1Soumettre la littérature comparée à l’injonction de la pensée de l’archipel semble être avant tout un aveu d’humilité pour notre discipline : loin de se hâter de subsumer des unités trop différentes sous un même concept, en les simplifiant, penser en archipel permet d’envisager que ces unités conservent leur individualité et leur spécificité. Avec le développement de notre discipline et la profusion des éléments étudiés, la nécessité de conserver à chaque objet son caractère propre se fait de plus en plus urgente, car la littérature comparée se voit confrontée à une grande diversité de langages entraînant des situations singulières : non contente de comparer des langues étrangères l’une à l’autre ou des époques de l’histoire littéraire, elle intègre dans son discours l’image ou encore le son.
2Cette situation se vérifie tout particulièrement dans le cas de la littérature dramatique contemporaine, et ce depuis l’éclatement des bornes génériques du théâtre ou en tout cas du « drame » au sens aristotélicien. Le lien du texte dramatique avec le plateau de théâtre et sa grande diversité de formes – non seulement du discours textuel mais aussi de tous les autres éléments de la dramaturgie : lumières, scénographie, musique – en est en partie la cause, mais au sein même du texte dramatique conçu comme production littéraire, l’hybridité formelle à l’œuvre oblige à de nouvelles manières de lire le théâtre, notamment en tenant compte des situations d’hétéroglossie que la confrontation des différents discours fait naître. Le cas particulier de la présence de chansons dans les textes théâtraux pourrait même servir parfois de révélateur d’une certaine confrontation de discours conflictuels ou subjectifs, que le passage à un autre ordre formel vient mettre au jour : sous la structure de plus en plus fragmentaire du drame, où personnages et situations laissent place à une libération du langage poétique, on touche à ce que Bakhtine nomme le dialogisme ou la polyphonie des discours, puisque la chanson notamment nous renvoie souvent à une manière d’écouter autrement la langue ou une situation donnée, ou encore d’y insérer un contenu, commun à tous, qui vient entrer en résonance avec une situation ou un état. Cela est d’autant plus clair dans le cas de la chanson puisqu’il s’agit littéralement d’un discours extérieur, déjà chargé de sens et de connotations, que l’écrivain dramatique vient insérer dans le texte pour y mettre en valeur des tensions et des « correspondances » baudelairiennes.
- 1 LEHMANN, Hans-Thies, Le théâtre postdramatique, trad. Philippe-Henri Ledru, L’Arche, Paris, 2002. L (...)
3Dans l’hétérogénéité formelle des œuvres dramatiques contemporaines depuis la « crise du drame » formulée par Lehmann en 19991, ce croisement de différents langages artistiques irréductibles les uns aux autres peut être envisagé non sous l’angle d’une lutte irréconciliable pour le « meilleur » moyen d’expression mais plutôt comme une polyphonie de discours qui s’assemblent sans s’annuler dans un « archipel ». Au-delà de la fragmentation pure et simple de la forme, c’est la question de la mise en lien ou de l’apport dramaturgique qui ressort de cette construction que nous voudrions mettre en lumière, en termes d’écho ou de portée des discours, mais aussi dans son rapport avec ce qui lui est extérieur. A ce titre nous nous appuierons sur la production dramaturgique contemporaine postérieure à l’ouvrage de Lehmann, et qui met en jeu ces questions de rapport entre langage et chant, plus particulièrement lorsque la présence du chant est liée à un répertoire connu du public et qui porte en lui-même son propre discours : le travail avec la chanson fait ainsi partie intégrante des écritures entre autres de Martin Crimp, Fabrice Melquiot ou encore Falk Richter, que nous avons choisi de mettre en parallèle afin de tenter de comprendre les usages dramaturgiques de la chanson, et leur contribution non seulement à la transdisciplinarité des œuvres, mais de fait aussi à leur caractère nécessairement ouvert et fragmenté.
- 2 Peter Szondi, Théorie du drame moderne, trad. Patrice Pavis, Jean et Mayotte Bollack, Paris, l’Âge (...)
- 3 Hans-Thies Lehmann, Le théâtre post-dramatique, trad. Philippe-Henri Ledru, Paris, L’Arche, 2002.
- 4 Jean-Pierre Sarrazac, Poétique du drame moderne, Paris, Seuil, 2012, p.11
4Le genre dramatique est en soi un objet d’étude très fécond pour notre discipline en ce qu’il est à la fois parole en manque d’incarnation (aussi relative soit-elle) ouverte sur un avènement qui lui serait extérieur, mais également croisement entre plusieurs arts, et ce depuis les récents bouleversements du théâtre dit contemporain, dont les prémisses ont été définis, de la crise du drame analysée par Peter Szondi2 au concept de « théâtre post-dramatique » formulé par Hans-Thies Lehmann3. La thèse de Lehmann revient sur les productions théâtrales depuis le théâtre de l’absurde jusqu’aux années 1990 en analysant un courant de fond qui remettrait en cause à la fois le primat du drame et celui du texte. Ces deux aspects sont liés jusqu’à un certain point : d’un côté, Lehmann considère l’ère du « texto-centrisme » comme terminée, en prenant en compte les réalisations des metteurs en scène d’avant-garde pour qui le texte n’est plus au centre de la création, et qui introduisent dans leur travail de nombreux éléments non littéraires. Comme le formule Jean-Pierre Sarrazac4, on ne peut pas ou plus séparer l’objet-texte de son « devenir scénique » : la pièce reste à faire, ouverte, en attente d’une actualisation toujours renouvelée. La dramaturgie se veut multiple et prend en compte tout autant le texte que la lumière, le son, l’image ; quant au texte lui-même, il se divise et se recompose avec d’autres, il s’écrit au plateau ou s’envisage plutôt sous sa forme fragmentée et poétique que sous un principe narratif et organisateur.
- 5 Aristote, Poétique, trad. J. Hardy, Paris, Gallimard, collection Tel, 1996.
- 6 Pierre Mélèze, « Beckett à T. Driver », in Samuel Beckett, Paris, Seghers, 1969, p.139.
5Ici se noue avec la crise du texte cette fameuse « crise du drame » soulignée par Lehmann, et avant lui par Peter Szondi, c’est-à-dire le constat de la fin du modèle aristotélicien – ou du moins de sa remise en question. Le modèle dramatique du « bel animal », aux parties bien proportionnées, possédant début, milieu et fin et constituant avant tout « l’imitation d’une action »5 n’est plus à même de rendre compte du monde d’après les deux guerres mondiales, où la fragmentation est à l’œuvre partout. Le drame ne peut plus être une action interpersonnelle au présent, avec primauté du dialogue, et mettant en scène un conflit où l’homme se reflète lui-même pour s’élever. C’est ainsi que Szondi définit le drame issu de la Renaissance jusqu’au tournant du XXe siècle. Comme le formule Beckett, à présent il ne reste plus qu’à « trouver une forme qui accommode le gâchis »6 et celle-ci ne peut passer que par la fragmentation, à tous les niveaux.
- 7 Robert Abirached, La crise du personnage, Paris, Grasset, 1978.
6Le premier niveau est celui du personnage, dont Robert Abirached analysera la crise dans son ouvrage éponyme7 : baigné dans les questionnements psychanalytiques sur l’éclatement de la conscience individuelle et support de fables qui s’enlisent dans des états et des situations plutôt que dans des actions, le personnage se fait fantôme, faisceau de questionnements et de projections sans corps et va chercher une pseudo-incarnation du côté de la danse, des ombres, de la marionnette. Vient ensuite la langue qui n’est plus l’agent de la mimesis : le rapport s’inverse et libère une parole poétique que n’alourdit plus la nécessité de la représentation. Sarrazac nomme le tournant accompli par la forme dramatique le passage du « drame-dans-la-vie » au « drame-de-la-vie ». À un évènement singulier et vu dans sa totalité se substitue ainsi une forme de « tragique de l’existence » au sens de Maeterlinck, où l’infra-dramatique, le tout-venant de la vie, les micro-conflits de la subjectivité prennent tout l’espace.
- 8 Denis Guénoun, L’exhibition des mots. Une idée (politique) du théâtre, Belval, Circé, 1991.
- 9 Volker Klotz, Forme fermée et forme ouverte dans le théâtre européen, trad. Claude Maillard, Belval (...)
7A cette nouvelle nécessité obéit alors une forme d’écriture que Sarrazac qualifie de « rhapsodique », du nom des artistes itinérants qui venaient aux portes des villes grecques déclamer des fragments de textes mêlés souvent empruntés à Homère, à la limite entre jeu dramatique, déclamation lyrique et narration épique : pour Sarrazac, le fameux théâtre post-dramatique de Lehmann obéit à cet assemblage rhapsodique de formes mises bout à bout, qui ne s’assemblent plus selon le principe organisateur et signifiant du drame – la pensée continentale – qu’il soit chronologique ou causal, mais se répondent par la parataxe – une mise en relation archipélique de fragments qui se font écho sans s’annuler mutuellement. Denis Guénoun8 définissait déjà cet assemblage comme le fondement même du genre théâtral : le théâtre est par essence le genre en manque d’un principe organisateur, à savoir le manque d’un narrateur. C’est comme s’il manquait l’incise d’un « il dit » avant chaque parole des personnages. Le dialogue de théâtre est comme un écrit fracturé, des fragments en chaîne dont est soustrait ce que le poète pourrait en dire ; on y exhibe des manques, du vide, du silence. Pour Volker Klotz9, le théâtre quitte ainsi la « forme fermée », soit une totalité close sur elle-même uniquement mise en œuvre pour la réalisation d’une idée, obéissant au principe de l’harmonie universelle, où victoire et défaite du héros ne font que confirmer la légalité qui forme l’ordre du monde (le drame pensé par Aristote), pour basculer vers la « forme ouverte », où le tout ne peut être pensé que comme une addition de fragments. Temps et lieu ne sont pas clôturés, et l’action se présente comme discontinue, illogique, ponctuelle. L’idée unique, ou le « message » qui semblait présider à l’écriture de la « forme fermée », se sont perdus, et reflètent une perception du monde non pas surplombante et téléologique mais plutôt engluée dans le réel, sans perspective et donc nécessairement orientée vers l’accident et le contingent. Le théâtre semble accomplir ce pour quoi il était fait : montrer son inachèvement, la nature arbitraire et fragmentaire de ses dialogues, son absence de système, et donc aussi sa faculté à accueillir en son sein une multitude de discours, de voix et de formes.
8En devenant un genre très fluide aux codes sans cesse redéfinis (personnage, action, lieu, dialogue, texte), le théâtre devient le genre poreux par excellence, celui qui mêle le plus de langages artistiques différents. Comme le définit Bernard Dort en 1995 :
- 10 Bernard Dort, Le spectateur en dialogue, Paris, POL, 1995, p. 274.
C’est la représentation théâtrale en tant que jeu entre pratiques irréductibles l’une à l’autre et néanmoins conjuguées, en tant que moment où celles-ci s’affrontent et s’interrogent, en tant que combat mutuel dont le spectateur est, en fin de compte, le juge et l’enjeu, qu’il faut dès maintenant essayer de penser. Le texte, tous les textes y ont place. Ni la première, ni la dernière : la place de l’écrit et du permanent dans un événement concret et éphémère10.
9« Ni la première, ni la dernière » : le texte devient seulement un élément parmi d’autres dans le genre théâtral, mâtiné d’autres formes indépendantes les unes des autres et non fusionnées – les Schwesterkünste, arts-frères mentionnés par Brecht. Le texte est aussi la seule trace palpable hors du spectacle temporel, ce qui reste de l’événement théâtral. Et le spectateur est dans cette situation le seul capable de reconstituer la forme dont il a besoin : c’est la « représentation émancipée », autre concept de Dort, où la forme n’est plus un donné a priori du genre théâtral mais plutôt un mouvement toujours en recomposition, une mise en relation d’éléments hétérogènes – un archipel.
- 11 Bernard Dort, op.cit., p.274
- 12 Jean-Pierre Sarrazac, op.cit., p.11
10Il est légitime de se demander d’abord ce qu’il advient de ces différents langages en concurrence dans la forme théâtrale, qui s’entrechoquent et se répondent, ces voix qui se font entendre sans forcément passer par le biais d’un personnage, qui mélangent les temporalités et les formes d’apparition : ces langages et ces formes conservent-ils leur forme spécifique, leur insularité, au sein d’une forme générale métissée ? Assiste-t-on à une forme de hiérarchisation des langages artistiques ou alors à un mélange ? Mais aussi, quelle trace peut-on conserver de ces différents langages au sein du texte théâtral, seul témoin « de l’écrit et du permanent »11 face à ce « devenir scénique »12 qui nous échappe toujours ?
11Contrairement aux autres langages artistiques qu’utilisent les dramaturgies contemporaines (notamment l’image, la vidéo…), le cas du chant et de la chanson occupe une place à part : en effet, il est possible au lecteur d’accéder partiellement à ce langage par l’intermédiaire du texte de la chanson, qui peut entrer dans le cadre du texte de la pièce. Il existe plusieurs cas de présentation d’un moment chanté au théâtre : soit la didascalie précise que le personnage se met à chanter, et auquel cas ce moment nous échappe et est laissé à la discrétion du metteur en scène ; soit la didascalie nous précise le titre d’une chanson existant hors du contexte de la pièce, et à laquelle il est alors possible de se reporter pour y chercher peut-être un surcroît de signification ; soit la pièce signale la présence d’un texte de chanson comme elle le ferait d’un poème, par décalage typographique, où les paroles sont détachées du corps du texte et isolées sur la page et parfois accompagnées d’un titre ; soit les paroles de la chanson peuvent être complètement inventées par le dramaturge, comme le fait un Novarina qui pastiche sans cesse les chansons populaires françaises ; soit on peut y reconnaître des fragments de textes connus mis en exergue et isolés de leur contexte pour mettre en évidence un écho ou une correspondance. En ce sens, les chansons entretiennent une relation ambigüe à leur situation d’énonciation : lues mélangées au texte, font-elles encore partie de la matière dramatique ? Les personnages en sont-ils même conscients ou ne s’agit-il que d’un sous-texte confié uniquement au lecteur/spectateur, une traduction d’états ?
- 13 Volker Klotz, op.cit., p.106-107
12Par les traces qu’il laisse et par cette ambiguïté même, le chant semble être un signe privilégié de la « forme ouverte » décrite par Klotz : il est ainsi ce que Klotz nomme une « scène »13, c’est-à-dire non pas un simple cadre à l’action mais l’action dramatique même. Il est un des marqueurs les plus visibles de la discontinuité de la structure, de sa division en sous-ensembles indépendants et non connectés, et de ce que cette discontinuité nous dit de l’état des personnages en question : isolés dans leurs perceptions et leur empirisme, ils projettent avant tout leur état intérieur dans l’espace de la scène. Les « scènes » s’assemblent par la parataxe, récusant ainsi le lien qui aurait pu être construit de l’une à l’autre, ou du moins maintenant ce lien à l’état de souhait, de projection et d’écho.
- 14 Mireille Losco-Léna, « Rien n’est plus drôle que le malheur », du comique et de la douleur dans les (...)
- 15 Ibid., p.190
- 16 Sandrine Le Pors, « Le théâtre contemporain et la chanson », in Les interactions entre musique et t (...)
- 17 Mireille Losco-Léna, ibid., p.186
13Le chant est ainsi le premier signe d’une dramaturgie « impure », comme le formule Mireille Losco-Léna à propos de Yaacobi et Leidental, une pièce d’Hanokh Levin créée en 1972 à Tel-Aviv, une dramaturgie « mêlant textes et chansons, mais aussi débordement par excès et débordement par défaut »14. Comme chez Brecht, la chanson n’est jamais totalement intégrée au texte, elle ne forme pas un tout : elle est vue comme une « excroissance réflexive et ludique »15, un numéro isolé dans le déroulement de la fable et qui marque une pause temporelle. Les interruptions permettent de défaire la linéarité de la fable et instaurent un rapport de discontinuité stricte et assumée entre les différents éléments. Chaque chanson peut ainsi être vue comme un genre de petit drame dans le drame, qui possède sa propre dramaturgie – il en est ainsi des « micro-drames périphériques », comme les appelle Sandrine Le Pors16 en référence aux voix marginales dans Thrène de Patrick Kermann, ces récits avortés pris en charge sous formes de chansons par des voix non identifiées, qui proposent ainsi une mise en abyme de la forme totale en un éclatement de petites formes isolées se répondant sans se mêler totalement. Ces chants laissent miroiter au regard du lecteur/spectateur le fantôme toujours repoussé d’une grande forme qui viendrait leur donner sens et cohérence. Par leur décalage formel évident avec le texte, leur mise en exergue, les chants signent la fragmentation et l’éclatement. Mais ici encore il n’y faut pas voir un symptôme d’échec ; Brecht considère, dans sa réflexion sur le rôle des songs dans le théâtre épique, qu’un acte théâtral révolutionnaire ne peut résider que dans le fait de se tourner vers les formes mineures et populaires – le cabaret, les numéros, le music-hall, la chanson. Pour Mireille Losco-Léna, il s’agit de se poser en dissident face aux normes constituées de la comédie classique, en échappant à la rigueur de la forme fermée pour produire une apparente dispersion en petites formes, notamment celles qui sont par tradition associées à une notion de divertissement, de pauvreté, d’apparente naïveté ou simplicité. C’est par là que pour Brecht se situe le rêve d’une comédie politique de grande envergure, qui échappe aux canons de l’ordre établi et qui se situe dans un nécessaire débordement17.
14Mais la fonction des moments chantés chez Brecht va encore au-delà, et sa théorie sur le rôle des songs dans le processus de distanciation du théâtre épique continue d’influencer notre compréhension de ces phénomènes d’hybridations formelles. Car non contents de proposer une série de « micro-recentrements de la forme », comme le formule Mireille Losco-Léna à propos des chansons dans le théâtre de Novarina, les moments chantés sont d’abord pour Brecht une façon de signaler une séparation : séparation de l’acteur avec son personnage, d’un type de langage avec un autre, séparation de l’histoire en petits fragments isolés par des titres, des introductions, des transitions assumées. La chanson, par son irruption dans le drame, fait acte de la séparation : elle est l’un des leviers principaux de la distanciation chère à Brecht, cette nécessaire distance critique que doit prendre le spectateur pour éviter de se laisser entraîner par une fiction trop bien construite qui empêcherait toute réflexion. Ici se noue la réelle positivité de la fragmentation sur les pouvoirs séducteurs de la forme fermée, c’est-à-dire d’un système qui permet la construction architecturale d’une pensée. Le choc de la séparation oblige à prendre du recul face à la fable en brisant l’illusion, puisque le personnage décide de prendre une pause arbitraire dans la temporalité pour s’adresser directement au public, en brisant le quatrième mur, et en proposant un retour sur la fable qui, dans l’étrangeté de sa forme, va bien au-delà du monologue classique. Et c’est de ce recul que naît le spectateur critique de Brecht, ou l’« émancipé » de Dort.
- 18 Jean-Pierre Sarrazac, « La reprise », in La réinvention du drame (sous l’influence de la scène), di (...)
- 19 Volker Klotz, op.cit., p.105
- 20 Jean-Pierre Sarrazac, Théorie du drame moderne, trad. Patrice Pavis, Jean et Mayotte Bollack, Paris (...)
15Cette pensée de la séparation s’articule à d’autres niveaux, et notamment à celui de la crise du drame évoquée plus haut : si le sujet du drame n’est plus ce fameux « conflit interpersonnel », Jean-Pierre Sarrazac18 y voit un déplacement vers le sujet de « l’homme seul, séparé », un homme en souffrance et soumis à une « action passive » et toujours en appel vers un Autre qui ne peut lui répondre. Le conflit nécessaire à la bonne conduite du drame aristotélicien se déplace alors vers un conflit interne, où l’adversaire du héros n’est plus une personne, mais le monde – Klotz le rebaptise ainsi « mono-agoniste »19. Le dialogue se fait pour Jean-Pierre Sarrazac « dialogue des lointains » : le personnage se rapproche du spectateur et retrouve une forme de frontalité qui fait écho au théâtre antique. « Le drame de l’homme séparé se construit sur la base du monologue »20, affirme Sarrazac : il n’est plus question de montrer les progrès d’une décision, de faire avancer une action, mais de rendre compte d’un état de l’homme au monde.
- 21 Jean-Pierre Sarrazac, op. cit., p. 247.
16En manque d’une puissance organisatrice qui viendrait fondre les discours entre eux pour créer le « bel animal » du drame, les discours ne peuvent plus se confronter dans l’espace traditionnel du dialogue aristotélicien, lieu d’élaboration du drame. Leur confrontation ne peut plus avoir lieu que dans le cadre d’une parole isolée, traversée par des courants extérieurs. Cette hétéroglossie se retrouve dans la forme : le monologue nous donne accès à une psyché qui se présente avant tout comme une projection d’éléments multiples, influencée par des discours extérieurs (ici, les chansons) et en quête d’un lien que la déconstruction dramatique ne semble plus lui offrir. L’archipel est une autre manière de penser l’individu tel que présenté sur une scène de théâtre : non plus comme une identité aux contours clairs, définie par une psychologie, une situation et un rôle dans un conflit, mais comme un lieu mouvant et fragmenté, traversé par des discours qui le façonnent (bras de mer et bancs de sable qui redessinent et contaminent sans cesse les morceaux de terre « ferme » où bâtir un commencement d’identité). C’est peut-être ainsi que se joue alors une véritable relation à l’Autre, dans l’espace d’accueil que constitue le monologue à l’écoute des voix absentes, un dialogue en devenir et jamais résolu. Sarrazac conclut lui aussi sur le pouvoir créateur de cette séparation, où « l’insularité des personnages ouvre l’espace d’une véritable polyphonie »21 : c’est peut-être dans la séparation et l’isolement que le personnage peut réinterroger un être-ensemble, un être-avec, qui se conçoive plutôt par la distance et la mise en lien. L’image insulaire utilisée par Sarrazac nous permet de faire de l’archipel à la fois l’image des solitudes qui tentent de se rejoindre, mais aussi, à une autre échelle, l’image de l’individu lui-même, constitué lui aussi de fragments épars et traversé par le monde qui l’entoure – son nouvel agôn.
- 22 Olivier Py, Le visage d’Orphée, Paris, Actes Sud – Papiers, 1997, p. 67.
17Ainsi, dans le Visage d’Orphée, Olivier Py met dans la bouche d’un Orphée mal-chantant un discours sur la nécessité du geste de chanter, et sur sa fonction face à une assemblée et dans un groupe humain en général : plutôt que de pointer ce qui réunit, l’objectif du chant d’Orphée serait plutôt de montrer ce qui sépare, c’est-à-dire tout ce qui peut nous prouver que nous sommes tous des « incomparables ». Identiques seulement à nous-mêmes, et à nous-mêmes notre plus petit dénominateur commun, nous sommes tous profondément autres, étrangers. Le personnage évoque même l’idée d’insularité pour désigner cette réunion de singularités toutes étrangères les unes aux autres : « serties de tempête et d’iode, nous les îles… » chante-t-il22. Nous ne pouvons faire de ces moments chantés un élément assimilable ; pour le lecteur/spectateur, ils constituent une pause, qui permet de ressaisir dans le même temps ce qui subsiste de mystère rebelle dans l’individu. Chanter crée dans le texte même des excroissances pour le personnage, et ces excroissances servent avant tout à signifier son propre isolement. Cet isolement fonde une certaine conception archipélique de l’humanité : des individualités solitaires, exprimant par leur prise de parole ce qui les circonscrit en tant que noyau indivisible, et dans le même temps ce fameux intervalle de la séparation, le geste de se présenter à l’Autre lointain, qui sont les autres personnages de la pièce, et au-delà, le lecteur/spectateur, celui que l’on retrouve via le monologue, et aussi via le chant.
- 23 Jacques Réda, L’improviste, une lecture du jazz, Paris, Gallimard, 1980, p. 16.
- 24 Ibid., p. 17.
18Dans ce contexte, l’appréhension littéraire de la présence de chansons dans les textes de théâtre, à la suite de Brecht et en lien avec la pensée de Sarrazac, nous mène à considérer leur rôle comme celui d’un « super-monologue », d’autant plus détaché du texte qu’il se signale par sa différence formelle. La chanson permet de pousser encore plus loin l’avènement du « drame de l’homme séparé ». Elle serait ainsi à comprendre comme une forme-sens – à la fois séparation formelle avec les autres éléments du texte et signe de la séparation de l’individu avec l’Autre. Comme le formule Jacques Réda à propos de la naissance du blues, celui-ci « ne chante ni la terre étrangère qui le supporte, où il s’est éveillé en même temps que l’oubli des origines, ni l’espérance d’aucun salut, mais l’intervalle désert et fascinant de la séparation » 23 ; c’est vers un Autre absent que chante le chanteur, sans pour autant chercher totalement à le rejoindre : « chanter la séparation ne peut pas l’abolir, ne le veut pas et, peut-être en un certain point, pactise déplorablement avec elle »24.
- 25 Ibid., p.15
- 26 Ibid., p. 16.
19Chanté à l’origine par les Africains immigrés aux Etats-Unis et travaillant comme esclaves, à la fin du XIXe siècle, le blues est la manifestation par excellence de la séparation et de l’exil : influencé par les musiques folkloriques et les negro spirituals et chantant la difficulté des conditions de vie dans ce nouveau monde en proie à la ségrégation raciale, le blues se base sur une confusion entre modes majeurs et mineurs (la mélodie est le plus souvent mineure, accompagnée par des accords majeurs), accentuée par la présence des blue notes, ces notes étrangères à la gamme et que l’on ajoute pour donner au morceau une couleur supplémentaire de lamentation. Pour Jacques Réda, ces blue notes, le plus souvent des notes « diminuées » ou « augmentées » au sens musical (c’est-à-dire qui ne rentrent pas dans l’harmonie traditionnelle européenne de l’enchaînement des tons et des demi-tons, mais proposent un intervalle plus petit ou plus grand, presque dissonant à l’oreille) sont « altérées, infléchies vers la terre de séparation »25. La tension de la blue note est celle de la distance et de l’appel, elle mesure l’écart douloureux de l’absence. Réda ajoute à propos de cet intervalle de séparation : « [le blues] le chante, n’ayant rien d’autre, et s’y complaît à soi comme à la seule présence, au seul refuge »26. Il est possible d’étendre cette conception du blues à un sentiment général d’exil ou d’isolement – non seulement la séparation avec la terre natale, mais aussi avec son identité, son « moi ». Dans l’absence d’une terre originelle où planter ses racines, et peut-être pouvoir enfin asseoir une identité stable et définie, le chant devient alors « le seul refuge », une sorte de terre de substitution. Les blues sont d’ailleurs le plus souvent des récits à la première personne, racontant les malheurs dont on a été victime ; ils sont ainsi une manière de se ressaisir ponctuellement dans le cadre du chant, de constituer une île temporaire dans un archipel identitaire fragilisé par la séparation.
- 27 Cf Note 16
- 28 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, « Le temps retrouvé », tome 2, Paris, Gallimard, 1927 (...)
20Le chant semble être ainsi l’expression par excellence de situations d’insularité pour le personnage à plus d’un titre : à la fois isolement du personnage et fragmentation interne du « moi ». A la suite de Sandrine le Pors, qui définit les moments chantés chez Patrick Kermann comme une succession de « micro-drames périphériques »27 possédant leur propre dramaturgie, il est possible de voir ces moments séparés comme une forme de temporalité alternative au milieu du drame. Non seulement le moment chanté isole le personnage des autres, mais il l’isole aussi du déroulement de la fable et par là construit une singulière relation à la temporalité. Les « îles » des chansons ne sont pas uniquement à envisager dans leur isolement « spatial », si l’on peut dire, par rapport au reste du texte ou dans leur séparation formelle avec les autres éléments de la dramaturgie. Elles sont aussi à envisager sous l’angle temporel : les exemples sont nombreux de cette utilisation des chansons comme des bulles de temps détachées, une île de la mémoire qui, au sens proustien, « immobilise – le temps d’un éclair – ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur »28.
- 29 Fabrice Melquiot, Kids, Paris, L’Arche, 2002.
- 30 Ibid., p.151
- 31 Ibid, p.87 [En anglais dans le texte original]. Nous traduisons : « qu’ai-je rêvé/ je ne sais pas/ (...)
21Ainsi dans Kids de Fabrice Melquiot29, la dramaturgie du souvenir est organisée autour des chansons : la pièce, traitant du conflit yougoslave sous l’angle de la souffrance des enfants, est organisée en scénettes qui ne se suivent pas toujours chronologiquement, mais qui sont toutes introduites par une chanson. C’est comme si le fait de chanter, ou d’invoquer certaines paroles de chanson, permettait de faire resurgir toute la scène. Les chansons ont fixé des moments précis, des îles du souvenir, et le fait de re-convoquer la chanson permet de s’accrocher à ces bribes, de circuler autour, de revenir dans chaque lieu de la mémoire comme dans un sanctuaire – et ici c’est bien de mort omniprésente qu’il s’agit, car outre le temps et le souvenir, la chanson se lie dramatiquement à l’idée de la mort. La pièce s’ouvre par le premier crime, celui de la petite sœur abattue d’une balle dans la tête, celle qu’on appelait « la chanteuse » : depuis, dit son grand frère, « elle chante dans ma tête »30. De même, à la fin du texte, Stipan resté seul avec le cadavre de son frère mort lui demande de se mettre à chanter, comme s’il s’agissait de la voix particulière des morts – peut-être justement en raison du lien de la chanson avec les temporalités abolies ? Tout semble contenu dans la première chanson de la pièce où le grand frère, Sead, pourrait bien nous livrer les clefs de la dramaturgie de la pièce : « What did I dream/ I do not know / the fragments fly like chaff… »31.
- 32 Jean-Pierre Sarrazac, op.cit., p.65
- 33 Jean-Pierre Sarrazac, op.cit., p.42 et suivantes
- 34 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, « Du côté de chez Swann », tome I, Paris, Gallimard, (...)
22Fragments épars de temps que ressuscitent une chanson perdue, les scènes de la pièce de Melquiot obéissent non seulement à cette dramaturgie éclatée que soulignaient les théoriciens de la crise du drame, mais également à ce que Jean-Pierre Sarrazac lit comme un trait caractéristique du nouveau « drame-de-la-vie »32, à savoir la remise en cause du caractère primaire du drame, où les événements auraient réellement lieu devant nous, en même temps, par le truchement de la mimesis. Au contraire, la crise du drame ou plutôt son élargissement ouvre à un autre paradigme : dans le drame « dédramatisé », tout a déjà été consommé ; on nous raconte quelque chose de lointain et d’achevé, on rejoue en insistant sur le caractère artificiel de cette « re-présentation ». Le mode d’écriture joue en priorité sur ces phénomènes de réactivation du passé et des bulles (des îles) de la mémoire, et Sarrazac en voit les traces dans les modes d’écriture, notamment dans le motif récurrent du mort qui se retourne sur sa vie – le déjà mort du Pays Lointain (Jean-Luc Lagarce, 1995) ou la suicidée de 4.48 Psychose (Sarah Kane, 2001). L’utilisation des chansons dans l’écriture théâtrale contemporaine semble suivre cette même tendance à la « dramaturgie du retour »33, comme le formule Sarrazac. En se détachant de la chronologie du drame classique, en échappant à l’injonction de former un tout (un « bel animal » continental) puisque le but n’est plus d’imiter une action comme le stipulait Aristote, mais d’en rendre compte sur le mode de l’achevé et du lointain, la présence de chansons permet la création d’autant d’îles de la mémoire détachées les unes des autres. Celles-ci permettent alors la réactivation momentanée d’instants de « temps à l’état pur » qui conservent toute leur force et leur impact, car ils nous reviennent intacts, de même que pour le narrateur proustien, en goûtant la célèbre madeleine, « tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de [sa] tasse de thé »34.
- 35 Fabrice Melquiot, « Tarzan Boy » in Modane, Paris, L’Arche, 2010.
- 36 Stéphane Hirschi, « Chansons d’amour, faire du passage un toujours », in Poésie, musique et chanson (...)
- 37 Ibid., p.206
23Ce procédé se retrouve chez Melquiot dans de multiples œuvres, notamment dans sa grande trilogie sur Modane où il est né, et dont le premier tome, Tarzan Boy, emprunte son titre à une chanson de Baltimora qui rythme toute la vie du personnage autobiographique (« Lui »). Comme dans Kids, mais avec un arrière-plan moins tragique, les chansons servent de transitions temporelles pour la réactivation de moments précis de la jeunesse, ces moments enfuis que l’auteur traque en les tissant de chansons des années 1980 introduites par des dédicaces à la radio à la mode des anciennes émissions. Elles sont la langue du passé, comme l’indiquent les mots en exergue de la pièce : « pas de personnages à l’heure des réminiscences, ils sont couchés. Des fantômes, qui parlent en langue fantôme »35. Ici aussi le personnage se délite au profit de l’éclatement du moi, que le recours à la chanson tente de fixer en petites unités de temps. Elles sont ainsi ce que Stéphane Hirschi, fondateur de la discipline de la cantologie et l’un des premiers théoriciens du phénomène littéraire des chansons, nomme une « fugacité éternisée »36 : la chanson est tout entière tendue vers sa fin, elle est selon les mots de Hirschi une « représentation structurelle de l’agonie »37, où le souffle du chanteur malgré sa vitalité s’achemine inévitablement vers le silence.
- 38 Fabrice Melquiot, La dernière balade de Lucy Jordan, Paris, L’Arche, 2003.
- 39 Ibid., p.95 [en anglais dans le texte]. Nous traduisons : « elle était assise là et chantait doucem (...)
- 40 Ibid. [en anglais dans le texte] Nous traduisons : « elle s’inclina et fit la révérence à l’homme q (...)
24Mais dans la répétition de la chanson se joue un phénomène temporel précieux, celui de pouvoir ressusciter sans fin le souvenir contenu dans la musique et les paroles, un rêve d’éternité que l’on peut toujours reproduire, comme chez Melquiot où le personnage de Lucy Jordan réécoute sans cesse une chanson étrangement éponyme, « La ballade de Lucy Jordan » de Marianne Faithfull38. À sa mort, le fils tente de ressusciter quelque chose de la présence de sa mère en écoutant à nouveau la chanson, et chaque parole nous semble alors prendre un sens plus profond en accord avec le récit : comme dans la chanson, Lucy nous est décrite par son fils toujours assise et chantonnant faiblement par-dessus le disque (« she sat there softly singing »39), et la mort se présente sous la forme d’un personnage vers qui, comme dans la chanson encore, elle s’incline et à qui elle tend la main (« she bowed and curtsied to the man who reached and offered his hand »40).
- 41 Voir note 33
- 42 RICHTER, Falk, Small Town Boy, trad. Anne Monfort, Paris, L’Arche, 2016, p.127. [en turc dans le te (...)
- 43 Ibid. [en turc dans le texte] Traduction de l’auteur : « Approche de moi, tu es différent, je suis (...)
25Ici se joue un autre paradoxe de la présence des chansons dans l’économie d’un texte dramatique, en lien avec la réactivation des îles de la mémoire et cette fameuse « dramaturgie du retour »41 au sens de Sarrazac. Chez Melquiot comme chez le dramaturge allemand Falk Richter, si l’intervention de chansons dans la dramaturgie sert à dessiner une sorte de bande-son d’une époque, les paroles en deviennent parfois étrangement signifiantes et même prophétiques, et dessinent alors une curieuse relation entre ces phénomènes d’insularité et la question de l’élaboration d’un sens, dans ces drames contemporains apparemment fragmentaires. Ainsi, lorsque Mehmet, un des personnages de Small Town Boy de Falk Richter, se remémore son enfance à Berlin dans le quartier turc où il écoutait avec ses amis la chanson Bir Derdim Var42, il prend conscience à l’écoute des paroles que le refrain de la chanson – « Gelme yanıma, sen başkasın ben başka »43 – s’associe pour lui à présent avec la découverte de son homosexualité, latente à l’époque à cause du milieu dans lequel il évoluait, mais dont il situe les germes précisément dans ces longs après-midis fériés du 1er mai à Kreuzberg à fumer et écouter cette chanson avec ses amis masculins dans sa chambre exiguë. Ce n’est pas un hasard non plus si la pièce s’intitule Small Town Boy, du nom de la célèbre chanson de 1984 du groupe Bronski Beat qui a servi d’hymne de libération à toute une génération d’homosexuels.
- 44 CRIMP, Martin, Tendre et Cruel, trad. Philippe Dijan, Paris, L’Arche, 2004, p.24 [en anglais dans l (...)
- 45 Ibid, p.56 [en anglais dans le texte] Traduction de l’auteur : « je ne peux t’offrir que de l’amour (...)
26De même, chez Martin Crimp, la présence de chansons sert souvent à manifester un impensé qui n’est pas formulé dans l’ordre du langage mais simplement suggéré par les paroles de chansons citées – dans Tendre et Cruel, par exemple, les suaves chansons de jazz aux titres évocateurs ponctuent les scènes ambivalentes de dîner d’Amelia : « If I could just get away with my man »44 ou encore « I can’t give you anything but love »45. La pièce, qui joue sur un triangle amoureux pervers entre Amelia, son mari officier et un troisième homme avec qui Amelia entretient un jeu de chantage, ne laisse jamais transparaître clairement les intentions des personnages. Mais que penser de ce « je ne peux t’offrir que de l’amour » de la part d’Amelia, qui pourrait suggérer une forme d’impuissance féminine face au mari soldat, lorsqu’en réalité c’est elle qui finira par l’empoisonner… Fonction ironique ou élucidation partielle du personnage, les chansons sont-elles à prendre comme une explication des relations entre les personnages ? Mais à qui est véritablement confiée cette clef d’interprétation ? L’ambiguïté, notamment dans les pièces de Crimp, de la situation à la fois intra et extra-diégétique des chansons, entretient ce doute. Pour nous lecteurs et spectateurs de théâtre, tout le signifiant est au même niveau ; mais que dire des personnages eux-mêmes ? A qui s’adresse le signe ?
27Dans tous ces cas, la présence de chansons se détache du texte de la pièce en permettant à d’autres discours extérieurs d’informer le texte, en ouvrant au lecteur/spectateur un espace de rêverie et d’associations, et en se plaçant donc dans une éthique de la relation à l’Autre telle que recherchée par Edouard Glissant. D’autre part, la chanson offre au personnage ou à l’individu une « série de micro-recentrements de la forme » selon les mots de Mireille Losco-Léna, c’est-à-dire un archipel d’instants cristallisés, de discours auxquels se raccrocher – autant de moyens pour redéfinir un moi toujours en mouvement.
28C’est ainsi que les moments chantés dans ces nouvelles écritures théâtrales ouvrent tout un nouveau champ en matière de liens dramaturgiques : en refusant de se constituer totalement en système, notamment d’élucidation du sens, en permettant à celui-ci de rester flottant et de se refléter dans une constellation d’éléments – paroles qui font écho à de certaines situations sans les résoudre tout à fait, paroles comprises a posteriori qui flattent le besoin de rationalisation sans pour autant se prétendre une vérité absolue, moments que l’on ressuscite en ayant conscience de la distance qui nous en sépare – ces petites « excroissances » du texte ne se laissent pas réduire. Elles entretiennent la capacité du drame à rester « ouvert » au sens de Volker Klotz, à ne pas se constituer en système auto-suffisant mais plutôt à égrener toute une série d’indices et de signes qui gardent leur force propre, sans relation de subordination. Ils demeurent un système de signes inachevé, et une structure d’appel, ce qui est au fond la principale caractéristique de la chanson.
- 46 Stéphane Hirschi, Chanson, l’art de fixer l’air du temps, Les belles Lettres, Valenciennes, Presses (...)
29En effet, si la chanson est un des modes de présentation de soi à l’autre, une façon de parler depuis sa propre solitude et de lancer un appel dans un espace abstrait – non plus celui du dialogue et du cadre fermé du drame, mais vers l’ailleurs et l’autre inaccessibles, les absents et même le lecteur/spectateur – l’appel est d’autant plus net lorsqu’il s’agit d’une chanson existant en dehors de la pièce, et que l’on peut reconnaître. Stéphane Hirschi46 insiste sur ce point : la chanson et surtout le refrain sont faits avant tout pour que le public puisse les reprendre en chœur et prolonger de leur souffle le souffle agonisant du chanteur, en le perpétuant à l’infini afin d’accomplir cette fameuse « fugacité éternisée » évoquée plus haut. En activant la fonction de reconnaissance, les dramaturges mettent en œuvre tout un réseau de correspondances au sens baudelairien – entre l’intrigue de la pièce et le texte de la chanson sous forme d’indices et de vraies-fausses clefs d’interprétation, ou encore d’une adéquation entre une chanson et un souvenir, mais aussi entre la situation d’une chanson dans une pièce et ce que cette chanson peut représenter pour le lecteur/spectateur lui-même, en ouvrant son propre champ de bulles mémorielles, d’associations d’idées et d’identifications.
30La chanson réalise ainsi cette ambivalence d’être à la fois le tout individuel et le tout universel : une référence partagée par tous, mais chargée pour chacun et chaque emploi d’une signification différente. Elle est en cela un des archétypes de l’insularité : à la fois fragment indivisible, permettant au temps et aux émotions de se conserver, séparée de tout contexte par sa forme même qui la rend absolument indépendante, et en même temps connectée mystérieusement à ce qui l’environne et à ceux qui la réceptionnent, les autres « îles » d’un grand archipel de l’émotion relié par des courants souterrains, qui ne se rejoignent jamais tout à fait. La chanson est avant tout un point de focale qui diffracte le sens et crée des réseaux plutôt que des systèmes fermés ; tout en séparant l’individu des autres, la chanson lui permet de se mettre en relation avec eux sur un mode pacifié, celui de la distance, de la différence et de l’appel.