego CANALES nous invite à concevoir de manière large et polysémique l’œuvre de Glissant, comme le suggère l’article de Giuseppe SOFO évoqué ci-dessus.

12Enfin, l’article de Quentin ARNOUD aborde la manière dont trois auteures contemporaines s’approprient la figure de la relique. Par le lien qui se tisse entre le passé et le présent à partir de ce qui reste, l’auteur soulève dans « De la pensée de l’archipel aux reliques de la culture ? Itinéraire d’une réflexion et chemins de rencontres entre Déwé Gorodé, Marie NDiaye et Annie Ernaux », l’enjeu de l’actualisation au cœur même des fictions, tout comme la constante mise en relation déployée par les personnages, amenés à s’approprier ce qui est « muet ». Ainsi, la relique ne dit que ce que l’on est capable de comprendre et d’interpréter du passé – ramené au présent projeté vers un futur hypothétique. « L’opacité » qui perce dans les fictions rejoint l’« impensable » traité par Hugues AZÉRAD, ce qui nous renvoie à une idée globale où « l’archipel maintient le divers et l’union, mais évoque aussi la distance entre les non-dits et les non-lieux de l’être », comme l’affirme Quentin ARNOUD.

13Cet ensemble de collaborations nous amène, en somme, à nous demander comment nous construisons nous-mêmes notre conception du monde, à partir de quoi et dans quel but. Souvent, notre pensée est encadrée sans que nous puissions être conscients de cet enfermement, comme l’a mis en évidence Rivers avec ses poèmes, qui insistent, comme Glissant, sur l’absolue nécessité de repenser le monde par-delà son étiolement. Entreprise qui devient plus que nécessaire dans le monde ultra-connecté dans lequel nous sommes submergés – dont le flux jamais ne se tarira – par l’abondance de contenus qu’il faut trier incessamment.

14Coda :

15Ironie du sort, ce numéro et sa réflexion sur les deux concepts d’Edouard Glissant deviennent d’autant plus pertinents que nous vivons en chair propre, et sur toutes les échelles, l’expérience de l’Insularité et de l’Archipel. Confinés comme nous sommes par la menace des conséquences morbides que produit un virus invisible, chaque logement devient un espace coupé des autres, à l’intérieur desquels nous sommes soit contraints à « prendre la forme d’une île » (à être isolés), soit en étroite relation avec autrui. Chance absolue pour notre époque, le prodige de la technologie que représente le Réseau nous permet d’accéder à une profusion incommensurable de contenus et de sources. Au milieu de cet Infini accessible, nous avons la tâche de le mettre en relation quotidiennement avec notre existence, et seule une pensée critique, ouverte, nous permettra d’évacuer le risque de « consommer » aveuglément les richesses que nous offrent tous ces Mondes sans les exploiter convenablement.

16Séminaire « Hors la loi »

17Dans ce numéro publié dans des situations hors normes, nous incluons les textes issus du très riche séminaire « Hors la loi », mené pendant l’année 2018-2019 à Paris 3, qui aborde un nombre important d’œuvres exploitant ce thème. Ce dossier nous invite à parcourir les enjeux de la marge et de l’illégalité. Quelles sont les conséquences de rejeter ce qui est autorisé ? Comment les formes artistiques sont-elles affectées ? Quelle configuration discursive et interprétative donner aux multiples avatars du « Hors la loi » ? Nous vous invitons ainsi à parcourir les réponses qu’apportent les dix articles du séminaire co-organisé par Antoine Ducoux et Guillermo Héctor, deux membres de notre Comité que nous remercions vivement de leur travail.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Iván Salinas Escobar, « Éditorial »TRANS- [En ligne], 25 | 2020, mis en ligne le 30 avril 2020, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/3987 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.3987

Haut de page

Auteur

Iván Salinas Escobar

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search