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De la pensée de l’archipel aux reliques de la culture ? Itinéraire d’une réflexion et chemins de rencontres entre Déwé Gorodé, Marie NDiaye et Annie Ernaux

From the notion of arcipelago to the relic of culture? Paths of reflection and crossroads between Déwé Gorodé, Marie NDiaye and Annie Ernaux
Dal pensiero dell'arcipelago alle reliquie della cultura ? Itinerari di una riflessione e percorsi d'incontro tra Déwé Gorodé, Marie NDiaye e Annie Ernaux
Quentin Arnoud

Résumés

Cet article met en jeu la pensée de l’archipel dans un travail comparatiste. Avec l’archipel, nous verrons la façon dont les trois autrices repensent la construction identitaire du sujet par l’exploration de la mémoire, comment cette mémoire se retrouve prise entre compréhension et opacité, et comment de cette double postulation émerge une notion, la relique, qui rend compte des opacités des textes littéraires. L’opacité des textes, mise en relation avec l’opacité du sujet accompagne un nouveau pacte de la communauté fondé sur une mémoire commune. Chemin faisant, les propositions poétiques et philosophiques de Glissant seront questionnées dans leur apport à la pratique comparatiste et notamment à l’idée d’un nouveau positionnement du chercheur qui assume dans son travail une part d’affectivité.

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Texte intégral

Introduction : La naissance d’un archipel

  • 1 « Et il y a une autre forme de la pensée naïve qui me paraît intéressante, et que j'appellerai un “ (...)
  • 2 Adlai Murdoch, « L’identité-résistance », Revue des Sciences Humaines, Entours d’Édouard Glissant, (...)
  • 3 Édouard Glissant, Philosophie de la relation, Paris, Gallimard, 2009, p. 47.

1Le « géomorphisme »1 de l’archipel dit à la fois la fragmentation et l’unité en tension au cœur de toute idée de Relation et l’opération de reconnaissance et de différenciation de l’Autre qu’une telle tension présuppose. Une opération qui mène comme le souligne Adlai Murdoch à « une nouvelle ontologie transformatrice de la différence et du changement, à un ordre qui valorise le rôle déterminant de l’altérité »2. L’altérité se construit alors dans une logique du réseau et de l’échange, à cheval entre l’imaginaire et le réel, et qui impose pour que la rencontre puisse se réaliser une poétique du Lieu. Selon Glissant, « l’imaginaire de mon lieu est relié à la réalité imaginable des lieux du monde, et tout inversement. L’archipel est cette réalité source, non pas unique, d’où sont sécrétés ces imaginaires : le schème de l’appartenance et de la relation, en même temps »3.

2La réunion de notre corpus s’inscrit ainsi dans cette démarche. Les trois œuvres de Annie Ernaux, Déwé Gorodé et Marie NDiaye étudiées se situent à l’intérieur d’un espace géographique et linguistique commun – mais aux frontières imprécises – qui correspond à l'archipélisation du « continent » français. Par « continent » il faut entendre l’hégémonie politique, militaire, économique et culturelle que la France a exercée et qu’elle exerce encore dans une moindre mesure sur un ensemble de territoires, de peuples et de langues. Il s’agit donc de s’intéresser à trois œuvres produites dans un espace en déliquescence. Un espace qui depuis les guerres dé-coloniales n’a pas cessé de s’interroger sur son unité – réelle ou potentielle – et sur une éventuelle identité collective. Ce problème qui est celui de la francophonie ne nous intéresse pas directement. En revanche, ce qui nous intéresse est la façon dont Annie Ernaux, Déwé Gorodé et Marie NDiaye s’emparent et travaillent cette question de l’identité. Interroger l’identité à l’aide du concept de l’archipel, c’est pouvoir dire à la fois l’ancrage et le déplacement. C’est aussi pouvoir repenser le rapport culture et identité par cet « en même temps » de l’imaginaire des lieux.

3Comment s’incarne dans notre corpus ce rapport culture/identité ? Il se construit autour de trois grands « pôles » : le nom, l’objet et la voix. Ces trois pôles ont en commun d’être le support sur lequel se déploie le récit. À ces pôles, nous donnons le nom de « relique ». Par nature, la relique est fragment, mais elle est un fragment qui se perçoit toujours en tension ; la relique renvoie sans cesse à une absence, à ce qui nous échappe, mais que l’on désire saisir. En même temps, la relique est l’objet d’un ré-investissement qui produit, par un travail de symbolisation, une redistribution d’une ancienne valeur vers une valeur nouvelle. La relique est à la fois tension vers un passé et un devenir.

4Quels liens avec l’archipel ? Si la relique renvoie à des objets littéraires qui ont à voir avec le fonctionnement mémoriel et la constitution de l’identité, l’archipel est une figure particulièrement suggestive pour dire et montrer comment les reliques s’articulent et agissent au niveau du texte littéraire. Pour éclairer ce fonctionnement, nous considérerons d’abord la façon dont Annie Ernaux, Déwé Gorodé et Marie NDiaye font de leurs trois récits des lieux de la mémoire pour un individu, une famille, une société. Nous nous intéresserons ensuite aux effets de résistances que les textes produisent, mettant en jeu la notion d’opacité relative à l’archipel, ce qui nous conduira en dernière instance à considérer la notion de relation archipélique dans son apport à une nouvelle éthique de la communauté littéraire. Le but est moins de reprendre le cheminement intellectuel de Glissant, de l’identité Antillaise à la Créolisation, que d’utiliser le concept d’archipel qu’il a affiné au cours de ce cheminement et de poursuivre à notre mesure quelques-unes des routes tracées par le poète : interroger l’identité à l’aune de la relation à une double échelle, celle des cultures et des sociétés, mais aussi celle de l’individu en prise avec le Tout-monde. Double échelle de la relation que nous tenterons de saisir par le recours à la notion précédemment évoquée de relique.

Archipélisation et lieux-dits de la mémoire

  • 4 Déwé Gorodé, Tâdo, Tâdo, wéé ! Ou « No more baby », Tahiti, Au vent des îles, « Littératures du pac (...)
  • 5 Ibid., p. 263.

5Dans Tâdo, Tâdo, wéé ! Ou « No more baby »4 paru en 2012, Déwé Gorodé donne voix et corps à un récit kanak du XXe siècle, un récit de la mémoire dont Tâdo est la figure centrale. D’abord enfant puis jeune fille, femme, enseignante, amante et militante politique, elle est le socle de la mémoire familiale et le centre de gravitation des uns et des autres ; une position primordiale que lui indique son père : « Tu […] es la gardienne du temps des vivants. Tu transmets la vie qui vient et qui va au néant quand il n’y a pas d’enfant. C’est toi qui as la liane de vie. Tu es la vie, Tâdo Tâdo wéé ! »5

  • 6 On désigne par le mot dèpiné en Nouvelle-Calédonie à la fois un mode de relation et des personnes. (...)
  • 7 Pour plus de précision sur l’adoption coutumière voire Isabelle Leblic, « Adoptions et transferts d (...)
  • 8 Déwé Gorodé, Tâdo, Tâdo, wéé ! Ou « No more baby », op. cit., p. 263
  • 9 Ibid. p. 133

6Cette continuité de la vie, Tâdo la porte jusque dans son prénom6 identique à celui de sa grand-mère, et à celui de sa nièce qu’elle finira par adopter selon une antique pratique coutumière7. Un patronyme singulier qui est aussi celui d’une héroïne d’un conte kanak que Déwé Gorodé relit comme une métaphore du harcèlement sexuel que subissent les femmes, symbolisé par le Crabe, personnage glouton qui poursuit Tâdo de son apostrophe rituelle « Tâdo Tâdo wéé ! » et dont Tâdo finira par se débarrasser en le faisant cuir dans sa marmite. Mémoire mythique du conte, mémoire personnelle de l’enfance et des années militantes et mémoire du clan, Tâdo « consigne la collecte du patrimoine familial, clanique et tribal »8. L’ancrage dans le nom et le corps d’une mémoire qui dépasse l’individu et qui le relie à une collectivité s’appuie sur la conception traditionnelle de l’être kanak, abôrô qui se trouve en équilibre au centre d’un jeu de relations familiales et fonde la relation sur le commun de la mémoire. Dans une telle conception de l’être, l’onomastique tient une position particulièrement importante. Si le retour des noms d’une génération à l’autre garantit la continuation de la mémoire familiale, l’introduction de nouveaux patronymes souligne l’agrandissement du cadre familial et donc mémoriel qui s’ouvre aux nouveaux peuples de l’île. L’amitié entre Tiapi, le père de Tâdo, et un vieux balinais immigré débouche sur un agrandissement du cercle de relation qui est consacré par l'entrée de prénoms musulmans dans la chaîne des appellations patronymiques, « nous élèverons ton fils qui sera mon premier petit-fils et je l’appellerai Kassim comme mon vieux maître balinais de La Cascade »9. Suivant la tradition du don et du contre-don propre aux échanges sociaux kanak, l’agrandissement de la mémoire passe également par une circulation des objets familiaux dont le résultat s’incarne sous la forme d’une relique collective : un coffret de teck rouge contenant le vieux coran de Kassim, des poèmes et des récits, la mémoire kanak collectée par Tâdo et le journal intime de sa sœur. Cet assemblage d’objets hétéroclites réunit l’intime au collectif, l’historique au mythique pour élaborer une nouvelle mémoire commune. Cette relique symbolise une unité reconstituée par-delà une mémoire fragmentée sous l’effet de la colonisation, de l’immigration et des formes d’acculturations modernes. Une unité qui n’a plus la propension totalisante du mythe, mais qui s’établit au contraire sur l’articulation de morceaux épars, des lieux-dits de la mémoire reliés à des emplacements concrets (la tribu, la cascade de la métairie, l’île aux étoiles de Tâdo et Théo…), des noms et des paroles rituelles réinvesties dans une approche plus consciente et politique des rapports collectifs.

  • 10 Annie Ernaux, Les Années [2008], in Écrire la vie, Paris, Gallimard, « Quarto », 2011.

7Le commun de la mémoire habite aussi Les Années10 qu’Annie Ernaux a rédigé à partir d’un long travail d’immersion intérieure. Grâce aux photographies dont des détails en apparence insignifiants déclenchent après-coup une remontée des souvenirs, elle pousse à l’extrême l’articulation entre mémoire, vécu et Histoire :

  • 11 Annie Ernaux, Les Années, op. cit., p. 1082.

La forme de son livre ne peut donc surgir que d’une immersion dans les images de sa mémoire pour détailler les signes spécifiques de l’époque […]. Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun […] pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire11.

  • 12 . Ibid., p. 935
  • 13 . Ibid,, p. 1076.

8Retrouver la mémoire de la mémoire passe par une tension entre l’usage d’un matériel personnel, les photos et films familiaux, et l'effacement de sa propre subjectivité qui se traduit dans la narration par un passage à la troisième personne du singulier, c’est-à-dire du subjectif à l’impersonnel. Annie Ernaux s’attache ainsi à faire émerger la mémoire collective tout en notant que l'évolution des pratiques sociales l’a peu à peu transformée. Jusque dans les années 50, la mémoire était constituée par les récits collectifs, donnant ainsi le sentiment d’une vie antérieure, « Les voix mêlées des convives composaient le grand récit des événements collectifs, auxquels, à force, on croirait avoir assisté »12. Après le bouleversement de 68 et l’accélération des changements sociétaux, la mémoire collective se transforme, voire se perd passées les années 2000. « Dans la vivacité des échanges, il n’y avait pas assez de patience pour les récits »13. Si d’un côté la mémoire perd en profondeur de temps, elle gagne sur le plan spatial une attention à la contemporanéité qui se déploie sur toute la surface du globe. C’est ainsi que dans la mise en contacte toujours plus accélérée du monde s’exprime peu à peu l’élaboration d’un vécu planétaire. Une mémoire mondiale commune où s’affirme le constat de Glissant selon lequel :

  • 14 Édouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 39.

les contacts entre les cultures – c’est l’une des données de la modernité – ne seront plus ménagés à travers les immenses plages temporelles qui permettaient jadis des rencontres et des réciprocités si insensiblement actives. Ce qui se passe ailleurs retentit immédiatement ici14.

  • 15 Annie Ernaux, Les Années, op. cit., p. 1063.
  • 16 Carminella Biondi, Elena Pessimi, Rêver le monde Écrire le monde, Bologne, Cooperativa Libraria Uni (...)

9Ce commun mondial se révèle à Annie Ernaux par les attentats du 11 septembre 2001 dont le choc s’impose à l’ensemble du globe en un même instant : « […] dans cet ahurissement de la contemporanéité on saisissait la séparation des gens sur la terre et notre lien dans une identique précarité. […] Le temps aussi se mondialisait »15. La mondialité du temps s’accompagne d’une mondialité de la mémoire et semble correspondre à ce que Carminella Biondi et Elena Pessini ont repéré comme point de passage du monde au Tout-monde, « c’est-à-dire de la constatation de la multiplicité du réel à son intériorisation »16. Avec une mémoire s’apparentant de plus en plus à une conscience aiguë d’un infini présent, l’intériorisation du réel ne passe plus par l’écoute de récits, mais par l’accumulation d’objet dont le changement répété entraîne une impossibilité de sentir le passage du temps :

  • 17 Annie Ernaux, Les Années, op. cit., p. 1054-55.

Et on ne vieillissait pas. Rien des choses autour de nous ne durait assez pour accéder au vieillissement, elles étaient remplacées, réhabilitées à toute allure. La mémoire n’avait pas le temps de les associer à des moments de l’existence.17

  • 18 Annie Ernaux, Fabien Arribert-Narce, « Vers une écriture “photo-socio-biographique” du réel », Soci (...)
  • 19 Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980.
  • 20 Ibid., p. 27.

10La photo apparaît ainsi comme un objet à contre-courant, dont la seule fonctionnalité est entièrement tournée vers la mémoire. Elle est pour Annie Ernaux « presque toujours sources d’une émotion, d’une douleur de la présence visible du temps »18. La photographie s’apparente à une relique mémorielle dont le punctum19 est avant tout une affaire de relation. Contempler la photo de famille, c’est à la fois se reconnaître et contempler un Autre : « je voudrais une Histoire des regards. Car la photographie, c’est l’avènement de moi-même comme autre : une dissociation retorse de la conscience d’identité… »20. C’est la reconnaissance d’un Autre en soi qui déclenche chez Annie Ernaux la possibilité d’écrire, et la possibilité de raconter le collectif à travers le vécu individuel.

  • 21 Marie Ndiaye, La Cheffe, roman d’une cuisinière, Paris, Gallimard, 2016.
  • 22 Gayatri Chakravorty Spivak, Les Subalternes peuvent-elles parler ?, trad. VIDAL Jérôme, édition Ams (...)
  • 23 Marie Ndiaye, La Cheffe, roman d’une cuisinière, op. cit., p. 17.
  • 24 Ibid., p. 155.
  • 25 Ibid., p.14.

11Se pose alors la question de comment raconter l’Autre. En a-t-on seulement le droit ? L’élaboration d’une mémoire commune est d’abord à l’échelle de l’individu comme de la société une question de parole qui s’établit en récit, mais également en discours et éventuellement en pouvoir. Dans La Cheffe, roman d’une cuisinière21 de Marie NDiaye, la question de l’autorité narrative est centrale et renouvelle l’interrogation de Gayatri Spivak : les subalternes peuvent-elles parler ?22 Ce roman d’une vie de femme à travers la narration d’un témoin, permet de penser la relation archipélique à travers une relation interpersonnelle. Raconter l’Autre est un moyen de le connaître, mais aussi de le posséder comme lorsque le narrateur affirme « le fond de mon cœur a toujours pénétré celui de la Cheffe, quand bien même elle était une femme, quand bien même elle avait le double de mon âge »23. Le langage révèle ici que la possession de la mémoire s’apparente à une compensation de la possession charnelle. De plus, cette autorité sur le corps et la mémoire relève d’un enjeu concurrentiel : « Il m’importe également de combattre les mensonges de sa fille […] je ne lutterai jamais trop pour tenter de contrecarrer l’ingratitude malade de cette femme. »24 Toutes les mémoires ne s’équivalent pas. Or dans La Cheffe, l’autorité sur la mémoire n’est pas seulement le droit de raconter, mais aussi celui de faire parler, d’user d’un pouvoir de ventriloque. La voix de la Cheffe nous est donnée au style direct ou indirect libre, donc dans son exactitude supposée, mais passant par la voix du narrateur. Finalement la possession semble s’inverser et c’est le narrateur qui se trouve être possédé par la Cheffe, habité par elle de telle sorte qu’il vive en permanence dans son souvenir. En contre-point, la narration de sa vie au présent souligne sa solitude à l’intérieur d’un groupe dont le pacte commun repose sur l’anonymat et la superficialité des relations. Un effacement au profit d’une convivialité anonyme qui résonne avec la discrétion de la Cheffe : « Son propre nom, la Cheffe préférait que l’on ne s’en souvienne pas »25.

  • 26 Édouard Glissant, Philosophie de la relation, op. cit., p. 47.

12Dans ce roman, Marie NDiaye donne à la cuisine (le lieu et l’activité) un pouvoir métaphorique et méta-poétique. On retrouve dans la cuisine l’importance de l’onomastique et de la mise en commun d’éléments disparates qui aboutissent à une unité. Par la cuisine, la Cheffe touche à la Relation, espace qu’elle habite et qui se répercute dans tous les autres, celui par lequel elle pousse son cri, « quand tu trouves le mot, sans limites, et fini, c’est en ton lieu, tu tombes fou de le crier »26. La cuisine sauve la Cheffe et lui permet de se démarquer quelque peu des autres personnages ndiayiens à propos desquels Selim Rauer observait justement que :

  • 27 Selim Rauer, « Marie NDiaye ou l’inaccessible identitaire », Africultures, Afropéa, un territoire c (...)

Dès lors qu’une relation existe, qu’il s’agisse d’un lien parental, plus généralement familial ou affectif sensé créer une situation identitaire ou émotionnelle forte, ou pour le moins claire, celle-ci devient source d’aliénation et de fragilisation profonde27.

  • 28 Laurence Dahan-Gaida, « Le Tiers dans tous ses états » Logiques du tiers, Laurence Dahan-Gaida (dir (...)

13La cuisine s’instaure comme un espace tiers où est symbolisée une réflexion sur « la dualité et les moyens de lui échapper, sur la possibilité de synthèses inédites, sur les médiations toujours incertaines qui peuvent s’établir entre le Même et l’Autre »28. Ici aussi, l’identité passe par une narration qui remodèle et assemble des fragments de vie, des objets hétéroclites, des voix qui répondent au concept de l’archipel dans un dépassement du duel et une ouverture à la multiplicité tout en maintenant le sens d’un commun.

L’archipel, entre compréhension et opacité

  • 29 Adlai Murdoch, « L’identité-résistance », art. cit., p. 199.

14Au sein de la pensée archipélique, la notion d’opacité conditionne celle de diversité, elle-même préalable à toutes éventualités de relation. Pour Adlai Murdoch, cette « perspective paradoxale reconnaît que toute possibilité de connaître l’Autre rencontrera des limites, mais aussi qu’en même temps les tensions de subjectivité qui en forment la base nous fournissent l’occasion d’étendre et d’enrichir le cadre de cette Relation interpersonnelle »29. Glissant installe ce phénomène dans le cadre de la lecture comme l’a noté Celia Britton :

  • 30 Ibid., p. 200. Le passage est cité et traduit par Adlai Murdoch renvoie à Célia Britton, Edouard Gl (...)

En premier lieu, l’expérience de ne pas comprendre est un élément important de l’expérience totale de lire les romans de Glissant. Certes, une des stratégies centrales de cette écriture en ce qui concerne la résistance, c’est de nous rendre conscients de l’opacité, non seulement en tant que phénomène analysé par l’auteur, mais comme opacité qui vise les lecteurs – autrement dit, l’opacité s’inscrit comme une question de structure aussi bien qu’un phénomène de langage difficile ; si un texte reste inscrit dans l’opacité, c’est pour nous faire comprendre qu’il établit ses propres termes de compréhension30.

15L’opacité est donc ce qui, dans l’œuvre littéraire, produit une résistance, ou du moins un nœud dont le démêlage appelle une lecture herméneutique. Par rapport à l’archipel qui dit la mise en commun de fragments épars, l’opacité joue le rôle de garde-fou contre une tendance trop totalisante. Elle est ce qui maintient les écarts entre les fragments de l’archipel, donc ce qui dans une certaine mesure fait obstacle à leur union, mais dans le même temps ce maintien de l’écart permet un maintien de la diversité. Paradigmatique dans l’œuvre de Glissant, l’opacité n’est pas pour autant une exclusivité glissantienne puisqu’elle est une fonction littéraire. Tant que quelque chose résiste, la théorie ou l’analyse critique est toujours partielle, donc n’épuise pas le texte dont le commentaire est toujours à redire et à refaire. L’opacité prend dans les textes de nos autrices des densités et visées différentes. Chez Annie Ernaux, le recours régulier à la méthode de l'ekphrasis peut être un exemple d’une traduction esthétique et poétique de la notion d’opacité. La photo minutieusement décrite engage un dévoilement, mais jamais complet, car il reste à la discrétion de la narratrice et la photo est absente “physiquement” du texte. L’ekphrasis construit à la fois le caractère objectif du récit tout en maintenant un mystère :

  • 31 Annie Ernaux, Les Années, op. cit., p. 956-957.

Sur une photo en noir et blanc, deux filles dans une allée […] la plus grande des filles, blonde avec des cheveux courts […] à droite, une brune aux cheveux frisés […] c’est elle, et non la blonde, qui a été cette conscience, prise dans ce corps-là, […] c’est avec les perceptions et les sensations reçues par l’adolescente brune […] que l’écriture ici peut retrouver quelque chose qui glissait dans les années cinquante, capter le reflet projeté sur l’écran de la mémoire individuelle par l’histoire collective31.

16La photo est ici utilisée comme relique, c’est-à-dire comme un objet transitionnel permettant le passage vers un passé enfoui dans la mémoire. L’usage de l'ekphrasis rend explicite le processus pour le lecteur, cependant il ne permet pas d’accompagner l’autrice puisque la relation personnelle qu’elle construit avec la photo, son punctum, lui est interdit. De la conversation entre la jeune adolescente et la femme de cinquante ans nous ne savons rien.

17Dans La Cheffe, l’opacité est à double niveau. L’effet de résistance passe d’abord par les silences de la Cheffe et les informations qu’elle conserve par-devers elle. Faire silence est une tentative de se préserver de la curiosité invasive de son employé de cuisine, le narrateur. Celui-ci fait preuve d’une démarche particulièrement violente à l’encontre de la femme qu’il poursuit de son obsession, cherchant justement à détruire toute opacité entre lui et la Cheffe, tentant ainsi, à défaut de pouvoir la “connaître” sur un plan charnel de la posséder sur un plan psychologique :

  • 32 Marie Ndiaye, La Cheffe, roman d’une cuisinière, op. cit., p. 34.

Elle n’avait d’ailleurs rien à cacher là-dessus, elle a mis des années à saisir à quel point tout cela m’intéressait, ce qui a eu du bon mais pas uniquement puisque, l’ayant perçu mais ne pouvant le comprendre, elle s’est méfiée comme de tout ce qui échappait à son entendement profond, elle a réfléchi à ce qu’elle devait me dire, elle préférait encore se taire parfois32.

18Dans la réflexion sur les enjeux de pouvoir contenus dans l’acte de parole, le silence peut être le résultat d’une domination qui impose le mutisme, mais aussi une stratégie d’évitement contre l'imposition de parler, qui est une autre forme de violence. On constate ainsi qu’une véritable autonomie du sujet comprend un droit à la parole, mais aussi au silence. Se taire pour se protéger comme dans le cas de la Cheffe ou parler pour tenter de ne pas se dévoiler comme le narrateur ? Pour Marie NDiaye, il semble que la prise de parole repose toujours sur une ambiguïté. D’où peut-être sa réticence à l’idée de littérature engagée. Si l’engagement repose sur le fait d’assumer sa parole, comment une telle prise en charge pourrait-elle coïncider avec l’ambivalence du discours littéraire et sa tendance à faire résistance ? La démarche de Marie NDiaye est prise dans cette suspension entre un discours qui s’affirme et qui se nie tour à tour, constituant ainsi une esthétique de la dissonance. Celle-ci repose toujours sur un écart (et donc une fenêtre interprétative) entre le discours littéraire et la référence de ce discours, entre l’apparence et le vrai. Telle la mystification des Clapeau par le poulet détruit, décomposé puis reformé en amalgame de chaire broyée jusqu’à reprendre les apparences d’un poulet dont l’intégrité physique n’aurait pas été abolie.

19Dans Tâdo, Tâdo wéé !, Déwé Gorodé s’appuie là encore sur le font culturel kanak en faisant intervenir un surnaturel lié aux croyances de son peuple :

  • 33 Déwé Gorodé, Tâdo, Tâdo, wéé ! Ou « No more baby », op. cit., p. 261-262.

– Regarde ta tante, murmure Alo, sur un signe de la tête indiquant Ali. Celle-ci monte et se tient sur la pierre où, au même moment, disparaissent comme par enchantement tous les caractères des pétroglyphes. Tâdo reste silencieuse comme ses deux tantes.[…] Nous étions de l’autre côté, Tâdo, dit Ali. De l’autre côté du visible et de la perception de la matière ajoute Alo. On y accède par cette pierre. Demande Tâdo. Pas du tout. On l’utilise seulement pour le montrer l’invisible, l’immatériel et le néant, lui répond Ali33.

  • 34 Francesco Orlando, Il soprannaturale letterario. Storia, logica e forme, Turin, Einaudi, 2017, p. 8 (...)
  • 35 Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Seuil, 1982, p. 245
  • 36 Cité dans Adlai Murdoch, « L’identité-résistance », art. cit., p. 201.
  • 37 Édouard Glissant, Poétique de la Relation, op. cit. p. 19.
  • 38 Ibid., p. 18.

20Cet usage particulier du surnaturel qui s’est particulièrement développé en Amérique du Sud, dans Les Caraïbes et dans les territoires ayant subi (ou subissant) le colonialisme, permet avant tout une mise en doute du rationalisme et de la pensée de système occidental, usage que la critique a consacré sous le terme de “réalisme magique”. On peut aussi décrire ce phénomène comme Francesco Orlando par la formulation évocatrice du « coup de poing sur la table »34 ou surnaturel d'imposition. Au-delà de la “réalité” des phénomènes vécus comme vrais par différentes populations dans leurs représentations du monde, l’expression d’Orlando permet de décrire un procédé littéraire qui se veut accepter sans avoir à justifier de son fonctionnement, de sa présence, de sa possibilité : le lecteur ferme le livre ou il accepte ce qui lui est donné tout en renonçant à comprendre. Un tel procédé illustre bien le propos de Glissant, « consentir à […] la densité irréductible de l’autre, c’est accomplir véritablement à travers le divers, l’humain »35. Selon Celia Britton, l’opacité telle que l’a formulée Glissant est avant tout un « droit de ne pas être compris »36 qui importe plus que le droit à la différence. L'Ekphrasis, la dissonance du discours ou le réalisme magique sont des exemples de l’opacité intrinsèque aux textes littéraires, y compris quand ceux-ci, comme c’est le cas pour deux textes de notre corpus, font de la vérité, et notamment de la vérité historique, un enjeu d’écriture. L’opacité du texte est le garant de sa nature littéraire, y compris dans le cas d’un renoncement à la fiction. Une fois encore, l’archipel apparaît comme particulièrement fécond puisqu’il maintient dans le commun des singularités une qualité de la distance. Après tout, le continent est particulièrement apte à supporter la distance comme notion, mais chez Glissant la voie terrestre est toujours une ligne droite. Surtout, elle est sans profondeur. Or, la mer qui sépare les îles de l’archipel est le géomorphisme le plus adéquat de l’opacité littéraire. Pour Glissant, l’élément marin est l’image du gouffre et de l’inconscient des mémoires, « “Je te salue, vieil Océan !” Tu préserves sur tes crêtes le sourd bateau de nos connaissances, tes abîmes sont notre inconscient même, labourés de fugitives mémoires »37. Seulement depuis le fond des mers des objets nous parlent, « ces bas-fonds, ces profonds, ponctués de boulets qui rouillent à peine »38. Ainsi, l’opacité porte le sens des textes littéraires à un double niveau. D’abord comme procédé que l’auteur met en place dans son écriture tels ceux que nous venons de voir. Puis à un niveau plus profond. Par exemple, l’usage des objets comme relique – le coffret de teck rouge, les photos, les marmites, les couteaux de cuisine – réveille au moment opportun un savoir enfoui et qui se confond avec d’anciens usages : alliances familiales, cultes des morts, sacrifices anthropophages. L’opacité porte en elle sa signification et son contenu hante la mémoire et l’inconscient. L’opacité se fonde sur les reliques d’une mémoire et d’une culture collective enfouie et qui pourtant survit comme ce qui est :

  • 39 Georges Didi-Huberman, L’Image survivante, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 154.

le plus refoulé, le plus obscur, le plus lointain et le plus tenace, de cette culture. Le plus mort en un sens, parce que le plus enterré et le plus fantomal ; le plus vivant tout aussi bien, parce que le plus mouvant, le plus proche, le plus pulsionnel39.

  • 40 Pierre Michon, interviewé in Lire, Paris, n° 271, décembre 1998- 1999.
  • 41 Nella Arambasin, Littérature contemporaine et Histoires de l’art, Genève, Librairie Droz, 2007, p. (...)

21L’opacité fait de la littérature « un acte de non-savoir, mais qui doit savoir »40. À travers l’archaïsme du conte, la fascination des images ou par les métaphores d’une cuisine sacralisée, nos autrices déploient le savoir non su de la littérature « à la fois personnel et collectif parce qu’il s’inscrit dans l’histoire culturelle d’une éducation, d’une tradition sociale ou nationale »41.

Une nouvelle éthique de la communauté

22L’opacité en jeu dans les textes littéraires est donc le lieu à partir duquel les reliques de la culture transitent dans le temps et la mémoire collective. Celle-ci se construit dans l’alternance, comme le note Annie Ernaux, de la permanence du fait social et du caractère éphémère de l’individu :

  • 42 Annie Ernaux, Les Années, op. cit., p. 933.

La langue continuera de mettre en mots le monde. Dans les conversations autour d’une table de fête on ne sera qu’un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu’à disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération42 .

  • 43 Annie Ernaux, La Place [1983], in Écrire la vie, Paris, Gallimard,  « Quarto », 2011, p. 442.
  • 44 Ibid, p. 455.

23Le texte littéraire dans la démarche d’Annie Ernaux consiste alors à garantir une survivance consciente d’un passé partagé pour compenser le manque de plus en plus patent de profondeur de la mémoire collective, comblée en quelque sorte par un entassement continu de nouveaux objets. D’où la nécessité de réintroduire une circulation des actes de parole qui portent en eux une représentation du monde. Du littéraire au social, un pacte se noue. L’écriture permet de faire sortir de l’oubli ce qui a toujours été caché dans le silence. La proposition esthétique que réalise Annie Ernaux : « rendre compte d’une vie soumise à la nécessité [sans] prendre d’abord le parti de l’art »43 est donc aussi une proposition éthique. Au cœur de cette nouvelle démarche esthétique, il s’agit de restituer la vérité d’une voix collective qui habite la voix individuelle par la restauration de la dignité ordinaire : « je voudrais dire à la fois le bonheur et l’aliénation. Impression, bien plutôt, de tanguer d’un bord à l’autre de cette contradiction. »44 Un tel pacte remet en jeu les piliers de la société et les non-dits sur lesquels ils se dressent.

24Au niveau de la communauté Kanak se développe un art du compromis et de l’esquive entre la coutume, la religion et la politique :

  • 45 Déwé Gorodé, Tâdo, Tâdo, wéé ! Ou « No more baby », op. cit., p. 191.

Vous, vous avez la lutte de libération nationale qui vous emmène d’un coin à l’autre à travers tout le pays et à l’extérieur. Elle vous ouvre les yeux sur la nature des trois piliers. Si vous ne voulez pas ou ne pouvez pas vous en contenter, charge à vous de fixer la marge de vos manœuvres, si vous n’êtes pas en confrontation directe. Si vous êtes dans l’affrontement, assumez vos positions avec courage et détermination car le chemin est encore long, surtout pour vous, les femmes, qui commencez à peine à dépasser les barrières du pré carré politique des hommes45.

25La liberté individuelle à acquérir trouve son horizon de sens dans la prise de conscience collective des subalternes. La fresque historique permet à Déwé Gorodé de construire à la fois une geste de l’émancipation féminine kanak tout en l’installant dans un acte performatif. Au niveau des personnages, Tâdo appelle tout au long du roman par son exemple les femmes kanak à affirmer leur droit au politique. Au niveau de Déwé Gorodé, c’est la revendication d’une autre parole, celle du discours écrit et du droit à raconter l’Histoire. Tâdo Tâdo wéé ! est à la fois une fresque fictive qui raconte la lutte des kanak et en même temps la continuation de cette lutte, car son existence prouve qu’en 2010 une femme kanak peut écrire et tenir un discours critique et politique sur l’Histoire. Quant à la relation interpersonnelle, la reconnaissance d’une altérité se noue dans l’acceptation d’un héritage et sa transmission. Les dernières lignes de La Cheffe, roman d'une cuisinière proposent en effet une fin douce-amère rendue possible par la cuisine, métaphore de l’espace relationnel. Le narrateur, la Cheffe et Cora, la fille du narrateur et petite fille de la Cheffe « se retrouvent » en un lieu personnel et ouvert où à nouveau l'onomastique, l’acte performatif de la parole par excellence prend tout son sens :

  • 46 NDiaye Marie, La Cheffe, roman d’une cuisinière, op. cit., p. 306.

Je demande à Cora si elle a déjà trouvé un nom pour le restaurant qu’elle veut ouvrir à Lloret de Mar. Elle me dit que ce sera un simple prénom, peut-être précédé de “chez”. Elle me dit alors le prénom de sa grand-mère, Gabrielle. Quelle bonne idée, je murmure, dissimulant par pudeur une partie de ma joie46.

26Entre le père et la fille, les retrouvailles autour d’un nom chargé d’une dimension affective liée à l’être aimé scelle un pacte qui instaure une continuation. Par le nom « Gabrielle », c’est d’abord un héritage éthique qui se manifeste et qui supplante par son importance l’héritage filial puisque la fille de la Cheffe est exclue de ce partage. Une telle résolution, à défaut de valider la véracité des propos du narrateur, en valide au moins la sincérité.

Conclusion

27Ces trois textes font état d’une intériorisation progressive de la Relation. C’est-à-dire qu’ils donnent à constater un état du monde en transition où se redéfinit le rapport à la mémoire, aux origines, à la filiation et à l’identité. Ce basculement très visible chez Ernaux et Déwé Gorodé qui nous parlent de la même période historique en deux points contemporains du globe se laisse deviner dans le récit d’une relation interpersonnelle qu’est La Cheffe. Si la culture des Caraïbes, par la spécificité d’une histoire et d’une mémoire déchirée, a pu être pour Glissant le lieu paradigmatique où penser l’être-en-relation, la confrontation de trois textes à la poétique glissantienne permet d’en apprécier la pertinence. Dans l’interrogation sur ce qu’est l’identité, l’archipel exprime en même temps la séparation et la continuité de l’être. Surtout, il poétise le rapport à l’inconscient de la littérature en lui donnant une formulation active, l’opacité. Ainsi, la nouvelle éthique de la communauté qui passe par ce droit à ne pas être compris appelle dans son principe une nouvelle ontologie du sujet. La littérature met en évidence que l’identité n’est jamais le résultat d’une unicité, mais d’une mise en rapport de différentes composantes psychologiques, sociales et culturelles. Si l’identité rhizome affirmait cette multiplicité contre le monolithisme de la racine, le passage d’une métaphore botanique à une métaphore géographique précise le sens de la pluralité qui fait identité. L’archipel maintient le divers et l’union, mais évoque aussi la distance entre les non-dits et les non-lieux de l’être. L’autre qui nous est opaque est d’abord en nous-même. L’opacité qui fonde la relation, fonde aussi le sujet, c'est-à-dire l’engage dans un compromis entre ce qui se dit et ce qui voudrait être dit, mais qui ne se dit pas. La terminologie de “relique” exprime bien le compromis en jeu. Dans notre réflexion sur l’identité, la relique apparaît à la fois comme le support d’une relation subjective et émotionnelle avec un passé personnel ou collectif, vécu ou reçu, considéré comme perdu et le réceptacle sur lequel est projeté le sentiment de sa propre finitude, né de cette perte. Vis-à-vis du géomorphisme de l’archipel, la relique est une épave flottant dans les eaux opaques de la Relation.

28Manière d’aborder les cultures, les textes et les sujets, la relation archipélique fait dialoguer des écarts entre les lieux et les épaves de la mémoire. L’inventaire de ces lieux et reliques qui habitent notamment la production littéraire contemporaine se découvre à l’aune d’une critique cherchant à produire une unité herméneutique à partir d’une littérature fragmentée dans l’espace, le temps et les langues. La reconfiguration narrative du monde agit non seulement dans les textes littéraires, mais s’actualise ainsi dans l’activité de la critique dont la pratique théorique s’apparente de plus en plus à une pratique du dispositif.

  • 47 Voir Tiphaine Samoyault et Christophe Pradeau (dir.), Où est la littérature mondiale ?, Presses Uni (...)
  • 48 Jean-Marie Gustave Le Clézio, Raga, Paris, Éditions du Seuil, 2006.

29Pour penser en termes de dispositif, une implication de la subjectivité du chercheur est indispensable. Ce qui s’assume, c’est le lien personnel, celui qui s’efface par la suite derrière une prose analytique mettant à distance. La notion de distance, précieuse pour l’analyse littéraire et sujet à débat47, ne doit pas prendre en compte uniquement un aspect technique concernant le cadre d’analyse et de découpage, mais doit aussi la distance affective et idéologique qui informe au fond sur les enjeux véritables d’une démarche critique. Elle dit, d’un point de vue épistémologique, d’où l’on parle. Qui porte l’énonciation du discours critique ? Quelle est l'intention personnelle derrière la démarche scientifique ? Cette question de l’implication est à l’origine du corpus proposé ici, dont l’objectif en saisissant la notion archipélique était justement de proposer une rencontre et une ouverture. Ouverture vers la Kanaky-Nouvelle Calédonie, vers un territoire français qui est trop souvent manqué par la critique littéraire, y compris la critique post-coloniale, et qui constitue à bien des titres une opacité sur le fait que la France est encore une puissance coloniale effective. Cela parait d’autant plus approprié dans un sujet sur la Relation archipélique que l’Océanie est un continent qui n’existe pas, une constellation d’archipels éclatés. Jean-Marie Gustave Le Clézio parle d’un « continent invisible »48, mais c’est bien parce qu’il n’y a pas de continent qu’il y a invisibilité. L’éthique d’une relation comparatiste que permettrait la métaphore de l’archipel passe par cette triple articulation du conceptuel, de l’imaginaire et de l’investissement. Une éthique qui s’actualise aussi bien dans la pratique de confrontation des textes que dans la formulation d’un langage ancré dans l’expérience personnelle de la recherche et qui se donne en partage pour faire communauté.

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Notes

1 « Et il y a une autre forme de la pensée naïve qui me paraît intéressante, et que j'appellerai un “géomorphisme” quand elle essaie, par un mouvement tout opposé, de ramener les constituantes des humanités prises dans leur généralité, à une géographie et à une géologie poétique qui les dépassent en les intégrant ». Édouard Glissant, « Images de l’être, lieux de l’imaginaire », Che vuoi ?, Regards cliniques sur la loi, n° 25, mai 2006, p. 215-221.

2 Adlai Murdoch, « L’identité-résistance », Revue des Sciences Humaines, Entours d’Édouard Glissant, n°309, janvier-mars 2013, p. 189- 202, p. 198.

3 Édouard Glissant, Philosophie de la relation, Paris, Gallimard, 2009, p. 47.

4 Déwé Gorodé, Tâdo, Tâdo, wéé ! Ou « No more baby », Tahiti, Au vent des îles, « Littératures du pacifique », 2012.

5 Ibid., p. 263.

6 On désigne par le mot dèpiné en Nouvelle-Calédonie à la fois un mode de relation et des personnes. Les dèpinés sont ceux ou celles qui ont un même patronyme, le plus généralement au sein d’une même lignée familiale et qui sont de fait des doubles. Si des dèpinés peuvent être de la même génération, le cas le plus fréquent est la transmission d’une génération à l’autre du nom qui s’accompagne d’une transmission “spirituelle”. Les dèpinés en partageant le nom, participent d’un même dessein dans la transmission des savoirs et des rôles communautaires.

7 Pour plus de précision sur l’adoption coutumière voire Isabelle Leblic, « Adoptions et transferts d’enfants dans la région de Ponérihouen », in Alban Bensa, Isabelle Leblic (dir.), En pays kanak, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2011, p. 49-67.

8 Déwé Gorodé, Tâdo, Tâdo, wéé ! Ou « No more baby », op. cit., p. 263

9 Ibid. p. 133

10 Annie Ernaux, Les Années [2008], in Écrire la vie, Paris, Gallimard, « Quarto », 2011.

11 Annie Ernaux, Les Années, op. cit., p. 1082.

12 . Ibid., p. 935

13 . Ibid,, p. 1076.

14 Édouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 39.

15 Annie Ernaux, Les Années, op. cit., p. 1063.

16 Carminella Biondi, Elena Pessimi, Rêver le monde Écrire le monde, Bologne, Cooperativa Libraria Universitaria Editrice Bologna, 2004, p. 79.

17 Annie Ernaux, Les Années, op. cit., p. 1054-55.

18 Annie Ernaux, Fabien Arribert-Narce, « Vers une écriture “photo-socio-biographique” du réel », Société Roman 20-50, n°51, 2011, p. 151-166.

19 Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980.

20 Ibid., p. 27.

21 Marie Ndiaye, La Cheffe, roman d’une cuisinière, Paris, Gallimard, 2016.

22 Gayatri Chakravorty Spivak, Les Subalternes peuvent-elles parler ?, trad. VIDAL Jérôme, édition Amsterdam, 2019.

23 Marie Ndiaye, La Cheffe, roman d’une cuisinière, op. cit., p. 17.

24 Ibid., p. 155.

25 Ibid., p.14.

26 Édouard Glissant, Philosophie de la relation, op. cit., p. 47.

27 Selim Rauer, « Marie NDiaye ou l’inaccessible identitaire », Africultures, Afropéa, un territoire culturel à inventer, n°99, 2014, p. 188-195.

28 Laurence Dahan-Gaida, « Le Tiers dans tous ses états » Logiques du tiers, Laurence Dahan-Gaida (dir.), Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2007, p. 11-38.

29 Adlai Murdoch, « L’identité-résistance », art. cit., p. 199.

30 Ibid., p. 200. Le passage est cité et traduit par Adlai Murdoch renvoie à Célia Britton, Edouard Glissant and postcolonial theory, Charlottesville, Presse universitaire de la Virginie, 1999.

31 Annie Ernaux, Les Années, op. cit., p. 956-957.

32 Marie Ndiaye, La Cheffe, roman d’une cuisinière, op. cit., p. 34.

33 Déwé Gorodé, Tâdo, Tâdo, wéé ! Ou « No more baby », op. cit., p. 261-262.

34 Francesco Orlando, Il soprannaturale letterario. Storia, logica e forme, Turin, Einaudi, 2017, p. 80. Nous traduisons.

35 Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Seuil, 1982, p. 245

36 Cité dans Adlai Murdoch, « L’identité-résistance », art. cit., p. 201.

37 Édouard Glissant, Poétique de la Relation, op. cit. p. 19.

38 Ibid., p. 18.

39 Georges Didi-Huberman, L’Image survivante, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 154.

40 Pierre Michon, interviewé in Lire, Paris, n° 271, décembre 1998- 1999.

41 Nella Arambasin, Littérature contemporaine et Histoires de l’art, Genève, Librairie Droz, 2007, p. 34.

42 Annie Ernaux, Les Années, op. cit., p. 933.

43 Annie Ernaux, La Place [1983], in Écrire la vie, Paris, Gallimard,  « Quarto », 2011, p. 442.

44 Ibid, p. 455.

45 Déwé Gorodé, Tâdo, Tâdo, wéé ! Ou « No more baby », op. cit., p. 191.

46 NDiaye Marie, La Cheffe, roman d’une cuisinière, op. cit., p. 306.

47 Voir Tiphaine Samoyault et Christophe Pradeau (dir.), Où est la littérature mondiale ?, Presses Universitaires de Vincennes, 2005.

48 Jean-Marie Gustave Le Clézio, Raga, Paris, Éditions du Seuil, 2006.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Quentin Arnoud, « De la pensée de l’archipel aux reliques de la culture ? Itinéraire d’une réflexion et chemins de rencontres entre Déwé Gorodé, Marie NDiaye et Annie Ernaux »TRANS- [En ligne], 25 | 2020, mis en ligne le 01 novembre 2019, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/3781 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.3781

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Auteur

Quentin Arnoud

Université de Bourgogne Franche-Comté

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Droits d’auteur

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